Prolo Sapiens – Jacques Henri Prévost

 


 

 

 

 

 

 

Jacques-Henri Prévost

 

 

 

 

Prolo Sapiens

Les Compagnons de l'Acier Flamboyant

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Du même auteur

 

Le Ciel, la Vie, le Feu

L’Univers et le Zoran

L’Argile et l’Âme

Le pèlerin d’Eternité

Lentement vers la Lumière

Bien nombreux les Chemins

Et chaque Amour, enfin

Recueil de cuisine végétarienne

Le sourire ambigu de l’Univers

Mon Cancer et Moi

 

 

© - Jacques Henri Prévost- Cambrai (France)

 


 

 

 

 

Á tous mes amis

Aux mains dures,

Et au regard clair,

Oubliés ou disparus,

 

Á tous les compagnons

Du fracas,

De la poussière,

Et des flammes,

 

En souvenir inoubliable

De l’acier flamboyant.

 



 

 

 

 

 

 

 

Prolo Sapiens

Les Compagnons de l'Acier Flamboyant


 

 

Aciérie.

 

 

 

Furie, Fracas, Fumées et Flammes,

Wagons, Odeurs de suie et de goudron,

Ombres et cris, Sirènes, Alarmes,

Enormité, Vertige, Tourbillon,

Sourdes trépidations, Vacarme,

Hangar immense, Montagne de charbon,

Acier fondu, Rivière orange,

Souffle perdu, Lumière étrange.

 

Devant un four, un homme nu

Se lave, et rit dans la vapeur.

Partout le bruit, la peur.

Comme il fait chaud, et froid !

En ce matin d'octobre,

Pour la première fois,

J'arrive en cet endroit

Insensé et brutal.

 

Action, Passion, Tension,

Ciel rouge,

L’Aciérie,

Nouveau Monde,

Antimonde inoubliable.

 


 

Aube Grise.

                     

 

Julien entra à l’Aciérie en 1947.

 

L'usine se relevait difficilement des ruines de la guerre. Curieusement, elle avait été épargnée pendant toutes les années où s'y fabriquait un armement dangereux, mais avait été écrasée sous un déluge de bombes et de feu quelques semaines avant la Libération. Il est vrai qu'elle était mal placée, entre un carrefour routier, la gare de triage, l'écluse et le pont du canal. Deux mille bombes avaient manqué ces cibles stratégiques mais elles avaient sûrement atteint un objectif devenu désormais économique, en rendant provisoirement les ateliers dangereux et inutilisables.

 

Un long temps avait été nécessaire pour repérer et baliser les points d'impact, et les reporter sur les plans afin d'éviter de rebâtir sur un sol instable et incertain. Tous les engins n'avaient pas éclaté. Des démineurs travaillaient encore, au fond de puits profonds, dans des zones interdites, et sous des échafaudages compliqués. Quelques-uns uns y perdaient le corps et la vie dans une sourde détonation et une pluie de débris.

 

Poutre par poutre, tôle après tôle, les ateliers avaient été déblayés et réparés. Sur les cratères comblés, on avait reposé des voies ferrées et reconstruit les murs et les accès. De place en place se dressaient de curieux abris de béton en forme de pains de sucre, avec d'épaisses portes de fer. Bâtis en ciment vert, ils étaient tellement solides que l'on avait renoncé à les démolir. Machine après machine, section par section, poste à poste, pied à pied, homme à homme, la fabrication avait reconquis l'espace.

 

Julien avait dix ans lorsque son père disparut au début de la guerre de quarante. Il n'était pas facile d’être orphelin, en cette époque. Les enfants dont le père était juif étaient punis de mort.  Par chance, les enfants sans père étaient seulement tyrannisés et marginalisés par leurs condisciples. Julien était l’aîné de la fratrie. En ces périodes de faim et de bombes, il avait dû régler des problèmes plus vitaux que les mathématiques.

 

Au fil des années de guerre, il découvrit rapidement toute la distance qui sépare l'enseignement théorique des applications pratiques ou vitales des connaissances, ainsi que la nécessité occasionnelle du règlement rapide efficace et brutal d'un conflit relationnel. Son comportement direct et énergique était peu apprécié des responsables d'établissements.

 

 Il en fréquenta plusieurs avec le même résultat de désapprobation marquée. Vers la fin de sa scolarité, la plupart de ses professeurs et lui-même avaient développé un mépris réciproque, irraisonné et globalisé. La séparation était souhaitable. Julien chercha donc du travail.

Il avait cependant une bonne formation générale et technique, due à la succession de ses expériences scolaires variées et à la pratique de certains hobbies mal acceptés. Ses connaissances en électronique étaient excellentes car le sujet le passionnait et il y travaillait pendant l'essentiel du temps des cours ennuyeux. Des emplois bien rémunérés lui furent rapidement offerts dans des entreprises nouvelles qui commençaient à fabriquer des postes de radio et des appareils électriques, mais cette branche apparaissait sans aucun avenir à sa famille. On l'orienta donc fermement vers une activité plus traditionnelle, supposée plus sûre et plus durable, la sidérurgie.

 

Il était très difficile d'y trouver du travail à l'époque, car les anciens soldats prisonniers rentraient d'Allemagne par milliers. Ils étaient prioritaires, et les rares usines étaient souvent détruites.  Il y avait peu d'argent, peu d'emplois et trop d'ouvriers. On faisait donc jouer, comme aujourd'hui, tous les réseaux de relations amicales et familiales, y compris le cousin de la belle sœur de la voisine.

 

En ce qui concernait Julien, le lointain cousin était l'un des directeurs de l'usine. C'était un atout important mais ambivalent. Julien fut bien embauché, mais le code déontologique du cousin fit qu'on lui attribua un salaire inférieur au plus bas en usage. Le cousin et lui étaient ainsi tous les deux à l'abri de la critique, mais Julien n'était pas pour autant à l'abri du besoin. Il entra donc dans la vie active avec un revenu de soixante-seize anciens francs par mois. Pour ce salaire mirobolant il travaillait six jours par semaine, ce qui ouvrait le droit magique à douze jours de congés payés par an. Comme tout le monde, Julien en était très content. Où sont donc les neiges d'antan !

 

Julien se retrouva donc un matin, dans le bureau de l'ingénieur du Service Thermique, vêtu d'une longue blouse grise et de brodequins à coquille d'acier, avec un air ahuri et un peu perdu sur le visage. Tous les amis rencontrés avant l'embauche avaient dit. « Évite surtout l'Aciérie. ».

 

Duval, l'ingénieur fut aussi très clair. « Vous êtes affecté à l'Aciérie. C'est un atelier de sauvages, personne ne veut y aller. Vous y implanterez le Service. Vous avez un an pour mettre en place la mesure de la température de l'acier liquide, et l'installation d'appareils expérimentaux sur le nouveau four numéro cinq. Ce ne sera pas facile, mais vous êtes technicien et c'est votre chance pour sortir du rang. Il faudra vous faire respecter. Vous porterez donc la cravate, et votre blouse grise signalera votre qualité ». C'est pourquoi, pendant dix ans, Julien explora, en col et cravate, le fond brûlant des caves des fours, où la température ambiante atteignait souvent le chiffre incroyable de quatre-vingt cinq degrés.

 

Pour l'heure, en ce petit matin d'octobre, il suivit le contremaître vers l'Aciérie. Après la traversée de la grande cour, Julien franchit pour la première fois les frontières redoutées de l’empire du Gros. Comme un condamné allant vers l'échafaud, corde au cou et en chemise, il frissonnait de froid et d'appréhension, cravate au cou, dans sa longue blouse grise de prestige.

 

Le soleil n'était pas encore levé, mais les lueurs des brasiers et des coulées d'acier éclairaient les nuages bas, et les toits de tôle des grands ateliers.

 

Dans l’obscurité du petit matin, le ciel était rouge.

 

A chacun de ses pas, le vacarme s'amplifiait.

 

L'Aciérie l'attendait et rugissait.


 


L
'empire du Gros.

 

 

Au milieu de la cour pavée, au centre de l'usine, la voie ferrée dessinait une grande courbe. Au nord, c'était l'empire du Gros.

 

Par delà ces frontières, le personnage régnait sans partage. Son domaine s'étendait jusqu'aux voies de la gare de triage, à mille mètres environ, et il était presque aussi large. Au sud et à l'ouest, on trouvait les ateliers des laminoirs. Leur do­maine était interdit au Gros qui ne pouvait fran­chir leurs frontières sans provoquer immédiate­ment un grave conflit. Cela constituait l'un de ses problèmes existentiels. Il en avait d’ailleurs beaucoup d'autres, auxquels tout le monde devait participer. Les humeurs et les colères du Gros étaient à la fois homériques et cocasses. Elles ré­glaient le bien ou le mal-être des huit cent hommes qu'il croyait commander.

 

Le royaume du Gros était couvert d'ateliers. De loin, la vue en était tout à la fois imposante et in­quiétante. Cinq immenses bâtiments de briques et de tôle s’étendaient à travers la plaine. Leurs hauteurs s'accroissaient avec l'éloignement. Tout cela était enveloppé de fumées rousses et grises, et l'on était assourdi par les grincements des machines et les coups sourds des marteaux pilons.

 

Au premier plan, se dressait le grand hall des lin­gots par lequel s'évacuaient toutes les produc­tions et tous les déchets de l’aciérie. Ouvert à tous vents, c'était le domaine des masses et des marteaux piqueurs. C'était aussi un effroyable enfer sonore.

 

Sans cesse de toutes petites locomotives s'y acti­vaient à grands jets de vapeur et grand renfort de sifflements pour débarrasser les monceaux de briquailles et les empilements de lingots qu'y amassaient les ponts roulants et les grues à va­peur.

 

Le hall de coulée se trouvait juste derrière, tout illuminé des lueurs orange de l'acier en fusion. L’atelier était également très grand, haut d'envi­ron vingt-cinq mètres. Tout y était très dange­reux. Les ponts roulants régnaient partout. Leurs charges circulaient sur plusieurs niveaux, avec un système de cabines à bec tournant dont les trajectoires déroutaient les novices. D'énormes poches d'acier liquide remplissaient des lingo­tières placées dans de larges fosses profondes de plusieurs mètres. Dans un instant d'inattention, les hommes tombaient parfois dans une fosse et s'y blessaient. Cela était aussi arrivé au Gros, ce qui avait fait beaucoup rire, malgré un bras cassé et un énorme accès de rage. Les hommes de l'aciérie riaient souvent de ce qui fait gémir les gens ordinaires.

 

En arrière du lieu des coulées se dressaient les fours. Ces grandes structures étaient les châteaux de l’aciérie. Toute l'activité des ateliers rayonnait à partir de leur domaine. Ils dominaient le hall de leurs silhouettes sombres et trapues, et l'on sen­tait leur chaleur à grande distance. Au dessus de l'atelier des fours s'élevaient plusieurs hautes cheminées de briques, empanachées de suies et de flammes, qui crachaient parfois très bizarre­ment un grand rond de fumée dans le ciel.

 

Les fours constituaient un monde à part qu'habi­taient deux sortes d'hommes. On y trouvait d'une part les aristocrates de la profession, les compa­gnons, les vrais aciéristes, et d'autre part les pa­rias de l'atelier, les manœuvres de chargement.  Les relations entre ces deux castes étaient étranges mais tous ces hommes travaillaient dans un espace ouvert à tous vents, toujours grillés d'un coté et glacés de l'autre pendant l’hiver.

 

Auprès d'eux tournoyaient les ponts chargeurs qui enfournaient la ferraille dans les gueules ou­vertes et flamboyantes des brasiers. Parfois en cette fin de guerre, la charge contenait un obus qui explosait sourdement en soulevant un ressac de métal liquéfié‚ jaillissant par tous les orifices. Et cela amusait beaucoup. Les aciéristes s'amu­saient souvent de ce qui inquiète généralement les autres gens.

 

Les gazogènes de trouvaient au delà des fours dans un hangar sombre, bas, très enfumé et très malodorant. On y voyait rien mais on y toussait et crachait beaucoup. C'était aussi l'un des lieux où se déroulaient parfois des rites d'initiation in­solites, dangereux et cruels.

