Le " Mirouer des
simples âmes anienties
qui seulement demourent en vouloir et désir d'amour "

On ne sait
pas trop qui était Marguerite Porète, et fort peu de choses sur sa
vie. Elle naquit à Valenciennes, probablement vers 1250, et fit
preuve d’une culture solide, théologique autant que profane. Il
est fort probable qu'elle ait été béguine, mais ce n'est pas
certain car elle se plaint parfois de ne point en être comprise, «
Les béguines déclarent que je suis égarée, et les prêtres aussi,
les clercs et les prêcheurs ../.. » Elle se décrivait
d'ailleurs comme une errante, en désaccord avec tout le clergé.
Elle savait qu'en exposant sa "théologie mystique", elle était en
opposition à la scolastique doctrinale qui s'imposait à l'époque,
et elle l'exprimait clairement dans l'introduction du "Miroir des
simples âmes.. " : « Vous qui dans ce livre lirez, si vous le
voulez bien entendre, pensez à ce que vous direz, parce qu'il est
dur à comprendre, humilité vous faut-il prendre, etc... ».
Nous trouvons dans l'ouvrage de Marguerite Porète des témoignages
fort précieux de ce qui caractérisait la pensée du mouvement du
Libre-Esprit, et en particulier le concept panthéiste de l'unicité
de Dieu avec la création, concept inacceptable pour la théologie
catholique traditionnelle. Mais la béguine illuminée par sa
révélation se sentait porteuse d'une mission qu'elle avait devoir
de proclamer. Elle écrivit un premier ouvrage, « L'être de
l'affinée amour », (qui semble aujourd'hui disparu). Cet écrit
qui semblait mettre en question l'autorité de l'Eglise alarma fort
l'évêque de Cambrai, Guy de Colmieu, qui fit brûler le livre vers
1300 en place publique à Valenciennes, en interdisant à
Marguerite d'en diffuser d'autres ou doctrines sous peine d'être
jugée hérétique et relapse. Attachée à sa mission, elle récidiva
cependant avec un nouvel ouvrage au titre subtil, «
Le Mirouer des simples âmes anienties et qui seulement demourent
en vouloir et désir d'amour ». |
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Vertus , je
prends congé de vous, et pour toujours.
J'en aurai le coeur plus libre et plus gai.
Votre service est trop constant, je sais. |
J'ai mis un
temps mon coeur en vous, et sans rien réserver ;
Vous savez que j'étais à vous, entière abandonnée :
J'étais en ce temps votre esclave, et je suis à présent
libérée. |
J'avais
mis en vous tout mon coeur, je le sais :
J'en ai vécu pendant tout ce temps, en grand émoi.
j'en ai souffert maints grands tourments, maintes peines
endurées ; |
Grande
merveille est maintenant, que j'en sois vive échappée,
S'il en est ainsi, peu m'en chaut : de vous je suis sevrée.
J'en remercie le Dieu d'en haut ; c'est une bonne journée ! |
J'ai quitté
votre prison, où j'avais grand ennui.
Jamais je ne fus libre, que séparée de vous ;
Cette prison quittée, je demeure bien en paix. |
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Elle avait bien tenté d'obtenir une approbation au moins
officieuse de ce travail en le communiquant préalablement à
plusieurs censeurs dont Godefroid de Fontaines, évêque de
Chalons-sur-Marne qui avait approuvé son précédent ouvrage.
Néanmoins, le nouvel évêque de Cambrai, Philippe de Marigny, lui
intenta un nouveau procès diocésain qui finit par la conduire
jusqu'à l'inquisiteur de Haute-Lorraine. Arrêtée, elle eut à
comparaître en 1307 devant Guillaume Humbert, inquisiteur général
de France. Fidèle à « cette âme libre qui ne répond à nul si
elle ne le veut », elle refusa de prêter serment de loyauté
envers ses accusateurs qu'elle récusait puis de recevoir
l'absolution pour des fautes qu'elle estimait n'avoir point
commises. En conséquence, et après plus d'un an et demi
d'emprisonnement, elle fut jugée hérétique et relapse, condamnée
et remise au bras séculier pour être brûlée vive. Et donc,
le 1er juin 1310 en place de Grève à Paris, le bûcher consuma
publiquement l'inébranlable Marguerite. Un clerc du diocèse de
Cambrai, Guion de Cressonaert, son disciple (ou son compagnon),
qui avait tenté de la sauver, fut condamné à la prison à vie.
