Jacques Henri Prévost

 

Mon cancer et moi.

 

 

 

@ Jacques Prévost – Cambrai – France    


 

 

 

 

 

 

 

 

 

Jacques Henri Prévost

 

 

 

 

 

 

 

Mon cancer et moi.

 

 

 

 

 

 

 

 

@ Jacques Prévost – Cambrai – France

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Á tous ceux qui,

Tout comme moi, attendent,

Jour après jour,

 

Sans bien savoir,

Espoir ou désespoir, qu’attendre

Au prochain jour !

 

 

 

Chapitre 1.

 

 

Hélas ! Finalement, le cancer, moi aussi, je l’ai ! Depuis deux ou trois ans, je le redoutais, de plus en plus vive­ment. Mon frère jumeau a eu un cancer, et il en est mort. Mon frère cadet aussi, qui essaie encore de survivre, et bien des amis qui m’ont  quitté depuis. Et tous ces gens dont on me parle, bien souvent au passé. Paradoxalement, je suis, d’une certaine façon, apaisé. Aujourd’hui je n’ai plus peur d’avoir un jour un cancer, puisque je sais que j’en ai un. La peur a changé. Ce que je crains maintenant, c’est ce que ce cancer va me faire, comment il va blesser ou altérer mon corps, au-delà de ce je viens déjà de subir. Car les médecins ont tout de suite entrepris de lutter contre ce crabe envahisseur. Ce qui veut dire que je suis immédiatement devenu le terrain d’une dure bataille au devenir incertain.

 

Donc, il y a un mois, une ambulance m’a ramené chez moi, fort amaigri et très affaibli, mais cependant vivant. C’était la veille de mon anniversaire, le quatre-vingt-sixième, et je ne voulais pas qu’il se passe en hôpital. En partant, pourtant, je n’étais pas du tout certain de revoir ma maison, car les chirurgiens ne m’avaient pas caché qu’avec mon âge et surtout mes antécédents, les risques opératoires étaient fort sérieux.

 

J’avais vécu tant de coups durs ces quarante dernières an­nées que j’avais pensé, plus ou moins consciemment, avoir rempli ma part de souffrance commune, et payé mon écot, en quelque sorte, à l’humanité. J’avais donc tort. En cette année deux mille quinze il me restait, au moins, un épisode à vivre, que je vais tenter de raconter en espérant que mon récit aidera éventuellement ceux qui seraient au début de la même déplaisante et terriblement angoissante aventure.

 

Dans ce livre, tout est vrai. Rien n’est inventé ou enjolivé pour faire du texte. J’ai cependant supprimé  la relation du très long vécu qui a précédé la période d’apparition des diverses pathologies, celles qui culminent actuelle­ment dans cette nouvelle épreuve, la dernière peut être. 

 

Je viens de parler du terrain que représentait mon vieux corps avec toutes les épreuves qu’il avait surmonté au fil du temps. Je dois m’en expliquer un peu plus afin que vous sachiez que la force de vie qui réside en chacun peut passer bien des obstacles et que les organismes sont tout à fait capables de se réorganiser pour réparer bien des dé­gâts ou compenser beaucoup de défaillances.

 

J’avais dix ans lorsque mon père disparut au début de la guerre de quarante. Á cette époque, il n'était pas facile d’être orphelin. Les enfants sans père étaient couramment tyrannisés et marginalisés par leurs condisciples. Les al­locations familiales n’existaient pas encore et j’étais l’aî­né de la fratrie. En ces périodes de faim et de bombes, j’avais du apprendre à régler bien des problèmes vitaux et ma scolarité s’en ressentait. La situation financière de la famille était fort tendue, et, à la fin de mon cursus secon­daire, en 1947, je décidai de chercher du travail. Il était très difficile d'en trouver à l'époque, car les pri­sonniers rentraient d'Allemagne par milliers.

 

J’ai peu de souvenirs des débuts de cette guerre. J’étais très jeune, encore fort marqué par le décès récent de notre père, et je n’ai gardé en mémoire que les aspects proches des premiers bombardements allemands au tout début de l’année 1940. Une bombe incendiaire avait frappé un ga­rage tout prés de notre maison, et de la tranchée où nous étions réfugiés cette nuit là, nous l’avons vu brûler, avec d’abord de hautes flammes jusqu’à ce que le réservoir d’essence explose violemment. C’était fort impression­nant et cela nous a décidé à quitter la ville. Le lendemain, nous avons préparé quelques bagages et nous avons pris le train pour un petit village de la Somme où notre mère avait loué un refuge rural assez sommaire. Nous n’y sommes pas resté longtemps car, l’offensive allemande s’en rapprochant, nous avons pris la route comme tant de personnes qui tentaient de fuit des combats possibles en courant des dangers immédiats.

 

Cette évacuation m’a quand même laissé quelques souve­nirs. Nous n’étions qu’un petit groupe de quatre jeunes enfants avec leur mère et leurs deux grands-parents, et ne devions pas paraître bien dangereux pour les blindés en­nemis. Nous avons cependant subi les  attaques répétées d’un avion qui voulait absolument nous tuer. Il a fait plu­sieurs passages à basse altitude, en nous mitraillant. Il vo­lait tellement bas que, du fossé où nous étions blottis, je voyais fort bien la tête du pilote dont je me souviens qu’il portait une sorte de casque de cuir et de grosses lunettes, comme un motard. Et si je le voyais si bien, lui aussi voyait parfaitement qu’il mitraillait des enfants. Heureusement, il n’a pas pris le fossé en enfilade et personne n’a été touché. Après un dernier passage, il a encore jeté deux bombes qui sont tombées dans une mare derrière la haie et nous ont aspergé d’eau et de boue, (une brillante action militaire).

 

Nous ne marchions pas vite (des vieux et des enfants),. Les Allemands nous suivaient de très près et nous avons parfois du nous cacher quand les avant-gardes nous rat­trapaient. Enfin nous avons pu monter dans un train sur­chargé qui quittait une gare de Forges-les-eaux, avec bien des gens sur les toits, et, à tra­vers la vitre nous avons vu les soldats français tirer des rouleaux de barbelés et de mettre en position de combat.

 

Ce fut la vie de réfugiés, deux jours dans un centre d’ac­cueil parisien, puis dans un petit village près d’Aurillac dans le Cantal. En juin, la montagne auvergnate était merveilleuse, avec des fleurs partout. Les enfants que nous étions n’en ont gardé que de très bons souvenirs. Malgré notre jeune âge, nous avons passé tout l’été à courir les monts et les bois, grim­per les rochers et les arbres, traverser les torrents et les cascades. Après les ac­cords d’armistice, des soldats fran­çais étaient cantonnés dans ces villages perdus, probable­ment plus ou moins se­crètement. A l’automne, la situa­tion a changé. Les monts se sont enneigés et la tempéra­ture a baissé. L’administra­tion qui employait notre mère l’a rappelée, et nous sommes revenus à notre point de dé­part. Encore fallait-il traverser la nouvelle frontière qui séparait la zone libre de la zone interdite qu’était devenu le Nord de la France. Pour cela, nous avons du recourir à un « passeur », cette race d’odieux prédateurs qui, de tous temps et en tous lieux, bâtissent une fortune sur la misère des hommes, avec la complicité souvent évidente des autorités en place. Les bombardiers avaient détruit la ville mais avaient épargné notre maison qui n’avait été que pillée et souillée. C’était là un moindre mal

 

Les années de guerre ont été pénibles, la vie était diffi­cile, les hivers étaient très froids et nous avions des ti­ckets de rationnement, peu de nourriture, et pratiquement pas de chauffage. L’hiver, nous allions couper du bois dans les décombres des maisons démolies et l’été nous glanions du blé dans les champs après les moissons. Il fallait ensuite moudre grossièrement les grains dans des moulins à café à manivelle pour en tirer une farine assez ignoble dont on faisait des bouillies. On torréfiait des grains d’orge pour remplacer le café. Les parcs et jardins publics étaient plantés de topinambours et de pommes de terre. En ville, tous ceux qui pouvaient élevaient des la­pins, et l’on avait bien des difficultés pour trouver l’herbe nécessaire. Et il y avait aussi la menace permanente cau­sée par la présence des troupes d’occupation, les nom­breuses interdictions, les pancartes allemandes sur les murs, et surtout les arrestations dont on entendait parler et les affiches annonçant les exécutions de représailles.

 

Après ces années d’épreuves, nous avons vécu l’annonce du débarquement de Normandie dans l’exaltation et la liesse. En dépit des risques de dénonciation, la plupart des gens suivaient l’évolution des combats sur des cartes accrochées au mur, où des brins de laine sur des épingles matérialisaient la ligne de front. Inexplicablement, les bombardements  américains  en tapis détruisaient aveu­glément ce qui res­tait des villes et faisaient de nom­breuses victimes. Dans notre quartier, des dizaines de personnes ont été tuées dont quelques enfants qui étaient nos amis. Mais on pas­sait là-dessus tant on espérait la li­bération et le retour à une vie normale.  Et finalement les Allemands battirent en retraite. Cela ne se fit pas sans violences et excès de touts sortes. Parfois même c’était risible. J’ai vu, après l’arrivée des Américains, un gamin d’une douzaine d’an­nées leur amener un soldat allemand qu’il prétendait son prisonnier. Tout fier, le gamin portait un fusil que le sol­dat prudent avait déchargé. Cette fois là, tout s’est bien terminé. Mais je me souviens encore du bruit des balles  passant près de nous. On  prétend qu’elles sifflent, mais non ! En fait, le son est très bref : « tchioup » et l’on n’en­tend la détonation qu’après car le son va moins vite que la balle.

 

Après la libération, la vie repris son cours. Dans beau­coup de villes du Nord de la France, les habita­tions et les usines étaient détruites. Tous les jeunes couples logeaient chez les parents. Il y avait peu d'argent, peu d'emplois et trop d'ouvriers car les prisonniers ren­traient d’Allemagne en grand nombre. J’avais décidé de quitter l’école et je fus fort content de trouver un poste de petit technicien dans une branche traditionnelle, supposée sûre et durable, la sidé­rurgie. On travaillait alors, sans geindre, 48 h par semaine avec seulement 15 jours de congés payés par an. Jusqu’à 21 ans, (la majorité avant 1974), les jeunes ne touchaient que 80% du salaire du poste occupé, et l’on payait tous, allègrement, la Sécu et la retraite de gens qui n’avaient jamais cotisé. Je fus af­fecté à l'Aciérie qui était de l’avis com­mun, un dan­gereux atelier de sauvages où personne ne voulait aller. Je devais m’y faire respecter, me  dit l’ingénieur,  et y implanter une technicité nouvelle comprenant la mesure de la tem­pérature de l'acier liquide. C'est pourquoi, pen­dant dix ans, j’explorai, en col et cravate, le voisinages des fours, jusqu’au fond brûlant des caves, où la tempéra­ture am­biante atteignait souvent le chiffre incroyable de quatre-vingt cinq degrés. La sidérurgie du Nord de la France était un  monde difficile et brutal. Il fallait assu­mer sa tâche, être fiable et vrai, et les tricheurs avaient vite un accident. L’équipe était solidaire, dans tous les cas. C’était la règle, même pour les chefs. Mais, pour moi, mon aciérie, c’était d’abord mon lieu quotidien de travail. J’y ai rencontré une communauté d’hommes rudes aux compor­tements assez primitifs mais aux per­sonnalités at­tachantes. J’y ai exercé longtemps un travail pénible et fati­gant en y côtoyant les flammes, la crasse, l’amiante, la violence, la souffrance, et parfois la mort. J’y ai fait le pénible ap­prentissage du danger, de la fraternité, du cou­rage, et surtout de la responsabilité, et je n'oublierai jamais la splendeur lu­mineuse et dorée des coulées d’acier liquide. J’y aussi rencontré la jalousie et la méchanceté, et l’in­évitable che­minement qui conduit chaque homme à croître, monter, parfois briller, puis descendre, de gré ou de force, pour faire place à ceux qui suivent.

 

Sur le bruyant plancher des fours, il y avait donc des hommes qu'on disait méchants. Certains l'étaient vrai­ment, mais la plupart étaient seulement des gens ordi­naires qui gagnaient leur vie en faisant quotidiennement un travail pénible et dangereux. Quelques uns étaient jour­nellement simplement attachants et extraordinaires, mais, globalement, la brutalité des moeurs surprenait et l’on y apprenait rapidement à se défendre.

 

Il y a, dans la vie de chaque homme, des moments privi­légiés où se présentent des opportunités qui pourraient transformer sa vie. Encore faut–il qu’ils soient reconnus et saisis au moment opportun, faute de quoi, ils ne laissent que des regrets superflus. Au cours de ma vie, j’ai connu de telles occasions plusieurs fois sans les re­connaître, sauf à ce moment là. En 1952, je trouvais dans une revue économique une annonce évoquant le lance­ment d’une mission économique d’un an aux USA. Il s’agissait d’y étudier la productivité industrielle en poste réel. L’adresse était disponible, et je décidai immédiate­ment d’y donner suite. La réponse se fit attendre. Il y eut toute une journée de test à passer et les candidats étaient fort nombreux. De nombreux mois plus tard, une lettre  d’ac­ceptation me parvint en provenance de l’ambassade amé­ricaine.

 

Dans la nuit du 31 janvier 1953, la nuit même où la mer rompit les grandes digues des Pays bas, je m’envolai d’Orly dans un Constellation avec quelques autres Fran­çais de toutes régions et origines. Nous n’étions que douze élus,  mystérieusement sélectionnes sur plus de huit mille candidats. L’avion, un quadrimoteur à hélices, était très bruyant. Le vol durait quatorze heures à l’aller avec des escales à Shannon en Irlande et à Gander. Á Terre-neuve, il nous fallut attendre sur le tarmac que l’on refit le point de carburant, et en février là bas, il faisait vrai­ment très froid. Aux Etats-Unis, sous l’administration du paranoïaque McCarthy, nous avons du jurer sur la Bible que nous n’étions pas communistes, (Les américains étaient confiants les vrais commu­nistes juraient aussi). Á l’arrivée, tous les jour­naux ti­traient sur les inondations dévastatrices de Hol­lande et d’Angleterre, mais il n’y avait pas encore de photos et la plupart d’entre nous ne  comprenaient même pas les titres. Nous étions donc sereins. New York était alors l’entrée dans un autre monde. J’ai encore quelques souvenirs (parfois surprenants) de ces quelques jours. Je revois la grande statue de la Liberté, toute verte, dressée dans la baie du port, ou les néons animés de Manhattan. Nous y étions somptueusement logés près du Waldorf Astoria. J’ai acheté un rasoir électrique, inconnu en France, et j’ai voulu essayer le métro new-yorkais. Bien différent de celui de Paris, il me réservait quelques sur­prises.

 

La première surprise résidait dans les toilettes de la sta­tion de la 5ème avenue. Imaginez une grande salle avec une rangée de la­vabos d’un coté, une autre d’urinoirs, en face, et, au mi­lieu, une rangée de sièges de WC, tout prés les uns des autres, avec des messieurs en costume cravate déféquant publiquement, sans gêne aucune, en lisant leur journal. Je ne savais pas que le métro, (comme les bus dans la plu­part des grandes villes), comportait deux sortes de rames, les ordinaires et les express lesquelles n’arrêtent que toutes les dix stations. J’ai (innocemment) pris un express, puis j’ai soudain constaté que j’étais le seul blanc dans tout le wagon et que l’on me regardait avec une hostilité certaine. Un peu inquiet, je suis des­cendu et j’ai fini par repérer ma station, en plein Harlem, (Harlem, en 53 !). J’ai bien vite repris un express en sens in­verse. Il y eut bien d’autres péripéties dans ce voyage, mais ce n’est pas le sujet du livre. Sachez seulement que j’occu­pais à Cleve­land un emploi similaire à celui de France, dans des ins­tallations cependant beaucoup plus grandes et plus so­phistiquées. Le jour j’étais en usine et le soir à la Case Western Reserve Universi­ty.

 

Avec une certaine nostalgie, je me souviens du petit port qui desservait l’aciérie, au bord du lac Erié. Je traversais souvent une écluse sur un étroit canal menant à la co­kerie qui fournissait le gaz des fours. Les matins d’hiver, dans la moiteur du brouillard, l’eau clapotait faiblem­ent sur les rives et l’on entendait que le tintement continu si caracté­ristique des cloches des locomotives améri­caines, avec de temps en temps, le son puissant, grave et pro­fond de leur signal d’alarme. Et cela me rappelait douloureuse­ment le petit port derrière mon aciérie de France.

 

Là-bas, ce n’était pas vraiment un port, seulement un grand quai construit au long d’un bief privé, un bras mort aménagé auprès d’une vieille écluse. Trois grandes grues servaient au chargement ou au déchargement de rares pé­niches, mais le port n’était pas très utilisé. La brume hi­vernale effaçait souvent l’horizon, et étouffait tous les bruits. Les silhouettes dégingandées des grues devenaient floues. Du vacarme omniprésent, ne subsistait qu’un vague brouhah­a ponctué de chocs sourds. De temps en temps, le son d’une sirène ou le sifflet d’une locomotive perçait difficilement le coton de la brume, tandis qu’au loin, une faible cloche d’alarme tintait obstinément. L’odeur du fleuve était à la fois douceâtre et un peu sau­vage. Á tra­vers la porte de l’écluse, un ruisselet jaillissait en bruis­sant dou­cement. Quelques traces irisées tachaient l’eau grise qui  clapotait contre le mur du quai. Entre deux pierres, une frêle plante de rocaille aux feuilles dé­coupées épanouis­sait tardivement quelques petites fleurs mauves. 

 

Chez l’exilé que j’étais en Amérique, cet environnement, faisait monter en moi le souvenir de la France, de la fraî­cheur automnale de l’air sur ma peau, du murmure et de l’odeur du fleuve dans la faible clarté du ciel gris. Alors, le soir, j’allumais ma radio, et je cherchais longue­ment à capter la lointaine Radio Canada pour entendre au moins quelques mots dans ma langue natale

 

J’ai bien conscience que ce séjour américain a beaucoup changé le cours de ma vie. J’étais un petit technicien en quittant la France, et j’y suis revenu un an plus tard, tout auréolé d’un prestige particulier, (qui paraîtrait bien déri­soire au­jourd’hui). Á l’époque pourtant, juste après la guerre, bien peu de gens dans la région, avaient effective­ment travaillé aussi longtemps dans une grande usine améri­caine, dans les mêmes condi­tions que les tra­vailleurs locaux. En rentrant, je pensais en anglais et, pendant quelques semaines, je répondais mécaniquement dans cette langue aux paroles que l’on m’adressait.

 

On me surnomma « l’Américain » et diverses opportuni­tés de promotion se présentèrent aussitôt que j’eus pro­duits un rapport sur les conditions et les causes de la fa­meuse productivité américaine. Et, quelques mois plus tard, je quittai l’aciérie et fus mis à disposition de la Di­rection avec un statut un peu indéterminé. Ce fut l’occa­sion de vivre plusieurs expériences intéressantes qui élar­girent la vision que j’avais de la carrière de cadre.