 Le domaine du Gros ne s'arrêtait pas là. Il com­prenait aussi des parcs divers que survolaient des ponts-aimant, des bureaux vétustes où l'on tra­vaillait encore à la plume ronde dans des re­gistres reliés de toile noire, et d'innombrables pe­tits locaux crasseux qui excitaient les convoitises et les rivalités des petits chefs tyranniques.

 

Et tout au bout, contre la palissade de ciment gris, il y avait le parc U.P, le cimetière caché des coulées ratées, pudiquement nommées à «Utili­sation Problématique». On y trouvait aussi une dizaine de lingots dans lesquels on disait qu’avait jadis brûlé un homme.

 

 La grande palissade marquait la frontière nord de l'empire du Gros. Elle avait été démantelée par les bombes, et l'on n'en finissait pas de la re­construire. Les nombreuses brèches donnaient accès à la gare de triage, et les hommes de l'équipe des fours les franchissaient parfois en meute hurlante pour aller régler des comptes avec les gars des chemins de fer. Cela faisait bien rire le Gros mais scandalisait fort ses ad­joints.

 

Le vrai nom du Gros était Brienne. Il était Belge. Les médisants disaient que son diplôme d'ingé­nieur était sans valeur en France, et qu'il n'avait aucun titre véritable pour occuper son poste. Mais le Gros y était bien assis, sur son large der­rière. Il se moquait éperdument de ce que l'on pensait, et il faisait très exactement tout ce qui lui plaisait.

 

Il était célibataire et vivait sur place, dans une chambre qu'il avait fait sommairement aménager prés de l’aciérie. Il avait aussi une garçonnière en ville, où il amenait parfois une fille qu'il ramas­sait dans le ruisseau. On le rencontrait alors dans les cafés ou les cinémas, où sa gênante com­pagne attirait l'attention générale par des rires bruyants et des cris aigus. Le Gros avait égale­ment une résidence de famille en Belgique. Il y passait de temps en temps quelques jours de va­cances, ce qui soulageait tout le monde.

 

Hors ses bruyantes périodes de débauche, le Gros était un bourreau de travail. Il se levait à l'aube et descendait dans l'atelier avant même de prendre son petit déjeuner. Il venait y empoison­ner la fin du travail de l'équipe de nuit et gêner le démarrage de l'équipe du matin. Quand il avait mis tout le monde en rage, il allait prendre son café puis il revenait un moment pour compliquer la vie du personnel de bureau. Vers dix heures, il s'enfermait enfin pour travailler jusqu'à midi sur des projets utopiques et merveilleux qu'il expéri­mentait à grands frais dans l'après-midi même.

 

Dans le sillage du Gros, vivaient difficilement deux ingénieurs adjoints qui s'efforçaient de li­miter les résultats de son hyperactivité. Le plus vieux s'appelait Aubert. C'était un ancien officier de cavalerie, très "Vieille France", grand et mince, avec des grosses moustaches en croc. Il était un peu plus jeune que le Gros mais il avait une échelle de valeurs différente, plus tradition­nelle et même archaïque. Bien naturellement on l'appelait Moustaches car, à l'aciérie, tous les chefs avaient un surnom. Il formait avec le Gros un couple très contrasté et tumultueux. Je ne crois pas qu'ils aient été jamais d'accord sur le moindre sujet.

 

Moustaches était souvent réduit aux travaux d'administration, si bien qu'on ne le voyait dans l'Atelier que pendant les courtes absences du Gros.

 

L'autre adjoint s'appelait Delbove. Beaucoup plus jeune, il avait droit aux ateliers, mais restait généralement cantonné aux fours électriques. C'était le Capitaine des Marmites. Les anciens aciériste avaient un grand mépris pour ces fours à arc. C'étaient des petits fours quasi-expérimen­taux, qui ne coulaient que de petites quantités d'aciers très spéciaux.

 

Contrairement aux gros fours Martin dans les­quels l'acier vivait et évoluait continuellement pendant l'affinage, tout ce qu'on mettait dans les marmites y restait. On y faisait donc un travail d'apothicaire, avec des calculs techniques com­pliqués et précis, sans art et sans âme. Sous la di­rection de Delbove, et dans l'indifférence géné­rale, les nouveaux techniciens faisaient leurs pre­mières armes et mettaient au point les techniques du futur.

 

Le Gros n'en avait cure. Il avait installé ces fours électriques sous la pression déterminante de la Direction Générale, mais ne s'en occupait guère. Il avait, entre autres choses, un projet tout à fait grandiose de coulée en sable, qu'il croyait révo­lutionnaire.

C'était tout à fait vrai mais bien tardif. Son sys­tème, compliqué et coûteux, permettait de ré­duire de moitié les pertes dues au retrait du métal dans le haut des lingots refroidis. Le Gros avait travaillé dix ans pour mettre au point cette tech­nique étonnante qui ne s'appliquait qu'aux aciers traditionnels. Elle nécessitait un personnel très compétent et un savoir-faire extraordinaire.

 

Pendant ce temps, des types obscurs, patients et silencieux, comme Delbove et son équipe, avaient imaginé une autre technique, différente, efficace, bon marché, facile à mettre en œuvre, et très bien adaptée aux aciers nouveaux et à l’acié­rie uniquement électrique.

 

Dés lors et au fil des années, l'empire du Gros s'effritait lentement et inexorablement sur le sable même dans lequel il fondait l'avenir.

Chemin faisant.

 

 

Il y avait plusieurs chemins pour gagner les fours. Ils offraient des plaisirs variés et des dan­gers certains.

 

Le premier passait par la sortie des lingots. Il empruntait la voie ferrée qui séparait l’Aciérie des laminoirs. Sur trois cent mètres, on avait conservé un passage d'environ un demi mètre entre la paroi des wagons et le quai de charge­ment. On y progressait avec prudence car le sol était encombré de déchets, de débris et de fer­raille. Les wagons circulaient parfois, ou bien s'animaient sous les chocs violents des ma­nœuvres de chargement ou d'accrochage. Par dessus les têtes les ponts roulants à bec transfé­raient d'une travée à l'autre les charges de lingots suspendues aux électro-aimants, et les déchar­geaient brutalement. Dans cet étroit sentier, Ju­lien cheminait donc avec précaution, les sens en éveil, par à coups et lentement, de pylône en py­lône, et en progressant d'abri en abri.

 

Au bout du hangar, la voie s'incurvait et on la quittait enfin pour entrer dans une zone plus calme. On était alors récompensé car le chemin traversait l'atelier de modelage puis la fonderie. L’endroit était tranquille, et le travail quasi arti­sanal.

La fabrication de modèles de fonderie est un mé­tier très professionnel et presque artistique. Pour fabriquer les moules, il faut reproduire en creux tout ce que les futures pièces coulées auront en saillie, et reproduire en saillie tout ce qu'elles au­ront en creux. Ce n'est pas facile. On façonne d'abord des modèles en bois qu'on presse dans du sable gras. On coule ensuite le métal liquide dans ces moules de sable séchés et durcis. Il faut pou­voir démouler les modèles. Certains moules doivent comprendre plusieurs morceaux, et par­fois des noyaux séparés qui réservent les cavités. Lorsque les moules sont terminés, il faut les étu­ver pour les sécher et éviter les explosions dues à la rencontre de l'eau et de l'acier liquide.

 

La préparation et la mise en action de tous ces dispositifs constituaient un spectacle particulière­ment intéressant. Julien ne manquait jamais de s'arrêter un instant dans la fonderie. Il était en ad­miration devant l'ingéniosité et l'astuce des me­nuisiers qui fabriquaient les modèles en bois puis les reproduisaient en sable. C'était vraiment un travail extraordinaire. L'odeur des étuves était ca­ractéristique et très désagréable. Cette odeur est à jamais perdue car les fonderies d'aujourd'hui uti­lisent un autre procédé plus rentable qui génère une odeur tout aussi désagréable mais différente.  Au-delà de la fonderie se situait enfin le hall des fours.

 

Le second chemin traversait le hall de coulée. Il commençait au niveau de la casse des pains de laitier. Le laitier est une couche de chaux qu’on fond dans les fours au dessus de l'acier liquide. Il permet d'en extraire des impuretés comme le phosphore et de modifier sa composition chi­mique. Lorsque le métal a la composition voulue, le laitier devient inutile. On le fait alors couler dans de grandes formes de fonte où il se solidifie en énormes pains de plusieurs tonnes.

 

Il faut casser ces blocs, très lisses et pesants, qui servent à fabriquer du ciment ou des engrais. En ce temps là, les méthodes de casse étaient primi­tives. Un pont roulant soulevait lentement les blocs à l'aide d'une pince à oreilles, qui ressem­blait à une très grande paire de ciseaux tordus. Puis il les laissait rapidement filer jusqu'au sol de béton, afin de les briser. Il fallait de nombreuses chutes pour obtenir des morceaux assez petits. Une équipe d'une dizaine d'hommes attaquait alors le laitier avec des pics et des masses, jus­qu'à pouvoir manipuler le produit avec des pelles de terrassier, pour le charger manuellement en camions.

 

Le travail était épuisant. Les camions étaient étonnants, même à l’époque. Il s'agissait de vieilles machines Citroën à bandages pleins. Ils circulaient lentement et bruyamment dans la cour en tressautant. Le moteur était relié aux roues ar­rière par une chaîne à galets, comme une énorme chaîne de vélo.

 

Les engins n'avaient pas de différentiel et vi­raient difficilement. Ils signalaient leurs inten­tions avec des bras de direction primitifs, extrê­mement curieux, et d'eux vient l'appellation. C'étaient de vrais bras, au sens propre, car ils consistaient en deux petites bandes en tôle noir­cie, pivotant verticalement, avec une forme de main découpée au bout. Cette main était peinte en blanc comme un gant d'agent de police. Les bras étaient manœuvrés de l'intérieur avec deux ficelles. Les vieux camions utilisaient aussi des avertisseurs à poires de caoutchouc soufflant dans des cornes sonores évasées et recourbées. Compte tenu de la tenue de route très aléatoire, ces fortes trompettes étaient très utiles.

 

Au delà du parc à laitier, le chemin traversait le hall de coulée que l'on appelait le « Bassin ». Le lieu était toujours très animé. Trois opérations s'y déroulaient simultanément.

 

Une équipe préparait les lingotières pour la pro­chaine coulée. L’Aciéries pratiquait la coulée « en source ». Le métal coulait dans une fontaine centrale, communiquant en dessous, par des canaux de briques réfractaires, avec les lingotières creuses disposées en couronne tout autour. En alimentant la fontaine centrale, le remplissage des moules commençait donc par le bas, et le métal remontait en même temps dans toutes les lingotières.

 

La préparation de ce dispositif était méticuleuse et demandait beaucoup de personnel et de temps. Elle exigeait aussi, un va-et-vient considérable de ponts roulants, qui amenaient les lingotières et les accessoires. Le tout était déposé sur des plaques de fonte, au fond de fosses, avec des joints de sable. Entre ces fosses, les passages étaient assez étroits, ce qui entraînait des chutes fréquentes et douloureuses dont j’ai déjà parlé.

Une autre équipe démoulait les lingots. Après remplissage et refroidissement partiel, elle dé­truisait le travail précédent en brisant les briques calcinées et en soulevant et évacuant les lingo­tières utilisées.

 

Cela laissait les lingots rouges dressés sur la plaque de coulée jusqu'à leur complet refroidis­sement. Les lingotières chaudes étaient plongées dans de grandes citernes dont l'eau se mettait à bouillir immédiatement avec de grands nuages de vapeur et d'énormes borborygmes.

 

Plus tard on enlevait les lingots froids. Ils res­taient souvent reliés entre eux par les restes des conduits de remplissage. Ils se soulevaient alors en grappes qu'il fallait rompre à la masse ou au chalumeau. Tout ce travail demandait une grande activité humaine et le recours à d'autres ponts roulants qui transféraient également les lingots démoulés dans le hall voisin.

 

Enfin la troisième équipe était chargée des cou­lées.