Sournoisement confondus avec les errements des sectes du Libre
Esprit, les extraits incriminés du "Miroir des simples âmes"
servirent de base à la rédaction du décret Ad nostrum que le
concile de Vienne en 1311 utilisa contre les bégards et béguines.
Par ailleurs, systématiquement recherché et brûlé, l'ouvrage de
Marguerite Porète sembla perdu au point qu'on ne savait plus qui
en était l'auteur. Aujourd'hui, l'on en a seulement retrouvé
treize exemplaires incomplets en diverses langues, dont un seul en
français de l'époque, (Condé-F-XIV-Chantilly), dans une rédaction
apparemment assez proche de l'originale. |
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J'ai dit qu'il
y a sept états de l'âme, plus difficiles à comprendre les uns
que les autres et sans comparaison entre eux ; car ce qu'on
pourrait dire d'une goutte d'eau à coté de la mer toute
entière en son immensité, on pourrait le dire du premier état
de grâce à coté du second, et ainsi de suite pour les autres
sans comparaison entre eux. |
Cependant,
parmi les quatre premiers, il n'y en a pas de si grand que
l'âme n'y vive en très grand esclavage ; mais le cinquième est
en la liberté de la charité, car il est désencombré de toutes
ces choses ; et le sixième est glorieux, car l'ouverture du
doux mouvement de gloire que donne l'aimable Loin-Près n'est
pas autre chose qu'une apparition de Dieu qui veut que l'âme
ait sa propre gloire qu'elle possèdera sans fin. |
Et c'est
pourquoi il lui montre par sa bonté dans le sixième état
ce qui appartient au septième ; cette manifestation
provient du septième état et procure le sixième, mais elle
est donnée si vite que celle même à qui c'est donné
n'aperçoit aucunement le don qui lui est fait. |
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La
lecture du livre pose quelques problèmes. L'auteur a choisi
la forme du dialogue, à l'imitation des antiques, mais il
s'agit plutôt ici d'une controverse entre deux
interlocuteurs, Amour et Raison, (avec parfois
l'intervention de l'Âme en tiers), et faut donc bien définir
quels concepts couvraient ces mots à la fois dans
l'intention de l'auteur et dans le contexte culturel
concerné. Leur sens a souvent changé, parfois même leur
genre. Ainsi "Amour" au Moyen âge était toujours au féminin,
comme son pluriel actuel. La controverse conçue par
Marguerite Porète impliquait deux entités féminines ; les
traducteurs ont masculinisé l'Amour. Le style est compliqué,
les phrases sont longues, comportant plusieurs reprises, et
il faut souvent revenir sur le texte tour tenter de le bien
comprendre. Il faut admettre que Marguerite Porète, quels
qu'aient été ses éventuels errements, était une grande
chrétienne fort attachée aux traditions catholiques les plus
traditionnelles. On trouve ainsi dans son oeuvre des
références constantes aux apôtres, à la vierge Marie, aux
diverses classes d'anges, ainsi que de nombreuses citations
tirées des Epîtres ou des Évangiles. Lorsque l'on lit
l'extrait qui suit dans un discours évoquant les personnes
composant la Trinité, « Une chose est que le Fils
"naisse" du Père, autre chose que le Saint Esprit
"soit" et du Père et du Fils », on perçoit combien la
culture de l'auteur était étendue et affinée, sur le plan
général autant que théologique. Rares sont aujourd'hui les
lecteurs capables d'une distinction aussi subtile. Malgré
ces difficultés, j'essaierai de clarifier son message, en
exposant ce que je crois en avoir compris.
