Nostalgie.
Ô Sphinx impénétrable et moqueur, ô
Destin,
Ne pourrons-nous jamais dans notre course
errante
Nous arrêter enfin, replier notre tente,
La fixer pour toujours au détour du chemin ?
Dormant ici ce soir, aimant au gré des
routes,
Demain courant là-bas, ne restant nulle
part,
Illusions fauchées, les espoirs en
déroute,
Nous l’aimons cependant, notre vie de
hasard.
Mais, superbe et vibrante, elle a ses
heures sombres,
Heures d’accablement, tristes jusqu’à la
mort,
D’infinie lassitude, où tout entouré
d’ombres,
Notre cœur pleure et crie sa plainte et
ses remords.
Á l’heure nostalgique et douce, et
frissonnante,
Où je la vis paraître en ce pays d’exil,
Se dresser et parler à mon âme
tremblante,
De mon passé perdu ressaisissant le fil,
Ainsi qu’un gracieux fantôme d’autrefois,
Au regard franc et doux, au provoquant
sourire
Vibrant de fièvre ardente et des cris
dans la voix
Qui me disaient tout bas ce qu’elle
n’osait dire.
J’oubliais tout alors, sans me lasser
d’entendre
De notre langue aimée les sons doux et
charmeurs,
La cadence légère, indiciblement tendre,
Vive et gaie comme un chant d’oiseau
parmi les fleurs.
La taille souple et fine, ondoyante et
nerveuse,
Semble une tige fine en sa gracilité,
De son buste élégant, la courbe sinueuse
De la fleur a la grâce et la fragilité.
De ses cheveux soyeux, l’auréole légère
S’échappe en mousse fine, aux reflets
d’or bruni ;
Et sa peau transparente, au gré de l’âme
fière,
Devient d’un rose ardent ou d’un blanc
tout uni.
Le regard a parfois une longue caresse,
Qui frôle, délicate, ainsi qu’un velours
noir ;
Les yeux ont un ton chaud qui doucement
oppresse,
Pénétrant comme en juin le souffle ardent
du soir.
Presser un court instant cette main si
petite,
Des lèvres longuement, y mettre tout un
cœur,
Voir briller ses yeux noirs, puis s’en
aller bien vite ;
En rêvant au passé, mirage de bonheur.
Chimère décevante et rêve insaisissable
Que murmure tout bas la voix du
souvenir !
Mais elle ne dure pas la minute ineffable
Et l’instant d’après la voit s’évanouir.
Les rimes passionnées aux beautés
sensuelles,
Les élans, les sanglots, les cris fous de
désir
Sont pour ces corps sans âme : Elles ne
sont que belles,
Idoles sans pensées, faites pour le
plaisir.
C’est plus ou moins qu’il faut, pour
elle, Eve moderne,
Son être et plus complexe et plus tendre
à la fois,
Elle n’a pas l’attrait de cette beauté
terne
Qui n’est que dans la forme, inerte et
sans émois.
Mais elle ! C’est un feu continu qui
l’enfièvre,
Flamme perverse et fauve, allumée dans
son sein,
Qui fait brûler ses yeux et fait trembler
sa lèvre,
Empourpre sa joue pâle à la peau de
satin.
C’est la liberté même, et fille d’un sol
libre,
Qui vibre en elle et brille, étincelle en
ses yeux,
Impatiente du joug, et c’est la soif de
vivre
Qui donne à tout son être un charme
impérieux.
Prêt à tout pour lui plaire, étrange
charmeresse,
J’attends sa volonté, je cherche son
désir,
Car la servir, pour moi, n’est que la
douce ivresse,
De revoir et d’aimer mon plus cher
souvenir.
Octobre 1902 – St : Caucase
|
Fleur d’exil.
Son nom ! Comme un bruit d’aile
Qui batterait,(…)
Doux frisson, venu d’elle,
Et s’en irait,
Vers l’exilé, de celle
Qu’il adorait
Dire qu’à lui, fidèle,
On penserait.
Les yeux noyés d’ivresse,
Languissamment,
Frôlent, pleins de tendresse,
Tout doucement
L’aimé dont leur caresse,
Fiévreusement,
Etreint le cœur, l’oppresse
Comme un aimant.
La bouche frémissante,
Vient se poser,
N’osant plus, fleur tremblante,
Se refuser.
