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POESIES DE
MARIE DE
FRANCE,
Poète Anglo -
Normand Du XIIIe
Siècle ,
OU RECUEIL
DE LAIS , FABLES ET
AUTRES PRODUCTIONS DE
CETTE FEMME CELEBRE.
Publiées d'après les
manuscrits de France
et d'Angleterre , avec
une Notice sur la vie et les ouvrages de
Marie; la
traduction
de ses Lais en regard du texte, avec des
notes,
des commentaires , des observations sur les usages et
coutumes
des François et des Anglois dans les XIIe
et XIIIe
siècles;
Par
b. De
Roquefort,
Des Sociétés de
Gœttingue, des Antiquaires de
France, etc.
Tome Premier.
A PARIS ,
Chez
CHASSERIAU , LIBRAIRE,
AU DÉPÔT
BIBLIOGRAPHIQUE, RUE DE CHOISEUL , n.° 3.
1820
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Illustration originale de l'ouvrage - (Cliquez pour agrandir)
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Á MONSIEUR GERVAIS DE LA
RUE,
Chanoine honoraire de la cathédrale de
Bayeux, professeur d'histoire à F Académie de Caen, correspondant
de V Institut de France
, membre de la Société des antiquaires de Londres et de
France, des Académies de
Rouen , de Caen , etc., etc.
Monsieur Et Savant Ami ,
C'est à vous qui avez si
bien fait connoître Marie, et qui
avez si dignement loué ses compositions, que j'en dédie le
recueil. J'ai désiré de le faire paroître sous vos auspices, parce
que depuis plusieurs années que je m'occupe de ce travail , vous
m'avez sans cesse encouragé à le publier,
en me promettant de m'éclairer de vos conseils. Si cet ouvrage
obtient le succès qu'il me semble mériter, j'en serai d'autant
plus glorieux que je vous en devrai une partie. Au surplus, et je
ne m'en défends pas, j'ai cherché à prévenir les savants en ma
faveur en leur apprenant que vous m'honorez de votre estime et de
votre amitié.
Je suis avec reconnaissance,
Monsieur et savant ami,
Votre tout affectionné B. de
RoqueforT
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NOTICE
SUR LA VIE ET LES
ÉCRITS
DE MARIE DE
FRANCE
Cette femme, la
première de son sexe qui ait fait des vers françois , ou la première
du moins dont il nous en soit parvenu, peut être regardée comme la
Sapho de son siècle ( i ). Il est à regretter que, clans aucun de ses
nombreux ouvrages, elle ne nous ait rien appris sur sa vie. Cependant
elle occupe un rang distingué parmi les poètes anglo-normands, dans
les écrits desquels on devoit espérer de trouver quelques
renseignements sur ce qui la concerne; tous, à l'exception de Denys
Pyramus, qui en dit peu de chose, ont gardé un profond silence sur
cette femme fort supérieure à son siècle par ses lumières, par ses
sentiments et par le courage qu'elle eut de dire la vérité à des
oreilles mal disposées ou peu accoutumées à l'entendre.
Marie naquit en
France : sort surnom l'indique; mais
elle a laissé ignorer dans quelle province elle avoit reçu le jour, et
les raisons qui l'avoient déterminée à passer en Angleterre où il
paroît qu'elle résidoit dès le commencement du XIIIesiècle
; il y a tout lieu de croire que Marie
é toit née dans la Normandie. Philippe-Auguste se rendit maître de
cette province en 1204, et nombre de familles normandes, soit par
motifs de parenté avec des familles établies en Angleterre , soit pour
y former de nouvelles entreprises , soit enfin par attachement au
gouvernement anglois, allèrent s'établir dans la Grande-Bretagne. Il
est à présumer que les mêmes raisons avoient engagé
Marie à se retirer dans ce royaume, où
elle suivit sans doute ses parents. Si cette opinion n'étoit pas
adoptée, il seroit impossible de fixer dans quelle autre province de
la France, sous la domination des
Anglois, on pourroit placer le lieu de la naissance de cette femme
célèbre , parce que son langage ne ressemble ni au gascon, ni au
poitevin, ni au provençal , ni à aucun des jargons usités dans le midi
de la France.