 

La vie suivait son cours. Je rencontrai une fille fort atta­chante et l’épousai. Nous eûmes plusieurs enfants, dont, malheureusement deux petites jumelles qui ne survé­curent que quelques jours après la naissance. J’ai très mal vécu cette épreuve et mon cœur se serre encore bien fort lorsque j’y pense. Je revois souvent ces deux petits cer­cueils blancs sur l’arrière ouvert de la voiture qui les conduisait au cime­tière et qu’il me semblait suivre seul.

 

Cela est resté gravé dans ma mémoire. Je revivais l’enter­rement de mon père que je suivais pa­reillement, quinze ans plus tôt, sur le même chemin vers la même tombe, déjà au premier rang du funèbre convoi. C’est le jeune enfant que j’étais alors qui avait du annon­cer à ses frères l’imminence de la mort du père. Cela a également mar­qué mon esprit à tout jamais.                    

 

L’usine que j’avais retrouvée au retour d’Amérique avait déjà bien changé. Elle avait un autre nom et un autre pro­priétaire. Le nombre d’employés avait fortement diminué et cer­tains laminoirs étaient à l’arrêt permanent. Une énorme crise se préparait dont les prémices s’annon­çaient avec la baisse d’activité des mines voisines. Des amis avaient y ac­cepté des emplois de mineurs faute de mieux. Ils me dirent que les veines qu’ils exploitaient étaient in­clinées à 45° et ne mesuraient plus qu’une qua­rantaine de centimètres d’épaisseur. Ces conditions de travail bri­saient les mineurs. En réa­lité, les filons régio­naux de charbon étaient épuisés. La ferme­ture progressive des mines du Nord et du Pas-de-Calais annonçait l’importante déliquescence qui allait frapper cette région, si longtemps motrice de la crois­sance de la nation entière. Cette fermeture entraî­na la perte irrémé­diable de dizaine de milliers d’emplois peu qualifiés. Elle eut pour première consé­quence une aug­mentation impor­tante du prix du charbon qu’il fallait do­rénavant importer par bateaux et transpor­ter par trains en­tiers vers les bas­sins sidérurgiques du Nord et de Lor­raine.

 

Avec l’Institut Géographique du Nord, j’ai vi­sité bien plus tard les restes des anciennes cités minières dé­sertées où subsistaient encore quelques vieux retraités, soli­taires, et inquiets, qui nous guettaient derrière leurs ri­deaux. Il faut savoir que ces cités ouvrières, les corons, avaient été complètement organisées et bâties par les compagnies minières avec des dispensaires et même des églises. Après la fermeture des mines, la plupart des cités ont dis­paru, tous les bâtiments ont été détruits, et les ter­rains la­bourés ont été rendus à l’agriculture. Quelques mai­sons ont cependant été offertes à bas prix aux ou­vriers  licen­ciés, et la plupart des terrils ont servi de car­rière pour les autoroutes. Puis, le Pays Noir a reverdi. Abandonné par la nation, c’est maintenant le chômage qui y fleurit, hé­las, fort abondamment. Les banlieues s’étendent, les vil­lages se désertifient, et tous les jeunes s’en vont vers Pa­ris ou même Londres, ou partent vers le soleil du Sud.

 

Il y a quelque temps, avec Internet, j’ai survolé ces an­ciennes usines. Cinquante ans plus tard, ce monde a dis­paru. En Amérique comme en France, à l’emplacement des fours démolis, il n’y a plus que des terrains vagues, des étendues désertes, stériles et polluées, que la ville n’a pas encore pu reconquérir.

 

Dans les années 60, la tension sur les prix du charbon en­traîna le report pro­gressif des installations sidérurgiques au voisinage des ports, à Dunkerque en particulier. Des milliers d’emplois supplémentaires étaient menacés, et l’on sentait venir le vent.

 

Pour ma part, devenu attaché de Di­rection, je vivais des expériences que je qualifierais pour le moins de cu­rieuses. Plusieurs d’entre elles confirmaient la faiblesse générale de la formation basique des personnels en poste et la difficulté de les adapter suffi­samment vite aux évo­lutions rapides de la technologie. Pour simple exemple, une jauge radioactive fut égarée quelques jours à peine après son achat. Pourtant, personne sur place ne s’en était vraiment ému jusqu’à ce que l’on constate sa perte. Les services départemen­taux furent dé­ployés pour la recher­cher et les techniciens débarquèrent en masques et tenues blanches dans les ate­liers enfumés des laminoirs et de l’aciérie. La jauge égarée fut enfin re­trouvée dans un bac à ferraille sur le bord duquel des ou­vriers inconscients s’asseyaient pour déjeuner. Il semble cepen­dant que cette irradiation invo­lontaire fut, pour eux, sans consé­quence.

 

Deux ans plus tard, j’étais devenu chef de bureau au Contrôle Budgétaire, un emploi administratif et comp­table du genre même de ceux  que je détestais. Des chiffres, des chiffres, à manipuler du matin au soir. C’est là mon destin, inéluctable, semble-t-il. Chaque fois que j’ai changé d’emploi pour retrouver les ateliers de produc­tion, (ma vocation véritable), au bout de quelques mois ou de quelques années, j’ai été promu vers un poste ad­ministratif, probablement grâce à ma facilité d’écriture, (qui n’a pourtant rien à voir avec les chiffres.).

 

Constatant la dégradation économique qui s’installait, je me préparai à changer d’emploi. Diverses opportunités se présentaient dans diverses régions dorénavant bien plus prospères économiquement que ma région natale, mais cette fois, pour diverses raisons mineures, je choisis mal­heureusement la plus mauvaise. Un poste de directeur de tissage m’était proposé à Lille, et je l’acceptai.

 

 

 

 

 

Chapitre 2.

 

 

Á cette époque, le textile était la troisième grande activité de la Région. Ce secteur était pourvoyeur de di­zaines de milliers d’emploi de qualifications fort di­verses. Pour les travailleurs de la sidérurgie et les mines, des flottes d’au­tobus et même des trains privés amenaient les milliers d’ouvriers nécessaires dans les usines et les carreaux mi­niers. Les filatures et les tissages employaient surtout un grand nombre de femmes, que d’autres bus drainaient dans les villages et les cités  minières.

 

L’activité textile avait plusieurs visages. Elle comprenait d’une part de très grandes filatures de laine et de coton et des salles avec des milliers de métiers à tisser comme à Lille, Roubaix, Tourcoing, et dans toutes les grandes villes de la région jusque St. Quentin, mais aussi des en­treprises moyennes très qualifiées qui produisaient des tissus élaborés, par exemple du velours dans l’Amiénois, de la toile fine et de la dentelle dans le Cambrésis et au­tour de Calais.

 

Dans les villages, de très nombreuses ha­bitations com­prenaient un sous-sol aménagé en atelier où fonction­naient un ou deux métiers à tisser particuliers qui procu­raient un complément de revenu aux habitants. Tout cela a maintenant disparu, les usines sont détruites et les accès spéciaux aux sous-sols sont maintenant murés ou sont de­venus des garages. Et les spécialistes et les arti­sans sont malheureusement retraités ou chômeurs.  

 

Je ne connaissais rien au textile mais, irrationnellement, l’activité m’intéressait. Soyons clairs. Je vais décrire des situations et des techniques qui existaient il y a plus de soixante ans. Les choses ont bien changé de­puis. L’infor­matique est arrivée, les machines ont évolué et sont beau­coup plus effi­caces, les matières aussi. On utilise aujour­d’hui surtout des cotons OGM, et les fi­latures et les tis­sages européens sont presque tous déloca­lisés.

 

Je suivi donc hâtivement suivi une formation intensive dans une école spécialisée, puis j’entrai en fonction et je déchan­tai assez vite. Je devais diriger plusieurs ateliers qui tra­vaillaient en séquence. En effet, après la filature qui pro­duit les fils fournis en petits cônes de quelques centaines de grammes, la fabri­cation du tissu comporte plusieurs opé­rations suc­cessives. La première est la pré­paration des fils de chaîne, (la longueur du tissu). Il faut d’abord constituer de grosses bobines au bon métrage à partir des cônes de petite longueur fournis par les fila­tures (après passage éventuel à la teinture). C’est un tra­vail fatiguant car les bobines sont lourdes et il faut les manipuler à bras tendus, ce qui brise les reins.

 

Après ce premier bobinage, on passe à l’ourdissage qui  consiste à assembler le nombre des fils nécessaires sans les mêler. Des dizaines de bo­bines sont pla­cées sur un grand râtelier qu’on appelle un cantre. Comme une grande toile d’araignée, chaque fil est soi­gneusement gui­dé isolément vers une grosse machine tronconique, un ourdissoir. Les  fils y sont placés en une nappe serrée, large de quelques centimètres. La machine est mise en route et les enroule les nappes par couches successives en les appuyant sur le tronc de cône. Lorsque le métrage né­cessaire est atteint, on recommence avec une nappe nou­velle qui s’appuie sur le cône formé par l’enroulement précédent. L’opération est répétée autant de fois que né­cessaire pour atteindre le nombre total de fils nécessaires pour la largeur du tissu prévu. Le nombre total de fils va­rie selon la finesse désirée. Plus le fil est fin, plus il en faut et plus le tissu sera finement serré.

 

La nappe compo­site obtenue est ensuite transférée du tambour de l’our­dissoir sur une ensouple, une énorme bo­bine de la largeur du métier à tisser. (Ces ensouples étaient parfois fournies dans les villages aux façonniers privés dont j’ai parlé). Les ourdissoirs sont munis de freins très puissants et s’ar­rêtent fort brutalement, avec un grand bruit, lorsqu’un fil casse (car la tension de chaque fil est contrôlée en perma­nence). J’ai découvert, lors de ma prise de fonction que le bâti de fonte de l’un des deux ourdissoirs de l’atelier de préparation s’était alors rom­pu, et qu’il fallait le réparer pour rétablir les ca­pacités de production.

 

La pré­paration se poursuit éventuellement par l’encollage dont je dirai quelques mots, puis par le rentrage, opéra­tion mé­ticuleuse qui consiste à passer chaque fil dans les trous des lames de tissage, le dispositifs levant et abais­sant une partie des fils pour les entrelacer en laissant pas­ser la na­vette qui porte les fils de trame. Il faut aussi les introduire entre les dents serrées d’un large peigne qui les maintien­dra en place et tassera le tissage à chaque batte­ment du métier. Le rentrage est un travail méticuleux né­cessitant de l’adresse et une bonne vue. Toute erreur est difficile à rattraper, as­sez coûteuse et pénalisante. Il est généralement confié à de jeunes apprentis sous le contrôle attentif d’un ancien très qualifié.

 

Avant le ren­trage, il faut bien souvent procéder à l’encoll­age des fils. La nappe de chaîne est transférée sur une seconde en­souple, et sur le trajet les fils plongent dans un bain de colle chaude puis sont sé­chés à la vapeur. Cette colle était essentiellement compo­sée de fécule et d’eau avec l’ad­jonction d’une petite quantité de matière grasse qui de­vait en principe faciliter le tissage. La vapeur était pro­duite par une chaudière verticale à proximité, mais, en in­dustrie, qui dit chaudière à conduire, dit aussi dangers, problèmes et soucis, ce qui ne manqua pas. L’encollage était alors nécessaire avant le tissage du co­ton car les qualités disponibles en Europe étaient le plus souvent in­suffisantes, (pour ne pas dire fort mauvaises). Il y a en ef­fet plusieurs qualités et plusieurs variétés de coton sur le marché des matières premières.

 

Le principal critère est la longueur de la fibre qui varie de 0,5 à 3,5 cm, (coton égyptien à longues fibres). Les pays produc­teurs n’ex­portent pas leurs meilleurs cotons et les trans­forment eux mêmes avec une grande productivité et un avantage concurrentiel fort important. Á l’époque dont je parle, un tisserand français surveillait et gérait as­sez péni­blement un groupe de 25 métiers de coton ordi­naire, mais son concurrent brésilien ou égyptien sur­veillait, à dis­tance, d’une passerelle insonorisée et clima­tisée, plus de cent métiers presque sans intervention. Chez nous, cette section de prépa­ration comptait une di­zaine de per­sonnes dont la plupart étaient des femmes. 

 

Le second atelier était la salle de tissage. Mon bureau y avait été placé, ce qui n’était pas prévu au départ. Il faut savoir qu’un atelier de tissage est l’un des lieux les plus bruyants que l’on puisse expérimenter. Le niveau de bruit dépasse habituellement cent dix décibels, l’équivalent d’un avion de ligne au décollage. Dans les grandes salles, le niveau semble constant en raison du grand nombre de métiers dont les sons se confondent, mais dans les salles plus réduites, les chocs des battements in­dividuels sont plus perceptibles augmentant encore la pé­nibilité.

 

Ma salle de tissage comprenait une centaine de métiers mécaniques traditionnels plus une douzaine de métiers spéciaux, à mécanique d’armure, un dispositif qui permet d’intégrer des bandes de tissu jacquard dans la largeur unie du lai produit. Et le bruit était terrible. On m’avait fourni des bouchons d’oreille, mais le niveau res­tait quand même insoutenable.

 

La direction avait fait construire mon petit bureau, (vrai­ment très petit), sur un coté de l’atelier, en essayant de l’insonoriser mais le ré­sultat était décevant. Les pre­mières semaines, mon som­meil fut gravement perturbé par de forts acouphènes et d’intenses maux de tête, puis mon ouïe sembla s’en ac­commoder. En vieillissant, ce­pendant, je devins de plus en plus sourd, un handicap pé­nible et fort désocialisant.

Le directeur m’avait dit attendre une amélioration sen­sible de la productivité. Je me rendis compte bien vite, que c’était surtout une augmentation du rendement hu­main dont il parlait car le matériel posait de nombreux problèmes ; les métiers mécaniques étaient usés, et le co­ton d’une qualité si mauvaise que l’indispensable encol­lage ne suffisait pas toujours. J’attaquai tout de suite le défaut le plus immédiat, les incendies qui éclataient très fréquemment sur un métier quelconque, ruinant son pro­duit et menaçant dangereusement de s’étendre aux ma­chines voisines.  Les primes d’assurance battaient tous les records.

 

Je découvris très vite que pour éviter les ar­rêts intempes­tifs, les mécaniciens relevaient systémati­quement le ni­veau des relais thermiques des dis­joncteurs muraux. Les moteurs chauffaient donc, de plus en plus, enflammant la bourre impalpable de coton  dépo­sée sur la structure, et la flamme se communiquait aussi­tôt au tissu. Je ramenai les relais à leur niveau correct et les incendies cessèrent. Mais je dus plomber les disjoncteurs pour  faire cesser ces habitudes, car chaque machine incendiée nécessitait une remise en état particulière et sortait donc de la charge de maintenance quotidienne. Pendant quelques semaines, les mécaniciens m’en voulurent donc un peu, et le patron ne m’en témoigna aucun gré.            

 

Le second souci était la colle. Le directeur adjoint en changeait la formule pratiquement chaque jour. Je n’ai ja­mais su ce qu’il espérait vraiment obtenir car il ne notait pas les variantes expérimentées, et les résultats éventuels étaient inexploitables, compte tenu des délais de fabrica­tion et du grand nombre de formulations mises en œuvre simultanément. Il n’y avait même plus de formule té­moin. Néanmoins, il fallait appliquer ses compositions dont certaines provoquaient des difficultés immédiates sur l’encolleuse même. Cette situation a d’ailleurs perdu­ré sans solution.

 

Le véritable problème de fond était l’état déplorable du parc de métiers mécaniques qui avaient au moins vingt cinq ans d’âge. Un relevé statistique des dé­pannage mit rapidement en évidence la nécessité de re­construite les plus défectueux. Certains n’avaient même pas  de trous de  graissage sur le vilebrequin et tournaient avec des jeux de deux centimètres. Or, ces machines clas­siques exigeaient des réglages extrêmement précis, au milli­mètre. Elles étaient équipées de moteurs électriques indi­viduels. Leurs quatre lames, pilotées par engrenages et cames, permet­taient la production des structures clas­siques, la toile, (un fil en haut, un fil en bas), les sergés, (un fil en haut, trois fils en bas, en alternance), ou d’autres combinaisons simples. Les autres métiers, à mé­canique d’armure, per­mettaient des travaux bien plus so­phistiqués, par exemple, un tissu à la fois bleu jean sur l’avers et écossais rouge et vert sur  l’envers, malheureu­sement nous n’en avions que douze.

 

Le personnel était plus nombreux dans l‘atelier de tissage qui fonctionnait sur trois postes de huit heures. Il com­prenait une trentaine de personnes dont, par poste, cinq tisserands, deux barilleurs qui plaçaient les canettes sur les tambours à navettes des machines, une canetteuse qui bobinait ces canettes, plus un mécanicien (deux au moins le jour). Dans la journée, les ouvriers étaient des ou­vrières car il était alors interdit de faire travailler les femmes la nuit. Et l’équipe nocturne était donc exclusive­ment masculine, sans jamais travailler le jour. Il y avait peu d’amateurs, si bien qu’ils étaient tous plus ou moins repris de justice ou en marge de la société ordinaire. Le contremaître les avait bien en mains et ils ne m’ont ja­mais créé de vrais problèmes.

 

Les méthodes de travail des hommes différaient énormé­ment de celles de femmes. Ils pa­trouillaient en groupe sur l’en­semble de la salle, chacun remettant en état le métier ar­rêté le plus proche tandis que les femmes se canton­naient farouchement à leurs vingt-cinq machines attitrées sans se soucier des dif­ficultés de la voisine.

Les rende­ments des deux systèmes paraissaient cepen­dant équiva­lents. Je pense que celui des hommes permet­tait de pe­tites périodes de repos oc­cultes, couvertes par la compli­cité collective. J’ai tou­jours constaté cela dans les équipes de nuit, et il valait mieux fermer les yeux sur ces petites infractions relative­ment compréhensibles.


Le troisième atelier préparait la commercialisation de la production.  Une première section, dite visite et piqurage, contrôlait la qualité des produits et réparait les éventuels petits défauts pour présenter des pièces de qualité com­merciale, et de longueur certifiée. Ces pièces, roulées à plat, étaient repérées et identifiées, puis stockées en hau­teur sur des palettes dans un magasin attenant. Elles étaient destinées aux grossistes et confectionneurs.

 

Une seconde section, l’atelier de confection proprement dit fa­briquait effectivement divers articles destinés au com­merce de détail, en l’occurrence essentiellement des ser­vices de table assez luxueux, nappes et serviettes. L’en­semble de l’atelier occupait une quarantaine de femmes et quelques hommes (pour les manipulations  lourdes). De nombreux problèmes relationnels apparais­saient épi­sodiquement dans cette section où il y avait au moins trois coteries. Ils disparaissaient tout aussi mysté­rieusement un peu plus tard. Après s’être disputé féroce­ment, on s’embrassait en pleurant. Je n’ai jamais compris grand-chose à ces relations typiquement féminines, et j’évitai donc soigneusement de m’impliquer. Je laissai donc la contredame s’en occuper ce qu’elle faisait fort bien, y compris disputes, embrassements et larmes.

 

Une fois par an, il fallait décider irrévocablement ce que seraient le thème et la couleur de la saison suivante, sur­tout en ce qui concernait les imprimés. Comme tout ce qui relève de la mode, le choix était crucial car il déter­minait plusieurs mois à l’avance le succès commercial, et donc financier, de toute la campagne de fabrication et de vente à venir.