A l’ardeur qui, brûlante,
Va l’embrasser,
Se donne, palpitante,
Dans un baiser.
Février 1903 – Samara
|
Lilas.
C’est un soir d’été, c’est un soir de
mai,
Je vais doucement, rêvant à ma Jeanne,
La blonde fille qu’autrefois j’aimais :
L’amour nait, grandit, puis bientôt se
fane.
Je rêve à celle qu’autrefois j’aimais.
Cueillons en marchant les beaux lilas
mauves...
Je dis à ces fleurs, à ces doux lilas :
« Où sont à présent ses beaux cheveux
fauves ?
« Tout mon être souffre et mon cœur est
las.
« Où sont à présent ses beaux cheveux
fauves ?
« Ce soir je revis mon premier amour,
« Le premier, celui que l’on n’oublie
pas.
« Où sont ses yeux bleus, où donc est ce
jour
« Où je reçus d’elle, ô mes chers lilas,
« Le premier baiser, où donc est ce
jour ?
« Un soir j’ai brûlé cette boucle blonde
« Qu’elle me donna, mouillée d’un
baiser...
« Brûler ce qui fut pour moi plus qu’un
monde !
« Ô mes beaux lilas, comment ai-je osé ?
« Ces cheveux étaient pour moi plus qu’un
monde.
« Oh, votre parfum va jusqu’à la source
« Où dormait en moi cet amour éteint.
« Lilas, mes lilas, votre odeur m’est
douce :
« Elle évoque en moi ce passé lointain…
« A mon cœur meurtri votre odeur est
douce.
« Ô mes beaux lilas, vos frêles pétales
« Qu’en une caresse effleurent les brises
« Ont un reflet rose et des teintes pâles
« De molle améthyste aux douceurs
exquises
« De violette ayant des teintes pâles.
« Et ces fins pétales ont aussi leur âme,
« Une âme légère ainsi qu’est une ombre,
« L’ombre qu’eut Ondine en devenant
femme ;
« Votre âme est un rêve, en cette heure
sombre,
« Le rêve d’une enfant qui devient femme.
« Et ce soir votre âme, ô mes beaux
lilas,
« Votre âme de rêve a dit à mon âme,
« Son passé, me l’a murmuré tout bas,
« Évoquant un nom, un doux nom de femme,
« Et ce nom, je l’ai répété tout bas.
Mai 1901 - Gt. de Tambod
|
Le vent de la nuit
Le vent de la nuit
Dans les bois gémit,
Bruit lugubre et fruit de mort,
Invisible esprit,
Chasse que poursuit
Le cri répété d’un cor.
Sur la plaine il passe,
Et bientôt s’efface
Et l’on dirait qu’il s’endort,
Sans laisser de trace
Plus que dans l’espace
Le vaisseau qui vole au port.
Mais soudain il clame
Comme le cerf brame
Quand l’amour jaloux le mord :
C’est un bruit de rame,
La plainte d’une âme
Exilée qui prend l’essor.
La frégate est bonne,
Mais, des coups qu’il donne,
Va de tribord à bâbord ;
En vain le glas sonne,
Le sort l’abandonne,
L’ouragan est le plus fort.
Ô voix de la mer,
Ô la plainte amère
Des flots mourant sur le bord !
Et les pleurs de mère,
La sombre colère
Des déshérités du sort.
L’eau s’élève en trombe
Et l’orage gronde :
Tel le feu de vingt sabords
Dont ronfle la bombe :
Et rien qui réponde
Á l’espoir comme aux efforts.
Troupeau qui s’assemble,
Les vagues ensemble,
Comme à l’assaut de Gomorrhe
Se ruent ! Et il semble
Que le vaisseau tremble
Sous le flot qui le dévore ;
Le ciel s’emplit d’ombre
Et la nuit est sombre
Comme un manteau qui se tord,
Et le vaisseau sombre
Á pic, et s’effondre
Dans le flot noir qui le mord.
Parfois, il murmure
Comme la voix pure
D’une harpe aux cordes d’or,
Et tant qu’elle dure,
Toute la nature
Semble pleurer pour un mort.
La clameur s’étale
Soudain en rafale ;
Les chiens hurlent pour les morts
D’entendre son râle
Trainer sur la dalle
Comme à la veillée d’un corps.