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Dieu le Père
possède la puissance divine de lui même, sans la recevoir de
personne ; en effet, ce qu'il possède émane de sa puissance
divine, et il donne à son fils cela même qu'il possède
de lui même, et le Fils le reçoit du Père, si bien que le Fils
naît du Père et lui est égal. |
Quant au saint
Esprit, il est du Père et du Fils , une personne en la Trinité
; non pas "naît", mais "est", car une chose
est
que le Fils naisse du Père, autre chose que le Saint
Esprit "soit" et du Père et du Fils. |
Ces gens que
je traite d'ânes, ils cherchent Dieu dans les créatures,
dans le monastères par des prières, dans les paradis
créés, les paroles humaines et les
Écritures../...
Las ! Quelle pitié de tous leurs maux , et de tous
ceux qu'ils auront en restant à cette façon de voir et de
faire et à cet exercice ../.. Ce Dieu est tout entier
partout et c'est là que je le trouve. |
Marthe
est troublée, Marie est en paix ;
Marthe est louée, Marie l'est plus encore ;
Marthe est aimée, Marie l'est bien plus. |
Le langage de
cette vie, qui est vie divine, c'est le silence secret de
l'amour divin. Elle y est venue depuis longtemps si elle l'a
voulu depuis longtemps. Il n'y a plus ici d'autre vie que de
toujours vouloir la volonté divine. |
Les vrais
innocents n'ont jamais raison et l'on ne leur fait jamais tort
; ils ont tout nus et n'ont rien à cacher : Tous se cachent à
cause du péché d'Adam , mais pas ceux qui sont anéantis, car
ils n'ont rien à cacher. |
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Nous constatons que
Marguerite Porète identifie l'amour à Dieu, comme le montre cet extrait d'un
échange entre Amour et l'âme : « Je suis Dieu, dit Amour, car
Amour est Dieu et Dieu est amour, et cette âme est Dieu par
condition d'amour ; je suis Dieu par nature divine, et cette âme
l'est par justice d'amour../.. ». Et l'âme répond « Je suis ce
que je suis par la grâce de Dieu. Je suis donc seulement ce que
Dieu est en moi et rien d'autre ../.. Je ne suis, si je suis,
que ce que Dieu est, et personne n'est, sinon Dieu; et c'est
pourquoi je ne trouve que Dieu, où que je pénètre, car rien
n'est, sinon lui ../.. ». Cela semble inspiré par l'Evangile de
Jean : "Au commencement était le Verbe, et le Verbe était
auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu. Par Lui tout a été fait,
et rien de ce qui a été fait n'a été fait sans Lui".
Marguerite disait bien qu'à l'origine, toute chose venant de
Dieu, tout être est sacré par nature. Il n'y a pas de différence
originelle entre Dieu et la création, entre le haut et le bas,
et les deux mondes sont confondus. (Il y a là une vision
panthéiste du Monde , incompatible avec le concept théiste
créationniste de l'Église). Et c'est par le vouloir raisonnable
mais malin de l'Homme que cette "sacralité originelle" est
altérée. Pour retrouver l'état divin originel, il faut donc
pratiquer la pauvreté totale, en anéantissant, (ce qui justifie
le titre du livre), tout désir et de toute volonté y compris
même , selon Marguerite, celle de faire le bien. C'est pourquoi
elle prend congé des vertus. Demeureront toutefois le désir et
le vouloir d'amour car Amour est Dieu par nature même et l'âme
l'est aussi, dit le livre, par justice d'amour. Le vouloir
humain ne peut gagner le ciel, seul l'amour divin l'accorde
à ceux qu'il aime, et par seule grâce. Hélas, c'est dans
l'horreur des flammes que Marguerite éprouva
la vérité de sa brûlante illumination spirituelle.
"Heureux ceux qui ont l'esprit de pauvreté ;
ils hériteront du royaume des cieux".
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Marguerite Porète, Béguine
valenciennoise
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