 

La coulée était un spectacle admirable et absolu­ment fascinant, même pour les habitués des lieux. Très fréquemment les hommes se rassem­blaient pour la regarder du haut du plancher des fours. On faisait d'ailleurs passer le mot. « Tel four va couler ». Si l'on était libre, on allait voir. Le chef d'atelier et les ingénieurs y jetaient sou­vent un coup d'œil, et quand il le pouvait, le Gros rejoignait l'équipe de Bassin, pour se rendre in­dispensable.

Tout d'abord un très grand pont roulant spécial, qui circulait au plus haut de l'atelier sur ses rails particuliers, apportait une énorme cuve d'acier doublée de briques réfractaires, la poche de cou­lée. Elle était installée en bas, tout contre le four, et le pont restait au dessus d'elle, en attente. Plus bas, un autre pont plus petit amenait alors un vé­hicule tout-à-fait spécial, le chariot de coulée. Imaginez l’affût d'un ancien canon avec son bou­clier de tôle percé d'une fente de visée, le tout perché sur quatre grandes roues de trois mètres de haut. Tout en haut, une petite plate-forme de travail était accessible par une échelle de fer.

 

Le chariot était disposé au dessus de la poche, et restait accroché par l'arrière à un câble relié à un treuil. Quand tout cet attirail était en place, le chef de four s'approchait par la passerelle du haut et commençait à dégager doucement le trou de coulée avec une curieuse petite pelle demi-cylin­drique.

 

Lorsque l'orifice devenait rouge clair, le chef passait le travail à l'équipe du bas. Quatre hommes escaladaient alors l'échelle du chariot et, à travers la fente de visée, ils attaquaient le per­cement avec un long ringard manié en cadence, aux cris du chef d'équipe. Le travail était assez long et pénible. Le ringard rougissait et s’amol­lissait. Il fallait souvent en changer.

 

Soudain une lueur brillait à son extrémité, comme une petite étoile. Les hommes criaient et on voyait un petit ruban de métal couler, puis un ruisseau de feu, puis un torrent de flammes et de lumière. Le treuil tirait alors le chariot un arrière, et les hommes se laissaient rapidement glisser jusqu'au sol. Dans un jaillissement d'étincelles, tout l'atelier s'illuminait et le rayonnement du métal liquide réchauffait tout l'espace et tous les cœurs. C'était absolument magnifique.

 

Là haut, l'équipe de four faisait les dernières ad­ditions, en jetant dans la poche des sacs de char­bon ou de matières diverses qui donnaient à l'acier sa composition définitive. A chaque jet d'immenses flammes s'élevaient accompagnées de nuages de vapeur et de fumée. La coulée de l’acier était la récompense, le grand moment de solidarité, l'instant d'accomplissement, la concré­tisation du travail et de l'effort commun. Autour d'elle toutes les distances sociales tombaient. Les chefs et le Gros n'étaient plus que des Compa­gnons et il arrivait souvent qu'on leur tape sur l'épaule sans qu’ils s’en offusquent.

 

Le métal coulait longtemps, souvent un quart d'heure. Et puis le pont géant soulevait la poche et l'amenait aux lingotières. Le remplissage était assez délicat. Il y avait en bas un chef de coulée, qui commandait le placement de la poche au des­sus de l'entonnoir de la fontaine, au centimètre prés, avec des gestes convenus. Lorsque tout était en place, il abaissait un levier soulevant une énorme carotte réfractaire qui servait de robinet. Le métal coulait alors jusqu'aux lingotières, en faisant un jet éblouissant et puissant, gros comme le poignet.

 

Dans cette équipe, il y avait aussi un rite d'initia­tion assez terrifiant. Seuls les « vrais » hommes étaient dignes des postes de maîtrise. Pour prou­ver cette qualité, il fallait passer très rapidement la main nue à travers le jet d'acier liquide de la coulée. L'acier est très lourd, même liquide. On devait frapper de toutes ses forces, sans hésita­tion, vraiment très rapidement et avec un effort de bûcheron. On s'en tirait alors avec des brû­lures ordinaires. Mais à la moindre faiblesse, à la moindre hésitation, la main était perdue. On vous avait bien dit que c'était un atelier de sauvages.

 

Le troisième chemin contournait les fours élec­triques, les Marmites. On y était un peu moins exposé, car le trafic des ponts roulants était moins intense de ce coté. Le chemin traversait un petit parc à ferrailles, au long de la cabine des transformateurs. Il s'enfonçait ensuite, sous le plancher des fours, en longeant les gazogènes.

 

A droite étaient entassés tous les matériaux né­cessaires à la fabrication et à la réparation des fours. Il y avait des tas de briques réfractaires de formes et de couleurs diverses, du sable, des sacs de ciment, de la dolomie, des minéraux variés, et des tonnes de poussière. On cheminait de façon tortueuse entre tous ces dépôts temporaires.

 

Les fours étaient tout près, et la chaleur était in­tense. Sur le dessus des gazogènes, les hommes s'agitaient de façon indistincte, dans la vapeur et la fumée. De temps en temps, une de ces ma­chines passait en phase réductrice et se mettait à émettre d'énormes quantités de particules de suie et de noir de fumée, sans compter les gaz toxiques. Avecun peu d'expérience, on s'en ren­dait compte de loin en voyant disparaître la lu­mière des lampes électriques, dont on n'aperce­vait plus que les filaments rouges. Sinon, il était trop tard, et l'on sortait de là couvert de suie et tout à fait noir.

 

Dans ces sous sols, le plafond d'acier était très bas. D'énormes chocs l'ébranlaient sans cesse, té­moins des opérations de chargement et des mani­pulations du dessus. Des coulées de gravats glis­saient alors, et il fallait de la chance pour les évi­ter toutes. Quant à la poussière, il y en avait tel­lement qu'elle formait des talus sur les poutres et les tubulures des structures. C'était vraiment la poussière des siècles.

 

D'autres produits coulaient aussi, à travers les fentes des tôles du plafond, au hasard des évène­ments au niveau des fours. Ainsi, Julien y vit un jour un grand voile transparent avec des stalac­tites irisées qui descendaient jusqu'au sol. Au tra­vers de ces transparences la lumière jouait comme dans une sculpture de verre. C'était un tonneau de silicate répandu devant les fours. Il s'était solidifié en séchant. En haut, c'était seule­ment un incident. En bas, c'était une merveille.

 

Tous ces chemins, et bien d'autres, menaient fi­nalement au centre de conduite, au cœur de l’Aciérie, aux fours et aux bureaux de fabrica­tion. Pour y accéder, on devait monter à l'étage supérieur par un petit escalier en colimaçon qui progressait dans une épaisse cage de fer toute dé­formée par des chocs violents. En haut de l'esca­lier il fallait obligatoirement s'arrêter un instant et réfléchir.

 

Dans toutes les directions, des ouvertures étroites permettaient d'observer attentivement le danger avant de sortir au milieu du plancher des fours.

 

Comme hors la tourelle d'un sous-marin émer­geant de la sûreté océane, à la fin de tous ces chemins l'escalier débouchait sur un autre monde, le plancher des fours.

 

 

Le Plancher des Fours.

 

 

En haut de l'escalier, c'était le tintamarre.

 

La première impression était paralysante, car le vacarme assourdissant venait de partout à la fois.

 

On avait une intense sensation de danger immi­nent sans en situer la source. De fait, il fallait sortir avec beaucoup de précautions car les ponts roulants constituaient une menace de tous les ins­tants. Derrière l'escalier s'étendait le hall de char­gement, alimenté par les redoutables ponts à bec. Les charges étaient constituées d'auges de fonte remplies de ferraille et suspendues par paire aux chaînes à crochets des ponts. Elles étaient dépo­sées, à grand fracas, sur des lignes de bâtis d'acier. Un jour, l'un de ces bacs faillit tuer Ju­lien.

 

Le hall des fours s'étendait devant la sortie. Large de vingt cinq mètres, il s'allongeait à droite, sur environ cinquante mètres, vers les bu­reaux de fabrication. A gauche, sur deux cents mètres, s'alignaient les fours Martin. Le sol des halls était fait de grandes dalles d'acier, carrées, très épaisses, qui ne rouillaient pas et restaient toutes luisantes, tant le travail intense entretenait leur surface.

 

Entre les fours et les bâtis de charge, tour­noyaient de curieuses machines, les chargeuses. Imaginez une tourelle suspendue sous un pont roulant, avec à l'avant, un énorme bras oscillant et cylindrique, qui saisissait les auges de ferraille et les déversait dans les fours. Je n'ai jamais compris pourquoi le petit peuple de l'aciérie par­lait des chargeuses au féminin tout en utilisant un vocable beaucoup plus imagé et très viril pour désigner le bras manipulateur caractéristique de l'engin.

 

Ces ponts chargeurs tournaient toujours dans le même sens, à l'inverse des aiguilles d'une montre.  Ils étaient tout à fait aveugles de l'autre coté. Ils verrouillaient leur bras dans l'orifice d'une auge, reculaient un peu, et effectuaient un demi-tour tout en se positionnant devant une porte du four. Celle ci s'ouvrait. Le pont avançait son chargement dans le brasier et le retournait pour le déverser. Il revenait ensuite, tout embra­sé, au point de départ, en achevant sa rotation. Lorsque l'on progressait sur le plancher des fours, il fallait toujours se placer d'abord dans le champ visuel du pontonnier chargeur car il ne voyait les gens que pendant la moitié du tour. Après avoir été vu, on passait derrière la ma­chine. Il fallait savoir que le pontonnier voyait seulement ceux qui venaient de la droite pendant son premier demi-tour, et ceux qui venaient de gauche, pendant son retour. Toute faute d'ap­proche était punie d’hôpital.

 

Mais tous les fours ne chargeaient pas en même temps car le chargement n'occupait que le tiers du temps de travail. Il n'y avait que trois char­geuses. Elles n'accédaient pas entre les fours, et certains espaces ne leur étaient pas accessibles. Ils constituaient des zones sures. C'était là que les hommes se tenaient pendant les repos. Ils pre­naient là aussi leurs repas et ils y avaient leurs armoires.

 

Les fours ne s'élevaient au dessus du plancher, que de quelques mètres. L'essentiel des structures était en dessous. Ils étaient assez larges. Dans la partie centrale s'ouvraient trois portes de deux mètres sur deux, dont le levage était commandé à distance par le second chargeur. Il ne manquait jamais d'en ouvrir une lorsque l'on en passait trop près. La plaisanterie était tout à fait réussie si les cheveux du passant s'enflammaient. On apprenait assez vite à s'écarter des portes et à surveiller le chargeur.

 

A droite et à gauche du four, s'élevaient les mas­sifs de maçonnerie des brûleurs, enveloppés d'in­nombrables tubulures de refroidissement. Les fours consommaient des torrents d'eau, autant qu'il fallait de charbon pour alimenter les gazo­gènes. A la fin du travail, certains hommes se mettaient nus et se lavaient à l'eau chaude prove­nant des fours, dans des seaux en zinc.

 

Parfois des visiteurs parcourraient l'aciérie. Ils étaient menés par un ingénieur qui arrêtait les chargeuses et expliquait le fonctionnement. Mais les obstacles à la marche étiraient le groupe et les femmes  restaient souvent à l'arrière. Il y avait alors plusieurs hommes nus avec des seaux. Et, de façon surprenante, tous s'essuyaient la figure.

 

Les fours contenaient chacun trente-cinq tonnes d'acier. Leur chargement durait environ deux heures, pendant lesquelles commençait la fusion des ferrailles. Quand tout était fondu, le chef de four prélevait un échantillon avec une énorme cuillère au bout d'un manche de quatre mètres. Il versait l'acier liquide dans un petit creuset de fonte, et y plongeait un fil de fer qui servait d'anse. Dés que l'acier était figé, on démoulait, et un manœuvre courrait porter le petit palet de mé­tal rouge, vers le laboratoire de chimie.

 

Il y avait donc un laboratoire de chimie sur le plancher des fours. La juxtaposition des deux univers était étonnante. Une mince cloison de panneaux vitrés les séparait. D'un coté régnait la force brute. On manipulait des dizaines de tonnes avec d'énormes engins. De l'autre coté on pesait des milligrammes avec des balances d'apothi­caire, on utilisait des fioles fragiles, et on distil­lait des jus multicolores dans des serpentins de verre. Dans l'atelier les équipes en bleus de chauffe s'affairaient en gesticulant dans le va­carme, la fumée, et la poussière des fours. Der­rière les vitres fragiles, deux laborantins en blouse blanche comptaient méticuleusement les gouttes de réactif, au dessus d'un bec Bunsen.