Il hurle sans trêve,
Pleure sur la grève
Et les rochers nus d’Armor…
Puis soudain s’achève
En un bruit de rêve…
Un soupir, un rien : Tout dort.
*** (1903)
|
Les errants
Où va l’eau du torrent, inégal et rapide,
Roulant à flots pressés, sautant de roc
en roc,
Brisant tige et rameau, noyant le sol
aride,
Arrachant des débris, partout, au moindre
choc ?
Et le rêveur qui jette à cette onde
fuyante,
Le chargeant de pensées, un léger brin de
fleur
Sait-il bien si, vraiment, la vague
tournoyante
Recevra son message et l’écho de son
cœur ?
La pastoure étendue au fond des grandes
herbes,
Mains closes sous sa nuque, aux lourds
cheveux plus blonds
Que l’orge et le blé murs, fauchés et mis
en gerbes,
Suit d’un œil vague au loin, en légers
mamelons,
En longs anneaux roulant comme un serpent
se traîne,
La forme fantastique et les tours
incessants
Dans l’azur et l’or clair, en gracieuse
chaîne,
La Sierra Nevada des nuages errants.
Où va le vent qui passe en hurlant dans
la steppe,
Chasse invisible aux cris impétueux d’un
cor,
Plus sinistre quand l’ombre au ciel jette
un crêpe,
Pleurant lugubre et froid comme un
souffle de mort ;
Tordant l’arbre isolé, renversant la
cabane,
Arrachant l’épi mort, foulant l’épi trop
lourd,
Il fuit, revient, repasse, erre autour du
kourgane*,
Traînant sur ce tombeau en gémissement
sourd.
Et repartant soudain comme un loup qui
s’enfuit
D’un élan furieux à travers les pacages,
Il poursuit dans l’espace un troupeau
d’oies sauvages
Qu’il dépasse bientôt et laisse dans la
nuit…
Où vont-ils ces oiseaux, volant dans les
ténèbres,
Étrangement pareils à de grands voiles
blancs
Qui s’en iraient là-bas pour des apprêts
funèbres,
Avec à peine un bruit, dans l’orage,
flottants ?
Où va le loup rôdeur, la prunelle
brillante,
Maigre, hérissé, traçant dans la neige un
sillon,
Des bois sombres chassé par la faim
dévorante,
Cherchant l’homme ou la bête, ou même
l’oisillon
Tombe du nid trop frêle, abattu sur la
route,
Par un coup de tempête, au hasard du
chemin ?
Où va-t-il le loup gris, voyageur qu’on
redoute,
Errant en bande ou seul, pèlerin de la
faim ?
Et le libre étalon, galopant dans la
plaine,
Suzerain de la steppe où broute son
sérail,
Où va-t-il écrasant l’arbuste qui le gène
Et l’herbe qui lui vient parfois jusqu’au
poitrail ?
Où vont-ils tous ? Où va le nonchalant
tzigane
Qui chante en repliant sa tente pour
partir,
Plus loin, toujours plus loin, où va la
caravane,
Ne s’arrêtant jamais qu’un moment pour
dormir.
Où vont-ils, les errants ? Ils vont où
Dieu les mène !
Et qu’importe ! Le ciel a partout même
azur ;
Partout l’Eve éternelle est la même
sirène
Et l’on cherche partout l’oubli dans le
vin pur.
*- Kourgane – Tombeau isolé dans la
steppe
Roskov / Don - 1903
|
Le dernier don
L’onde d’argent d’un ruisseau clair
Á ses pieds jasait gaie et vive ;
Muette et belle, elle avait l’air
D’une fleur poussée sur la rive.
Son fin poignet, brun comme l’ambre,
Était cerclé d’un anneau d’or ;
Á sa cheville qui se cambre
Brillait un autre cercle encor.
Á l’horizon, le soir tombait,
Superbe, en sa pourpre royale ;
Le soleil couchant la nimbait
D’une auréole triomphale.
Sur son front pur, en vague sombre,
Les noirs cheveux roulaient, charmants,
Et de ses yeux, noirs diamants,
Scintillait le regard plein d’ombre.
Une fleur étrange d’Asie
Se balançait en ses doigts frêles ;
Un papillon de fantaisie
La frôlait gaiement de ses ailes.
« Donne-moi la fleur, ma divine,
Dont toi-même sembles la sœur ! »
Dit un étranger qui chemine.
Et la belle donna la fleur.