Un petit nombre d’ar­tistes parisiens en vogue  tenaient dans leurs mains, leur humeur et leur fan­taisie le devenir de toute la profession, et ils y étaient re­çus avec une sorte de vénération et évidem­ment des ré­munérations fort confortables. J’ai ainsi vu une grande dame, étrangement vêtue, dra­pée dans sa prétendue no­blesse, sa réputation et sa com­pétence, par­courir majes­tueusement les ateliers, obsé­quieusement ac­compagnée par un patron momenta­nément méconnais­sable.    

Deux ans après mon arrivée, on commença à installer de nouveaux mé­tiers bien plus modernes, et l’on m’orienta, (temporairement me dit-on), vers une autre fonction dans un nouvel atelier dans lequel on montait une machine d‘enduction, en arguant de ma qualité de technicien élec­tricien. J’eus en effet à y déployer mes capacités en la matière en dessinant puis en mettant en œuvre les cabines à contacteurs des nouvelles installations, un travail déli­cat car l’opération se déroulait en partie en atmosphère explosive, ce qui nécessitait des dispositifs de sécurité.

 

Là aussi j’ai rencontré des problèmes liés au manque de formation des gens en matière de radioactivi­té. Quand le matériel est arrivé d’Allemagne, il compre­nait encore une jauge radioactive, contenue dans une caisse marquée des repères conventionnels avec des ins­criptions de mise en garde « Achtung ! » en rouge. J’ai fait mettre la jauge dans le poste à haute tension pour que personne n’y touche. Au moment du montage, le techni­cien affolé a trouvé le boîtier vide. Avant de le transpor­ter dans le poste électrique, un contremaître trop bien in­tentionné en avait retiré la cartouche radio­active, et pour ne pas la perdre, il l’avait rangée sur une étagère dans le réfectoire de la maîtrise, entre les bou­teilles d’eau minérale.

 

Dans cet atelier, pendant que le constructeur procédait à la mise au point des machines, un contre­maître que j’esti­mais beaucoup, perdit les deux mains par pure mal­adresse en les posant sur la calandre cylindrique d’enduc­tion en marche. Le plastique très adhérent emporta les mains jusqu’aux cylindres. Per­sonne ne voulait nettoyer l’infirmerie où le sang avait gi­clé et ruisselé partout. Pas de patron, pas de sous-directeur ni de chef de service à l’horizon. L’infirmière elle même était défaillante. La disponibilité de l’infirme­rie devait pourtant être assurée. Alors, j’ai mis ma sensibilité en veilleuse. J’ai pris de l’eau et des chiffons et j’ai tout nettoyé. Puis je suis allé sur la machine que personne ne voulait plus approcher, et j’ai ôté les morceaux de doigts amis qu’on y avait laissé et, le cœur serré, je suis allé enterrer ces pauvres débris.

 

Traditionnellement, c’est au chef direct que revient ce triste devoir. Tous ces prétendus cadres n’étaient pas vraiment des responsables avec les tripes et le  degré de fiabilité qu’on pouvait en attendre.  

 

Le patron de l’entreprise était un personnage localement fort important, bien introduit dans l’environnement poli­tique, industriel, commercial et financier de la Région. Le dimanche, il était à l’église au premier rang avec toute sa famille, et il se retournait de temps en temps pour vérifier que son personnel était bien là. Son affaire marchait bien et elle a survécu à la crise du textile. Son mode de com­munication devait donc être sa­tisfaisant au plan général, mais il se tenait à distance des ateliers, et je n’ai jamais pu lui faire partager mes pro­blèmes de fabrication, ni réellement échanger avec lui à ce niveau.

 

Par exemple, avant de quitter l’entreprise, j’avais pris beaucoup de temps pour établir minutieusement tous les schémas des armoires électriques du nouvel atelier d’en­duction, et des lignes souterraines à haute tension. Je les lui avais remis en mains propres en insistant sur leur complexité et les difficultés de dépan­nage qui pouvaient résulter de leur manque éventuel. Plu­sieurs an­nées plus tard, d’ailleurs, il me fit rechercher pour dépan­ner son installation. Il les avait malencontreusement confiés au sous-direc­teur encolleur dont il s’était ensuite séparé. Les plans avaient été éga­rés ou archivés avec les statistiques de colles et je ne pus rien pour lui.

 

En ce temps là, cependant, sur place, le climat relationnel se dégradait rapidement. Je compris, un peu tardivement peut-être, que l’on s’était servi de moi, et mon contrat ar­rivant à terme ne se­rait pas renouve­lé. C’était assez catas­trophique car, à l’époque, il n’y avait pas de prise en charge du chômage. La situation était angoissante. Sans argent, j’avais main­tenant trois en­fants et j’étais logé par l’em­ployeur. Sans point de chute, je n’avais qu’un pré­avis fort court pour trouver autre chose.

 

Je vécus très mal cette situation, car une nouvelle nais­sance s’annonçait à la     maison. Il fallait faire face. Nous avons pris, ma femme et moi, le problème à bras le corps. Je rappelle qu’il n’y avait alors ni photocopieuse, ni in­formatique de quelque forme que ce soit. Les situations de l’emploi et surtout du logement restaient tendues. Pas d‘ANPE non plus, et il fallait faire toutes les recherches par soi-même.

 

J’ai fait imprimer un curriculum vitae type chez un petit imprimeur local, et, à partir des annonces de pério­diques comme l’Usine Nouvelle, nous avons engagé  des pros­pections systématiques. J’écrivais une courte lettre ma­nuscrite que ma femme mettait sous enveloppe accompa­gnée d’un imprimé. La méthode était  un peu coû­teuse mais originale pour l’époque. Cela a fonctionné. En quelques soirées, nous avons pu envoyer environ deux cents lettres. Nous avons reçu trois réponses intéressantes que je me suis empressé d’exploiter. Une seule corres­pondait à nos désirs en évitant un dépla­cement intempes­tif dans une région éloignée.

 

Il s’agis­sait d’un emploi de chef de fabrication dans une usine du Cambrésis. Fondée par deux associés dont l’un dirigeait la partie technique et l’autre l’administratif et le commer­cial, l’entreprise fabriquait et posait de la menui­serie en acier, ce qui me ramenait à la métallurgie, une activité qui m’était assez familière. J’engageais aussitôt les entre­vues néces­saires et fus rapidement embauché. L’entre­prise me déni­cha très vite une maison en location et nous nous ins­tallâmes donc dans une petite ville qui offrait néanmoins aux enfants toutes les possibilités sco­laires dont ils avaient alors besoin.

 

Quoique contraignant, le poste était intéressant mais les deux directeurs avaient chacun un comportement assez im­prévisible. Les pro­ductions de l’entreprise correspon­daient parfaitement aux besoins du marché de la recons­truction urgente de l’habitat urbain détruit par la guerre. Il fut secondairement relayé par un nouveau marché en­gendré par la création de villes nou­velles et de cités péri­urbaines tout particulièrement dans la région parisienne et dans tout l’axe Rouen Paris Lyon Marseille qui était alors l’axe de développement politi­quement prioritaire.

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 3.

 

 

Dans cet atelier, il s’agissait encore d’un travail avec plu­sieurs sections opérant en séquence. La fabrication utili­sait essent­iellement des profilés d’acier spécialement la­minés, livrés grenaillés et zingués, bien adaptés à la pro­duction de portes et fenêtres étanches et assez esthé­tiques. L’élé­ment de planification le plus important était ce que nous appelions le planning directeur, un immense ta­bleau à gouttières gradué horizontalement en dates et ali­gnant verticalement la succession des postes de travail  dans l’ordre logique d’exécution des tâches.

 

Les techni­ciens préparateurs qui disposaient des temps élémentaires prévisionnels, garnissaient les gouttières avec des cartes de pointage marquées de bandes co­lorées de longueur proportionnelle à la durée prévue pour chaque opération. La bande suivante était décalée pour ne prendre la suite qu’après l’achèvement de la précédente. Un curseur ver­tical matérialisait le moment en cours et la mise à jour prévi­sionnelle était hebdomadaire. Un poin­teau délivrait les cartes au fur et à mesure quand les ou­vriers rapportaient l’ancienne et l’enchaînement était ain­si grossièrement assuré. Bien évidemment, cette organi­sation n’était que de principe. Elle devait être mo­difiée en permanence pour diverses raisons de conve­nance ou d’urgence, (Panne de machine, casse d‘outil, absence du personnel, retard de pointage, date de livrai­son modi­fiée, ou autre).

La mise à jour constante du plan­ning directeur se faisait sous mon contrôle car elle condi­tionnait la bonne charge de l’ensemble de l’atelier. Elle impliquait une bonne connaissance des processus de fa­brication, et une remon­tée correcte des informations de fonctionne­ment. Les contremaîtres en étaient respon­sables, mais rien ne valait le suivi réel de l’avancement des travaux dans l’atelier. J’y passais donc beaucoup de temps.

 

Une première section recevait et stockait les profils en acier puis les débitait aux longueurs nécessaires en fonc­tion des be­soins.  Ce n’était pas aussi simple qu’on peut l’imaginer. Rien n’était alors standardisé. Il n’y avait pas de normali­sation dimensionnelle et l’architecte décidait de tout à sa fantaisie. De plus, quelque soit le genre de bâtiment, les ouvertures du rez-de-chaussée et du dernier étage dif­fèrent généralement du reste. En plus des petites séries, il faut donc assurer ces fabrications de détail qu’il faut trai­ter à part. Dès le début, un suivi précis des lots par fiches suiveuses était donc nécessaire, efficace jus­qu’à la mise en place sur chantier.

 

La seconde section, c’était le traçage, car en l’absence de normalisation, tous les châssis étaient différents. Pour être usinées en série, les barres coupées nécessitaient des gabarits de perçage, de soudure et de montage, avec un traitement particulier pour les  fabrications de détail, (les­quelles étaient souvent fabriquées à part par des vieux ouvriers qualifiés).

 

La section suivante était l’usinage. En partant des marques ou des gabarits établis par les traceurs, la pre­mière opération consistait à poinçonner des trous de repé­rage. Toute la suite du travail en dépendait, perçages, ta­raudages, découpes à la presse, fraisages, et même tous les travaux de soudure et les montages d’accessoires rele­vant des sections suivantes.

 

Pour constituer les cadres, des soudeuses par étincelage assuraient l’assemblage des barres et la pose d’acces­soires tels les paumelles. La section soudure comprenait aussi de la soudure à l’arc pour d’autres opérations acces­soires, ce qu’on appelle les pièces d’appui et les jets d’eau, les tapées et coffres de volets, les pattes de scelle­ment, et bien d’autres choses.

 

Les accessoires démontables relevaient de la section de montage ; serrures, gâches, verrous, tringles, pivots et mécanismes spéciaux pour basculants, à soufflets ou à l’italienne, oscillo-battant, coulissants, crémones et poi­gnées, ferme-portes et accessoires divers. La section as­surait également tous les réglages nécessaires ainsi que le contrôle qualitatif sur des bancs d’essai.

 

La dernière section en séquence était la peinture (par trempage ou au pistolet. Elle assurait également le char­gement des camions et l’expédition.

 

Il y avait également des ateliers accessoires. Une tôlerie découpait roulait, pliait, pressait et mettait en forme  les accessoires en tôle. Un atelier d’outillage fabriquait les outils de presse, poin­çons et matrices, et maintenait en état tous les outils de découpe et d’usinage. Un magasin assumait les approvi­sionnements nécessaires en coordi­nation avec les prévi­sions de charge et le travail  des techniciens préparateurs.

 

D’un bout à l’autre de la chaîne, une coordination étroite et un suivi précis d’avancement étaient constamment né­cessaires. Il faut bien noter qu’il n’existait alors aucun moyen informatique, et que ce qui peut actuellement pa­raître facile avec des ordinateurs constituait alors un tra­vail particulièrement complexe. L’atelier fonctionnait de façon satisfaisante, mais avec une absence totale de bud­get de recherches et développement, ce qui rendait la fa­brication étroitement dépendante de la tech­nologie utili­sée. D’autres solutions apparaissaient ; l’aluminium ou le plastique, et la di­rection avait pris en retard considérable. L’acier en déclin semblait trop cher. La tension sur le tra­vail s’en ressentait. Malgré l’intensité du travail de direc­tion d’atelier, un de mes adjoints fut supprimé et des fonctions du bureau d’études furent transférées à la pré­paration. La charge de travail devenait progressivement  écrasante.

 

Deux ans plus tard la direction nous informa que l’entre­prise allait être transférée dans une ancienne usine textile qu’il convenait d’aménager de façon plus rationnelle. En fait, au départ, elle était parfaitement inadaptée et de grands aménagements furent nécessaires. Pour la partie administrative, aucun vrai bureau n’existait et il fallut tout créer. L’ancien atelier était une filature de laine dont l’essentiel des équipements était encore en place, et tout était à démonter avant d’aménager. Le budget de transfert était drastiquement réduit. Et pour faciliter les choses, le directeur technique exi­geait qu’aucune heure productive ne soit perdue. Chaque poste de production ne devait s’interrompre qu’une se­maine en congé payé dans les an­ciens locaux pour re­prendre avec le lot suivant dans les nouveaux emplace­ments. Nous n’avions donc qu’une se­maine pour démé­nager et réinstaller chaque groupe de machines tout en assumant une coordination fort délicate dans l’enchaîne­ment des tâches.

 

Après cinq semaines d’efforts extrêmes, la production fut relancée dans les nouveaux locaux. Nous étions exténués.

Mais la production reprit dans les nouveaux locaux. Ce­pendant, au fil des années, le marché chan­geait. La re­construction avait pris fin et les nouveaux immeubles que l’on construisait dans les ban­lieues urbaines relevaient d’un moindre standing, économiquement, et bien plus standardisé. Des normes nouvelles avaient été publiées et, la clientèle s’inté­resserait à l’isolation thermique, une propriété que les me­nuiseries en acier ne pré­sentaient ab­solument pas. Le car­net de commandes se mit à baisser dangereusement. Nous en suivions la prévision globale sur un autre planning et sa mise à jour était à la fois labo­rieuse et cocasse. Les différentes affaires étaient identi­fiées par des bandes de carton colo­rées de longueur pro­portionnelle à la charge de travail. Il y avait de nom­breuses affaires et donc de nombreuses couleurs parfois assez voisines. Or, le principal interve­nant était daltonien et l’on passait un temps fou à re­mettre en ordre le tableau qu’il s’acharnait apparemment à déranger. On en riait.

 

Cependant, au fil des mois, ce planning se vidait au point que la direction envisageait de mettre le personnel en chômage technique. Je conseillai d’attendre une semaine. Nous étions début mai 68, et c’était la fête du travail. Quelques jours plus tard la révolte étudiante éclatait sui­vie par une grève générale qui touchait tous les secteurs dans la France entière. Chez nous, ce fut la plus longue grève que connut jamais  cette pe­tite usine. J’étais la seule personne que les grévistes lais­saient entrer dans l’entreprise pour préserver l’outil de travail. Chaque jour, j’allais donc connecter la haute tension dans le poste électrique, et je brassais la peinture des bacs de trempage, pour éviter sa sédimentation. Puis je cou­pais le courant et rentrais chez moi.

 

Pendant cette grève, avec le temps perdu, le carnet de commandes s’était regonflé. L’activité repartit donc, mais sur des bases un peu différentes. Les accords pas­sés au plan national entraînèrent l’augmenta­tion des salaires ou­vriers, (environ 12%). Pour éponger l’augmentation des coûts, la direction diminua autoritairement de 30% la ré­munération des cadres. Plusieurs respon­sables commer­ciaux qualifiés démissionnèrent ce qui affaiblit  la posi­tion de l’entreprise sur le marché. Sans échappatoire alors pos­sible, je vécus cette décision arbitraire comme une at­teinte contractuelle à la confiance et à la solidarité néces­saires dans une équipe de direction.

 

Le marché continuait à évoluer rapidement. Le directeur technique fit quelques tentatives pour introduire des pro­filés en plastique fabriqués en Hollande. La fabri­cation était fort complexe et coûteuse mais nous  réali­sâmes néanmoins une fort belle série dans un immeuble admi­nistratifs, l’Hôtel de Ville d’une sous préfecture voi­sine. Malheureusement la technique des profils choisi était mauvaise. Á la première pluie, les lo­caux furent inondés. Nous avons trouvé une solution au problème mais l’évo­lution vers le plastique en fut compromise. Ces dif­ficultés auraient du alerter les responsables sur les consé­quences domma­geables de l’absence totale de démarches de re­cherches et développement. Mais, toute discussion était devenue im­possible. Leurs certitudes primaient, et ils s’orientèrent différemment.

 

J’ai gardé de cette période des souvenirs fort pénibles. Trois de mes ouvriers sont morts.  Ils s’étaient portés vo­lontaires pour une mutation au Service Pose. L’un est tombé de quarante mètres avec sa nacelle qui s’est inex­plicablement décrochée. Un autre est tombé à la renverse d’un seul mètre, mais s’est brisé la nuque sur un garde fou métallique.

 

Pour le dernier, ce fut encore plus triste. Il était au chô­mage depuis deux ans. Père de quatre enfants, il se pri­vait de nourriture et défaillait au travail dans les première heures de son emploi. Nous lui avons fait tout de suite une avance sur salaire pour débloquer la situation. Appre­nant que la Pose recrutait, il s’est alors porté volontaire. Trois jours plus tard, il est tombé du cinquième étage en installant une porte fenêtre à Blois. Nous avions donné congé au personnel l’après midi de ses funérailles.

Quand j’ai vu les quatre petits enfants suivre en pleurs le cer­cueil de leur papa, j’ai cru revivre la situation que nous avions vécue, mes frères et moi, lorsque nous sui­vions le corps de notre propre père. Je n’ai pas pus le supporter. Je suis rentré à l’atelier et j’y suis resté seul jusqu’au soir, le cœur déchiré.

Le directeur technique passait de plus en plus de temps à Paris, et il était devenu particulièrement acariâtre, voire odieux, annonçant en arrivant quelle personne il ferait pleurer aujourd’hui et il s’y employait vigoureusement jusqu’à y parvenir. Il annonça un jour, sans aucune concertation qu’on allait lancer une production nouvelle, toujours en acier, avec des profilés allégés, spécialement laminés pour nous. Une entreprise bordelaise associée fournirait la technique et les ma­chines. C’était une erreur grave car les architectes ne voulaient plus d’acier.

 

Je dus souvent me déplacer à Bordeaux pour une journée d’étude, après mon travail, et en prenant un train de nuit à Paris. Cela si­gnifiait deux jours sans sommeil. Ces charges nouvelles m’épuisaient et je finis par m’évanouir en regagnant mon domi­cile. On me ramena chez moi en mauvais état, et le médecin attira mon attention sur les dan­gers potentiels d’un excès de fa­tigue et de stress. J’étais assez désemparé et je ne com­prenais pas bien ce qui m’arrivait. C’était la première fois que mon corps me lâchait, mais hélas, ce ne fut pas la dernière.