 

Entre les deux métiers il y avait un petit guichet. Entre ces deux mondes, on passait de la matière brute à l’échantillon par le moyen d'une antique perceuse dont le foret fournissait des fragments ou des copeaux à la dimension du matériel de chimie. C'était primitif mais efficace. L'installa­tion du laboratoire n'avait pas été facilement ac­ceptée. Il avait fallu toute l'autorité et l'énergie du Gros pour l'imposer, et surtout pour obtenir l'utilisation effective des analyses. Le Gros avait été tolérant. Il aimait bien ses anciens. La vieille garde utilisait encore les antiques méthodes pour évaluer la composition de l'acier. On demandait surtout au laboratoire de confirmer les résultats. Les écarts surprenaient.

 

Pendant que le laboratoire travaillait, le chef de four tirait un second échantillon, avec sa longue cuillère, dans le même creuset. Un second ma­nœuvre partait en courant vers le cote oppose du hall, à cote du four numéro un. Là étaient les marteaux pilons. Le palet d'acier incandescent était écrasé en une galette épaisse d'un demi cen­timètre, qu'on laissait venir au rouge sombre. Sur un second pilon on pliait la galette, dans un vé jusqu'à rupture. L'angle obtenu renseignait à la fois sur les teneurs en carbone et en manganèse. Certains contremaîtres devinaient aussi juste que les chimistes.

 

A partir de ces analyses plus ou moins conver­gentes, on attaquait la déphosphoration. C'est-à-dire que les ponts chargeurs introduisaient dans le four, une importante quantité de chaux, qui al­lait fondre à la surface du bain d'acier liquide, se combinant aux impuretés indésirables pour for­mer ce que l'on appelle le laitier. Il fallait sou­vent faire écouler et reconstituer plusieurs fois ce laitier afin d'obtenir une pureté satisfaisante.

 

Ces coulées étaient moins spectaculaires que les coulées d'acier. Elles se faisaient par l'avant du four, coté plancher, et non pas vers le bassin de coulée. Le bas des portes était garni d'un talus de dolomie, que le chef de four creusait avec un long crochet, pour pratiquer un petit canal par le­quel s'écoulait le niveau haut du bain.  Comme le laitier était plus léger que l'acier, il flottait dessus et s'écoulait donc en premier. Le fondeur approfondissait le canal, au fur et à mesure de l'écoulement, jusqu'à l'arrivée de l'acier. Le liquide tombait dans un grand bac, au niveau inférieur, par un grand trou pratiqué dans le sol du plancher. Le laitier coulait calmement, mais l'acier lançait brusquement un brasillement d'étincelles.

 

On refermait alors le canal avec quelques pelle­tées de dolomie, mais parfois le barrage cédait. C'était une catastrophe. L'acier liquide se répan­dait à flots devant le four et dans les caves et al­lumait des incendies effrayants difficiles à éteindre. Il fallait refroidir cette grande masse d'acier avec d'énormes lances à eau. La vapeur provoquait des explosions très dangereuses. Longtemps après, l'acier se figeait enfin en grandes plaques épaisses et informes que l'on dé­coupait pendant des jours, à l'oxygène. C'était un accident très exceptionnel.

 

Lorsque l'acier était purifié, il fallait terminer l'affinage. Cette phase était la plus calme du tra­vail. On augmentait la quantité d'air pour obtenir une flamme oxydante, et on laissait brûler le car­bone. Il fallait seulement surveiller le manganèse et la température de la voûte qui s'élevait et frô­lait parfois le point de fusion.

 

L'équipe se détendait un peu en attendant le mo­ment de la coulée et la prime qui s'y attachait. Mais le contremaître s'affairait car il devait assu­rer la coordination avec l'équipe du bassin qui préparait les lingotières et la poche, dans le hall du bas. L'opération de four complète durait six heures. Il y avait donc quatre coulées par jour, par four, pour trois équipes travaillant huit heures chacune. Donc l'une des équipes assurait deux coulées et encaissait deux primes. Lorsque l'acier était bon à couler mais que le bassin était en retard, l'équipe perdait sa prime au bénéfice du poste suivant qui n'avait pas fourni l'effort.

 

Cela entraînait des conflits parfois sanglants. Le contremaître y perdait sa prime, son autorité, et son prestige. Quelques minutes avant la fin du travail et quel que soit l'état de l'acier, il décidait parfois d'actionner la sirène qui appelait son équipe pour la coulée. car c'était l'instant du pre­mier jet d'acier qui déterminait le bénéficiaire de la prime. Il y avait aussitôt un moment de fréné­sie. Si l'audace avait été trop grande, la coulée ra­tait. Il fallait alors s'en expliquer avec Nestor Lo­bry, le chef de fabrication, un homme énergique, fort en gueule et pas commode.

 

L'acier purifié et décarburé n'était pas au point, pour autant. Il restait des problèmes de tempéra­ture et de composition. Il fallait ajouter les minéraux  qui composeraient l'alliage défini­tif, c'est à dire le silicium, le vanadium, le chrome, et autres métaux divers. Ces minerais étaient enfournés à la pelle, au plus prés des flammes, par l'équipe des manœuvres qui les projetaient à travers les portes levées et  baissées en cadence par le chargeur. Ces additions modi­fiaient à nouveau les teneurs en carbone et man­ganèse, tandis que la flamme oxydante des brû­leurs, continuait à faire évoluer la composition du bain. Cela entraînait la nécessité de correc­tions complémentaires.

 

Cette instabilité chimique faisait dire aux hommes que l'acier Martin était vivant, et la maî­trise de cette vie constituait à la fois la fierté des hommes et tout le souci et le savoir faire des contremaîtres. Les dernières minutes avant la coulée, représentaient donc un moment particu­lièrement pénible et délicat.

 

C'est généralement à cet instant qu'arrivait le Gros. Il demandait aussitôt sa chaise. Il y n'y en avait qu'une sur le plancher des fours. Elle était destinée, à l'origine, au contremaître qui s'as­seyait devant un petit pupitre pour calculer ses minéraux. C'était une vieille chaise aux pieds de fer, sur laquelle on voyait encore quelques restes de peinture verte. On l'apportait au Gros qui s'y calait et qui se penchait en avant pour critiquer le travail de l'équipe.

 

De temps en temps un homme, ébloui et brûlé, faisait un faux mouvement et envoyait sa lourde pelletée à coté de la porte du four. Le Gros aboyait alors quelque injure. Après deux ou trois interventions, les hommes lançaient au Gros des regards assassins. Il en était ravi. Il poussait le bouchon encore un peu plus loin afin qu'une forte tête lui jette sa pelle aux pieds. Le Gros ju­bilait en silence, mais il fixait l'individu dans les yeux en montrant l'outil du doigt jusqu'à la re­prise du travail. Ensuite, l'honneur de chacun étant sauf, et le scénario consommé, on terminait calmement les additions.

 

Après celles-ci, il fallait contrôler la température, qui ne pouvait être inférieure à mille six cents degrés, ni supérieure à mille six cents vingt. C'était le travail de l'équipe de Julien qui interve­nait donc au moment le plus critique, et pouvait retarder la coulée. Il faudrait alors reprendre le petit jeu des additions. Quand la température était mauvaise, c'était donc la dispute. Quand elle était bonne, on pouvait lâcher l’acier. Alors le Gros allait voir la coulée, puis il descendait au Bassin pour donner son avis inopportun sur le placement et le remplissage des lingotières.

 

Tout au bout du hall, il y avait des fours élec­triques. Ils étaient situés au niveau inférieur. Le travail y était bien différent. Ici, pas de char­geuses. Les fours s'emplissaient par le haut, en éloignant le couvercle avec un portique. C'est pourquoi on les appelait les Marmites.

 

Dans le four électrique, la composition de l'acier ne changeait pas, sauf sur intervention du fon­deur. L'acier était inerte et sans vie. Sa chimie était parfaitement maîtrisée, et il suffisait d'une règle de trois pour calculer précisément les ap­ports nécessaires à l'élaboration de l'alliage re­cherché. Seule, l'élimination du carbone posait quelques problèmes. On la réalisait en injectant de l'oxygène dans l'acier liquide, ce qui provo­quait parfois son inflammation spectaculaire. L'acier brûle très bien dans l'oxygène. Les hommes aussi étaient très différents.

 

Les fondeurs devaient êtres habiles en arithmé­tique, et le chef d'atelier, Charles Decaudin, était un administratif devenu technicien. Les calculs se faisaient au calme, dans un petit bureau repris sur le poste électrique. Ici, pas question de prendre aucun risque avec les coulées. Les ma­tières d'addition, chrome et nickel, étaient très coûteuses, et elles étaient employées en quantités importantes. L'ingénieur responsable, Delbove, passait plus de temps à contrôler les calculs qu'à surveiller les coulées. L'ambiance de travail était à la fois plus tendue, en raison des enjeux, et moins agressive dans l'exécution.

 

Mais Delbove changeait d'attitude, lorsqu'il mon­tait l'escalier du plancher des fours Martin. Il de­venait hargneux et exigeant, critiquant tout désordre, interdisant aux contremaîtres et même aux techniciens de s'asseoir, et intervenant, en fait plus à propos que le Gros, sur les incidents de fabrication. Et il ne manquait jamais de reve­nir contrôler que ses ordres avaient été exécutés.

 

On tolérait, on attendait, et même on espérait la comédie du Gros, qui permettait à chacun de s'af­firmer en l'affrontant. C'était la vie de l'atelier et la distraction virile quotidienne. On redoutait les interventions et les mises en demeure de Del­bove, qui mettaient en cause l'ambiance, la rou­tine et le fond du travail.

 

Au fond, on savait bien que le Gros ne vivait que pour et par l'Aciérie, pour et avec ses hommes.

 

Quand à Delbove, il fabriquait de l'Acier.

 

 

 

Vous avez dit «  Sauvages » !

 

 

Sur le plancher des fours, il y avait des chats.

 

Des chats et des hommes.

 

Les chats étaient presque sauvages. Ils étaient une dizaine. On les reconnaissait à leur couleur, car ils ne se laissaient pas approcher. Ils pas­saient rapidement, pendant les courtes périodes de calme, lorsque le four était en opération. On ne savait pas d'où ils sortaient, ni où ils se ca­chaient le reste du temps. Ils allaient de nulle part à nulle part.

 

Tout à coup ils étaient là. Ils vous regardaient fixement de leur regard vert et vertical. Parfois ils miaulaient agressivement. Ils retroussaient leur nez en montrant les dents, et puis ils s'en al­laient en trottinant sans hâte. Ils devaient se nourrir sur les restes des repas des hommes, car il n'y avait pas de souris dans l'aciérie. Il y en avait pourtant beaucoup dans tout le reste de l'usine.

 

Outre son point d’attache à l’aciérie, Julien utili­sait un local isolé, au dernier étage d'un im­meuble de bureaux. Une double porte le séparait d'un grenier glacial qui servait de magasin pour le matériel de contrôle. Il y travaillait souvent, les soirs d'hiver, silencieux et solitaire, sur une table à dessin, à la chaleur d'un simple radiateur électrique.

 

Au bout d'un moment, attirées par la chaleur, les souris se faufilaient sous la porte du grenier, et elles s'alignaient l'une à coté de l'autre, en face du radiateur. Elles restaient parfois là assez long­temps, mais un bruit un peu fort, un mouvement un peu ample ou trop vif, les mettaient en fuite. Elles se tortillaient alors sous la porte pour rega­gner le refuge du grenier. C'était une petite dis­traction dans la tension quotidienne.

 

Il n'y avait pas de souris sur le plancher des fours, mais beaucoup de bruit et de mouvement. Il y avait ces chats à demi sauvages, et puis des hommes qu'on disait méchants. Certains l'étaient vraiment. La plupart étaient seulement des gens ordinaires qui gagnaient leur vie en faisant ordi­nairement un travail pénible et dangereux.  Mais quelques uns étaient journellement et simplement attachants et extraordinaires.