Il paraît au contraire que la langue de la
Basse-Bretagne lui étoit très-familière, sans qu'on en puisse conclure
cependant qu'elle fût née dans cette province. A l'époque dont nous
parlons, le duc de Bretagne possédoit le comté de Ricbemont en
Angleterre; plusieurs de ses sujets
armoricains auxquels il avoit concédé des fiefs de chevalier dans ce
comté, s'y étoient établis, et Marie
pourroit avoir appartenu à l'une de ces familles; elle étoit
d'ailleurs très-versée dans la littérature bretonne, et j'aurai
l'occasion de faire remarquer qu'elle a emprunté les sujets qu'elle a
traités aux écrivains de la Basse-Bretagne.''
Il est possible
aussi que ce soit en Angleterre que Marie
ait acquis ses connoissances dans les langues armoricaine et;
angloise. Elle étoit également versée dans la littérature latine, et
sentoit quels avantages elle pourroit retirer de cette littérature
appliquée aux autres langues. C'est sans doute ce qui lui avoit donné
cette vivacité, cette finesse de tact et de discernement, ce style
élevé et soutenu que l'on remarque dans ses ouvrages.
Marie prévient qu'elle employa
plusieurs années pour y parvenir : et, cebranches des familles
d'Auray, du Boterel, de Chasteaubriant, de Guyon, de Maillé, de
Montbourcher, de Montgommery , de Rohan , de Tintiniac, etc. On y
remarque aussi une branche de la famille des Montmorency; c'est
peut-être la souche des MontmorencyMorès établie en Irlande.
Cependant, quel que soit le but qu'elle s'est proposé, ses écrits ne
jettent aucune clarté sur sa vie privée, sur le nom et sur le rang de
sa famille.
On ignore pour
quelle raison Marie a parlé aussi peu
de sa personne : on ne peut croire qu'en se nommant dans plusieurs de
ses poésies, elle ait voulu transmettre son nom à la postérité; en
effet, si telle eût été sa pensée, elle seroit entrée dans de plus
grands détails : il faut en conclure que son but étoit uniquement
d'empêcher que ses productions ne fussent attribuées à d'autres, et de
recueillir, de son vivant, la portion d'éloges qui lui étoit due, et
qu'elle méritoit à juste titre.
Dans les écrits
de Marie, comme dans les écrits des
poètes ses contemporains , on découvre des expressions vagues qui
découragent le biographe jaloux de s'instruire, qui le contraignent à
entrer dans de longues ou de pénibles discussions, dont le résultat
conduit à des conjectures judicieuses en apparence; mais qui souvent
manquent de fondement; en sorte que le silence de cette femme est
cause que l'on ne peut connoître la plupart des noms des personnes
illustres à qui elle avoit dédié ses ouvrages, ou à la recommandation
desquelles elle les avoit entrepris. Néanmoins, en traitant des écrits
de cet auteur, je ferai mes efforts pour découvrir quels peuvent avoir
été ses protecteurs.
Les premières
productions de Marie de
France sont une collection de Lais en
vers françois, qui renferme plusieurs histoires ou aventures galantes
arrivées à de vaillants chevaliers. Ces Lais, composés suivant
l'usage du temps, sont généralement remarquables par le récit de quelques
singulières catastrophes. Quelques-uns seulement existent dans les
manuscrits de la Bibliothèque royale; mais la plus grande partie se trouve
dans le Museum Britannicum. Ils font eonnoître l'étendue et en même
temps le genre de la plupart des anciens essais de poésies anglo-normandes,
qui nous ont été transmis par les Anglois.
Les romans de chevalerie des anciens
Gallois et des Bas - Bretons semblent avoir fourni à
Marie les différents sujets de ses Lais. Il paroît encore que les
productions de ces peuples furent l'objet continuel dé ses lectures avant
qu'elle n'écrivît ses poésies; il paroît aussi que, douée d'une mémoire
heureuse, elle comptoit sur sa facilité à retenir; car elle dit avoir mis en
vers des sujets qu'elle avoit entendu conter ou simplement réciter il y
avoit long-temps ; peutêtre qu'en les rimant, elle les corrigeoit, les
changeoit, et quelquefois même elle les continuoit différemment. Marie
prévient ses lecteurs qu'elle a hésité long-temps
avant de se livrer à ce genre de littérature; elle avoit même entrepris de
traduire du latin plusieurs sujets tirés de l'histoire ancienne ; mais
s'étant aperçue que ce genre de travail avoit été adopté par là plus grande
partie des écrivains de son temps, qu'elle ne parcourroit qu'une route
battue, elle abandonna ce projet pour se livrer entièrement à la recherche
des Lais gallois et armoricains. Peut-être est-ce à la singularité de son
plan, qu'est due l'origine de sa renommée.