 

L’investissement contestable et coûteux fut néanmoins réalisé. On installa les nouvelles machines en sacrifiant un important espace fort précieux et on lança la fabrica­tion sur quelques séries d’essai, vendues à un prix ridi­cule. Mais les nouvelles machines ne marchaient pas. La tronçon­neuse coupait les barres à des longueurs incer­taines, et, la soudeuse qui n’avait pas de positionne­ment, produisait en série des cadres trapézoï­daux qui de­vaient tous être recoupés et ressoudés. Les coûts de pro­duction explosaient. Il y eut, semble-t-il, quelques échanges parti­culièrement chauds au niveau di­rectorial et l’on apprit un jour que le direc­teur technique avait repris ses billes et quitté l’entreprise. L’administra­tif restait seul en piste. Pour tout le monde, ce départ fut  vécu comme une bonne nouvelle, mais sur le plan financier, les consé­quences en étaient bien lourdes. Le patron unique était aussi un per­sonnage à problèmes. Techniquement peu fiable,  il ne connaissait rien à la mentalité des gens du bâtiment.

 

Un chantier, ça ressemble à une opération de guerre. Non seulement c’est pénible et dangereux, sur le plan phy­sique, mais on sait très bien que certaines entre­prises n’iront pas au bout. L’entraide est indispensable, et il faut montrer, comme cela l’était en aciérie, que l’on sait tenir son rôle et sa parole. Il faut absolument être de « francs compa­gnons » si l’on veut éviter des pro­blèmes graves.

 

Je comprenais de moins en moins les comportements de ce curieux personnage. Après le départ du personnel en fin de poste, je faisais une inspection méthodique des lo­caux pour fermer des portes et des vannes restées ou­vertes, éteindre des lampes ou des machines laissées sous tension et autres aléas. J’en profitais pour noter l’avance­ment des lots en cours. Un soir, je remarquai un person­nage  caché dans un coin sombre, et je l’interpellai sans obte­nir de réponse.  Allant à sa rencontre en le menaçant, je débusquai mon patron un peu penaud,  arguant qu’il avait le droit de se promener dans son usine. C’était vrai, mais en se cachant, il prenait un risque de vio­lence. Il pa­rut, disons, insatisfait. Je réalisai qu’il m’espionnait par­fois le soir, ce qui renforça la méfiance que je commen­çais à ressentir. D’autres in­dices auraient du m’inquiéter davantage Nous avions eu un cinquième enfant, et nos aînés gran­dissaient. J’avais été tellement occupé que je ne les avais  vus que de courts moments, le soir, ou pendant les vacances. Ils avaient, hélas, souvent grandi sans moi. La petite ville où nous rési­dions n’offrirait bientôt plus les opportunités d’éducation que nous dési­rions leur permettre. Nous décidâmes d’al­ler habiter la sous préfecture voisine. En attendant de pouvoir ache­ter quelque chose qui répondrait à nos désirs et à nos pe­tits moyens, nous avons  loué une maison en centre ville. Lorsqu’il apprit que nous voulions acheter un loge­ment, le patron me prit à part, et me dit que la situation économique étant ce qu’elle était, la déci­sion que nous prenions n’était pas sans risque parce que l’ave­nir de la profession évoluait négative­ment. 

 

J’aurais du comprendre que c’était un avertissement et qu’il avait dé­jà pris des décisions drastiques quant au de­venir de l’en­treprise. Me concer­nant d’ailleurs, et un  peu plus tard, ma situa­tion évolua brusque­ment lorsque qu’il modifia autoritair­ement les fonc­tions de plusieurs cadres. Cette flexi­bilité était, décla­ra-t-il, la démonstration de la capacité d’adap­tation de l’entre­prise. Il avait du lire cela dans une revue quel­conque et en avait fait une règle de manage­ment. Or, di­sons-le, c’était idiot, On ne change pas l’atte­lage au mi­lieu du gué, surtout lorsque le torrent est fu­rieux. Il faut normalement trois ans pour qu’un cadre as­sume idéale­ment sa fonction.

 

En plus de ma direction de production, je me re­trouvai donc temporairement chargé de la re­prise en mains d’un certain nombre de chantiers en diffi­culté, à Paris et en banlieue parisienne. J’y trouvai une si­tuation catastro­phique. Les coordinateurs de certains chantiers en étaient arri­vés à interdire la présence du chef de pose aux réunions de chantiers, écoeurés par les comportements de nos monteurs. Le ré­tablissement de relations ne fut pas aisé et j’eus bien du mal à m’imposer, même en prenant des res­ponsabilités sérieuses. Ils avaient prononcé à notre égard des pénalités énormes qui pouvaient mettre notre affaire en péril. Il me fallut beaucoup de temps pour en obte­nir la renégo­ciation. J’appris à cette occasion que nos monteurs al­laient parfois pêcher dans la Marne et que notre ardent directeur technique était parfaitement incon­nu sur place. Que diable allait-il faire à Paris si souvent. ?

 

Je passais donc plusieurs jours chaque semaine sur les chantiers parisiens, je dormais peu, me levant très tôt et rentrant tard car je devais m’y rendre en train. Je man­geai mal, une barre de chocolat entre deux métros ou deux au­tobus, et je vécus alors à une terrasse de café une deuxième et sérieuse dé­faillance. J’y passai plusieurs heures, pâle et affaibli, incapable de me remettre en route. De temps en temps, le garçon inquiet venait aux nouvelles et demandait s’il devait appeler du secours. Je  me remis très pro­gressivement et pus enfin regagner la gare et prendre mon train. La combinaison des deux fonctions avait en­core alourdi  mon travail, et je souffrais de plus en plus souvent de fortes douleurs abdominales.

 

Il s’agissait de crises de coliques hépatiques, pro­voquées par des calculs biliaires bloqués dans la vésicule. C’était extrêmement douloureux. Il y a peu de traitements médi­camenteux efficaces. Á la veille des vacances pour ne pas trop perturber l’organisation de l’entreprise, je me retrou­vai donc en cli­nique pour l’ablation de ma vésicule. C’est actuelle­ment une opération relativement anodine qui ne nécessite qu’une courte hospitalisation.

 

Depuis vingt-cinq ans, le traitement classique est la cho­lécystectomie, dite coelioscopique, sous anesthésie géné­rale. On pratique sur le ventre quatre très petites inci­sions qui permettent d'introduire les instruments néces­saires. Du gaz carbonique est insufflé dans la cavité péritonéale, on y introduit une caméra miniature, et la vésicule est re­tirée. Cette opération est ap­pelée laparoscopie. La durée d'hospitalisation est de un à deux jours, et la convales­cence d'une à trois semaines.

 

Á l’époque évoquée, cette technique n’existait pas. On pratiquait alors la  cholécystectomie par laparo­tomie qui nécessitait une incision nettement plus impor­tante, et une  hospitalisation et une convalescence plus longues. J’ai lu quelque part que l’incision normale était alors de 7 cm. Pour des raisons indéterminées, et peut être l’inexpé­rience du chirurgien local, la mienne fut bien plus large. La ci­catrice mesure encore 18 cm et reste sen­sible. Je rentrai chez moi plié en deux. Mon médecin avait voulu assister à l’intervention. Il me dit plus tard qu’il avait été horrifié par l’importance de l’incision pratiquée. Mais pas ques­tion de convalescence prolongée. A la fin des va­cances, je repris mon poste en serrant les dents.

 

Notre changement de résidence eut pour conséquence de m’éloigner de mon lieu de travail d’une trentaine de kilo­mètres que je dus faire en voiture matin et soir, (La vi­tesse n’était pas encore limitée). Le repas de midi posait questions. Pas de cantine d’usine ni de vrais restaurants en ville. Je déjeunais souvent d’un sandwich dans la forêt proche, mais en hiver c’était plus compliqué.

 

Les choses allaient pourtant rapidement changer. Lors d’une réunion de Direction, le patron nous fit savoir qu’il allait introduire une production partielle de fe­nêtres en aluminium dans la chaîne de fabrication. Il  af­fectait à cette tâche mon principal adjoint qui choisirait lui même le personnel nécessaire. De ce fait, il dé­capitait l’atelier acier. Les  personnels mu­tés étaient les meilleurs ouvriers en particulier des traceurs sans lesquels toute la chaîne pouvait s’effondrer.

 

Il était en né­gociation avec une entreprise tourangelle qui apporterait sa propre technologie et permettrait de ré­soudre les problèmes éventuels. Je fis observer que les  plus impor­tants viendraient du personnel qu’il aurait fallu préparer à cette mutation brutale. On ne passe pas de l’acier à l’alu anodisé, du gros marteau au fin tournevis, sans la forma­tion adéquate. Il me demanda si j’oserais soutenir ce point de vue devant le Conseil d‘Administra­tion. Je m’y engageai fermement, mais, évidemment, il ne m’appela pas au mo­ment voulu.

 

Il me reçut l’après midi suivante, me confiant  que l’ave­nir de l’entreprise était maintenant en jeu, et qu’il avait pris des engagements formels. Il m’annonça qu’il avait également décidé de modifier une nouvelle fois les attri­butions des cadres techniques, que le chef des études et devis passerait à l’atelier qu’il avait déjà dirigé, et que je devenais respon­sable des études et devis puisque j’avais maintenant l’expérience de la pose sur chantiers. 

 

Ce n’était pas une simple muta­tion, car il s’était engagé, vis-à-vis du futur partenaire tourangeau, à apporter un important portefeuille de com­mandes. J’allais donc de­voir adapter mon nouveau ser­vice à l’aluminium et multi­plier par cinq (pas moins) le volume des devis qu’il pro­duisait habi­tuellement. Ces décisions s’appli­queraient sans délai. Il ne nous demandait même pas notre accord. Il savait que nous étions tous les deux engagés dans des achats de maisons et nous n’avions pas d’autre choix im­médiat que d’accepter la situation. Nous échan­geâmes donc nos bu­reaux et nos rôles respectifs. Multi­plier par cinq l’effica­cité de mon nouveau service, et de plus, en changeant la technologie habituelle, était une vé­ritable gageure, mais je m’y appliquai avec vigueur.

 

Il était nécessaire de modifier profondément les habitudes de l’équipe. Jusqu’alors, chaque projeteur  travaillait seul en assumant les dessins, les recherches et les calculs. La frappe était confiée à deux dactylos. J’ai réorganisé les équipes en trios : Un projeteur, un calculateur, une dacty­lo. Les ordinateurs n’existaient pas encore et tous les cal­culs se faisaient sans calculette. En quelques semaines ces calcu­lateurs sont devenus des champions arithmé­tiques et les projeteurs ont pu accroître leur efficacité.

 

J’avais pu em­baucher une dactylo supplémentaire, une profession presque disparue. Je me souviens qu’une dame était alors venue présenter sa fille, toute jeunette et bien timide. J’avais des filles du même âge et j’acceptai de la prendre à l’essai mais sa mère demanda quelques jours de délai. La pauvre fille ne sa­vait évidemment rien du métier. Ses premiers travaux étaient lamentables. Le Service commercial était très exi­geant sur la présenta­tion des devis, mais je décidai de lui laisser sa chance, et je l’obligeai donc à re­commencer, et cela plusieurs fois ; elle repartait en larmes, et je sentais bien qu’elle me haïs­sait. Elle finit ce­pendant par fournir un tra­vail impec­cable. Quand je l’en félicitai, elle se re­mit encore à pleu­rer abon­damment. Et elle devint pourtant vite une bonne dactylo, bien souriante, même avec moi.

 

En quelques semaines, les projeteurs maîtrisèrent les pro­priétés de l’aluminium, et ils furent bientôt capables de concevoir les profils nécessaires et leurs matrices d’ex­trusion. Aucun système coordonné n’existait encore et chaque architecte laissait courir ses fantaisies et ses dé­lires et il nous appartenait de ramener ces rêves au juste niveau de la réalité.

 

Bref, la performance demandée fut bientôt atteinte. Par contre, l’ate­lier souffrait beaucoup plus, tant de la juxta­position des deux fabrications que de la rusticité du per­sonnel, plus adapté à la rudesse de l’acier qu’aux délica­tesses du nou­veau matériau.

 

Les Tourangeaux nous rendirent visite et nous laissèrent l’un des leurs, plus préci­sément chez moi, au Service des devis. Il fourrait son nez partout, reprenant attentive­ment tous les travaux. J’appris par une indiscrétion probable­ment programmée que les services homologues des deux entreprises allaient fusionner et que ce per­sonnage serait mon successeur. Le patron me confirma bientôt la chose. Il m’assura de son profond regret et me licencia sans indemnité avec un seul mois de préavis, dé­lai mini­mal prévu par la loi.

 

Ainsi sont beaucoup de ces gens fortunés. Ils vous sucent les os jusqu’à la moelle et vous jettent ensuite sans façon ni re­mords lorsque apparaît une nouvelle possibilité de profit.

 

Un peu plus tard, l’entreprise s’effondra et les ouvriers tentèrent d’en faire une SCOOP, sans grand succès. J’en aidai quelques uns à retrouver un emploi mais ils res­tèrent en nombre sur le carreau. Il y a quelques années, pourtant, j’appris que cet ancien patron était en maison de retraite tout près de chez moi. Je lui en vou­lais plus, et je décidai de lui rendre visite.

 

Trop tard ! Il était mort deux mois plus tôt.

 

Quand on vieillit, voyez-vous, tous les gens que l’on a un jour connus, sont morts ou devenus gâteux, et l’on se re­trouve bien solitaire avec le seul inconnu comme devenir.

 

 

 

Chapitre 4.

 

 

Dans la situation économique locale, cette perte d’emploi brutale était catastrophique. Nous venions d’acheter une maison en état insatisfaisant, et il nous fallait absolument l’aménager pour l’adapter aux besoins de nos cinq en­fants. Nous étions déjà lourdement endettés pour de longues années et nos sources de revenu disparaissaient soudainement. De plus, mon ancien patron m’avait fait savoir qu’il exigerait le respect d’une clause de non concurrence draconienne présente dans mon contrat. Or, il présidait à l’époque la Chambre de Commerce locale et je n’avais rien à attendre de ce côté. L’indemnisation du chômage était beaucoup moins bien organisée qu’aujour­d’hui. Elle était assurée par des agences locales de l’ANPE que je m’empressai de consulter. Comme tou­jours, il y avait fort peu d’offres, mais, par chance, j’en trouvai une qui pouvait convenir, à condition de changer d’orientation..

 

Je rencontrai son jeune patron, particulièrement sympa­thique. Sa petite affaire semblait bien marcher même si le salaire qu’il me proposait était très inférieur au mien.

 

Il s’agissait d’un poste d’ingénieur com­mercial dans une petite chaudronnerie qui fabriquait essentiellement des containers spéciaux destinés à transporter et surtout pro­téger pendant leur stockage des éléments de rechange et des pièces détachées pour toutes sortes de véhicules mili­taires, terrestres, navals ou aériens. Il s’agissait de réser­voirs étanches, remplis d’azote asséché, et l’on préten­dait, disait-il, que l’un de ces containers fut un jour perdu en mer. Repêché des années plus tard, il contenait encore, parait-il, un mo­teur de char intact.

 

Anecdote véritable ou pas ? De là venait la réputation et le succès d’une entreprise qui n’était initialement qu’une menuiserie ordinaire fondée par le père qui y avait pro­gressivement ajouté des petits travaux d’assemblages mé­talliques. Il était un jour tombé sur l’opportunité commer­ciale de containers militaires. Sans à priori ni expérience, il avait imaginé une solution originale qui consistait à couper horizontalement en deux, une citerne  tubulaire classique dont la moitié inférieure recevait un bâti pour la pièce à protéger, tandis que la partie supérieure servait de couvercle.

 

La véritable difficulté de l’opération résidait dans la com­plexité de la jonction étanche entre les deux moitiés. Il y avait un savoir-faire fondé sur la spécificité des fonds qui sont produits par emboutissage à froid. On ne trouvera ja­mais deux fonds identiques. Si l’on ne mé­lange les demi fonds coupés, il sera absolument impos­sible de superpo­ser les demi cuves. J’en reparlerai. Sa­chez seulement que des conflits familiaux avaient conduit à l’abandon de l’activité de menuiserie et que l’entreprise s’était recen­trée sur ces containers. Les budgets militaires ayant été drastiquement réduits, les besoins correspondants s’étaient effondrés ainsi que le carnet de commandes, et le patron voulait créer une acti­vité civile, indépendante des besoins de l’ar­mée. 

Finalement, dans l’urgence où je me trouvais, j’acceptai sa proposition et me lançai dans la prospection commer­ciale, activité complètement nouvelle pour moi. C’est un métier particulièrement ingrat, surtout lorsqu’il faut ex­plorer des secteurs déjà saturés par la concurrence.

 

On peut, bien sur, imaginer que la vente se réduit à la sa­tisfaction des besoins de l’acheteur par l’intérêt des pro­positions du vendeur. La réalité est différente. Les contacts humains et la psychologie jouent un rôle fort im­portant. Les écoles de commerce enseignent que le dé­clenchement d’une décision d’achat passe par plusieurs phases dont les premières sont psychologiques et doivent précéder les phases techniques d’argumentation et de dé­monstration. Beaucoup de vendeurs novices négligent ces fondamentaux et je ne les ai découvert moi même qu’en stage de formation.

 

Les besoins à satisfaire chez l’acheteur correspondent à ceux de l’humanité en général. Au premier plan, les be­soins vitaux de base : survivre, se nourrir et autres. Au ni­veau suivant, on trouve des besoins plus intellec­tuels comme : mieux vivre, s’affirmer, conquérir, ou do­miner. Ensuite, et souvent plus déterminants : des besoins ayant trait à la vie sociale.

 

Chaque acheteur agit selon une hiérarchie personnelle  de motivations que le vendeur doit reconnaître, car l’achat doit d’abord répondre à cette hiérarchie. Le plus souvent, le produit n’est qu’un support. On vend à travers lui la satisfaction de besoins plus ou moins clairement formu­lés, et ce sont ces besoins que le vendeur doit découvrir. Il faut comprendre que le client s’identifie toujours  dans son acte d’achat et qu’il en fait un acte personnel. Des clients dif­férents n’achètent pas la même chose en achetant le même produit. Leurs mobiles d’achat relèvent beaucoup plus de l’inconscient que du conscient. Si les besoins re­latifs à sa fonction sont bien déterminés, ceux reliés à sa sécurité sont souvent importants, et ceux lui permettant d’exprimer son identité et sa personnalité le sont bien plus encore.

 

Les écoles de commerce ont classé systématiquement les besoins des clients dans des listes comme celle-ci : Confort, liens d’affection, importance personnelle, éco­nomie, nouveauté, tranquillité. C’est un classement qui donne à réfléchir. Les écoles donnent aussi aux ven­deurs divers moyens mnémotechniques pour les guider dans l’approche personnifiée de leurs clients. Par exemple, la méthode SONCAS, avec dans l’ordre, Sym­pathie, Or­gueil, Nouveauté, Confort, Argent, Sécurité. La méthode SABONE diffère un peu, Sécurité, Affection, Bien être, Orgueil, Nouveauté, Economie. Encore diffé­rente est la SAPIV, Sécurité, Activité créatrice, Participa­tion effec­tive, s’Imposer, Considération.

 

Lorsque que je me suis lancé dans ce métier, les gigan­tesques centrales d’achat esclavagistes n’existaient pas encore et l’on commençait généralement par explorer les réseaux d’amis ou de relations qui pouvaient aider. Fina­lement, les amis, c’est ce qui marche le mieux. Mon sec­teur d’action était fort vaste puisqu’il couvrait toute la moitié nord de la France. J’y ai parcouru des centaines de milliers de kilomètres par tous les temps, mais je dois ad­mettre que mes meilleurs clients, les plus actifs et les plus sympathiques, résidaient à proximité. L’accueil des nou­veaux démarcheurs est clairement hostile dans la plu­part des services d’achat, car ils viennent bousculer les habi­tudes et les routines, et, parfois, révéler les imperfec­tions et les manques.