Il s’est arrêté pour mieux voir
Ce beau visage de déesse,
Et, sentant grandir son espoir :
« Non, je veux plus, enchanteresse !
« Donne-moi ta main qui me semble
« La main d’une reine des cieux
« Oh ! Donne-moi ta main qui tremble
« Ainsi qu’un oiseau capricieux !
Et quand il a tenu la main,
Les yeux, pleins d’une ardeur nouvelle,
Montant aux lèvres de carmin :
« Non, je veux plus, ma toute belle !
« Plus que la main, plus que la fleur…
« Oh ! Ne sois pas si inclémente ;
« Un instant de divin bonheur
« Dort sur ta lèvre frémissante. »
Douce à l’étranger qui supplie
Elle donne aussi le baiser :
Lui, sent que sa tendre folie
N’en est pas près de s’apaiser.
Son regard était de velours
Sous la paupière frissonnante,
Mi-close, entre ses longs cils lourds ;
Et sa gorge était si tentante :
L’on eût pensé que ses beautés
Avaient mûri grâce au soleil,
Ainsi que deux fruits duvetés,
Deux grenades au ton vermeil.
Il s’agenouilla sans rien dire :
Elle comprit sans refuser…
Elle a donné dans un sourire,
Plus que la fleur et le baiser.
Traduit de l’Arménien
Moscou - 1902
|
Blancheurs - (étude)
L’église
L’église est toute blanche, à Pâques,
triomphale,
Dans les fleurs de candeur et les grands
voiles blancs,
Comme d’une épousée la robe nuptiale,
Et l’orgue, en hosannah, mêle à des voix
d’enfants
La blanche symphonie d’une hymne
triomphale.
A
A, la voyelle blanche, ouverte à l’Idéal,
E, large chant de harpe, eurythmie
dorienne,
Sons clairs, en a vibrant, et parfum
virginal,
Lis pur, âmes d’enfants, ailes d’anges,
sirène,
Chantant la symphonie blanche de l’Idéal.
Le lait
A pleins bords écumants, blancheur large,
s’étale
Le lait vierge, lac pur, flot tiède,
créateur,
Sang de l’être au berceau, des lèvres au
sein pâle
Puisé, source de vie, onctueuse douceur,
Le lait vierge à pleins bords sa
blancheur large étale.
Le nuage
Nappe envolée de quelque autel
mystérieux,
Encens blanc qui, là-bas, de l’Orient
émane,
Comme d’un sacrifice, ondulant vers les
cieux,
Monte en fine vapeur la nuée diaphane,
Voile envolée de quelque esquif
mystérieux.
Le marbre
Blancheur fière, figée, blancheur devenue
pierre,
De Paros ou Carrare, en blocs puissants
et durs,
Le marbre éblouissant dresse dans la
carrière
La masse immaculée dont les tons froids
et purs
Sont comme un incendie tout blanc devenu
pierre.
La lune
Blancheur étincelante, au ciel noir de
l’hiver,
Monte superbement, tel un flambeau
qu’élève
Une invisible main officiant dans l’air…
L’astre aux glaciers d’argent, au front
nimbé de rêve,
La blanche lune étincelante aux nuits
d’hiver.
L’étoile
Et blanche aussi s’allume en un coin de
l’espace
Une étoile isolée, luminaire tremblant,
Larme égarée, reflet d’âme morte qui
passe,
Rayon d’espoir perdu depuis plus de mille
ans,
Feu follet qui s’allume en un coin de
l’espace.
La neige
La neige sur la plaine et les glaciers
d’argent,
Sur la ville qui meurt et la rivière
morte,
Est tombée, blanc suaire, et pèse
lourdement,
Ouate glacée, sur l’âme, et le rêve
grelotte
Triste et nu dans la bise et les glaces
d’argent.
Pierrot
Et blancheur de Pierrot, blancheur de
face blême,
Promenant sa farine au beau milieu d’un
bal,
Éclat de rire fou sous le nez de carême ;
Et, blafarde ironie, candeur de carnaval,
Âme noire et teint blanc, blancheur de
face blême.
Le carnaval
Blancheur de chère lie, nappes et blanc
cristal,
Les œufs battus en neige, oie blanche à
la chair fine,
Mousse aimée du Champagne, et vapeur de
régal,
Buée blanche, embaumée, crêpes, crème et
farine,
Ripaille et chère lie, blancs de nappe et
cristal.