Sa réputation
s'accrut bien davantage, lorsqu'elle joignit à ses compositions des réflexions
sur l'amour et sur les diverses émotions qui en résultent; sur la chevalerie et
les actes de valeur que la beauté inspiroit aux guerriers qui étoient revêtus de
L'ordre sublime, ou qui aspiroient à chausser les éperons d'or. En chantant de
pareils sujets, sur-tout en montant sa lyre au ton des opinions reçues, elle
devoit être assurée du succès. En effet Denys Pyramus , poète anglo-normand et
contemporain de Marie, rapporte que les
productions de cette femme étoient
fort estimées , que la noblesse et particulièrement les dames les
entendoient avec un plaisir inexprimable. Il en fait l'éloge, et cette
approbation dela part d'un rival, quijouissoit lui - même du plus grand
crédit à la cour des barons anglois, ne peut être que sincère et justement
méritée.
Au nombre
des raisons qui ont engagé Marie à apporter
plus de soins dans la composition de ses ouvrages, on ne doit pas avoir
égard à sa qualité d'étrangère qui , dit-elle, lui faisoit craindre d'être
critiquée plus sévèrement. On voit en effet un grand nombre d'écrivains
anglois qui ont réussi dans la poésie françoise, et dont les productions
sont recommandables. Parmi ces derniers, on remarque Robert Wace, Philippe
de Than, Geoffroy Gaimar, Simon Dufresne, Everard de Rirkam , Samson de
Nanteuil, Denys Pyramus , Hélie de Winchester, Guillaume de Wadington,
Etienne de Langton , David, et beaucoup d'autres.
Marie
pensoit que la satisfaction d'un poète devoit
consister dans le soin et la correction de ses ouvrages, à leur donner un
degré de supériorité dont
l'auteur lui-même s'apercevroit bientôt, et par-là à se faire des
protecteurs puissants et mériter l'estime publique. En effet, les efforts et
l'application de cette femme tendoient à jouir d'une renommée justement
acquise, et d'une distinction particulière. On voit par ses productions
qu'elle étoit sans cesse tourmentée de la crainte de ne pas réussir. C'est
ce qu'elle exprime avec sa simplicité naturelle dans le Lai de Gugemer(i).
En lisant le
prologue des Lais, on s'aperçoit qu'ils sont adressés à un souverain qui
n'est pas nommé. Mais quel est le monarque auquel
Marie a fait cet hommage? Ce fait étoit connu
de son temps : et malgré la distance qui en éloigne, le peu de matériaux qui
restent, nous allons, par une suite de rapprochements, chercher à découvrir
son nom. Dans son Prologue,
Marie fait part de ses craintes; elle tremble
que la jalousie ne cherche à traverser les succès que pourront obtenir ses
ouvrages dans un pays étranger; d'après eet aveu, il est hors de
doute que ses écrits ne peuvent pas avoir été faits en
France. Lorsqu'elle se trouve embarrassée
soit par une expression, soit par la quantité, elle emploie des mots anglois
pour remplir son idée , ou la mesure de son vers.
Il sera
démontré qu'elle écrivoit plus particulièrement pour les Anglois; car ses
poésies contiennent souvent des expressions qui appartiennent
essentiellement à leur langue, et nullement à la romane françoise. Marie
a donc dédié ses Lais à un roi qui savoit l'anglois;
elle a même pris soin de traduire dans cette langue tous les noms propres
armoricains ou gallois qu'elle a été obligée d'y introduire. Par exemple,
dans le Lai de Bisclavaret, elle rapporte que les Anglois traduisent
ce nom par celui de Garwaf ou Garwall, que le Lai du
Chèvre-Feuille est nommé Gotelef, et que celui de Laustic
est appelé Nightgale, etc., ce qui prouve que
Marie avoit fait hommage de ses productions à un prince qui parloit la
langue angloise.