 

Certains s’en défendent par des procédures que je quali­fierai simplement d’abusives mais qui mériteraient un autre qualificatif. La journée réservée aux représentants en est un exemple : Pas moyen d’avoir un rendez vous. Il faut se présenter à jour fixe derrière vingt ou trente postu­lants qui attendent, parfois debout, et qui disposeront chacun de quelques courtes minutes pour présenter leur argumentaire.

 

Il y a aussi l’odieuse salle du téléphone. Comment accep­ter sans amertume d’avoir conduit pen­dant deux cents ki­lomètres pour trouver une salle vide avec une table, un téléphone et juste une affichette « Ser­vice Achat : tel nu­méro ». Et quand vous appelez, le type au bout du fil n’écoute pas et dit qu’il n’a besoin de rien. Que ne vous l’a-t-on dit quand vous avez appelé le stan­dard. Et il y a aussi les attentes interminables et d’autres sortes d’ava­nies.

 

Je vous disais que c’était un vilain métier. C’était alors le mien, et je rencontrai assez vite un acheteur avec lequel je sympathisai et qui commanda des centaines de bâtis de machines agricoles qui correspondaient parfaitement aux besoins de l’atelier. Il devint un peu un ami et il ne me laissa jamais tomber. Quand j’étais en difficulté, j’allais le voir et il me donnait toujours une petite commande, parfois en avance et à stocker en attente de payement, mais l’essentiel était de garnir le planning de fabrication.

 

Les problèmes de trésorerie étaient fréquents mais n’in­quiétaient pas trop le patron qui avait l’habitude de re­courir au crédit bancaire. Son père, disait-il, avait tracé le chemin avec une méthode originale de gestion. Il remet­tait les traites en banque sur le compte de l’entreprise et encaissait les chèques pour son propre compte. Ce sys­tème avait mis l’entreprise dans de telles difficultés qu’il avait fallu recourir à des bons de caisse au porteur, un système de crédit privé, avec un terme de 15 ans, dont l’échéance appro­chait.

 

Ma clientèle civile progressait lentement et je décrochai   un contrat permanent de sous-traitance pour fabriquer des cabines d’engins de chantier qui nécessitèrent l’installa­tion d’une petite chaîne de fabrication. Un problème nou­veau se présenta du au comportement irrationnel du chef de fabrication qui stoppait les commandes civiles en cours pour passer en priorité tout container militaire inci­dent au mépris des délais convenus. Or l’armée payait avec un long délai, (jusque un an), après une réception qu’on attendait longtemps.

 

Un bureau parisien était chargé du démarchage militaire, et le patron en ramena un jour une commande mirobo­lante de plus de cent  de ces fameux containers citernes. Le chef d’atelier voulait en lancer immédiatement la fa­brication, mais la commande précédente datait de dix ans et sa reprise soudaine surprenait. Une relecture attentive du marché fit apparaître une clause léonine qui prévoyait une réduction annuelle automatique de 10% du prix par rapport au devis d’origine. Le nouveau prix ne payait que la matière. D’autres entreprises auraient changé des vis de place, ou modifié la forme ou la couleur d’un accessoire en proposant un « produit de remplacement ». Ne voulant pas fâcher le client militaire, nous n’en fîmes rien. Pour limiter les dégâts, on me chargea de sous traiter la fabrication au plus bas prix possible. Un constructeur de wagons accepta.

 

Mais, presque en même temps, le financier hollan­dais qui avait émis les fameux bons de caisse décéda su­bitement. Ses directeurs, inquiets, dénoncèrent ses pra­tiques frau­duleuses, faisant savoir que l’escroc doublait la plupart des bons émis. Le scandale fut important car plusieurs entreprises françaises de renom étaient impliquées. Les banques réagirent sauvagement. Elles se remboursèrent immédiatement des découverts et renvoyèrent impayés  tous les effets fournisseurs non couverts par les soldes de comptes. Nous ne savions même pas qui avait été payé ou non, et nous avons passé trois jours à contacter les in­téressés pour tenter d’établir une situation. Merci les banques !

 

Ce n’était pas brillant, et dans les semaines qui suivirent l’entreprise se déclara en cessation de paiement. Mais l’histoire des bons de caisse n’était pas close et nous re­cevions chaque jour des réclamations téléphoniques en réclamant le remboursement immédiat. La menace était parfois fort précise au point qu’une protection policière devint un moment nécessaire.  Finalement, la société fut déclarée en faillit. Et la capacité juridique de ses cadres dirigeants fut temporairement suspendue. La mienne ne l’était pas puisque mon embauche était ultérieure à l’émission des fâcheux bons de caisse ; le liquidateur me missionna donc pour tenter de trouver un repreneur.

 

Je me souvins d’un chef d’entreprise que j’avais un jour côtoyé au salon du Bourget où il avait un stand proche du nôtre, et je le contactai. Après quelques échanges, il fit une proposition globale de reprise comprenant tout le personnel et toutes les activités. C’était inespéré, et pour­tant, poussé par un syndicat, le personnel refusa. Appa­remment, la plupart d’entre eux préféraient toucher une prime de licenciement conséquente que sauver leur em­ploi. Le repreneur s’en irrita et réduisit son offre à 49 personnes dans une stricte section de mécanique complé­mentaire de ses propres fabrications. Ce jour là, le syndi­cat détruisit plus de 50 emplois, dont le mien car le sec­teur civil n’était plus compris dans le plan. Pour compli­quer la situation, le sous-traitant qui continuait à fabri­quer les containers citernes à son propre compte fit savoir qu’il était en grandes difficultés car, en dépit de nos mises engarde, il avait mélangé les demi fonds.

 

Je n’ai jamais su la fin de l’histoire. La mienne s’était sou­dain compliquée au moment du règlement des der­niers salaires et j’eus alors d’autres soucis. Je découvris que, non seulement je ne touchais rien faute d’anciennet­é suffisante, mais que je n’apparaissais pas sur la liste des licenciements. Alors que j’agissais sur son man­dat, le li­quidateur m’avait classé dans les cadres diri­geants, ce qui me pri­vait de tout droit aux indemnités de chômage. Il re­fusa  absolument de modifier la chose, et je fus contraint de saisir le tribu­nal en référé pour faire rétablir mes droits. La loi sur l’indemnisation du chômage n’avait guère changé et la durée en restait limitée à un an avec 90% du salaire conventionnel. Cependant, il existait une possibilité peu connue de l’étendre à deux ans avec une rémunération plus faible associée à l’obligation d’une formation de reconversion.

 

J’étais las des vicissitudes liées à la déconfiture de l’in­dustrie, et, malgré la faiblesse de l’indemnisation, je choisis la solution de reconversion.  Fort peu utilisée, cette formule n’était pas formalisée. Il appartenait au can­didat de monter un projet cohérent et de le faire avaliser par une commission. Je montai donc un projet compor­tant une formation classique de gestion d’entreprise, (comptable et administrative), et, comme elle me laissait bien du temps libre, j’y ajoutai la préparation à un di­plôme universitaire que dispensait l’Université de Lille, une formation en deux ans un peu particulière d’aména­gement régional, (DUAR). Ce fut une formation intéres­sante qui touchait bien des domaines, depuis les l’étude des cycles de l’eau ou du carbone jusqu’à l’équilibrage des aménagements urbains par la  séparation des zones d’habitat et d’activité, et la rationalisation des transports.

 

Cependant notre niveau de revenus était devenu insuffi­sant et nous tentions de le compléter tout en cherchant un nouvel emploi. Nous fîmes de multiples tentatives dans des directions diverses. Je pensais que tout emploi peut être occupé par tout homme moyennement doué, ce que l’on peut constater chaque jour.

Nous avons moulé des dizaines de milliers de petites pièces en plastique dans notre cave en y passant des di­manches entiers dans une atmosphère empuantie par les solvants qui créaient un certain risque sanitaire malgré une rentabilité intéressante.

 

J’ai imaginé plusieurs jeux de société, dont certains, illustrés par un maquettiste professionnels étaient très beaux et vraiment passionnants, mais la concurrence en ce domaine est impitoyable et toutes les portes sont ver­rouillées. Ils demeurent fort attrayants et sont toujours disponibles pour une édition potentielle. Le plus attractif avait été vendu à une grande société pétrolière pour une distribution publicitaire dans les stations service, mais au moment du lancement, un décret interdit subitement ce type de promotion et nos efforts furent anéantis. On voit que l’imprévisibilité réglementaire, ce mal typiquement français, bloquait déjà les investissements projetés.   

 

Nous avons vendu des articles divers dans les comités d’entreprise, et nous y avons laissé quelques plumes car il fallait souvent faire des cadeaux pour y accéder. Cer­tains de nos représentants (multicartes malhonnêtes) ont conservé de coûteuses collections d’échantillons qui furent donc perdues. Là aussi, le fisc nous paralysait en  exigeant la disponibilité d’un local commercial effectif auquel s’attachait une patente. L’impôt, payable d’avance, dépassait le produit espéré de l’activité réali­sable. Nous y avons perdu pas mal d’argent.

 

J’ai donné en université des cours d’économie politique en amphithéâtre devant une centaine d’étudiants de cin­quante nationalités différentes. Le président m’avait mis en garde contre le danger des notations sévères. Je m’en sortis avec des interrogations écrites en à vingt questions fermées, oui ou non, et finalement, tous ces jeunes gens ne me causèrent aucun ennui malgré l’austérité des cours.

Ces cours, donnés sur des budgets aléatoires, n’étaient payés que l’année suivante. Cela m’arrangeait plutôt car la ressource correspondante tombait au-delà de la période d’indemnisation du chômage et la prolongeait d’autant. Mais c’était évidemment une situation très conjecturelle.

 

Il me fut demandé dans cette université de mettre en place une base de données expérimentale informatisée à l’usage des étudiants. Le matériel alors disponible n’est même plus imaginable actuellement. Les ordinateurs n’avaient ni écran ni clavier. Le dispositif initial d’entrée était un lecteur de cartes perforées et celui de sortie, une grosse imprimante. Nous convîmes d’utiliser les données de l’INSEE pour lister les entreprises du Nord. Elles étaient enregistrées sur une bande magnétique qu’il fallait transposer et traduire. Je passe sur les détails, mais sa­chez qu’au final, pour quelques informations élémen­taires, nous avons transporté en camionnette, entre Lille, Douai et Valenciennes, 27 caisses de cartes perforées avant de pouvoir les enregistrer sur un énorme disque amovible de 5 ko. Son lecteur avait la taille t l’aspect d’une machine à laver.

C’était ça, l’informatique de papa ! Il fallait autant de muscles que de gingin !

 

Je fus aussi gérant d’une petite SARL créée avec plu­sieurs amis pour fabriquer de petits containers isolants à atmo­sphère contrôlée. C’était en réponse à une demande li­byenne qui se proposait de transporter vers l’intérieur le produit de ses pêcheries côtières. Cette expérience fut  mémorable mais j’en ai gardé un souvenir miti­gé.

 

Nous avions trouvé à Beyrouth un intermédiaire liba­nais. Les premiers contacts commerciaux eurent lieu à Paris, dans les sous sols d’un immeuble  bunker, avec un cou­loir d’accès en zigzags gardé par des hommes ar­més. C’était alors la guerre entre arabes et israéliens, et para­doxalement, pour traiter avec les arabes, le facilita­teur était un israélien haut placé. On était évidemment dans l’Orient des mystères. Je passerais sur les  négocia­tions mais, par la suite, le bureau libanais disparut dans les aléas de la révolution libanaise et le coûteux prototype me resta sur les bras, (avec des  publicités en arabe éta­blies par les étudiants).

 

Je cherchai donc un autre utilisateur et trouvai finalement un organisme de coopération agri­cole qui voulait expor­ter du beurre vers l’Angleterre. Le matériel correspondait parfaitement et je le leur confiai pour les essais prétendu­ment nécessaires. Rendu méfiant par l’aventure libanaise, je suivis attentivement les choses et constatai bientôt que le beurre français apportait au départ une prime française à l’exportation, puis que devenu anglais dans un port an­glais, il était exporté en France avec de nouvelles primes, anglaises maintenant. Le beurre ne quittait même pas le container. Je ne sais pas combien de fois ce genre de na­vettes ont tissé ces frauduleux ouvrages, mais j’ai bien vite récupéré mon container. J’ai appris plus tard que les auteurs avaient été découverts et condamnés.

Je cherchais toujours à placer mon container. Je réussis un jour à le vendre en armoire frigorifique et je pus enfin dissoudre la SARL. Je découvris à cette occasion que personne au Tribunal de Commerce, ne l’avait jamais fait et ne savait même pas comment faire, l’usage courant étant le dé­pôt de bilan. Mais je désirais obstinément une dissolution lé­gale et je finis par l’obtenir en répartissant entre les asso­ciés un capital résiduel évidemment déri­soire.

 

Nous étions en 1976, et je recherchai alors un emploi de cadre administratif. Mon principal espoir résidait dans un poste de secrétaire géné­ral dans une associa­tion locale d’intérêt public, dont je savais que le titulaire devait par­tir en retraite. J’avais fait acte de candidature  avec des contacts satisfaisants, mais la réponse tardait, ajournée de mois en mois. C’était l‘une de ces grandes associa­tions qui rem­plissent des missions sociales sous contrat d’état, en l’occurrence la prise en charge d’enfants et de per­sonnes adultes handi­capées mentales. Il s’agissait en fait d’un poste de cadre supérieur chargé de façon plus ou moins occulte de la di­rection générale de l’ensemble des établis­sements gérés par l’associa­tion. Cette ambiguïté était consécutive à la position complexe du précédent ti­tulaire qui gérait des éta­blissements dont son fils handi­capé était bénéfi­ciaire. Pour moi, c’était un secteur d’ac­tivité complè­tement in­connu. Toute ma carrière précé­dente s’était déroulée dans l’industrie, et ce n’était qu’avec beau­coup d’inquiétude que j’avais décidé ce changement radical d’orientation. Mais localement, rien d’autre ne se présentait dans notre arrondissement en ef­fondrement économique évident. 

Plus le temps passait, plus nous étions financièrement étranglés et angoissés par l’approche d’une impasse bud­gétaire inévitable. La banque impitoyable prélevait chaque mois les échéances de l’emprunt immobilier. Á force de relancer les responsables à travers tous les ré­seaux relationnels que nous pouvions activer, nous ob­tîmes enfin une date effective pour une prise de fonction en début d’été.

 

Et, après des mois d’angoisse et d’attente, ma femme re­trouva à la fois le sommeil et le sourire. 

 

 

 

 

 

Chapitre 5.

 

 

J’entrai donc en fonction en juin 76. Que de surprises ! Le Secrétaire général en place qui partait en retraite s’était engagé à me mettre au courant. Il s’éclipsa au bout de quelques jours, me laissant dans une totale ignorance des charges et des subtilités de la fonction. Je ne savais même pas ce qu’étaient les rôles précis des personnels du service. Bien plus étonnant, en préparant le règlement des congés annuels, je découvris que la trésorerie n’y suffirait pas. Le fonds de roulement n’existait plus. Mon premier véritable acte de gestion fut donc de souscrire un gros emprunt, avec l’aide effective du Président de l’associa­tion qui me présenta à un banquier étonnamment cordial et sympathique. (C’est si rare qu’on doit le dire).

 

Mais la situation était bien plus complexe. Si la trésorerie était insuffisante pour le règlement des congés payés, il y avait d’autres difficultés. Tous les fournisseurs atten­daient longuement le paiement de leurs factures, et ils augmentaient lourde­ment leurs prix pour compenser ces retards permanents. Plusieurs années allaient être néces­saires pour assainir la si­tuation financière. Elle était com­promise par de lourds investisse­ments  engagés sans réel soutien bancaire. Je découvris rapidement que les retards apportés à mon embauche étaient dus à la mise en route accélérée d’un foyer d’accueil. L’association y avait lais­sé tous ses fonds propres en utilisant  inconsidérément et illégalement une bonne partie de son fonds de roulement. J’allais devoir freiner très du­rement les désirs d’équipement plus ou moins légitimes des divers directeurs et imposer une grande rigueur de gestion. Cela n’améliore­rait pas le pesant climat relationnel au sein de l’équipe de direction dont quatorze cadres avaient été licenciés en seulement onze ans.

 

Autre contrainte ; on m’avait parlé d’une courte période d’essai. En fait, il s’agissait d’organiser et de gérer un ac­cueil absolument expérimental de dix per­sonnes très lour­dement handicapées pendant le mois d’Août, avant que le nouveau foyer ouvre ses portes à la rentrée. C’était tout à fait inédit dans le secteur, et encore plus pour moi. La suite de ma carrière en dépendait et je me lançai donc ra­pidement dans la préparation de cet accueil. J’avais bien compris qu’un risque médical existait et je passai un ac­cord avec un médecin local qui était disponible en Août et qui s’engagea à passer chaque jour. Je recrutai un groupe d’élèves infirmiers en formation dans l’hôpital lo­cal. Ils manquaient d’argent et furent très heureux de se voir proposer une activité rémunérée pendant leurs va­cances. Je trouvai aussi une cuisinière et une employée de service pour compléter mon équipe. Le principal souci des infirmiers consistait en la prise en charge de l’incon­tinence potentielle des futurs pensionnaires, et ils me firent acheter une  invraisemblable quantité de couches et de garnitures en tous genres, et à la fin, il m’en restait une montagne. Les vrais problèmes étaient autres.

 

Au jour et au moment prévu, les dix pensionnaires se pré­sentèrent. Nous avions fort judicieusement, espacé les ac­cueils d’une demi heure, mais chaque arrivée semblait aggraver les problèmes posés par la précédente. Il eut été fort utile de nous présenter les intéressés plus tôt, mais les responsables n’avaient probablement pas voulu prendre le risque d’un refus. Cependant, l’équipe ne se laissa pas démonter et remplit correctement son rôle. Je ne vais pas ici décrire les pathologies auxquelles nous avons été confrontés ; c’était bien plus des états que des maladies. Il y avait différents niveaux allant du plus végétatif à l’important retard mental. Notez qu’à l’issue du séjour deux personnes purent être intégrées dans le CAT, (Centre d’Aide par le Travail), géré par l’association. Le problème venait donc parfois d’une surprotection parentale. D’autres états, quasi végétatifs, ne posaient que des contraintes nutritionnelles et de surveillance générale, bien assumées avec le concours du médecin. Une personne apparut vite en danger certain. Âgé de dix huit ans, il était resté de la taille d’un petit enfant et vivait jusqu’alors accroché au cou de sa mère. Il fallut rapidement le renvoyer en famille car il se laissait mourir. Les autres problèmes venaient plutôt des diverses particularités comportementales qu’il fallait assumer simultanément. Je fus sur la brèche en quasi permanence en maintenant sur l’équipe toute la pression qu’elle pouvait supporter, et l’expérience se termina de façon satisfaisante.

 

Un administrateur passait pratiquement chaque jour pour s’assurer que tout se passait bien, et j’appris par la suite qu’un cadre logé à proximité avait mission de surveiller aux jumelles le déroulement des choses et le comporte­ment des gens, une curieuse façon d’amorcer la future hiérarchie de fonctionnement.       