 

Les mœurs surprenaient. Quelques jours après son arrivée, Julien assista à une expédition puni­tive qui se termina par une bataille rangée contre l'équipe de la gare de triage. C'était une rixe ha­bituelle, qui se terminait traditionnellement par l'attribution d'une caisse de vin à l'équipe des vainqueurs. Ce jour là l'équipe des fours jeta l'équipe du chemin de fer dans le canal. Ce fut l'une des dernières batailles, car peu de temps après, la dernière bombe enfouie fut sortie de son trou, et l'on put enfin terminer la longue clôture de ciment qui fermait l’accès aux voies ferrées. Le Gros la fit immédiatement couronner d'un triple rang de barbelés, ce qui en fit un obstacle assez sérieux, sauf pour les voleurs, difficiles à décourager.

 

A coté de la voie ferrée, aux bouts du pont, on trouvait deux petits cabarets, un de chaque coté du canal. Aux heures de début et de fin du tra­vail, les aciéristes allaient boire coté aciérie, et les cheminots consommaient coté chemin de fer. Les territoires étaient bien délimités et il y avait peu d'incidents. Mais pendant les heures de tra­vail, une des tenancières recevait parfois l'un des chefs, en récréation très privée.

 

Les chefs ne respectaient pas toujours les terri­toires. Lorsqu'ils étaient fatigués du menu ordi­naire, ils passaient le pont du canal. Et comme ils étaient ardents au labeur, il arrivait que le rival soit trouvé au nid. C'était un casus belli. Le chef frustré retournait chercher son équipe, tandis que l'usurpateur, remis sur pied et rhabillé d'urgence, rameutait la sienne. Trente ou quarante hommes s'affrontaient sur les berges. Une équipe finissait dans l'eau. L'autre gagnait la caisse de vin payée par le chef et fournie par le cabaret. Je crois bien que souvent, le cabaret envoyait aussi l'estafette.

 

Dans les deux estaminets, des voleurs avaient leurs repaires. Pendant les heures d’ouverture de l'atelier les voleurs volaient dehors, les di­manches et fêtes, ils volaient dedans. A l'entrée de la gare de triage, les trains de marchandises s’arrêtaient. C'étaient surtout des trains de char­bon qui venaient du réseau privé des houillères, et qui devaient attendre la voie libre pour entrer sur le réseau national. Les voleurs escaladaient les wagons avec des sacs de jute. Ils étaient une dizaine et travaillaient très vite.

 

Le coin du grand atelier du plancher des fours s'avançait très haut et dominait le terrain d'action des voleurs. Aux heures des repas et pendant les détentes entre les coulées, quelques ouvriers ve­naient prendre l'air à cet endroit épargné par les ponts roulants. Ils s'accoudaient contre la ram­barde et contemplaient l'opération, comme au spectacle.

 

Ce que les aciéristes voyaient parfois du haut de leur observatoire, et que les voleurs ne voyaient pas du bas, c'était l'arrivée occasionnelle des gen­darmes. Pendant cette approche, les ouvriers huaient la police et tentaient à grands cris de pré­venir le flagrant délit. C'était inutile, à cause du vacarme. Les voleurs étaient arrêtés et s'en al­laient menottes aux poignets. Pour payer les amendes, la tenancière redoublait de séduction, et les bagarres se multipliaient jusqu'au retour du mari qui n'était jamais enfermé plus de quelques semaines.

 

Dans l'atelier il y avait pourtant quelques vrais méchants. Au four numéro deux, un des fondeurs était incroyablement brutal. Un jour, Julien crut bien qu'un manœuvre de chargement allait être tué. Le fondeur le poursuivait sur le plancher des fours pour le transpercer avec un ringard d'acier rougi qu'il tenait comme  une lance. Mais le bon­homme courrait trop vite. Une autre fois, il vit ce même fondeur sauter férocement sur le ventre d'un pauvre diable pour le faire tomber à travers le trou de coulée du laitier sous lequel était un bac brûlant. Ils y seraient d'ailleurs tombés tous les deux. L'homme agressé se cramponnait des quatre membres aux bords du trou pour sauver sa vie, et il hurlait de peur et de souffrance. Gabriel Orner, le contremaître, a vite réglé la situation en assénant un bon coup de plat de pelle sur la tête de l'agresseur. Après cela on soigna les blessés, puis on les renvoya au travail. 

 

Dans une autre équipe il y avait le grand Jules. C'était également un homme violent, chauve et bizarre, très inquiétant. Julien ne connaissait pas son vrai nom. C'était un forcené qui buvait beau­coup et ne parlait que du Grand Soir. Il l’atten­dait pour très bientôt. Il paraissait penser sans cesse à des incendies et des meurtres de bour­geois, et décrivait en détail les horreurs qu'il se proposait de commettre. Jules est mort un jour subitement, sans réaliser ses terribles fantasmes. Lorsqu'il entendait cet ivrogne insensé rêver hor­riblement à voix haute, Julien pensait parfois à toutes les violences et les révolutions, où d'autres Jules, assoiffés de crimes et de sang, ont pu don­ner libre cours à leurs épouvantables pulsions.

 

La plupart des autres hommes étaient gentils et inoffensifs, mais certains adoraient les farces de mauvais goût. Arthur Baudour, s'approchait en catimini des gens immobiles, et urinait dans leur poche. Vous imaginez la fureur des victimes ré­veillées par la chaleur humide. Arthur Baudour réussissait souvent son coup avec les nouveaux. Il craignait les coups et ne se frottait pas aux an­ciens.

 

Maklouf Attia salissait plus encore son visage déjà bien noir, mettait un long couteau entre ses dents, et rampait sous les râteliers des bacs à fer­raille, pour surgir brusquement devant les nou­veaux venus ou les naïfs. Le pauvre Gilbert La­coste prenait cette comédie au sérieux et en était malade de peur chaque fois. Maklouf était  un type charmant qui n'avait qu'un défaut, l'ivrogne­rie. Il se serait fait tuer pour Pierre Dupuis, son contremaître, qui lui confisquait tous les jours sa bouteille de vin. Toutes les heures Maklouf allait voir Pierre et lui disait qu'il avait bien travaillé et qu'il avait soif. Pierre Dupuis lui confiait alors la clé de l'armoire et lui autorisait un seul verre. Et Maklouf buvait un seul verre.

 

Gilbert Lacoste était très naïf. On n’imaginait difficilement comment il avait pu arriver dans un pareil milieu. Il était auparavant portier dans un couvent de moines, et il y retourna d'ailleurs dix ans plus tard. Au début, il ne buvait pas, mais c'était pire. Chaque matin il se procurait de l'éther au laboratoire de chimie et l'absorbait sur des morceaux de sucre. Cela aggravait son état, et on n'en tirait rien. Il s'était attaché à un cama­rade qui partit un jour faire son service militaire. Gilbert avait voulu saluer son départ et avait ap­porté plusieurs litres de vin et d'apéritif. Verre après verre, en attendant son ami, Gilbert a tout absorbé. Il est d'abord devenu comme fou, esca­ladant les clôtures de ciment et de barbelés, et se mettant à genoux, en prières, sur la voie ferrée. Après qu'on l'ait difficilement récupéré, il est resté ivre mort toute la journée, couché sur le dos, respirant à peine, blême et nez pincé, caché dans une cabine électrique où les hommes l'avaient déposé pour éviter son licenciement. Le soir, ils l'ont disposé à cheval sur son vélo, les pieds ficelés aux pédales, une planche dans le dos de sa veste pour le tenir droit. Ils l'ont fait passer entre deux copains devant les gardes et l'ont ramené chez lui. Je crois que ce jour là Gilbert a bien failli mourir.

 

Alphonse Bonenfant était aussi un type surpre­nant. Pontonnier de chargeuse, il prit pendant trente ans un même et identique repas pendant la coupure de poste. Lorsque le signal de pause était donné, Alphonse stoppait sa machine et al­lait chercher dans son armoire un sac de toile ci­rée noire qui contenait invariablement un  petit lapin rôti. Alphonse le dévorait à pleines dents en le tenant par les pattes de derrière et celles de de­vant. Puis il fendait un pain d’un kilo, y étalait une demi livre de beurre et expédiait cela à la suite du lapin, en arrosant le tout d’une pleine bouteille de vin. Alphonse se portait bien et il était d’humeur agréable, mais son visage était violet et il avait le souffle assez court.

 

Un matin, Julien apprit la mort de Daniel Le­clerc. On apprenait souvent la mort de quel­qu'un a l’aciérie. On y voyait même parfois une mort très brutale. Mais la mort de Daniel touchait particulièrement Julien. Il aimait bien le fils de la veuve comme on l'appelait dans l’atelier. Il fai­sait parfois route avec lui. Daniel était aimable et gentil, avec des yeux clairs un peu tristes. On le reconnaissait de loin, car il était le seul à porter une chemise canadienne à carreaux noirs et rouges, sur le plancher des fours. Tous les autres étaient en bleus de chauffe. Les vêtements de Daniel dérangeaient, comme tout dérangeait chez lui.

 

Il parlait un français correct, il était poli et bien élevé, ne se battait pas, ne jurait pas, ne crachait pas. Il mangeait proprement et buvait de la bière. Il vouvoyait les gens, y compris les ouvriers arabes. Il était sorti du lycée prématurément car son père s'était tué accidentellement deux ans plus tôt. Il avait pris ce travail éreintant pour fuir la misère et le drame, et aider sa famille.

 

Nestor Lobry, le chef de fabrication, l'avait affec­té dans l'équipe de Flament, pour l'aguerrir un peu, mais c'était très manifestement une erreur. Il eut mieux valu le confier à Pierre Dupuis, qui se souciait bien plus du moral et de l’équilibre de ses hommes. Flament n'avait rien à faire des états d'âme, et son adjoint Michaux non plus. Tous les deux n'avaient qu'un seul objectif, les primes de coulée. L'équipe n'avait qu'à suivre et obéir.

 

Daniel obéissait et faisait de son mieux, mais il avait du mal à suivre. Il souffrait physiquement, mais surtout il était égaré dans ce monde brutal auquel il ne comprenait rien. Il était fatigué dans chacun de ses muscles douloureux, et bien plus encore dans son éducation soignée, dans ses va­leurs délicates, à chaque instant remises en ques­tion par la saleté, la grossièreté, la vulgarité et la violence de ses compagnons. Sa douceur et sa tristesse clamaient sa détresse et sa demande d'aide.

 

Julien l'aimait bien le fils de la veuve, mais il ne le lui avait pas dit. Et Daniel n'a pas compris qu'on le prenait comme il était. Alors, ce lundi, Daniel est rentré chez lui vers dix heures, après le poste du soir. Il a pris le fusil hérité de son dé­funt papa. Il a mis le canon dans sa bouche, et il a fait sauter sa cervelle au plafond. Il habitait la même rue que Julien qui n'en a rien su, rien vu. Pourtant la police et les pompiers sont venus. En­fermé dans son bonheur ordinaire, Julien n'a pas appris qu'un ami venait de mourir de solitude et de mal-être. Seul Flament est allé à l'enterrement. La veuve n'y était pas. Elle ne fut plus jamais nulle part hors l’hôpital psychiatrique où l'on es­sayait de sauver sa vie inutile.

 

Quelques jours plus tard, Julien discuta de cette mort avec Pierre Dupuis. Car il y avait dans l'équipe de Gabriel Ronet, un grand garçon avec des yeux clairs un peu tristes qu'il avait parfois surpris dans l’entrepôt voisin. La tête dans les mains, appuyé sur le mur, il était secoué de ce qui semblait être des sanglots silencieux. Ce n'était pas un autre Michel. Il était grand et ro­buste, et ne se laissait pas brimer ni provoquer par personne. Il savait se battre, s'habillait de bleu, buvait du vin. Mais depuis quelque temps, il ne parlait plus beaucoup.