Elle rapporte dans le Prologue
qu'elle a refuse de traduire du latin en roman, par la raison que beaucoup
d'autres s'en étoient occupés, que son nom seroit confondu parmi la
multitude, et qu'elle ne retireroit aucune gloire de ses travaux. Cette
circonstance s'accorde parfaitement avec le règne de Henri III, qui occupa
le trône d'Angleterre depuis 1216 jusqu'à l'an 1272; c'est sous ce règne
qu'un grand nombre de poètes normands et anglo - normands traduisirent du
latin une multitude d'ouvrages , des romans de chevalerie , et
particulièrement ceux de la Table-Ronde. Enfin Fauchet, Pasquier, Massieu, Le Grand d'Aussy, et tous les biographes indiquent que
Marie florissoit vers le milieu du XIIIesiècle,
et ce temps se rapporte avec le règne de Henri III.
A leur témoignage se joint celui de
Denys Pyramus, qui parle de Marie dans les
termes les plus honorables et les plus flatteurs; il dit que sa personne et
ses écrits étoient généralement estimés, qu'il les connoissoit, les aimoit, et
qu'il en faisoit le plus grand cas. Or on sait que Denys Pyramus, contemporain
de Marie, écrivoit sous le règne du même Henri
III. D'après les rapprochements qui viennent
d'être mis sous les yeux du lecteur, il sera hors de doute que Henri III aura
été le prince auquel Marie a dédié
ses Lais. Cependant, quelques critiques pourroient présumer qu'elle en a fait
hommage à un roi de France. Examinons parmi les
souverains de ce royaume quel pourroit être celui à qui cette dédicace auroit
été faite. Marie vécut sous les règnes de
Philippe-Auguste, de Louis VIII et de Louis IX; l'on ne peut croire qu'en
s'adressant à l'un de ces princes, elle ait traduit des noms gallois et
armoricains en anglois.
Comment se seroit-elle permis
l'emploi d'une langue inintelligible pour le souverain et pour la plupart
des François? Quelquefois, il est vrai, Marie
a traduit en roman ces expressions étrangères; mais ces exemples sont
très-rares ; on voit même que, pour ces explications, elle préfère employer
la langue angloise, qui paroît lui avoir été très-familière. Par cette
préférence ne semble-t-elle pas indiquer quelle étoit la classe de ses
lecteurs, et que le prince à qui elle adresse ses poésies est Henri III?
On doit
regretter que nos bibliothèques , si riches d'ailleurs , ne renferment
qu'une très-petite partie des Lais de Marie;
tous, sans en excepter les plus courts, contiennent des renseignements précieux sur les mœurs et les usages. du XIIIe
siècle. Les destriptions du poète sont à-la-fois fidèles et amusantes; il
fixe l'attention par le choix des sujets, par l'intérêt qu'il sait y
répandre, et surtout par le charme d'un style simple et naturel. Malgré la
rapidité de sa diction, rien ne lui échappe lorsqu'il décrit, rien n'est
omis dans les détails, l'action n'est point embarrassée et marche vivement.
Avec quelle grace et quelle noblesse
ne dépeint-elle pas la charmante protectrice du malheureux Lanval ? Quelle
impression sa beauté séduisante ne fait-elle pas sur cette multitude qui ne
la suit que pour l'admirer? Le coursier blanc qui lui sert de monture,
semble être orgueilleux de porter une divinité; le lévrier qui la suit et le
faucon qu'elle porte, annoncent son illustre origine; quelle splendeur et
quel air imposant dans ses traits, que de grâce, quelle recherche et quelle
magnificence dans ses vêtements!
A un goût
épuré, à des formes gracieuses, à des pensées agréables ,
Marie joignoit une grande sensibilité, et
souvent la muse angloise semble l'avoir inspirée. Elle paroît s'être
attachée à parler plus au cœur qu'à l'esprit, soit par les situations
malheureuses où elle a placé ses héros, soit par les catastrophes qui
terminent ses récits; et par ce moyen elle attendrit le lecteur , et fait
passer dans son ame tous les sentiments dont ses personnages sont animés.
Nos
différents biographes et bibliographes, n'ont pas eu connoissance des
Lais de Marie, et n'ont parlé que de ses fables. Le Grand d'Aussy en a traduit
quatre , et les a publiés sans en faire connoître l'auteur, ïl est probable
que ce critique n'avoit jamais entendu parler de la collection des Lais qui
existe parmi les manuscrits du Museum Britannicum. Dans l'espèce de
préface dont ils sont précédés, Marie se fait
connoître et se nomme en commençant.