Finalement, ma prise de fonction ne créa pas de vraies difficultés, tant la remise en ordre pressait. Après  l’expé­rience risquée du mois d’Août, j’appréhendais un peu le contact quotidien avec ces  handicapés mentaux que le public évite souvent tant il les connaît mal. Je me sou­viens d’un petit enfant trisomique qui est tombé devant moi dans la cour de l’IME, (Institut Médico éducatif). Tout de suite, une fillette, trisomique elle aussi, l’a re­levé et l’a pris dans ses bras pour le consoler. Á l’instant même, tous ces enfants ont changé d’état dans la tête. Ils étaient tout simplement humains, handicapés, certes, mais des vrais enfants d’hommes. Cet incident mineur avait soudainement changé le sens de ma vie.

 

Car, pour soutenir le rythme de travail effréné demandé à ce poste de direction, il fallait lui donner un sens. De très nombreuses réunions devaient être tenues, toujours le soir ou le dimanche, plusieurs par mois, dans chacun des huit établissements. Une grande transformation était pré­vue que je devais réaliser.

 

Au début des années 60 lorsque les premiers établisse­ments d’accueil furent créés sur la pression des parents, les enfants handicapés, (pour la plupart trisomiques), sans prise en charge, restaient en famille. Les adultes, hélas mal sui­vis, mouraient souvent jeunes. Lorsque les IME ouvrirent, ils durent donc accueillir un grand nombre d’enfants  qui étaient en attente dans les familles. Ces en­fants n’y restèrent que peu d’années car ils grandissaient. On créa alors des établissements d’un autre genre pour accueillir les ados et les préparer à une insertion profes­sionnelle dans des ateliers adaptés, les CAT. Un enfant ne reste enfant que quelques années, mais un adulte l’est pour le reste de sa vie.  Leur prise ne charge devait donc être bien plus durable intégrant même la sortie du milieu familial d’où la nécessité de créer des foyers permanents pour les adultes, y compris âgés. Cela signifiait désinvestir dans le secteur enfance pour pouvoir investir dans le secteur adultes (CAT et Foyers).

 

La tâche qui m’attendait consistait donc essentiellement à aug­menter les capacités d’accueil des établissements pour adultes afin de l’adapter à des besoins toujours croissants. Ma formation à l’aménagement du territoire me fut d’un grand secours car je disposais des outils d’analyse statistiques convenant aux évaluations des be­soins et à leur évolution temporelle.

      

Plusieurs facteurs compliquaient cependant l’analyse. En France, aucune étude n’avait jamais tenté d’évaluer les quotas de handicaps dans la population globale, et il fal­lait utiliser les rares rapports publiés à l’étranger pour les approcher. La prévention médicale de la trisomie 21 abaissait très ra­pidement la fréquence de cette anomalie, et de moins en moins d’enfants trisomiques nécessitaient une prise en charge. Les admissions en IME changeaient rapidement en nombre comme en nature. Les adultes, plus actifs et mieux accompagnés, ne mouraient plus pré­maturément comme dans le passé. Ils vieillissaient comme tout le monde, mais simplement un peu plus vite. 

 

La plus grande difficulté était administrative. En France, la frénésie bureaucratique complique tout. Les handica­pés mineurs relevaient de la Sécurité Sociale  jusqu’à leur ma­jorité, mais les adultes dépendaient de la DASS, (Direction sanitaire et Sociale) et du Ministère du Travail (pour ceux qui étaient en CAT), et les grands ados étaient à cheval sur deux régimes). De plus, les gens en Foyer étaient régis par le Département. Or, il y a un grand nombre de régimes particuliers en sécurité sociale, et comme les prises en charge sont souvent incomplètes, les mutuelles inter­viennent aussi, et elles sont fort nombreuses. En bref, c’est un affreux maquis de réglementations et de tarifs qu’il fallait alors traiter manuellement car l’informatique n’était pas encore autorisée par les « Autorités de Tu­telle ».  

 

Comprenez que toutes ces grandes associa­tions sous contrat d’état, sont des moyens détournés de faire assu­mer à distance, par d’autres, et sans risque, des fonctions régaliennes qui devraient être directement assu­mées par les Ministères concernés. Et si les fonction­naires se dé­faussent de la sorte des aléas liés à la réalisa­tion effective des délégations consenties, ils n’en conservent pas moins, théoriquement, leurs administra­tions techniques et finan­cières. Pour exister, ils pro­duisent continûment des normes, des contraintes et des contrôles multiples qui compliquent considérablement la tâche des exécutants. Ces problèmes se sont considéra­blement aggravés à partir de 1981 avec l’effrayante complexifica­tion des tutelles  administratives que j’ai tenté de décrire.

 

En fait, sur le plan général de ma fonction, tout s’est bien passé et j’ai pu accomplir convenablement mon travail et engager les mutations nécessaires jusqu’à ce que se pré­sente, en 81, la nécessité d’un nouveau CAT avec un foyer, les exten­sions de capacité  de l’ancien ne suffisant plus aux nouveaux besoins.

 

En l’occurrence, il s’agissait en fait de créer un atelier pour personnes handicapées en transformant une an­cienne usine textile (fermée pour cause économique), en un lieu d’accueil efficace et moderne, agréable et sain, avec des sanitaires et des vestiaires corrects, un restaurant d’entre­prise et un foyer d’hébergement associé, mais aus­si avec des activités économiques nouvelles, rentables in­dustriellement parlant. Dans ces vieux locaux, rien n’était réutili­sable. Il fallait tout  reprendre, les murs sans fe­nêtres, les toitures percées, les sanitaires inexistants, l’électricité ob­solète, et bien d’autres choses sur tous les plans. Et, bien sûr, tout mettre aux normes de plus en plus contrai­gnantes du ministère, d’autant plus que la très relative proximité d’une ruine fortifiée engageait la com­pétence des « Monuments Historiques ».

 

Pour faire bref, les délais et atermoiements administratifs combinés avaient causé au programme un retard absolu­ment considérable, au point que la trésorerie associative, largement engagée dans l’achat des locaux, faiblissait dangereusement. Le temps pressait, l’urgence croissait chaque mois car la participation financière de l’État au coût de réalisation était directement liée à l‘ouverture ef­fective de l’atelier. Et voila que soudain, qu’à la fin du mois d’octobre, on nous fit officiellement savoir que si l’atelier ne fonctionnait avant la fin de l’année en cours, l’Ėtat ne prononcerait pas son agrément et ne financerait jamais plus son fonctionnement. Ces types de budgets so­ciaux avaient été définitivement figés. C’était une an­nonce ca­tastrophique pour l’association qui avait enga­gé l’essen­tiel de ses fonds propres et contracté de gros em­prunts.

 

Les travaux d’aménagement prévus étaient fort impor­tants et complexes, en reprise de bâtiments et d’installa­tions vétustes et inadaptées. Les quelques entreprises gé­nérales consultées en toute hâte avaient toutes décliné, en raison du trop court délai et de leur propre charge immé­diate. Mais j’étais personnellement en charge du projet et tout particulièrement responsable financièrement de la si­tuation à mon niveau de direction administrative. Á cin­quante ans passés, avec cinq ados en charge et une mai­son à payer, je n’avais d’autre choix que de tenter de ga­gner à tout prix la partie.

 

On parle souvent des cadres d’entreprise sans vraiment bien les connaître ni savoir ce qu’ils font. Sachez qu’il y a, tout particulièrement en France, deux catégories de personnel d’encadrement. Il y a ceux qu’on voit parfois dans les médias, qu’on félicite chaleureusement pour leurs succès. Ceux là gagnent fort bien leur vie, mais il y a les autres, les obscurs, les silencieux, ceux qui font tout le travail, et qui font vraiment marcher la ma­chine. Dans la plupart des entreprises, ils assument géné­ralement presque tout, souvent assez mal payés pour un travail ha­rassant. Ce sont souvent de petits hommes en gris qui se tiennent discrètement au fond de la salle.

 

Eux-mêmes pourtant, vous ont déjà identifié car ils tirent bien des ficelles. Ils assurent la marche quotidienne, la logistique, la sécurité, l’entretien, la quantité, la qualité, la régularité, la propreté, les transports, la formation des personnels le bien être et même le moral des troupes, et bien d’autres choses. Ils doivent être disponibles en per­manence, ne jamais être malades, prendre très peu de va­cances, et tout régler rapidement sans poser trop de ques­tions. Les aléas de la vie ou des accidents imprévus les ont amenés à ces situations ambiguës qu’ils assument gé­néreusement parce qu’ils aiment les responsabilités et préfèrent les actes aux paroles et aux promesses. Pendant l’essentiel de ma carrière, j’étais l’un des ces cadres oc­cultes et silencieux. Et, dans la situation qui se présentait alors, tout autre choix aurait débouché sur un retour défi­nitif au chômage dont je venais alors difficile­ment de sor­tir. Je devais absolument obtenir les réalisations et les ou­vertures des deux établissements.

 

Après le refus des grandes entreprises générales du sec­teur, il fallait trouver d’autres solutions. Fort heureuse­ment j’avais travaillé une dizaine d’années dans le bâti­ment et je connaissais bien la question et le milieu. Nous avons donc passé tout un week-end, l’architecte et moi, pour découper le projet en un millier environ de pe­tites tâches bien définies, classées par métier, puis plani­fiées et évaluées en coûts de réalisation.

 

Nous avons convoqué les petites et moyennes entreprises du canton et leur avons proposé le travail en les assurant d’un paie­ment immédiat au fur et à mesure de l’avance­ment. Pour la plupart d’entre elles, c’était un ballon d’oxygène ines­péré. Elles ont donc lâché immédiatement tous les chan­tiers en cours et attaqué nos travaux sur le champ. Je ne vais pas détailler ici le fonctionnement vrai­ment fréné­tique de ce chantier extravagant. Il y eut, bien sûr, beau­coup d’incidents, et de nombreux problèmes furent réso­lus par des décisions radicales, en contradic­tion fré­quente avec les conditions administratives ini­tiales d’agrément.

 

Sachez donc que, début décembre, les travaux étaient pratiquement achevés, et que nous en avons informé le Ministère de tutelle, celui des Affaires Sanitaires et So­ciales. Contrairement aux bâtisseurs, le contrôleur du mi­nistère disposait administrativement de trois semaines et il prit tout son temps. Il n’effectua sa visite  que trois jours avant Noël, accompagné d’un représentant régional des associations déléguées, tout deux paraissant d’hu­meur sombre et marquant une hostilité manifeste fort in­habituelle. Refusant le café proposé et déniant tout ac­compagnement, ils commencèrent immédiatement la vi­site et revinrent assez vite en discutant ferme, se dispu­tant presque. Du bureau où je me tenais à distance par discrétion, j’entendis une conversation stupéfiante. Je n’en croyais pas mes oreilles. Je découvrais que les deux personnages étaient venus pour couler ensemble le projet, non pas pour l’agréer. Ils regrettaient de ne pouvoir le faire. Les personnes handicapées de tout l’arrondissement en avaient un besoin urgent et le représentant régional des associations aurait du soutenir vivement une réalisa­tion  répondant aux besoins des familles.

 

Dans une intention incompréhensible, il tentait  pourtant visiblement de bloquer un équipement pratiquement achevé. Je l’entendis proposer de retarder l’agrément de quelques jours, la fin de la semaine étant fériée. L’ouver­ture serait alors datée du lundi et il ne resterait que trois jours pour fonctionner avant la fin décembre, faute de quoi l’autorisation serait caduque et le projet en­terré. J’étais stupéfait et complètement écoeuré. L’ins­pecteur du Ministère délivra finalement d’un air fort in­nocent les procès verbaux de visite, en disant que les lo­caux étant conformes, il avait signé les autorisations d’ouverture. Celles-ci portaient la date d’autorisation de fonctionner cette année à partir du lundi 29 décembre, un piège dis­cret qu’il fallait déjouer immédiatement. J’or­donnai d’ou­vrir à minima les deux établissements le lun­di matin dès neuf heures, en sélectionnant trois candidats également demandeurs d’un accueil en foyer qui pou­vaient être pré­sents lundi et mardi pour y passer au moins une nuit. Le personnel nécessaire fut temporairement dé­placé, puis on ferma tout le 31 décembre à midi.

 

Je dictai alors à ma secrétaire une circulaire pour infor­mer les administrateurs de l’agrément officiel obtenu pour les deux établissements à dater du lundi 29, ajoutant que j’avais ordonné leurs ouvertures immédiates, en rai­son de l’urgence des besoins de certains demandeurs. Je rédigeai également des lettres officielles informant la Préfecture des deux ouvertures effectives en veillant à bien en préciser la date, et, pour ne rien laisser au hasard, je postai moi même ces courriers avec les factures de fonctionnement des deux jours datées du 31 décembre. Et je me mis enfin en congé pour la semaine suivante, sou­dain envahi par une grande fatigue. 

 

Cette période de fin d’année n’est jamais très reposante. Il y a toutes ces fêtes. Les jours sont très courts et le temps est généralement froid ou neigeux. Cette année là, les enfants étaient enrhumés et restaient enfermés dans la maison. Cette semaine de repos était vraiment bienvenue mais cela ne dura guère. Dès le soir du troisième jour, le président de l’association m’appelait pour une réunion urgente sans en préciser le sujet. J’étais un peu intrigué, mais pas vraiment inquiet. L’année s’était écoulée nor­malement, sans incident majeur avant la clôture. Et, concernant les deux nouvelles ouvertures, les objectifs avaient été atteints de façon inespérée grâce aux énormes efforts de toutes les personnes et entreprises impliquées dans cette action.

 

Je déchantai vite. Une seule autre personne était présente,  un administrateur âgé qui jouait un rôle fort important puisque chargé du contrôle financier. Il paraissait fort nerveux et très tendu. Il avait visiblement déjà discuté longuement avec le président qui restait silencieux mais attentif.

 

L’attaque fut immédiate. Le vieil administrateur deman­dait communication des résultats comptables des exploi­tations des différents centres pour l’exercice qui venait de s’achever. Cette demande incongrue était de parfaite mauvaise foi. Á cette époque presque dépourvue d’infor­matique, aucune entreprise, grande ou petite, n’était en mesure de sortir des résultats comptables au moment pré­cis de la clôture de l’exercice. Il fallait au moins attendre que les factures de dépenses soient ren­trées et que les re­cettes des services soient établies pour tenter une pre­mière approche des résultats. Cela prenait toujours plu­sieurs semaines même avec l’aide des experts comp­tables. Je remarquai le désarroi croissant du président et tentai vainement de rétablir la réalité, sans réaliser qu’en raison des fêtes de fin d’année, le personnage intervenant n’était peut être pas au courant de l’agrément récent des deux nouveaux établissements. J’ai su plus tard qu’il jouait simplement et naïvement, un rôle de complice qui lui avait été confié. On l’avait chargé d’alarmer vivement le président et d’initier un climat d’insécurité financière au niveau du Conseil avant d’annoncer la rupture de tré­sorerie liée au refus d’agrément.

 

Mais d’autres évènements devaient marquer cette  pé­riode agitée. Trois de nos filles se marièrent la même an­née, mais pas en même temps. La maison nous parut sou­dain trop grande, et bien vide (comme le compte en banque).

 

 

 

 

 

 

 

           

Chapitre 6.

 

 

Ce début janvier, mon acharnement à compléter les énormes travaux pré­vus et à solliciter l’agrément dans ces délais théorique­ment impossibles, avait évité le piège et cassé la tentative de prise de pouvoir. La donne était changée, mais mon interlocuteur ne l’avait pas compris. Il n’était pas sur le même terrain car il visait ardemment la présidence ; il vou­lait être calife à la place du calife.  En l’occurrence, il n’avait ni bonnes intentions, ni bonnes informations et ne pouvait rien entendre. J’appris même, par la suite, qu’il avait pris des contacts pour pallier mon départ program­mé. Fi­nalement, je m’emportai en arguant de sa mauvaise foi évidente. Le président tenta de calmer le jeu, puis s’éner­va et mit fin soudainement à la réunion qui se ter­mina en queue de poisson.

 

Ce soir là, je rentrai chez moi assez désemparé. J’avais pensé que l’on parlerait surtout des deux nouveaux centres, des embauches nécessaires et des priorités d’ad­mission des demandes les plus urgentes. Cinquante fa­milles en grande difficulté attendaient ces ouvertures avec une angoisse certaine, et le président était constam­ment sollicité à ce sujet. Or, la question n’avait même pas été abordée. J’aurais voulu expliquer que les autorisa­tions de fonctionnement garantissaient les amortisse­ments des investissements et le remboursement des em­prunts engagés. Á aucun moment je n’avais pu en par­ler et je me reprochais de n’avoir pas été assez convain­cant. Je me sentais assez épuisé et incompris. Profondé­ment découragé, j’allai rapidement me coucher sans rien pou­voir avaler et restai bien longtemps éveillé dans l’obscu­rité de la nuit.

 

Au petit matin, un sérieux malaise provoqua mon réveil. Je se sentais extrêmement faible et nauséeux. Une vive douleur enserrait ma poitrine, jusqu’à la ceinture et je transpirais abondamment. Sujet à de fréquents maux d’estomac associés aux situations de stress, je pensais que la contrariété de la veille avait troublé ma digestion. Je prit donc un cachet calmant avec un grand verre d’eau et attendis que la douleur diminue avant de me lever un peu plus tard que d’habitude.

 

Ma femme s’inquiétait un peu, mais deux enfants étaient grippés et la maladie pouvait être contagieuse. D’ailleurs, depuis mon réveil, je toussais fréquemment d’une petite toux sèche et douloureuse. Le médecin passa dans la ma­tinée pour examiner les petits. Pendant qu’il rédigeait son ordonnance, il m’enten­dit tousser à plusieurs reprises et dressa l’oreille.

 

« Laissez-moi donc vous ausculter aussi, s’il vous plait, Monsieur », demanda-t-il, et il s’attarda assez longtemps, avec son stéthoscope. « Je voudrais que vous acceptiez de consulter rapidement un cardiologue », dit-il enfin.


« Ce que j’entends ne me plait pas du tout ».

 

Ma femme et moi étions stupéfaits. Le docteur nous don­na quelques explications qui n’étaient pas très rassu­rantes. Il proposa d’obtenir un rendez-vous urgent et s’en fut vers d’autres patients. L’année nouvelle commençait mal. La semaine suivante, je rencontrai le cardiologue pour un premier examen. J’appréhendai les résultats et mon at­tente ne fut pas déçue. « Je pense, Monsieur, me dit-il,  que vous avez fait un infarctus. Vous allez devoir prendre de sérieuses précautions. Pour commencer, il va falloir diminuer sérieusement votre charge de travail. Et, en at­tendant des examens plus approfondis, je vais vous pres­crire immédiatement un traitement pour dilater vos ar­tères. C’est presque de la nitroglycérine, mais rassurez-vous, cette forme n’explose pas. ».

 

J’étais atterré. Á mon niveau de responsabilité, tout arrêt de travail était exclu. Un cadre en charge de la direction générale d’une entre­prise, quelle qu’elle soit, ne peut ni s’arrêter ni ralentir ; il ne peut que partir de lui-même ou être démissionné.  Je décidai quand même de limiter ma présence quoti­dienne à l’après midi pendant deux se­maines.