On ne consultait jamais inutilement Pierre Du­puis. Il observa Roger. Le grand garçon changea d'équipe sous un prétexte quelconque. Il vint chez Pierre et fut confessé. Personne ne résistait longtemps à une confession avec Dupuis. Pierre écoutait si bien. Le gars douloureux s'appelait donc Roger. Il était dur, il était beau. Il s'était en­gagé un jour pour l'Indochine, où il avait rencon­tré une jeune femme. Il l'avait aimée et lui avait fait une petite fille aux cheveux noirs et aux yeux en amandes. Il s'était marié, et puis il était revenu seul en France. Pierre n'a pas su pourquoi Roger n'avait jamais rien dit de son histoire à ses pa­rents âgés. Peut-être a-t-il eu peur de leur faire du chagrin. Dans ces régions, à l'époque on ac­ceptait mal une bru exotique. Plus tard, il n'a rien dit non plus, lorsque qu'il a retrouvé la jeune fille qu'il avait fuit en s'engageant. Elle était blonde, elle était là, et tous les proches les poussaient l'un vers l'autre. Un an plus tard, Roger s’était marié une seconde fois, sans rien dire de son passé pourtant si simple, et il était donc devenu bigame.

 

Et puis un jour une lettre est arrivée à son an­cienne adresse, chez ses parents. C'était une lettre avec un timbre officiel. Il l'avait pliée dans sa poche, contre son cœur qui battait fort. Sa pre­mière femme indochinoise était partie en aban­donnant l'enfant dont il était le père légal. L'am­bassade lui demandait de bien vouloir décider de ce qu'il fallait faire. Le pauvre Roger était pris au piège. Il était fou de sa petite fille du bout du monde, à laquelle il rêvait souvent. Il ne dormait plus beaucoup, mais ne savait comment avouer la situation à sa femme.

 

C'est Pierre Dupuis qui a tout dénoué. Son ad­joint Ben Barek a gardé Roger en heures supplé­mentaires. Pierre est allé voir la dame et l'a tant attendrie avec des contes bleus qu'elle a prié Ro­ger de faire venir l'enfant en France.

 

Un matin, le grand garçon est venu voir Julien. Il lui a seulement dit « Bonjour », puis il est sorti avec un sourire. Il avait des yeux clairs comme étaient ceux de Michel, avant la mort du père, avant la pauvreté et l’aciérie, avant la solitude.

 

Avant la carabine.


 

 

 

 

Cheminées.

 

 

Nous avons tous déjà vu ces hautes cheminées de briques qui caractérisent les régions industrielles, et qui se dressent sur l'horizon. Nous les avons regardées avec indifférence, parfois avec curiosi­té, comme une espèce en voie de disparition. Elles sont démolies l’une après l’autre, et ne sont souvent plus que les témoins oubliés d'une époque bien proche, qui appartient pourtant déjà au passé.

 

A moi même, il est arrivé d'en détruire, et c'est toujours avec un serrement de cœur que j'ai com­mandé l'explosion qui les abattait. Elle se cas­saient soudainement en plusieurs tronçons qui semblaient tomber lentement, tant la hauteur était grande, et qui sombraient dans un nuage de pous­sière, avec d'énormes chocs qui faisaient trem­bler le sol. Et puis, la poussière retombée, l'es­pace semblait soudain vide, et tout désorienté, l'on cherchait vainement des yeux le géant à ja­mais abattu.

 

On ne sait plus très bien aujourd'hui comment s'élevaient ces colonnes étroites, dont le sommet culminait parfois à cinquante ou soixante mètres, et dont le pied reposait sur un système compliqué de puits, de fosses et de conduits voûtés souter­rains. Il s'agissait toujours de l'œuvre complexe d'un artisan très qualifié qui les décorait de fes­tons et d'ouvrages de briques blanches, y inscri­vait la date de mise en route, et souvent ses ini­tiales, car leur construction occupait un temps appréciable de sa vie.

 

Dans l’aciérie, où travaillait Julien, il y avait cinq de ces cheminées, et bien évidemment cinq ré­seaux souterrains que l'on appelait les carneaux. En fonctionnement normal, ceux-ci conduisaient les gaz embrasés sortant des fours, jusqu'aux cheminées qui les dispersaient dans l'atmosphère. Tous les quarts d'heure, on changeait le sens de circulation des gaz dans le four, et à l'occasion de ces renversements, des entrées d'air se produi­saient parfois, qui provoquaient de fortes explo­sions. Alors, comme un fumeur géant, la chemi­née crachait un immense anneau de fumée qui montait lentement dans le ciel, en roulant sur lui même et en s'élargissant jusqu'à ce que le vent s'en saisisse et le disperse.

 

A intervalles espacés, les fours s'arrêtaient pour réparation. Celles-ci devaient durer le moins longtemps possible. Il fallait donc visiter les car­neaux et la base de la cheminée pour décider des réparations à faire, et commander les maté­riaux nécessaires. Cette visite était redoutée car elle s'effectuait par l'intérieur, très tôt après l'arrêt du four, afin d'avoir le temps de passer les com­mandes. L'on établissait alors un très fort courant d'air, en mettant en marche les gros ventilateurs soufflant des fours et les aspirateurs des chemi­nées. Les deux contrôleurs désignés, dont je fus d'ailleurs comme le fut Julien, revêtaient des vê­tements épais sous les combinaisons de travail, pour se protéger, non pas du froid mais de la cha­leur. Ils se masquaient d'un foulard et de lunettes de motocycliste. Ils postaient deux vrais amis sé­rieux auprès des commandes de ventilateurs, et descendaient par un regard, dans le sombre  ré­seau souterrain.

 

Le spectacle y était à la fois effrayant et fantas­tique. Les carneaux étaient illuminés par la com­bustion de la suie. Le violent courant d'air pla­quait contre les murs des flammes de plusieurs mètres, qui serpentaient et ondulaient monstrueu­sement. Partout les plaques de suie enflammées brasillaient et projetaient des étincelles. Au pla­fond bas courait un cordon de fumée grise, dense et tournoyant.

 

Il fallait parcourir rapidement tout le réseau et noter les défauts à la craie sur une plaque de tôle, car le papier brûlait aussitôt. A la fin du circuit, on arrivait au bas de la cheminée, au delà des longues flammes, dans la culée où l'air était un peu moins chaud et la fumée moins dense. On y prenait son souffle en se reposant un bref instant pour dominer sa peur, avant de replonger dans l'enfer du retour. On sortait de l'épreuve à demi cuit et presque suffoqué, avec la ferme volonté de ne plus jamais revenir.

 

Un jour d'automne parmi tous les autres jours or­dinaires, le couronnement de la cheminée du four numéro deux a explosé. Cela fit un bruit énorme. Tous les hommes ont regardé en l'air et ont vu le toit s'étoiler sous les impacts des débris, là haut, à vingt-cinq mètres. Ce fut une fuite éperdue et personne ne fut blessé.

 

Mais la cheminée était morte. D'énormes mor­ceaux de maçonnerie jonchaient le sol. Il fallut déblayer puis démolir. On ouvrit une grande brèche à la base, puis on détruisit l’édifice en le vidant par l'intérieur, à la main, et brique par brique, car elle se dressait au milieu des ateliers. Durant cinq mois, elle s'abaissa lentement jus­qu'à s'araser sur ses fondations, au niveau du sol.

 

Alors arriva le « Maçon ». C'était un Maitre-Ou­vrier flamand, qui parcourait la Flandre indus­trielle et le Nord de la France, en reconstruisant les cheminées détruites. Il ne parlait pas français, et n'avait d'ailleurs personne à qui parler. Il travaillait avec un seul aide, sa femme. Elle gâchait le mortier et transportait les briques.

 

Le Maçon mit en place sa petite roulotte, et dé­balla son maigre matériel. C'était très simple, une pelle, une truelle, un marteau, un seau, un niveau d'eau, un fil à plomb, et une brouette.

 

Dans les ruines du puits de cheminée, il installa une petite plate-forme, sur laquelle il allait tra­vailler deux ans. Elle reposait sur trois crochets, et il la soulevait au fur et à mesure de la progres­sion du travail, en montant tout simplement sur la maçonnerie déjà terminée. Après quelques mois, cela donnait le vertige.

Le couple se mit au travail, douze heures par jour, pratiquement sans répit. L'homme grimpait le matin par une échelle de fer extérieure dont il scellait les échelons tout en allant. Il se tenait là haut, par tous les temps, enfoncé jusqu'à la taille dans le fût de la cheminée, et il tournait sur lui même pour poser les couronnes successives de maçonnerie. Quand il pleuvait trop fort, il s'abri­tait sous une petite bâche sans cesser le travail.

 

La femme restait en bas. Elle chargeait un seau avec quelques briques qu'elle allait chercher à la brouette, ou avec du mortier qu'elle préparait à la pelle. Ensuite, l'homme, là haut, remontait le seau avec une corde qui s’allongeait au fil des mois, le vidait et le redescendait, posait dix briques, remontait son seau, sans trêve, sauf aux repas, simples sandwichs envoyés par le seau, enveloppés d'une serviette, avec une bouteille de bière.

 

Et de temps en temps, ce flamand flamingant montait sur les bords de l'immense ouvrage, et du haut de ce socle démesuré et vertigineux, debout en plein ciel et renversé en arrière, jambes écar­tées comme le Manneken de Bruxelles, il pissait sa bière aux quatre vents des Flandres.

 

Ce travail de forçat dura deux ans, qu'ils vécurent entre le chantier et la roulotte, une petite roulotte verte de bohémiens, avec un timon pour deux chevaux, et que l'on avait amenée, remorquée par un camion. Enfin, selon la tradition du pays plat, le Maçon posa le bouquet en haut de l'ouvrage. C'était un grand bouquet de branches et de paille qui signifiait la fin du travail. Au bout de sa corde l'homme descendit son seau et sa petite plate-forme, puis il regagna le sol et rangea ses outils. La femme sortit deux serviettes blanches, une bouteille de vin et deux tartines qu'ils man­gèrent lentement et silencieusement, très serrés l'un contre l'autre. Et le lendemain, dés l'aube, et sans histoires, le Maçon, sa femme, et la roulotte verte, étaient partis.

 

Avant d'allumer le four, éteint depuis si long­temps, Julien alla visiter les carneaux étonnam­ment propres et neufs. La culée était ronde et voûtée comme une petite chapelle. Tout était froid et silencieux. Il faisait très noir. Mais en bas de la nouvelle cheminée, le vent, la respira­tion du four guéri, revivait, tourbillonnait et s'en­gouffrait en sifflant dans le long conduit vertical.  

 

Et là haut, tout là haut, tout au bout de l'obscuri­té, l'œil lointain de la cheminée s'ouvrait magi­quement sur le ciel bleu, auréolé de lumière d'or, tout rond, et brillant,

 

Comme une énorme étoile.

 

 

 

 

La Peur au Ventre.

 

 

Ce mercredi comme chaque mercredi et samedi, Julien devait nettoyer les carters et refaire les ré­glages des pyromètres de voûte du four numéro cinq. Comme beaucoup de dispositifs de l’époque, ces appareils avaient été conçus pour des conditions de laboratoire et non pas pour celles de l’industrie. Les conditions de l’aciérie étaient encore pires. Le fonctionnement des py­romètres était optique. Ils ressemblaient à de pe­tits télescopes d’une trentaine de centimètres de long. Au fond d’un tube fermé par une simple vitre, un miroir sphérique concentrait les rayons lumineux sur un groupe de minuscules thermo­couples.

 

Tout cela était extrêmement fragile et salissant. Ce matériel délicat devait fonctionner dans des conditions d’apocalypse. La fumée et le goudron salissaient les vitres et les miroirs. La chaleur fai­sait fondre les joints. Les vibrations défaisaient constamment les réglages. On avait donc placé les appareils dans des caissons refroidis à l’eau et garnis de souffleurs alimentés en air comprimé. Ils devaient cependant être nettoyés fréquemment et recalés sur leurs cibles, de gros tubes céramiques creux implantés dans la voûte.  

 

Pour permettre l’exécution de ce travail précis et compliqué, des passerelles métalliques étroites avaient été construites juste au-dessus de cette voûte. L’accès en était vraiment très difficile car elles traversaient tout le faisceau des tirants qui assuraient la solidité du four en résistant aux ef­forts de dilatation des structures. Il fallait escala­der péniblement ces nombreuses tringles métal­liques brûlantes, avant de pourvoir s’installer au­près du matériel.  