Mains au clavier
Et la blancheur des mains, frôlant le
blanc d’ivoire,
Touches pâles, polies sous les doigts
fuselés ;
Blancs arpèges, éclos dans la douceur de
croire,
Candeurs d’ailes, frissons des trilles
modulés,
En Banc majeur, fa dièse, envolés sur
l’ivoire.
Chambre de jeune fille
Nid blanc, fleurant l’iris, la poudre et
le jasmin,
Candeur du lit tout blanc, dentelle et
mousseline,
Parure de la vierge, épouse de demain,
Et bouquet d’oranger, souliers blancs,
moire fine,
Satin blanc ; tout est blanc dans ce lit
de jasmin.
Première communion
Blanc des guimpes fermées, voile de
communiante,
Surplis, encens, hostie, tous les blancs
de l’autel,
Et la voix douce et pure, enfant blonde
qui chante,
Les blanches litanies de la Reine du
Ciel,
Pour le chaste hyménée d’un cœur de
communiante.
Pierres et gemmes
Cassure de l’albâtre et feux du diamant,
Nacre, perle et camée, puretés
cristallines
Ou laiteuses de gemmes, éther
incandescent ;
Chatoiement du mica, nuances opalines,
Larme immortalisée, feux blancs du
diamant.
Chair de femme
Lèvres tendres des seins, chair molle de
la femme,
Dans l’écume et l’or clair, sortie de
l’océan,
Énervante caresse et merveilleuses gamme,
De la peau, lis trompeur, neige qui brûle
et sent
L’écume et le rayon dans une chair de
femme.
Fleurs blanches
Blancheur de Floréal qui rit dans les
grands prés :
Aubépine des haies, œillet blanc,
pâquerette,
Le pâle nénuphar, naïade des marais,
Et le muguet de Mai, la mignonne
clochette,
Et le grand lis altier, et la reine des
prés.
Geisha
La rieuse geisha, coquette Japonaise,
Agite son ombrelle et son éventail
blancs,
Se pâme au clair de lune avec des
frissons d’aise,
Et pare son peignoir aux larges plis
flottants,
De chrysanthèmes blancs ; coquette
Japonaise.
Fil de la Vierge
Du voile de Marie, dans la blancheur de
Mai,
Filigrane d’argent par la rosée qui
perle,
Se tend dans le sentier d’aubépine
embaumé,
Sous les premiers rayons, au chant joyeux
du merle,
Le blanc fil de la Vierge aux blancs
matins de Mai.
Baptême
Mais plus blanc que ces blancs, que le
lis et l’opale,
Est le voile qui pare un enfant
nouveau-né,
Que l’on porte au baptême, et blancheur
sans égale
La petite âme blanche, ignorant le péché,
Plus blanche que la neige, et le lis, et
l’opale…
Variante pour la Japonaise
Les blancs pigeons de la déesse en fol
essaim
Vont, dans une envolée de plumes, blanche
et chaude,
Se poser tout près d’Elle, et chercher
dans sa main
L’offrande qu’Elle apporte à la blanche
pagode
Á la sœur des Rayons brillant en riche
essaim.
2/1903 – Rostov s. Don
|
Ce que j'aime
Loin de toit, mon aimée, j’évoque ton
visage
Incertain, dans un rêve, et je cherche à
revoir
Tes traits, et préciser, de ce charmant
mirage
La forme, vague ainsi que le rêve d’un
soir ;
Quand mille lampes d’or, lucioles
lointaines,
Tour-à-tour, là-haut, s’allument dans les
cieux.
Á voir leur fol essaim de brillantes
phalènes,
Ce que j’aime le mieux, chère, ce sont
tes yeux.
J’aime ta gorge blanche, comme aussi
l’ovale pur
De ton visage aimé ; la forme un peu
sévère
Du menton et des yeux ; le front sans un
pli dur ;
Et du nez délicat cette courbe légère
Allant bien au teint brun, donnant la
vision
Du type d’Israël, qu’un peu de soleil
dore,
Atténué pourtant, exquise illusion :
C’est, je crois ton profil si beau qu’en
toi j’adore.