 

Les résul­tats comptables sont établis en début d’année. Cette pé­riode est donc celle d’un travail administratif considé­rable. De plus, la nouvelle décentralisation admi­nistrative s’était traduite par une énorme complexifica­tion dans la présentation des comptes d’exploitation et des bilans. En France, toute tentative de réforme, à quelque niveau que ce soit, engendre automatiquement une inflation de paperasse. Mais cette fois, cela dépassait la mesure ; il avait fallu créer mille comptes environ par établissement, et l’association en gérait alors déjà huit. Les comptes bancaires avaient aussi été multipliés de fa­çon déraison­nable (37), et nous avions plus de quarante caisses de prise en charge pour les seuls établissements pour enfants et trois ministères de tutelle pour ceux des adultes.

 

Je commençai donc le traitement prévu. J’avalai la pres­cription de trinitrine, et j’entrai en enfer. Ce médicament n’est pas explosif mais il dilate toutes les artères à com­mencer par celles du cerveau. Je souffrais souvent de mi­graines occasionnelles qui sont précisément provoquées par la dilatation excessive des artères cervicales. Dans ce terrain particulièrement sensible, l’effet des minuscules cachets fut dévastateur. De terribles maux de tête s’instal­lèrent en permanence, perturbant considérablement ma capacité de travail. Je pouvais à peine conduire, limitant mes déplacements aux trajets domicile travail. Dans cette situation intenable, le médecin proposa  des tranquilli­sants. L’effet empira car ma mémoire fut rapidement fort altérée. Après quelques semaines j’avais oublié le matin tout ce que j’avais fait la veille et mon efficacité en souf­frait beaucoup.

 

Tout le monde commençait à s’en rendre compte lorsque, fin juin, le cardiologue m’annonça qu’il pensait s’être trompé et qu’il ne s’agissait pas d’un infarctus mais de la rupture d’un des trois piliers de la valve mitrale. C’était pire mais le traitement différait. L’annonce me libérait. J’ai alors abandonné la trinitrine et les tranquillisants, et j’ai retrouvé rapidement toute ma capacité de travail. Il était temps car les fonctionnaires du Ministère n’avaient pas pardonné les difficultés créées par les agréments for­cés des deux nouveaux établissements. Comme ils avaient prévu un refus d’ouverture, ils n’avaient pas programmé les dé­penses nécessaires.

 

Ils se trouvaient devant des impasses budgétaires, et de­vaient bien évidemment s’en expliquer et contourner la difficulté. Ils délivrèrent fort progressi­vement les autori­sations de dépenses en les étalant au long de la première année. Mais cela ne mettait pas en cause les rembourse­ments d’emprunts ni les dotations d’amortissements. Seules les familles en attente furent temporairement frus­trées sans que la trésorerie associa­tive eut jamais à en souffrir. J’eus, par contre, à suppor­ter, pendant le reste de ma carrière, les vindictes asso­ciées des personnes concer­nées, dont l’inspecteur du Mi­nistère et le représentant ré­gional des associations, mais aussi celle du vieil adminis­trateur qui devint d’ailleurs un jour président, (me don­nant alors l’occasion de lui rendre enfin sa monnaie !).

J’avais été un peu troublé par la relative coordination qui  semblait relier les rôles joués par les différents acteurs de ce qui m’apparaissait comme une tentative de prise de contrôle de l’association, particulièrement par l’action apparemment conjointe des trois personnes visées, et je les rapprochai bientôt de plusieurs visites imprévues qui m’avaient étonné perdant le déroulement du chantier. Certains membres du personnel, nullement concernés par l’opération en cours, étaient passés plusieurs fois pour se renseigner sur l’avancement des travaux, sous prétexte de simple curiosité (des sous marins probables, en quête d’informations).

 

Plusieurs associations sœurs avaient connu dans les der­nières années d’étonnantes ruptures de trésorerie qui les avaient conduites à une tutelle administrative sévère et à une totale perte d’autonomie. Quelques coups de fil confirmèrent mes soupçons. (Il faut bien que les réseaux relationnels servent à quelque chose). Un regroupement sournois était en bien cours au niveau départemental, voire même régional, organisé d’en haut, et impliquant ce que j’étais tenté d’appeler la complicité de l’inspecteur du Ministère et du représentant associatif régional afin de provoquer des problèmes financiers sérieux comme ceux qui avaient entraîné la réorganisation autoritaire puis la mise sous tutelle de ces associations locales défaillantes. Je n’osai croire ce qui me  venait à l’esprit.

 

Á mon niveau de responsabilité locale, je devais réagir. Il m’apparaissait inutile d’informer le président qui ne me croirait jamais et risquait de prendre des initiatives qui me mettraient personnellement en danger. Je devais déjà assumer mes graves problèmes cardiaques et devais évi­ter de créer un stress supplémentaire. Après réflexion, je décidai de commencer par sécuriser ma fonction sur le plan contractuel puis de travailler à renforcer les struc­tures associatives dans ses aspects statutaires et régle­mentaires et surtout dans son assise financière. Tout cela constituait d’ailleurs un tout. Dans le cadre de ma fonc­tion d’administration générale, je passai l’essentiel du mois d’août à élaborer un projet verrouillant les statuts, puis une nouvelle rédaction du projet associatif, (Règle­ment souvent négligé quoique obligatoire pour toutes les associations 1901 assumant une délégation de mission publique). J’y ajoutai un cadre d’organigramme de tous les personnels utilisés dans les divers établissements en détaillant bien les missions de mon propre service, un texte étudié et précis qui joignait en fait la fonction de di­recteur général des établissements à celle de secrétaire général de l’association. L’assemblée générale, convo­quée début septembre, approuva sans problème l’en­semble du projet et je me retrouvai donc dans une bien meilleure position personnelle pour la suite de l’aventure.

 

Au Ministère, ces décisions furent reçues avec une fureur non dissimulée, et il en fut de même du représentant as­sociatif régional qui intervint au cours du Conseil de fin d’année pour reprocher aux administrateurs d’avoir aban­donné leur pouvoir, (celui là même qu’il s’apprêtait para­doxalement à leur confisquer). « Ainsi sont les hommes de double visage et de mauvaises intentions ». Après cette remise en ordre administrative et  la reprise en main des structures fonctionnelles, il restait à sécuriser les bases financières. La forte inflation aidant, je m’attachai à solder tous les anciens emprunts, proches de leurs termes, souvent garantis par des hypothèques qu’il deve­nait alors possible de lever en libérant le patrimoine cor­respondant. Cette politique associée à une grande rigueur dans la gestion des investissements produisit assez rapi­dement une sérieuse amélioration des bilans. Mais hélas, sur le plan relationnel, je me rendis rapidement compte que bien des choses avaient changé autour de moi.

 

J’avais de plus en plus de difficultés pour accéder aux in­formations nécessaires aux prévisions de gestion. Dans les réunions professionnelles, j’étais fort isolé et mes pairs semblaient me fuir. Un de mes amis s’en excusa, me disant qu’il avait consigne de ne plus me côtoyer ni m’adresser la parole, et une de mes directrices me dit qu’il lui était interdit de m’informer mais qu’elle avait pleuré quand elle avait appris ce qu’on organisait autour de moi.

 

« L’ostracisme, disait Baudin, est le droit que se réserve une société politique de prononcer le bannissement de ceux de ses membres qui, quoique irréprochables, lui causent de l’ombrage ».

 

C’est une forme très pénible d’exclusion sociale qui nous vient des anciens Grecs. La sentant organisée d’en haut, je la vivais fort mal, blessé dans mes amitiés et mes sym­pathies. Encore aujourd’hui, l’amertume et la rancœur me saisissent lorsque j’évoque ces souvenirs. Heureuse­ment j’avais encore quelques amis en dehors du cadre associa­tif strict de l’ASS, en particulier à la Justice. Ils m’invi­tèrent à leurs congrès où je trouvais l’essentiel des infor­mations utiles qui m’étaient devenues localement inac­cessibles. Je n’étais donc pas trop gêné sur le plan profes­sionnel, même si, affectivement, j’étais fort touché,. Par contre, ces congrès éloignés me contraignaient à des dé­placements fort importants dans la France entière, de Pa­ris à Rennes, Grenoble ou  Avignon, et je sentais bien qu’ils affectaient sérieusement mon cœur évidemment bien fragilisé.

 

Le cardiologue m’avait bien prévenu que la rupture d’un second pilier de la valve mitrale pouvait être fatal, mais je ne pouvais qu’essayer de tenir. Ce cœur continuait à dérailler et me donnait bien du souci. J’eus droit sans succès à un cathétérisme péricardique puis à plusieurs tentatives de « cardioversions », de puissants chocs élec­triques visant à rétablir un rythme cardiaque normal, (400 joules, ça laisse des brûlures !). Le spécialiste semblait patauger. Je devais, disait-il, marcher une heure par jour, et je me mis donc à marcher, par tous les temps, été comme hiver, sous le soleil et sous la pluie, et, j’en vins à battre tous les miens dans la discipline.

 

Marcher ainsi en ville, sans but véritable, est fort lassant, même si en une heure, avec l’entraînement, on fait bien du chemin. Le décor est vite connu, et si l’on s’efforce de changer un peu d’itinéraire, la ville paraît bientôt bien pe­tite. Je repérai vite tous les bancs des jardins publics et tous les porches où s’abriter des averses. Sous le ciel gris du Nord, je finis par emporter un tout petit parapluie et un téléphone portable. Je rencontrais toujours les mêmes personnes, surtout des vieux cardiaques et des diabé­tiques avec des sujets de conversations limités aux aléas météo et des problèmes de santé proches des miens.

 

Malgré le soutien de ma famille, je me sentais peu à peu sombrer dans la dépression et la désespérance. Dans cette situation, la seule vraie solution c’est l’acharnement au travail. Je me lançai alors éperdument dans des activités inédites, et j’appris, entre autres choses, à programmer un micro-ordinateur dans des langages aujourd’hui obso­lètes, je m’initiai à la langue allemande puis m’entraînai à jouer de l’orgue, je peignis plusieurs tableaux (d’une très sombre facture), et commençai à écrire mes deux premiers livres dont la complexité des contenus et l’éru­dition m’étonnent encore maintenant. Ce pénible état de choses perdura six ou sept ans, jusqu’à mon départ en re­traite, avec des hauts et surtout des bas, mais mon cœur fatigué tint bon et je pus survivre tout en créant trois nou­veaux établissements malgré tous les obs­tacles adminis­tratifs et techniques que l’on s’ingénia à édifier  contre mon action. Le temps passait cependant, inéluctable, et j’espérais qu’il annihilait peu à peu les problèmes et les mauvaises intentions.

 

Pourtant, le harcèlement s’intensifia. Les gens du Minis­tère s’ingénièrent à diminuer progressivement mes moyens d’action en réduisant d’autorité la dotation bud­gétaire de mon service, (sans trop d’effet car j’avais eu le temps de mettre en place une informatique assez perfor­mante). Ensuite, une insidieuse et sournoise campagne de diffamation mettant en cause mon intégrité amena un nouveau président de l’association à ordonner un double audit, financier et fonctionnel, par un gros cabinet d’ex­pertise. Cela coûta fort cher, mais je fus  finalement blan­chi sur tous les plans. Fort gêné, le président s’en excusa ensuite, me révélant alors l’origine des problèmes qui prenaient leur source aussi haut que je le pensais.

 

Et voici donc qu’à la fin de l’été quatre-vingt-neuf, arriva le jour attendu de ma retraite. Deux mille jours s’étaient écoulés entre cette assemblée générale cruciale de 1982 et la fin de ma carrière, mais je dois avouer que chacun de ces jours fut à compter parmi les plus difficiles de ma vie. Après sept longues années de cet ostracisme cruel, advint enfin la dernière heure du dernier de ces jours, cer­tainement la plus pénible parmi tant d’autres bien diffi­ciles. Cette dernière heure, je dus même la vivre tout à fait seul, porte fermée, sans que personne vienne me sou­haiter quoi que ce soit. En silence, donc, à la dernière mi­nute du dernier soir, j’éteignis la lumière et je ver­rouillai avec soin un bureau que l’on devait détruire le lende­main. J’entendis, avec une émotion certaine, le bruit si lé­ger mais tellement définitif du trousseau de clefs lâ­ché dans la boîte aux lettres, puis je tournai  le dos à ma vie professionnelle et j’entrai, fièrement, définitivement, et de mon plein gré, dans le cimetière des vieux élé­phants.

 

Un peu culpabilisé, le président organisa cependant une belle réception de départ deux mois plus tard, (donc bien trop tard !).

 

Je voudrais, à ce point du récit, attirer l’attention sur un point particulièrement important. Il y a dans le Monde une loi méconnue, et pourtant bien réelle. Elle est liée au réel pouvoir créateur de l’Homme et à sa capacité à faire du Mal une réalité. Voyez à ce sujet les leçons de l’His­toire, fort instructives en la matière. Un combat conduit toujours à une victoire ou à une défaite. L’action malé­fique volontaire engendre une potentialité effective, la­quelle est bien plus qu’un mot. Par nature, elle doit se réaliser par la dégradation de l’objet visé. Quand le but est atteint, le mal est fait, le moteur est éteint et l’ac­tion engagée est résolue par là même. Mais, si l’objectif ré­siste et que l’attaque échoue, la force créatrice persiste, et c’est l’attaquant qui en doit en payer le prix. Formé dans le dur moule de l’industrie, je résistai sept ans. La force destruc­trice invoquée se retourna alors, et les attaquants subirent des dommages considérables. Mais ceci est une autre his­toire. Comme l’a si bien dit l’abbé Wiel à Ou­treau, le pardon concerne toujours deux personnes. L’of­fenseur doit le de­mander pour que l’offensé l’accorde. Si­non, ce n’est pas un vrai pardon. Le second  peut par­fois réussir à se libé­rer, mais sans la demande, la faute de­meure sur l’auteur, même si l’autre en accepte l’oubli.

 

Il y a quelques années, j’appris la mort subite du person­nage qui avait tant travaillé à me détruire. La nuit sui­vante je rêvai que j’allais sur sa tombe pour une réconci­liation posthume. Je n’avais évidemment rien apporté. Dans tous les cimetières il y a un endroit où jeter les dé­chets. Je tentai d’y découvrir une fleur pas trop fanée qui aurait gardé quelque apparence. Je finis par trouver, et dans les ordures, je recueillit avec précaution une rose un peu passée que je voulais déposer sur la pierre. Malgré toute la souffrance qu’il m’avait imposée, il me semblait que cette froide tombe était celle d’un vieux compagnon perdu. Je n’ai jamais pu me défaire d’une amitié donnée. Je voulais seulement faire ce que je croyais convenable en léger souvenir d’un sentiment gâché, faible relique rappelée du plus profond de ma mémoire.

 

Après un court instant de silence, je déposai donc sur la dalle cette triste fleur abîmée, pauvre rose meurtrie, image de mon coeur libéré de sa haine. Mais, muré dans sa tombe et à jamais muet, l’autre avait conservé le secret de la sienne.

 

 

Chapitre 7.

 

 

Mon départ en retraite se traduisit immédiatement par une réduction d’activité extrêmement frustrante. Et, très vite, j’en vins à  m’ennuyer sérieusement. Auparavant, chaque matin, je commençais la journée, arrimé au Mini­tel, (l’In­ternet de l‘époque), pour vérifier les opérations bancaires, vingt-six comptes en tout. C’était assez rapide car à ce ni­veau de contrôle, on ne regarde guère que les chiffres qui dépassent à gauche, ceux de droite comptent pour zéro. Le courrier suivait avec souvent plus de cent lettres et la suite à donner. Tout cela avant neuf heures. L’horaire d’ouverture des établissements était aussi celui de l’arri­vée des  mangeurs de temps, ces gens qui ont toujours des problèmes à résoudre et qui vous demandent de le faire pour eux. Avec la retraite, avant neuf heures, la seule affaire était le petit déjeuner. 

 

Au bout de peu de temps, je fus cependant sollicité  pour rédiger les statuts d’une association 1901 qui prétendait à la relance économique du canton. La rédaction de statuts est l’une de mes spécialités et j’en ai élaboré pas mal, y compris pour des entreprises privées. J’ai cru un temps à la réalité de cette ambition et j’ai beaucoup travaillé sur le contenu de ce projet. Puis, les élections approchant, j’ai du constater qu’il s’agissait d’un groupe de politi­cards ambitieux qui ne visaient guère qu’à détrôner les gens en place, et je les ai quittés. Parmi les activités nou­velles que j’avais alors étudiées, il y avait le projet d’une entreprise de numérisation des collections fort mal connues qui dorment dans les réserves de tous les musées de France. Nous avions fait des essais de transmission entre Paris et Nantes et nous avions démontré la faisabili­té (inédite à l’époque) d’une reproduction imprimée en couleur, à la demande et dans un lieu distant, d’un item quelconque de la collection (Ce qui, à l’époque, était ré­volutionnaire). Les perspectives locales étaient impor­tantes, y compris en matière d’emploi. Je contactai le dé­puté local qui réussit à intéresser trois ministres à l’étude du projet. Je commençais à y croire mais le destin se mit en travers.

 

En 1991, j’avais accepté d’assumer temporairement la gérance d’une petite SCI familiale qui aménageait un ca­binet médical en réhabilitant une ancienne maison de ville. Les locaux n’étaient pas en bon état, et la fragilité de la charpente d’une annexe avait conduit à en rempla­cer la toiture. Pour des raisons pratiques, on avait  prévu d’utiliser de grandes plaques d’acier laqué avec une iso­lation sous jacente et j’avais accepté de les réceptionner à l’arrivée du camion. Comme souvent maintenant, le chauffeur était seul et me demanda de prêter la main au déchargement. Tout semblait bien se passer quand il lais­sa soudain le paquet de tôles glisser de mon coté. Je ten­dis les muscles et bloquai ma respiration pour le retenir.

 

C’était un effort interdit. Le souffle me manqua et mes jambes faiblirent. Le second piler de ma valve mitrale ve­nait de se rompre. Je dus m’asseoir sur le bord du trottoir, laissant le chauffeur régler seul son problème, et je ren­trai fort difficilement chez moi. Le cardiologue appelé de suite parla tout de suite d’une urgence absolue mais les choses n’étaient pas si simples.

 

Je dus m’allonger complètement en attendant qu’un cré­neau se libère dans le planning d’interventions chirurgi­cales de la Cité Hospitalière Régionale. Le professeur qui me reçut était d’une humanité remarquable. Il prit le temps de m’expliquer précisément les difficultés et les risques que présentait la situation à l’âge qui était alors le mien, en raison de la durabilité limitée des greffes de valves animales, ainsi que des problèmes liés à l’utilisa­tion de valves mécaniques. Il pouvait pourtant y avoir une assez faible chance qu’il puisse réparer la valve défi­ciente plutôt que la remplacer. L’opération, alors assez risquée, condamnait à l’époque, un patient sur six, et plus le temps passait, plus je prenais conscience de la gravité de mon état. Je faisais chaque nuit le même cauchemar, celui d’un mur de béton avec une trappe métallique au milieu, seule issue, bien trop petite pour mon corps qu’il faudrait donc mutiler pour échapper.