Le second
ouvrage de notre poète consiste dans un recueil de fables,
intitulé le Dit d'Ysopet, qu'il a traduit en vers
françois. Il prévient dans le prologue et dans l'épilogue, que
ce travail n'a été entrepris qu'à la sollicitation d'un homme
qui est la fleur de la chevalerie et de la courtoisie; en un
mot, à la prière du comte Guillaume. Le Grand d'Aussy a traduit
librement quelques-unes des fables de
Marie, et a mis en tète de cette
version infidèle une préface, dans laquelle il établit que le
personnage de Guillaume, est le comte de Dampierre. Cette opinion
n'étant fondée sur aucun témoignage, ne doit être regardée que comme une
simple conjecture. Si cet écrivain a eu quelques raisons pour avancer un
fait aussi étrange, il ne sera pas difficile d'en trouver pour les
réfuter; et la première est que Guillaume, seigneur de Dampierre ,
second fils de Guy, sire de Bourbon, n'avoit aucun droit au titre de
comte.
Dans le XIIIe
siècle, ce titre n'étoit point accordé indistinctement aux gentilshommes françois; il étoit expressément réservé au seigneur, au propriétaire
d'une province, ou d'une grande cité dépendante d'un comté. Telles
étoient les provinces de Flandre, d'Artois, de Poitou, d'Anjou, de
Champagne, de Brie, de Valois, etc., et les villes de Paris, de Sens, de
Chartres, d'Évreux, de Mâcon, deChâlons, de Vienne, d'Auxerre,etc. C'est
alors que ces grands seigneurs, qui étoient grands vassaux dela
couronne, avoient droit au titre de
comte, et pouvoient le porter. Cette dénomination ne convenoit donc
pas à la ville de Dampierre, puisque dans le XIIIesiècle
son territoire n'étoit qu'un simple fief appartenant aux seigneurs de ce
nom. On pourroit objecter, il est vrai, que, vers l'année 1223 ou
1224, Guillaume de Dampierre épousa Marguerite de Flandre. Mais cette
dame ne gouvernoit pas encore le comté de Flandre; ce ne fut qu'en 12.46
qu'elle en prit possession ,et à cette époque elle étoit veuve.
Guillaume ne porta donc pas le titre de comte, puisque son fils, Guy de
Dampierre, ne succéda qu'en 1275 à sa mère, et ne fut reconnu comte
qu'en 1280. En examinant tous les seigneurs françois qui portèrent
le nom de Guillaume, on n'en voit aucun auquel
Marie ait pu dédier ses ouvrages.
D'ailleurs cette
femme, écrivant en Angleterre, elle y composa ses fables; il faut donc
en présumer que c'est dans ce royaume qu'il faut diriger ses recherches
pour trouver le personnage dont il s'agit. Après y avoir réfléchi, on
conviendra sans doute que c'est Guillaume, surnommé Longue-Épée,
fils naturel de Henri II, créé comte de Salisbury et de Romare par
Richard-Coeur-de-Lion, et que Marie appelle la fleur de
chevalerie, l'homme le plus vaillant du royaume; expressions qui
s'appliquent parfaitement au caractère de Guillaume Longue-Épée,
si renommé par sa bravoure. Les louanges que lui prodigue Marie,
expriment les sentiments de ses contemporains et se trouvent encore dans
son épitaphe.
Guillaume étant
mort en 1226, il faut alors que Marie ait publié ses fables avant cette
époque; la brillante réputation qu'elle s'étoit acquise
par ses Lais, a sans doute engagé le fils d'Henri II à la
solliciter pour traduire une collection de fables qui , ditelle ,
existoit alors en anglois. Marie ne
pouvoit être arrêtée par la crainte de ne pas réussir dans cette espèce
d'apologue, après avoir décrit avec tant de fidélité et de naturel les
mœurs de son siècle.
Elle avoit cette
pénétration qui fait distinguer au premier aperçu les différentes
passions de l'homme, saisir les diverses formes qu'elles prennent, et
qui, en remarquant les objets qui attirent leur attention, fait
découvrir à l'instant même les moyens qu'elles emploient pour y
parvenir. Tous ces avantages ont été développés dans les premières
productions de Marie, et on les retrouve
encore dans ses autres écrits.