J’aime à voir tes cheveux,
délicieusement,
Séparés en bandeaux de mode italienne,
Encadrer ton visage harmonieusement ;
Et j’aime tout autant que rien ne les
retienne
Sur les tempes, partout, rebelles
échappant
Au doigt qui vainement essaie de les
refaire ;
Ou bien en natte encore, ayant l’air
d’une enfant.
Ce sont tes cheveux bruns, chérie, que je
préfère.
J’aime à voir l’éclat blanc de tes dents
dans un rire
Et des lèvres aimées le gracieux contour,
Rose, comme la source où l’aurore se mire
Légère, puis brûlant sitôt que vient le
jour ;
La pourpre de leur chair meurtrie par la
tendresse
S’avive aussi, plus chaude en un baiser
plus fort :
C’est ta bouche que j’aime en toi jusqu’à
l’ivresse,
Tentante comme un fruit où je boirais la
mort…
Je t’aime toute enfin ; mais plus que
toutes choses :
Plus que ton beau corps souple et tout
vibrant d’amour,
Qui frémit dans mes bras ; plus que tes
lèvres roses,
Où les miennes pourtant s’oublieraient
tout un jour,
Plus que tes beaux yeux bruns dont la
caresse même,
Si tendre, verse à l’âme un instant de
bonheur :
Plus que tout, mon amour, sais-tu ce
qu’en toi j’aime ?
Ce que j’aime le mieux, mon aimée, c’est
ton cœur.
Plus que l’ordre élégant et coquet qu’on
admire,
Moi, j’aime l’abandon de te cheveux
épars ;
Plus que la bouche aussi, j’adore le
sourire ;
Plus que les yeux aimés, j’en aime le
regard ;
J’aime quand tu me dis : Je t’aime, et
que ta lèvre
Tremble et brûle, baisante et baisée
tour-à-tour,
Versant et recevant l’ardente et douce
fièvre :
Ce que j’aime surtout, en toi, c’est ton
amour.
Décembre 1902 - Caucase
|
Rosée
Quand la terre brûlée par de longs jours
sans eau,
De soif mourante, fume, au soleil
implacable
Qui la ronge, séchant jusqu’au tremblant
roseau.
L’arbre meurt, la fleur tombe et le sol
est de sable…
Si sur cette agonie s’élève un vent
soudain,
Non pas un vent de sud traversant l’air
torride,
Mais quelque brise fraîche, ailée, du
ciel d’airain
Passant, en éventail léger au sol aride ;
Que là-bas, loin encore, avance en flocon
gris,
Le nuage attendu pendant ces heures
lourdes ;
Comme en rêve, incertaine, émue d’avoir
compris,
La terre se réveille en mille rumeurs
sourdes…
La fleur se redresse et tend vers le ciel
clair
La corolle expirante, et l’arbre sent
renaître
La sève ranimée par la fraîcheur de
l’air ;
Et la rosée divine à la terre rend
l’être.
Ainsi, quand sur une âme a passé le
malheur,
A soufflé, desséchant, plus d’un vent de
misère,
Et qu’en ce cœur ronge – la suprême
douleur, –
Par le doute, il n’est rien qui dise
encore : Espère !
Puisqu’il a désappris le délicieux
recours
Á la prière même, à cette rosée fraîche
D’où viendra donc enfin le suprême
secours
A ce cœur délaissé que le doute
dessèche ?...
Vienne avec un sourire et la main qui se
tend,
D’un regard apaisant pour ce cœur en
détresse,
Un bon ange : Aussitôt comme la fleur
reprend,
La vie revient à l’âme en un peu de
tendresse.
|
Liberté
Ainsi que ce cheval sans maître,
Sans selle ou bride, poil au vent,
Ne s’arrêtant quand il veut paître
Qu’au sein de l’océan mouvant
Des steppes à l’herbe si haute
Qu’elle lui vient jusqu’au poitrail
Et qu’il surgit quand il en saute,
Comme un Pégase de vitrail ;
Libre sultan de mille reines,
Suzerain de l’immensité,
Ivre d’espace dans les plaines…
O bien suprême, liberté !
Oh ! Vivre ainsi que lui, sans maître,
Soi seul être son propre roi,
Partir au loin pour disparaître,
Seul avec toi !...
1902 - Caucase
|
Souffle du soir
Parfois quand vient le soir, un souffle
de mystère
Semble flotter dans l’air,
délicieusement,
Haleine insaisissable, exquisément
légère,
Comme un bruit d’aile fine, à peine un
frôlement.