 

Julien était accompagné de René Cannipel qui assurait la surveillance du mouvement des ponts roulants. Ils gravirent les échelles du four et pro­gressèrent lentement sur les passerelles pour ac­céder aux pyromètres. Après seulement quelques instants, une terrible sensation de danger immi­nent s’empara de Julien. Une peur panique l’en­vahit. C’était parfaitement irrationnel car il avait déjà fait ce travail une centaine de fois. Mais cela le prenait au ventre et à la gorge. Il savait intime­ment qu’il devait quitter immédiatement la place. Rien ne semblait anormal mais il était terrifié et décida de redescendre. Un peu ahuri, René obéit sans trop discuter. Ils rebroussèrent chemin, aus­si vite que possible, et regagnèrent le plancher des fours.

 

Et un court instant plus tard, la voûte du numéro cinq s’effondra. Un torrent de flammes jaillit du four comme d’un volcan. Le jet ardent monta jusqu’au toit, léchant la charpente et incendiant tout ce que les installations contenait de combus­tible. Les contremaîtres se précipitèrent pour maîtriser cet enfer, mais les dégâts étaient déjà irréversibles. Le four était mort. Inexplicable­ment, Julien et René étaient vivants, sauvés pro­bablement par l’acquisition d’une capacité nou­velle, cet instinct du danger qui semble naître de l’exposition au risque permanent.

 

Lorsque cette intuition se manifestait, il était par­fois vital d’y croire, de savoir jeter un coup d’œil à la charge tournoyante derrière soi, au wagon qu’on sent en approche lente, aux fers qui glissent, aux lingots qui roulent au bout du quai. Après avoir occasionnellement frôlé un danger mortel, plusieurs hommes de l’atelier se ca­chaient parfois jusqu’à la fin du poste, pour ne plus provoquer avant le lendemain le destin dont ils avaient senti la menace. Et les sanctions n’y faisaient rien.

 

Mais ce pressentiment était aléatoire. En un autre temps, Julien et René furent victimes d’un inci­dent sérieux qui faillit tourner au drame. René connectait une ligne électrique dans le champ d’action d’un pont à bec que Julien surveillait. Quelques courtes secondes, Julien se pencha pour indiquer la polarité du branchement, et il sortit ainsi du champ visuel du pontonnier.

 

Très grave erreur ! L’instant suivant, deux lourds bacs à ferraille lui coinçaient la tête dans l’angle du poteau de charpente. La pression était terrible, et il ne pouvait rien faire pour se dégager. Il n’avait ni peur ni vraiment mal, mais seulement une sensation effarante. De l’intérieur de la tête, il entendait craquer ses os.

 

Puis, pendant une seconde, la pression se relâcha un peu, et il put enfin s’extirper de ce piège mor­tel, juste avant que les bacs ne viennent heurter brutalement le pilier. Dans un terrible effort, le premier chargeur avait réussi à détourner légère­ment la lourde charge. Il était très choqué et blanc de peur. Je me souviens encore un peu de lui. Il avait vingt-cinq ans. C’était un Polonais, grand et blond. Il s’appelait Peter. Il fut l’un des hommes qui m’ont sauvé la vie. Encore merci, Peter !

 

Quant à Julien, il palpa douloureusement du doigt pendant plusieurs semaines, chacune des sutures de ses os crâniens. Hélas, tout le monde n’avait pas son Peter. Quelques compagnons, ou amis très chers, sont un jour disparus, tragique­ment blessés ou tués par les machines aveugles et brutales qu’ils avaient un instant perdues de vue. Le fauve mécanique était sans cesse en éveil. 

 

André LENNE et Salem ZAIKA ont été écrasés entre deux tampons. Depuis bien des années, ils accrochaient les wagons. En ce temps là, il n’y avait pas de caméra au bout des trains ni de liai­son radio avec le mécanicien et les opérations se commandaient parfois au sifflet, hors de vue. La locomotive refoulait lentement la rame que l’ac­crocheur attendait devant le wagon à accrocher. Aussitôt le choc, il engageait vivement l’anneau d’amarrage, et sortait en passant sous les tam­pons. En bout de train, il arrivait que l’accro­cheur ne prenne pas position assez vite. Le wa­gon rebondissait et il fallait recommencer. C’est pour éviter cela que  l’accrocheur retardé prenait parfois le risque de passer vivement devant le wagon en approche. André a buté du pied et  Sa­lem s’est mal positionné. Ils en sont morts.

 

Gaston DELCROIX manœuvrait une antique grue ferroviaire à vapeur. Plusieurs de ces ma­chines rudimentaires étaient en action au long des voies ferrées. Elles déchargeaient les wagons sur le bas-côté. Il n’y avait pas d’indicateur de surcharge. Lorsque la grue était perpendiculaire à la voie, il fallait relever la flèche. En cas de fausse manœuvre, la machine se renversait. Elle piquait d’abord du nez et touchait le sol, puis elle tournait sur un coté, à droite ou à gauche. Le grutier avait deux secondes pour sauter, à droite ou à gauche, pour vivre ou mourir. Gaston n’a pas sauté du bon coté. La grue l’a écrasé puis la tuyauterie a cédé et l’eau chaude l’a ébouillanté. Sa chair se détachait des os.

 

Un certain samedi, Pierre BERTOLLOTI n’est pas rentré chez lui. Ses proches ont fini par venir aux nouvelles. Sa fiche de pointage était au ta­bleau, et il était donc resté dans l’usine. On ne l’a retrouvé que le lundi matin, sous un bac à dé­combres. Le samedi soir, juste avant la fin du tra­vail, il était passé sous une ouverture du plancher pendant que le pontonnier descendait sa dernière charge avant d’arrêter la machine. Ainsi masqué, Pierre était invisible et il en mourut.

On savait immédiatement qu’un accident venait d’arriver dans l’atelier. Le bruit ambiant chan­geait soudain de nature. Une vague humaine courrait vers le lieu du drame. On savait aussi très vite si l’homme était seulement blessé, car, s’il était mort, tous les hommes revenaient rapi­dement en sens inverse. Le blessé attirait les se­cours. Le cadavre repoussait tout le monde, même celui d’un ami.

 

En ce temps là, si les gens s’écartaient silencieu­sement, c’était au chef d’intervenir. On attendait de lui qu’il dispose correctement le corps en réta­blissant éventuellement son unité. On racontait parfois, dans l’aciérie, que le Gros avait du mon­ter, pour cela,  sur la passerelle d’un pont roulant qui avait décapité un homme. Le chef devait aus­si nettoyer la machine. Nul ne demandait jamais ce qu’il pouvait faire des débris. D’expérience, je puis cependant vous confier que le chef les ra­massait dans un peu de papier, avec un frisson et en serrant les dents, et qu’il les enterrait discrète­ment quelque part, le plus vite possible.   

Je voudrai ici évoquer un instant devant vous le souvenir de quelques-uns de ces pauvres hommes et leur rendre brièvement hommage. Ils ont perdu la vie dans la douleur, sans la gloire ni l’honneur des combats, sans les trompettes ni les palmes, mais avec seulement le sang, l’oubli, la misère, et les larmes. 

    

            Gaston DELCROIX,

            Michel ROZAN,

            Serge ZUREK,

            André LENNE,

            Bernardo SANCHEZ,

            Vincent WARGNIES,

            Pierre BERTOLLOTI,

            Salem ZAIKA,

            et beaucoup d’autres amis.

           

            Tous morts au champ d’honneur.

 

 

 

Brouillards.

 

 

Sous le plancher des fours, il y avait des mon­ceaux de briques. De formes et de matières di­verses, elles étaient destinées à l’entretien et à la réparation des massifs. Elles étaient disposées en piles, par catégorie, et formaient des murs de hauteurs diverses séparés par des espaces avec de nombreux compartiments.

 

Ce jour là, dans une de ces logettes, le Gros était assis sur un muret. Il avait l’air accablé. Lors­qu’il vit Julien, il l’appela et le fit assoir prés de lui. Voyez-vous ce que je vois ?

 

Pour sa part, Julien ne voyait rien de particulier et ne savait que répondre. Tout paraissait normal. Il n’y avait dans le champ de vision commun que Léon, un vieil ouvrier de l’équipe de jour. Léon était un cas particulier. Intellectuellement très li­mité, il était surtout chargé d’approvisionner en bière les ouvriers altérés du plancher des fours. Plusieurs fois par jour, il allait chercher quelques casiers de bouteilles pleines au magasin central et y ramenait les vides. On le taquinait parfois en lui cachant sa brouette, et il se promenait donc continuellement avec elle, avec ou sans bouteilles, car il craignait ces farces qu’il ne comprenait guère.

 

On demandait parfois à Léon de brûler les débris de bois et les grandes boîtes de carton qui conte­naient les briques les plus fragiles. Ces embal­lages encombraient l’espace de stockage. Léon disparaissait pendant quelques heures, et on man­quait alors de boisson. Un jour, le contremaître qui cherchait Léon, trouva un grand emballage auprès du foyer. Comme il pleuvait et que le car­ton se mouillait, il voulut le placer dans le feu.

 

Surprise. Léon dormait dans le carton.

 

Bien au chaud et abrité temporairement de la pluie, il avait trouvé ce refuge momentané qu’il renouvelait quand c’était nécessaire. Dorénavant, on saurait où il fallait le chercher.

 

Mais pour l’heure, Léon déjeunait.

 

Assis sur sa brouette, il mangeait lentement un sandwich au jambon. Comme il n’avait plus beaucoup de dents, il suçait plus qu’il ne mâ­chait, s’aidant même de ses mains pour déchirer la viande.

 

Mais ce n’était pas le comportement naturel de Léon qui chagrinait le Gros. Assis lui-même sur ses briques, il n’admettait pas que Léon soit assis sur sa brouette en dehors du temps de pause. Il savait bien que Léon ne comprenait pas grand chose aux reproches qu’on pouvait lui faire. Il essayait donc de l’impressionner en le regardant de travers et en prenant l’air furieux. Léon n’en n’avait cure. Il connaissait vaguement le Gros comme un personnage qui passait de temps en temps dans les environs, mais il n’avait qu’un seul chef, le contremaître. Léon continuait donc à mâchonner très tranquillement son sandwich tan­dis que le Gros fulminait.

 

Ils demeurèrent ainsi un certain temps, face à face, chacun regardant l’autre, comme un spec­tacle, particulièrement irritant pour le Gros, va­guement distrayant pour Léon. Et puis le Gros haussa ses larges épaules et poussa un soupir à fendre l’âme. Il se leva avec difficulté, planta là Julien, et s’en fut vers son bureau sans plus dire un seul mot.

 

Quand le Gros eut regagné son repaire, c’était l’heure de la pause. Pour l’instant, les fours étaient tous en opération et aucune coulée n’était prochainement attendue. Les hommes profitaient du moment de répit pour casser la croûte et se re­poser un peu. Julien avait encore du travail sur les fours des laminoirs, mais ce n’était pas urgent et il avait un peu de temps pour se détendre. Il laissa Léon à son interminable repas et, quittant l’aciérie par le petit escalier en colimaçon, il s’engagea derrière l’usine.

 

Un passage existait entre l’arrière des bâtiments et la clôture de ciment qui les séparait du chemin de halage et du canal. C’était une zone relative­ment calme et peu fréquentée. Une voie ferrée y passait, longée par un sentier de service. Contre la palissade, on trouvait des décombres et dépôts divers, oubliés depuis très longtemps. L’été,  l’endroit était envahi d’orties, de chardons et d’herbes folles, mais c’était alors la fin Octobre. Le temps était assez frais, humide et brumeux. La vue ne portait pas très loin, et il fallait être prudent. Une locomotive pouvait surgir à chaque instant, et, par cette faible visibilité, les rames circulaient lentement et silencieusement.

 

La voie ferrée amenait les lingots de l’aciérie aux laminoirs, et elle conduisait aussi au port fluvial. Ce n’était pas vraiment un port, seulement un grand quai construit au long d’un bief privé, un bras mort aménagé auprès d’une vieille écluse. Trois grandes grues servaient au chargement ou au déchargement de rares péniches. En amont, au bout du quai, une station de pompage alimentait les réserves de mazout. Quelques gros tas de sable et d’autres minéraux témoignaient d’une activité occasionnelle, mais le port n’était pas très utilisé.