Ses fables,
composées avec cet esprit qui pénètre les secrets du cœur humain, se
font remarquer sur-tout par une raison supérieure , un esprit simple et
naïf dans le récit, par une justesse fine et délicate dans la morale et
les réflexions. Car la simplicité du ton n'exclut point la finesse de la
pensée; elle n'exclut que l'afféterie. On y retrouve cette
simplicité de style particulière à n,os romans anciens, et qui fait
douter si la Fontaine n'a pas plutôt imité notre auteur que les
fabulistes d'Athènes et de Rome. L'inimitable Bonhomme n'auroit
point trouvé dans Ésope et dans Phèdre les avantages qui lui ont été
offerts par Marie. A la moralité simple
et nue des récits du fabuliste phrygien, l'affranchi d'Auguste joignit
l'agrément de la poésie.
On connoît la pureté de son style, sa
concision, son élégance. Marie écrivant
en françois, dans un temps où la langue, encore dans son enfance, ne pouvoit offrir que des expressions simples et sans art; elle y joignit
des tournures agréables, et une manière naturelle de tourner la phrase
sans laisser apercevoir le travail ; Ésope et Phèdre, ayant au contraire
écrit en grec et en latin, n'ont pu fournira la Fontaine que des sujets
et des idées , tandis que Marie lui
présentant les uns et les autres, a pu lui suggérer aussi des
expressions , des tournures et même des rimes. Il est inutile de faire
remarquer que dans les ouvrages de la Fontaine, il se trouve une foule
de mots anciens qui, sans un commentaire, seraient inintelligibles.
La dernière production de Marie est l'histoire, ou
plutôt le conte du Purgatoire de Saint Patrice, traduit du latin et mis
en vers françois. On connait trois textes latins du récit de cette
fable, composés par les moines Henri, de Saltrey et Josselin de Citeaux.
Marie a dédié son poème à un Prud'homme qui, l'honorant de son estime et
de son amitié, répand sur elle ses bienfaits. Le peu de détails que
donne cette femme relativement à cet hommage, ne permet pas de faire
connoitre le personnage auquel elle s'est adressée. Il est possible que
Marie soit encore auteur de quelques pièces de poësie; mes recherches
ont été vaines à cet égard.
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SUR LES LAIS.
Je n'ai pas eu
l'avantage de trouver pour les Lais une aussi grande quantité de copies que pour
les Fables ; les manuscrits de France ne
contiennent que ceux de Gugemer, de Lanval, d'Ywenec, deGraelentet
de YEspine. Les autres, avec le prologue, se trouvent dans un seul
manuscrit du Museum Briiannicurn(i). J'en dois la communication à
l'amitié et à l'obligeance de M. Douce. Ce généreux ami des lettres, a
non-seulement pris la peine de transcrire trois Lais, mais encore il a eu
l'extrême complaisance de revoir avec soin sur l'original, la copie des six Lais
faite par M. Cohen, jeune homme fort instruit, et qui ne tardera pas à se faire
avantageusement connoître. En me flattant d'avoir une copie très-exacte du
manuscrit d'Angleterre, M. Douce a bien voulu joindre quelques notes aux
endroits où le texte lui paraissoit avoir été altéré.
Le Lai d'Ywenec,
très-fautif dans les manuscrits de la Bibliothèque royale , a été corrigé d'après la copie
imprimée qui se trouve dans l'ouvrage de M. Ellis; le Lai de
Gugemer a été revu sur la copie de M. Cohen ; je dois à mon ami,
M. de la Rue, le Lai des Deux Amants, qu'il avoit transcrit à
Londres, lors de son séjour en Angleterre.
Le peu
de soin qu'apportaient les copistes anciens dans la transcription des
ouvrages, vient sans doute de la promptitude avec laquelle ils
travailloient; quel qu'en soit le motif, cette incurie devient pour le
littérateur un sujet de recherches, de peines et de réflexions. Nos
pères, malgré la dureté de leur langage, avoient dans leurs vers de la
mesure, de la cadence et même de l'harmonie. Ils rimoient assez
exactement, et si l'on trouve des fautes de quantité dans les
manuscrits, on peut à coup sûr les attribuer au défaut d'attention du
copiste plutôt qu'à son ignorance, ou à celle du poète. C'est une
vérité dont il est facile de se convaincre en lisant les productions
de nos anciens conteurs et romanciers. Dans le XIIe
siècle la langue françoise étoit plus près d'une certaine perfection
qu'elle ne le fût au XVI du moins dans les traductions françoises
et angloises qui sont parvenues jusqu'à nous.