Tout se tait. L’âme écoute, et, les
paupières closes,
Laisse au regard des yeux parler celui du
cœur…
Un parfum très subtil : On dirait que des
roses
Ont entrouvert là-bas, comme un baiser de
sœur
Délicat et discret, leur corolle
tremblante
Humide de rosée, et qu’un souffle câlin,
Une brise du sud s’est prise,
frémissante,
Á caresser, dans le clair soleil du
matin.
Puis, chargée de l’arôme aux suaves
ivresses,
Elle a repris sa course, en sylphe qui
s’enfuit,
Gardant le doux parfum, tout vibrant de
tendresses,
Pour l’apporter ici, dès qu’est venue la
nuit.
Et dans un grand frisson qui fait
trembler sa lèvre,
L’exilé que caresse ainsi l’esprit du
soir,
Sent à son front brûler une soudaine
fièvre,
Et son cœur tressaillir, et son sang
s’émouvoir…
1903 – Tch.
|
Le
coffret
C’est un riche coffret, de mode très
ancienne,
Aux ferrures d’argent très pur, mais tout
bruni,
Et dont le fin velours brodé de
valencienne
Est usé sur les bords et par endroits
terni.
Retrouvé tout au fond d’un meuble de
famille,
Par une jeune espiègle, enfant aux yeux
rieurs,
Avec un rire clair, fusant en joyeux
trille,
Il est bientôt ouvert par les doigts
fureteurs.
Comme un oiseau léger, la main de
l’indiscrète
Preste, et pourtant sans hâte, erre, et
tourne au hasard
Les vieux papiers jaunis, et la boîte
secrète
Aux tendresses gardées ; rien n’échappe
au regard.
Et railleuse d’abord, la fillette examine
Ces lettres du passé, ces choses
d’autrefois,
Relit des bouts de phrase en souriant,
mutine,
Et ces fleurs desséchées et ces tendres
émois.
De tout cela, très doux, un parfum vague
émane,
Subtilisé dans l’air, chypre mêlé d’iris,
Une odeur d’ancien temps, de rose qui se
fane,
Essence de Cythère et bouquets de
Chloris.
Dentelles embaumées fleurant la
bergamote,
Gants tout imprégnés d’ambre et sachets
d’oliban,
Evoquant ce Jadis qui dansait la gavotte,
Gracieux et poudré, dans un salon
d’antan.
L’enfant que le parfum troublant du
coffre enivre
Ouvre un petit écrin d’aspect
mystérieux ;
Il lui semble sentir tout ce passé
revivre,
Respirer doucement d’un souffle
harmonieux.
Deux portraits très anciens, noués d’un
ruban rose,
Et,
– délicatement, défait le nœud coquet
Dont la soie est pâlie,
– Le regard bleu se pose
Sur les deux médaillons en or et bois
laqué.
L’un est connu, ma foi ! C’est elle,
c’est l’aïeule
Morte de l’an passé ; c’est sa croix d’or
massif,
Ce crêpe pour celui qui l’avait laissée
seule,
Et ses cheveux d’argent, et son beau
front pensif.
Mais l’autre ? Quel est donc ce fier et
doux visage ?
Le front est blanc et pur ; et le regard
rêveur,
Des yeux de velours brun reflète le
mirage
De jeunesse sans fin et d’éternel
bonheur.
Sur sa joue délicate, en fine porcelaine,
Ombrée d’un peu de rose, en entrelacs
légers,
Parant superbement son front de
châtelaine,
Se déroulent, bouclés, ses cheveux noirs
de jais.
Le cou gracile et frais, à la ligne
impeccable,
Est vierge de bijoux ; un fichu de linon
Á la mode du temps, de grâce inimitable,
Délicat et coquet, s’y croise à la Ninon.
Les yeux bleus de l’enfant se voilent
d’une larme,
Et son cœur bat plus fort, avec un
serrement.
Elle a compris soudain : Le portrait qui
la charme
Est celui de l’aïeule encore en son
printemps.
Pour la première fois, le douloureux
mystère
De la jeunesse morte en pleurant les
désirs,
L’oppresse ; et, replaçant les portraits
de grand’ mère,
Elle referme, émue, le coffre aux
souvenirs.
Raismes – 12. VIII. 1903
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1901 / 1903 –
Fernand Prévost de Belvaux
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