 

Au bout de son chemin, Julien enjamba la voie ferrée et s’approcha de l’écluse pour passer un moment au bord du canal. La brume effaçait l’horizon, et étouffait les bruits. Les formes gi­gantesques des ateliers et les silhouettes dégin­gandées des grues étaient devenues floues. Elles avaient pris l’aspect de corps colossaux et indis­tincts et on ne percevait plus la disharmonie dé­plaisante de leurs structures.

 

Même le vacarme omniprésent était affaibli. Il n’en subsistait qu’un brouhaha constant ponctué de chocs sourds. Un laminoir, là-bas, avalait et recrachait ses lingots, et le bruit assourdi et ryth­mique de son travail ressemblait à l’immense respiration d’un géant.

 

De temps en temps, du coté du dépôt des che­mins de fer, le son d’une sirène ou le sifflet d’une locomotive perçaient difficilement le coton de la brume, et, au loin, une faible cloche d’alarme tintait obstinément.

 

 L’odeur du fleuve était à la fois douceâtre et un peu sauvage. A travers la porte de l’écluse, un ruisselet jaillissait en bruissant doucement. Quelques traces irisées tachaient l’eau grise qui  clapotait contre le mur du quai. Entre deux pierres, une frêle plante de rocaille aux feuilles découpées épanouissait tardivement quelques pe­tites fleurs roses. 

 

En cet endroit tranquille, plus rien à penser ni problème à résoudre, plus d’acier à couler ni de four à guetter, mais seulement l’influence calme et apaisante de l’environnement limité, l’humidi­té et la fraîcheur de l’air sur la peau, le murmure et l’odeur du fleuve, et la faible clarté du ciel gris.

 

Au bord du canal endormi, Julien ne ressentait plus que ces perceptions vagues et sécurisantes. Rêveur et distrait, il n’était plus lui-même. Il s’engourdissait dans ses sensations vaporeuses et confuses, et peu à peu, il rejoignait Léon dans son petit monde irréel.

 

Et pourtant, aujourd’hui encore, il se souvient du port.

 

 

 

 

 

Hallali.

 

 

Un matin de novembre ordinaire, un peu bru­meux et froid, un lourd camion traversa l'aciérie, au grand étonnement de l'équipe du matin. Ce qui étonnait surtout, c'était la limousine noire de la Direction Générale qui précédait le camion. Depuis des années, les Directeurs ne descen­daient plus dans l'aciérie.

 

Il faisait à peine clair, et la brume se résolvait pe­tit à petit en petite pluie fine et froide qui trans­perçait les vêtements. La première coulée était achevée, et les hommes se reposaient un peu. Certains déjeunaient, appuyés à la rambarde du plancher des fours. L'arrivée du petit convoi les intriguait. Il était tôt. Le Gros n'était pas encore descendu.

 

Le camion s'arrêta devant son bureau, et un petit jeunot de la Direction Générale ouvrit la porte de la limousine et fit sortir quatre ouvriers inconnus. Il s'appelait Catel. On le connaissait peu, mais on savait qu'il préparait l'avenir en prêtant la main aux sales besognes. Les administratifs s'inquié­tèrent, mais Catel leur brandit sous le nez un ordre comminatoire signé des grands patrons.

 

On appela Delbove. Il arriva rapidement et em­mena le petit jeunot dans son bureau. La conver­sation dura peu. Lorsque Delbove sortit, il était pâle et fermé. Le chauffeur s'avança pour prendre les ordres, mais Delbove lui tourna le dos sans répondre. Alors Catel fit un signe et les costauds entrèrent dans le bureau du Gros. Le grand nettoyage commençait.

 

Petit à petit le téléphone arabe rameutait les équipes des fours, et un large cercle se formait autour du camion. Au bout d'un moment on vit arriver Lobry, le chef de fabrication, en gabar­dine et en chapeau, puis Pierre Dupuis, le contre­maître, et son adjoint Ben Barek. La situation de­vait être grave, puisque les barons se déran­geaient. Personne ne comprenait vraiment ce qui se passait et les hypothèses les plus farfelues couraient.

 

Mais la vérité était à la fois simple et cruelle.

 

La veille, c'était l'anniversaire du Gros, son soixante-cinquième. Le Directeur Général atten­dait ce jour depuis plus de dix ans. Un appariteur arriva vers huit heures trente et afficha une note de service informant le personnel de la mise à la retraite immédiate de l'ingénieur principal. Il ne serait pas remplacé. Les temps et les usages du Gros sombraient dans le passé. La Direction Générale s'adaptait aux dures lois économiques des temps nouveaux. Mais les méthodes des exécuteurs manquaient d'élégance et de sensibilité. Les déménageurs avaient ordre d'emporter tout le mobilier du bureau avec le contenu, sans rien trier.

Certains meubles étaient très lourds. Catel en fit sortir les tiroirs que l'on chargea séparément dans le camion. Et la pluie qui tombait toujours, mouillait et gâchait irrémédiablement les notes, les rêves et les projets mirifiques et secrets du Gros. On chargea aussi son portemanteau avec une veste noire qu'il ne portait jamais, son cha­peau gris tâché de suie et un long cache-nez qu'il affectionnait par temps froid. On enleva même le calendrier du mur.

 

Delbove était révolté. Il fit savoir autour de lui quelle était la destination de cette cargaison hété­roclite et pitoyable. Tout devait être déchargé en vrac, devant la porte de la lointaine résidence du Gros, par delà la frontière de Belgique. Une ru­meur s'éleva. De toute part les hommes accou­raient, sans vouloir croire à la nouvelle. Personne n'osait téléphoner au château.

 

C'était d'ailleurs inutile. Car le Gros était là. Ju­lien l'aperçut après un long moment, sans le re­connaître tout de suite, tant il avait vieilli. Il se tenait à distance, enveloppé dans sa canadienne, assis sur un lingot, comme il le faisait souvent lorsque la rapidité de ses pas l'avait essoufflé. Il était courbé en avant comme s'il allait glisser à terre et on ne voyait pas son visage. Mais on voyait bien qu'il pleurait.

 

Quelques instants plus tard, Delbove le vit aussi et il eut un sursaut. Il s'éloigna silencieusement du groupe, et vint s'asseoir tout à coté de l'homme effondré. Il lui passa le bras autour des épaules et tenta de le réconforter. Puis il se rendit compte que tout le monde regardait. Alors, il le fit lever et l'emmena.

 

Et le Gros tourna le dos et s'en alla. Il n'était plus chef, ni grand, ni fier, ni laid. Il n'était même plus gros. Il ne courrait plus, il ne marchait plus, il se traînait. Il n'était plus qu'un vieillard brisé qui s'en allait vers la solitude. Tout le monde le regarda partir et personne n'osa rire.

 

Julien avait les larmes aux yeux et le cœur serré. Peut-être pressentait-il obscurément son propre avenir, tellement analogue et pourtant différent. Mais comment aurait-il pu savoir alors qu'après quarante ans d'un travail acharné, il brûlerait lui aussi, de ses propres mains, tous ses projets et tous ses rêves.

 

Il ignorait alors qu'après s'être élevé du plancher des fours jusqu'au sommet de la Direction Géné­rale, il devrait affronter les ambitions de seconds auxquels il avait accordé sa confiance. Julien était un Compagnon de l'Acier. Il prit les pièges tendus pour des difficultés passagères nécessitant un effort spécial. Il les rompit dans l'élan sans même en soupçonner la présence. Alors, les am­bitieux déçus décidèrent de le détruire et l'iso­lèrent systématiquement.

 

Pendant de longues années d'un ostracisme cruel assez atroce, le souvenir du triste destin du gros Monsieur Brienne tint Julien fermement debout jusqu'à la dernière heure du dernier jour de sa carrière. Finie la dernière minute du dernier soir, il verrouilla avec soin la porte d'un bureau qu'on devait détruire le lendemain.  Il écouta avec émo­tion le bruit léger mais définitif du dernier trous­seau de clefs jeté dans la boîte aux lettres, puis tourna définitivement le dos à l'activité profes­sionnelle et il entra, fièrement et de son plein gré, dans le cimetière des éléphants.

 

Je voudrais, à ce point du récit, attirer l'attention sur un point particulier. Il y a dans le Monde une loi méconnue, liée au pouvoir créateur de l'Homme. Un combat mortel conduit toujours à une victoire ou à une défaite. L'action engagée est une réalité qui se réalise dans la destruction. Si la cible est détruite, l'action est résolue, mais si l'attaque échoue, l'attaquant paie le prix. For­mé dans le moule de l'Aciérie, Julien résista sept ans. Alors, la force destructrice se retourna et les attaquants subirent de considérables dommages. Certains perdirent même la vie.

Mais ceci est une autre histoire. Ce jour-là, de ce novembre là, était celui de la mise à mort de Brienne. Après son douloureux départ, Pierre Dupuis enleva sa casquette et la porta sur sa poi­trine comme pour saluer un cercueil, un peu théâtralement mais avec grand respect et en si­lence. Un silence qui pesa, qui s'imposa un mo­ment à toute l’équipe.

 

Puis Cardon grimpa dans sa locomotive et en ac­tionna le sifflet, à petit coups brefs, comme un tocsin. Le sifflet perçait le brouillard comme un adieu et un nuage de vapeur s'engouffra sous la voûte, sur les pas du Gros, sur les pas d'un homme qui était redevenu tout simplement Mon­sieur Brienne, pour toujours.

 

Ben Barek, le marocain au visage figé, s'en alla actionner la grosse sirène, celle qui marquait les fins de poste d'un bref hurlement très grave qui couvrait même les fracas des machines. La grosse voix de la sirène relayait la locomotive. Elle fit sortir des ateliers tout le petit peuple du travail. Elle tira du lit, comme au temps des bombes et des incendies, tous les gens des alen­tours. Elle accompagna le gros dans sa montée au calvaire, et elle résonna jusqu'aux bureaux de la Direction Générale.

 

Pendant un long moment la grande usine blessée hurla dans le petit matin. Ben Barek sonnait le glas du Gros, mais, obscurément, il sentait qu'il sonnait aussi le glas d'une époque et d'un mode de vie révolus, il sonnait le glas des fours, il son­nait son propre glas.

 

La pluie redoublait. Lorsque la sirène se tut, Pierre Dupuis renvoya son monde au service de l'acier souverain, de nouveau en silence. Ce si­lence accompagna les hommes tout ce jour et les suivants, dans un travail désormais sans imprévu, sans passion et sans colère, un travail dorénavant monotone et pesant.

Et ce silence mortel retomba et les écrasa tous six mois plus tard. Car au printemps de Mai sui­vant, commença la démolition programmée des fours.

 

La chaude lumière dorée des brasiers s'éteignit pour toujours.

 

Et le ciel de la nuit plus jamais ne fut rouge.

 

 

Table des Matières.

 

Pages

 

Aube grise.                                                   11

 

L’Empire du Gros.                                       17

 

Chemin faisant.                                            25

 

Le plancher des fours.                                 37

 

Vous avez dit « Sauvages ».             49

 

Cheminées.                                                   63

 

La Peur au ventre.                                        71

 

Brouillards.                                                  79

 

Hallali.                                                          85

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Jacques Prévost  - Cambrai  - France

 

Aciérie.

 

 

Furie, Fracas, Fumées et Flammes,

Wagons, Odeurs de suie et de goudron,

Ombres et cris, Sirènes, Alarmes,

Enormité, Vertige, Tourbillon,

Sourdes trépidations, Vacarme,

Hangar immense, Montagne de charbon,

Acier fondu, Rivière orange,

Souffle perdu, Lumière étrange.

 

Devant un four, un homme nu

Se lave, et rit dans la vapeur.

Partout le bruit, la peur.

Comme il fait chaud, et froid !

En ce matin d'octobre,

Pour la première fois,

J'arrive en cet endroit

Insensé et brutal.

 

Action, Passion, Tension,

Ciel rouge,

L’Aciérie,

Nouveau Monde,

Antimonde inoubliable.