Les règles de
la grammaire étoient exactement respectées par les prosateurs, comme
on peut le voir en parcourant les traductions françoises de saint
Grégoire, des sermons sur Job et sur la Sagesse, des quatre livres des
Rois, de commentaire sur le Psautier, etc, etc. Au surplus, mon ami et
excellent confrère, Mr de Mourcin, s'occupe d'u mémoire sur ce point
curieux et important. Cette dissertation, en montrant la légèreté avec
laquelle on avoit parlé de la langue romane, ne laissera aucun doute à
l'égard de ce qui a été dit.
Les lais que
Marie dit avoir tirés de la littérature bretonne, doivent, dit Mr de
la Rue, être regardés comme des poëmes, contenant le récit d'un
évènement intéressant, d'une longueur modérée, toujours sur un sujet
grave et ordinairement armoricain ou gallois, et toujours en vers de
huit pieds.
«
Nous disons, continue le savant professeur , d'une longueur modérée,
pour ne pas les confondre avec les romans; sur un sujet grave , pour
les distinguer des fabliaux et des contes qui sont toujours plaisants ,
ordinairement armoricain ou gallois, parce que les Bretons prirent
quelquefois leurs sujets dans la mythologie , comme le Lai de Narcisse(i),
et quelquefois dans l'histoire de France,
comme le Lai des Deux Aniants(2.), le Lai du comte de Toulouse.
Enfin, nous disons en vers de huit pieds, pour les distinguer des
différentes pièces auxquelles les Trouverres donnèrent le nom de Lais, et
qu'ils composèrent à volonté , en vers de différentes mesures. »
On ignore d'où vient le mot Lai, et comment nos Bretons le nommoient;
non-seulement ce mot ne se trouve pas dans leurs dictionnaires, mais encore
aucun autre qui en approche. Car le latin barbare Leudeus, déjà en
usage au VIe siècle, paroît avoir été formé des langues du Nord. On le trouve
en effet dans le teuton lied, le danois leege, le saxon leoth,
l'anglo-saxon leod, l'islandois liod, l'irlandois laoi,
mots qui servent à désigner une pièce de vers faite pour être chantée. On le
tire aussi de l'ancien allemand leikr, jeu d'instruments, dont on aurait fait
successivement leich, leics, lays, lay, et puis lai. D'autres le
font venir du latin lessus, plainte, lamentation. Quoi qu'il en
soit, il ne faut pas confondre les Lais bretons, autrement dits lais de
Chevalerie, avec les autres pièces qui portèrent le même nom, et dont André
Chartier paroît avoir le premier fixé les règles.
Les Trouverres appelèrent
Lais, des chansons, des contes dévots, des fabliaux et même des fables.
Ainsi le roi de Navarre composant une chanson en l'honneur de la Vierge, dit
qu'il va faire un Lai. Il en est de même d'Audrefroi-le-Bastard.
Gautier de Coincy, dans ses Contes Dévot, intitule quelques -
unes de ses pièces Lais à la Vierge. Les Trouverres appelèrent Lais
d'Amour, des chansons en l'honneur des dames; les Lais d'Aristote, de Conseil,
de l'Ombre, etc, sont de véritables fabliaux, de même que le Lai de
l'Oiselet est une fable.
En général, toutes les
définitions et les acceptions du mot Lai données jusqu'à présent doivent
être rejetées, parce que les auteurs qui en ont
traité, manquoient de matériaux et surtout de pièces de comparaison. Il
appartenoit à mon savant ami, Mr de la Rue, à l'homme le plus instruit de
l'Europe dans la connaissance de notre ancienne poësie, de déterminer les
différents changements survenus dans le Lai, et les diverses formes qu'on lui a
fait prendre.
Les auteurs anciens, tels
que Possidonius d'Apamée, Strabon, Diodore de Sicile, Lucain , Corneille Tacite, Ammien
Marcellin, ont fait l'éloge des Bardes gaulois; ils ont vanté leurs talents pour
la poésie et pour la musique. En effet, au mérite de composer des vers, ils
ajoutoient celui de les chanter en s'accompagnant de la harpe.
Lorsque Jules-César fit la conquête de la
Gaule, les Bardes effrayés s'enfuirent devant les vainqueurs. La Bretagne devint
leur asile jusqu'au moment où les barbares sortis du Nord, chassèrent les
Romains. Ces derniers, à leur tour, se réfugièrent dans l'Armorique, et
introduisirent l'usage de la langue latine dans cette province, qui avoit
toujours eu peu de relations avec le reste de la Gaule). Leur séjour et
rétablissement du christianisme, ne purent effacer les anciennes traditions apportées par les Bardes, partagées et conservées même par les Francs. De-là
l'usage de chanter des vers, en s'accompagnant de la harpe.
J'ai fait
observer que, dès le VIe siècle, le poète
Fortunat, évêque de Poitiers, avoit souvent fait mention des Lais; il dit autrepart, en s'adressant à Loup, comte de
Champagne: « que la lyre des Grecs et des Romains, que la harpe des Barbares
et la rote des Bretons, célèbrent à l'envi votre valeur et votre
justice. » Cet usage se
conserva dans le moyen âge; il explique la raison pour laquelle
Marie dit dans quelques- uns de ses Lais qu'ils
se chantoient accompagnés de la harpe et de la vièle. Dans les romans de la
Table-Ronde, composés d'après les traditions bretonnes,
La plus grande
preuve que les Lais dévoient être chantes , se trouve dans le ms. 7989, où le
Lai de Graelant est transcrit de manière à être noté au premier vers de la
pièce, et à tous ceux qui commencent un alinéa. Il est à regretter que les
portées, tracées en encre rouge, n'aient pas été notées comme on le voit dans le
jeu d'Aucassin et Nicolette, qui fait partie du même manuscrit.
Cet usage se conserva
dans le moyen âge; il explique la raison pour laquelle
Marie dit dans quelques- uns de ses Lais qu'ils se chantoient
accompagnés de la harpe et de la vièle. Dans les romans de la Table-Ronde,
composés d'après les traditions bretonnes, lla plus grande partie des personnages
sont armoricains; le lieu de la scène est toujours dans la petite ou dans la
Grande-Bretagne. L'île de Sein ou de Saine, séjour des Fées gauloises ; la
forêt de Brecheliant ou de Broceliande , près Quintin, qui renfermoit le
tombeau de l'enchanteur Merlin; la fontaine de Barenton et le Perron
merveilleux, étoient placés dans l'Armorique.
C'est dans cette province que Geoffroy de Monmouth découvrit l'ouvrage
original qui servit de guide à ces écrivains du XIIe
siècle, qui, les premiers, firent passer dans notre langue les exploits
d'Arthur et des vaillants paladins de sa cour.
Les traditions bretonnes et le
merveilleux employé dans les romans de la Table Ronde et dans les Lais, ont été
tirés en partie de la Bible et de la mythologie des Grecs; ces combats
héroïques, ces aventures périlleuses, ces géants ou ces hommes sauvages, ces
serpents terrassés, ces lions ou léopards domptés, ces monstres ou dragons
vaincus, se rencontrent à chaque pas dans ces deux livres.
Les Lais bretons étoient fort estimés,
car le plus bel éloge qu'on pouvoit faire d'un chevalier, étoit de dire qu'à la
valeur il joignoit le talent de chanter ou de composer des Lais en
s'accompagnant de la harpe ; tous les romans fournissent la preuve de
ce fait. Mais rien n'est immuable dans le monde, et les Lais bretons, après
avoir long-temps brillé d'un grand éclat, furent négligés. On altéra ses formes
, et son nom fut donné à des pièces qui n'avoient aucun rapport avec ce genre de
poésie. Pour mieux faire sentir les différents changements que cette composition
a essuyés , il faudroit rapporter celles qui n'ont pas été imprimées ou
traduites, et indiquer les titres.
Les Lais composés par
Marie, sont en assez grand nombre; M. de la Rue
en a fait connoître dix; j'en ai découvert quelques-autres qui completteront son
travail. |
Tome 2 - Fables de Marie de France -Illustration Hommage de Marie
de France au duc Guillaume |
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