 

Quatre mois difficiles passèrent. Ma femme disposait d’un numéro d’urgence en cas de nécessité mais je pus atteindre la date prévue et j’entrai donc en hôpital pour tenter de sauver ma vie. Je passerai sur toute la prépara­tion relative à l’intervention. Sachez cependant que j’ai prié le professeur de tenter de réparer ma valve plutôt qu’une greffe animale ou mécanique. Il me promit de m’opérer lui-même et faire tout son possible. Et il tint sa promesse. J’étais encore un peu conscient en arrivant au bloc opératoire car j’avais voulu pouvoir dire à ma femme que je l’aimais avant que l’on m’emmène. Il me sembla que la salle était pleine de monde, et puis ce fut le noir. L’intervention était alors longue et compliquée. J’ai su qu’elle avait commencé vers huit heures et ne s’était achevée qu’en fin d’après midi.

 

Pour aborder le cœur, le thorax fut ouvert en coupant le sternum avec une scie électrique et on força fort énergi­quement l’écartement des cotes pour dégager la zone de travail. On établit une dérivation de la circulation dans un appareil d’oxygénation qui relayait la pompe cardiaque. Puis le cœur fut refroidi jusqu’à obtenir qu’il s’arrêta et resta à l’arrêt tout le temps nécessaire. Le chirurgien ou­vrit largement l’organe pour inspecter la valve, à fin de  décider de ce qu’il  pouvait faire, la recoudre, la rempla­cer, ou  réparer les cordages. En fin de réparation, il mit en place un anneau (anneau de Carpentier) de manière à ce que la valve soit bien étanche. On referma ensuite tout ce qui avait été ouvert. Lorsque le travail fut terminé, le cœur fut lentement réchauffé. En principe, il devait repar­tir de lui-même.

 

Finalement, le mien repartit. Á peine conscient, dans la salle de réanimation, j’entendais seulement le bruit sourd et régulier du respirateur qui forçait mon propre souffle à suivre son rythme, tandis qu’une énorme canule enfoncée dans ma gorge, me faisait bien mal. Tout mon corps d’ailleurs n’était que douleur, mais j’étais étroitement lié au brancard et je ne pouvais qu’essayer de régler ma res­piration sur le bruit de l’appareil pour éviter le choc de l’air insufflé à contre temps. La canule me faisait telle­ment souffrir, qu’avec mes dents et ma langue je réussis à la faire sortir d’un ou deux centimètres. Un surveillant s’en aperçut et la remis aussitôt en place encore plus douloureusement. Et je restai ainsi, passif et fort dolent jusqu’à ce que le chirurgien passe enfin et se penche sur mon oreille en di­sant : « Je sais que vous m’entendez, Monsieur. Soyez rassuré, j’ai réparé votre valve et vous n’avez pas de pro­thèse ».

 

La suite, (et pour des semaines), ce fut d’abord de la dou­leur et encore de la douleur. Dans cette intervention, les poumons s’emplissent d’eau qu’il faut évacuer en tous­sant, mais comme toutes les côtes ont été luxées en ou­vrant de force la cage thoracique, cette toux obligatoire parce que nécessaire, est très douloureuse.

 

Á cette époque, la kiné respiratoire imposée utilisait deux petites bouteilles reliées par un tuyau de plastique et il fallait faire passer un liquide d’une bouteille à l’autre le plus souvent possible. On toussait beaucoup, et parfois on en pleurait. Ma femme tentait de m’aider en me com­primant les côtes. Je me souviens aussi, de fils qui sor­taient de la poitrine et qui étaient reliés au cœur au cas d’une éventuelle nécessité de choc électrique. Lorsqu’on a voulu les enlever, j’ai entendu un grand cri aigu d’en­fant, et puis je me suis rendu compte que c’était moi qui criait. Un médecin est ensuite venu les retirer très patiem­ment, un millimètre à la fois, et tout c’est terminé.

 

Et puis j’ai réappris à utiliser les escaliers, marche par marche au début, un étage entier ensuite. Enfin, après dix jours, j’ai pu enfin rentrer chez moi toujours vivant et presque guéri, pour un temps, du moins. Puis, la vie a re­pris doucement avec une convalescence assez lente, et j’ai retrouvé l’essentiel de mes activités. J’ai alors contacté le Ministère de la Culture qui était porteur de mon projet de numérisation pour les musées. Dans les re­lations qu’on peut avoir avec les gens des ministères, il y a un rituel qu’il faut connaître. Après un filtrage cérémo­nieux à l’entrée, un huissier chamarré vous conduit à votre rendez-vous. Vous parcourrez de longs couloirs garnis d’armoires des deux cotés, avec de nombreuses  portes et des tapis brosses à l’entrée. Plus grand le tapis, plus importants le personnage. Chaque couloir a ses beaux quartiers. En fonction de la taille, on peut donc jauger l’intérêt suscité par l’entrevue. Il y a dans les mi­nistères des luttes fratricides, des trahisons et des petits meurtres entre amis pour quelques centimètres de paillas­son.

 

En général,  on y est reçu par un jeune sous-préfet et ils sont légion en ces lieux. Les locaux de réception se res­semblent tous. Meublés du fort somptueux mobilier na­tional, ils comportent un joli bureau avec un grand fau­teuil bien confortable d’un coté et deux  simples chaises en face. De l’autre coté, au long du mur, il y a toujours un canapé,  un petit fauteuil et une table basse. Si l’on vous reçoit devant le bureau, sur les chaises, sachez que c’est fichu.  Si vous êtes invités à vous asseoir sur le ca­napé, ce n’est pas pour une promotion mais c’est déjà un très bon point, et si le maître des lieux vous propose un café, tout va pour le mieux pour votre projet. On n’en parlera guère, votre interlocuteur n’y connaît rien. Il a je­té un rapide coup d’œil sur le dossier qu’on vient de lui apporter pour pouvoir en dire deux mots. Il n’est pas là pour en discuter. Il a juste mission de vous recevoir sur une chaise ou sur le divan, et il n’en sait pas beaucoup plus.

 

Dans tous les cas, il vous parlera avec la plus grande af­fabilité et vous donnera tous les encouragements pos­sibles. Mais le langage symbolique des chaises et du ca­napé est parfaitement clair pour les initiés. Lors de mes précédents contacts, j’avais eu droit au canapé, ce fut la chaise à mon retour mais, par  gentillesse, on l’avait pla­cée sur le coté, non pas en face du bureau. De là je voyais tout en bas les étranges colonnes blanches et noires de Buren. J’appris enfin que pendant ma convalescence, le projet avait été confié aux Musées de France, (qui en firent d’ailleurs absolument autre chose). On me proposa en compensation une mission culturelle en Russie, inac­ceptable alors dans mon état physique. Sic transit gloria mundi ! En souvenir, j’ai  conservé les lettres et  les auto­graphes des trois ministres avec la copie approuvée du projet ini­tial. Il ne faut surtout pas en vouloir aux mi­nistres. Ils n’y sont pour rien. Ce ne sont pas les grands personnages qui gouvernent la France. Hélas ! Ce sont les petites gens des ministères.

 

Le chirurgien qui avait réparé ma valve avait effectué un fort remarquable travail de couture sur mon thorax. Il avait fait de nombreux petits points serrés et on ne voyait presque rien. Je l’en remerciai au cours d’une visite de contrôle, mais il me mit en garde. «  Attendons quelques temps, dit-il, les cicatrices n’évoluent pas toujours comme on l’espère, surtout sur le thorax ». Il avait mal­heureusement raison. La cicatrice n’évolua pas favorable­ment. Après quelque temps, elle se mit à bourgeonner et à s’élargir de façon étrange, formant un gros et épais bourrelet, différant fortement de ce qui avait suivi les di­verses blessures que j’avais subies. Je consultai mon gé­néraliste qui ne sembla guère s’en inquiéter. Il me propo­sa de la pommade de cortisone, qui n’eut aucun effet vraiment notoire.

 

Je décidai enfin d’aller voir un dermatologue, mais, à l’époque actuelle, la médecine devient, d’une certaine fa­çon, paradoxale. Les jeunes en bonne santé quittent leurs vieux parents usés ou malades pour des emplois nou­veaux dans les grandes villes, et les médecins suivent les jeunes, ou s’en vont au soleil. Les vieux ont donc beau­coup de mal à se faire sérieusement soigner, sauf à recou­rir aux grands hôpitaux régionaux.

 

C’est ce que j’aurais du faire d’ailleurs, car j’attendis quatre mois pour un rendez-vous chez un vrai dermato qui déplora de se trouver devant une cicatrice chéloï­dienne assez avancée, une grosse excroissance en forme de  lésion épaisse, caoutchouteuse et colorée sur mon thorax. Ces cicatrices inesthétiques sont probablement liées, me dit-il, à une prédisposition génétique mais en principe, elles ne sont pas contagieuses. Elles provoquent souvent d’assez fortes démangeaisons et deviennent par­fois douloureuses, (la mienne l’était).

 

Il faut aussi bien comprendre, ajouta-t-il qu’elles ne ré­gressent jamais spontanément et qu’elles peuvent même s’élargir pro­gressivement. La situation se présente alors comme une cicatrisation qui ne s’arrête jamais et c’était ce qui se pro­duisait sur ma poitrine.

 

Il me déconseilla vivement toute reprise chirurgicale et proposa de commencer immédiatement un traitement par  cryothérapie répétée tout en déplorant le stade un peu tar­dif de la prise en charge. Il ne fallait pas espérer, dit-il, ramener la cicatrice à son état initial. Le traitement consiste en une congélation rapide et ponctuelle des tis­sus qui sont brutalement détruits.


Le praticien utilise une sorte de canule qui émet un jet d’azote liquide très froid. Il la déplace lentement  tout le long de la zone concernée. C’est un processus assez désa­gréable, et même douloureux. Après la séance, les tissus semblent avoir été superficiellement brûlés. D’ailleurs, les soins à donner sont ceux qui suivent une brûlure. Un léger pansement de gaze est appliqué, et la cicatrice soi­gnée suinte et parfois saigne pendant quelques jours.

 

Je me souviens qu’il fallait y adjoindre des onctions de crème à la cortisone mais je ne sais plus si c’était sur la plaie ou à sa périphérie. Le problème était surtout que l’amélioration espérée ne pouvait s’obtenir qu’au prix d’une répétition prolongée des séances. Le traitement dura presque un an et le résultat  ne fut pas très satisfai­sant. Le bourrelet fut aplati mais la cicatrice, irrégulière et dépigmentée, garda sa largeur de deux bons centi­mètres. Elle n’a pas changé depuis et barre toujours aussi fâcheusement ma poitrine.

 

Mais je n’en avais pas fini avec ce cœur.  Les problèmes de cicatrisation externe s’étaient-ils reproduits à l’inté­rieur sur le muscle lui-même ? Toujours est-il que les troubles du rythme dont je souffrais depuis longtemps s’aggravèrent. Des symptômes plus caractérisés appa­rurent dont plusieurs pertes momentanées de tonus et de conscience amenant mon entourage à recourir au SAMU avec des transports urgents dans l’ambulance des pom­piers. C’est une expérience assez angoissante que ces tra­versées de ville au son des sirènes et au mépris des feux rouges, lorsque, maintenu allongé sur la civière, on ignore ce qui va se passer dans les minutes qui viennent. Et puis, on arrive enfin aux urgences.

 

Là, et de façon paradoxale, le temps semble s’arrêter. La seule chose qui semble immédiatement bien fonctionner, c’est la partie bureaucratique, les contrôles de carte verte de la sécu et de la mutuelle. Un médecin passe fort vite et pose quelques questions rapides, puis, des heures s’écoulent. Parfois rien ne se passe, aucun contact, pas d’informations, jusqu’à ce qu’enfin, soudain l’on vous li­bère, ou que l’on vous roule dans un véritable service de soins.

 

Une autre aventure commence. En France, la plupart de ces chambres hospitalières d’urgence sont doubles. Vous allez donc faire connaissance d’un inconnu dont vous partagerez le sort, et lui le vôtre, bon gré mal gré. C’est souvent pénible, parfois comique. J’ai souvenir de plu­sieurs de ces compagnons d’infortune, et ne puis résister au désir d’en parler.

 

Je me souviens de cet adolescent prolongé, déficient in­tellectuel évident qui allumait la té­lévision vers quatre heures du matin, le son à fond, et qui refusait absolument de l’éteindre avant minuit. Il est sorti heureusement deux jours plus tard, à mon grand soulage­ment car j’étais épuisé.

 

Un vieux monsieur également dans mes souvenirs, en neurologie où l’on m’avait inexplicablement transféré suite à une amaurose transitoire (évidemment provoquée par des micro caillots dus à mes problèmes de rythme), un monsieur âgé qui bénissait d’un double signe de croix tous ceux qui entraient dans la chambre. Lui aussi laissait la télé allumée du matin au soir, non pas sur un quel­conque programme des chaînes publiques, mais sur le programme publicitaire intérieur qui présentait tous les services de l’hôpital. Il trouvait de temps en temps, qu’il y avait décidément beaucoup de médecins dans ce feuilleton.

 

Et il profitait des soins qu’on lui donnait pour caresser audacieusement les soignantes, mais le coquin ne le fai­sait jamais quand sa femme était là. Cet autre aussi, char­mant garçon au demeurant, qui me répondit quand je l’in­terrogeai sur son métier, qu’il était « élu ». Il l’était, semble-t-il, depuis si longtemps, qu’il paraissait n’avoir jamais eu d’autre activité que la conduite atten­tive de la mairie de sa petite ville.

 

En ce qui me concernait, les médecins semblaient beau­coup hésiter. L’un parlait de simple malaise vagal, et un autre d’importante et dangereuse arythmie. Je les enten­dis un jour s’accrocher au téléphone, se reprochant de se « refiler le bébé ». Le  bébé  décida alors  de se prendre en main tout seul et prit donc rendez-vous avec le service cardiologique de l’Hôpital Régional, Sans aucune lettre de spécialiste, j’eus beaucoup de mal à être pris au sé­rieux. Ce ne fut qu’à la troisième tentative qu’un interne m’examina enfin attentivement, se déclarant assez inquiet de ce qu’il découvrait. Il me renvoya vers mon cardio­logue habituel, mais, de­vant mon refus, accepta discrète­ment de m’orienter vers un niveau de compétence que nous dirons « plus satisfai­sant ».

 

Nouvelle campagne d’examens dans un nouvel hôpital. On constata là que ma fraction d’éjection ventriculaire était tombée à 23%, ce qui était insuffisant, voire dange­reux. Comme on ne pouvait plus faire grand-chose pour le muscle cardiaque lui-même, il fut alors décidé de le soulager en travaillant surtout sur le système périphé­rique, notamment en abaissant la tension.  Au fil des an­nées, mon vieux cœur se réorganisa progressivement pour réparer ses dégâts et cette fraction remonta lente­ment pour se rapprocher de la normale atteignant aujour­d’hui presque 50%, avec de très faibles signes d’insuffi­sance mitrale ce qui était tout à fait inespéré à l’époque.

 

 

Chapitre 8.

 

J’ai déjà dit que je marchais beaucoup, trop peut être pour ma vieille carcasse.  Il m’arrivait parfois d’être obli­gé de stopper, la jambe gauche bloquée par une crampe fort douloureuse. J’en vins à réduire les distances parcou­rues et à repérer les bancs publics et les endroits où je pouvais faire une halte en attendant que la souffrance s’apaise. Après quelques mois, le genou me faisait sou­vent bien mal, et j’avais des difficultés à m’endormir, la douleur persistant pendant un certain temps même en po­sition allongée.

J’accusai d’abord des varices qui étaient apparues sur cette jambe, au fil du temps, sans que la droite en fut pa­reillement atteinte. Je pris donc rendez vous avec un an­giologue qui commença par un examen clinique appro­fondi suivi d’un  écho-Doppler, un examen d’exploration du réseau veineux par des faisceaux d’ultra sons. Je sur­veillais l’écran et je fus fort surpris par la fi­nesse et la qualité des images que fournissent maintenant les appa­reils. Indolore, cet examen  permet de visualiser en temps réel l’intérieur des vaisseaux et, en rouge et bleu,  les flux sanguins qu’elles conduisent. J’eus droit ensuite à quelques séances de sclérose sur les atteintes les plus su­perficielles, le spécialiste n’envisagea pas d’aller plus loin en raison de mes autres pathologies. Il évoqua alors clairement l’hypothèse d’une arthrose de la hanche, po­tentiellement destructrice de l’articulation et me conseilla de rencontrer rapidement un chirurgien pour discuter de l’éventualité d’une prothèse. 

Mon angiologue est fort consciencieux. Il pensa à une autre cause possible et poussa suffisamment l’examen clinique pour que j’en vienne à parler du système circula­toire de certains de mes proches dont la santé était  alté­rée. Il en déduisit que notre famille pouvait porter un gène pilotant à terme une défaillance de l’aorte, cette ar­tère majeure et vitale absolument essentielle à la circula­tion sanguine.

 

Il évoqua le« tueur silencieux » que pouvait être  l’ané­vrysme aortique (Pathologie qui avait déjà tué mon oncle, et quil tua un peu plus tard l’un de mes frères). Il me conseilla d’explorer ce vaisseau sans trop attendre et nous convînmes d’un prochain rendez vous.  L’écho Doppler révéla alors que le mal insidieux avait commen­cé son œuvre mais qu’il n’en était qu’au début de sa mal­faisance. Une surveillance périodique suffirait pour ga­rantir momentanément le suivi de son évolution.

 

On en revint donc à l’hypothèse d’une arthrose de la hanche, et à l’éventualité d’une prothèse. Une radio sui­vie d’un rendez vous avec le chirurgien confirma la chose.

 

« L’arthrose, me dit-il est une usure irréversible du carti­lage de l’articulation. Elle ne guérit pas et s’aggrave  tou­jours en entraînant des douleurs et des inconvénients croissant dans le temps jusqu’à l’invalidité totale. La seule solution est la mise en place d’une prothèse totale de hanche. Le but de l’opération est de supprimer la dou­leur et de rétablir les mobilités permettant la reprise de la marche et des activités habituelles. » J’utilise, poursuivit-il, la nouvelle méthode, dite mini invasive,  qui limite les dégâts musculaires et facilite grandement la récupération.

 

Un problème important perdurait à l’époque, celui de la durabilité des prothèses, en fonction de leur matière de constitution. Nous convînmes donc d’une qualité déter­minée pour une durée en rapport avec mon âge et enga­gèrent les préliminaires indispensables. Je dus revoir le cardiologue et obtenir son accord puis je rencontrai l’anesthésiste. C’est l’usage, et on en comprend bien l’uti­lité. Ce que je comprends moins, c’est que le méde­cin qui nous reçoit n’est pratiquement jamais celui qui nous en­dormira. Il faut répondre à de nombreuses ques­tions, et on en arrive même à sympathiser. Et puis, l’anesthésiste  annonce qu’il ne sera pas là le jour ou à l’heure de notre opération et que c’est une autre personne qui intervien­dra. C’est bien dommage car nous étions presque en confiance et il nous semblait évident que la méthode choisie l’avait été d’un commun accord, comme un contrat établi sans qu’il puisse être remis en cause à la dernière minute. On signe d’ailleurs un document établis­sant qu’on a été bien informé de tous les risques en rela­tion avec l’intervention. C’est bien pourtant une modifi­cation de cet accord qui s’est produite avec cette prothèse de hanche.

 

Après un questionnaire méticuleux, répertoriant précisé­ment tous les incidents qui avaient marqué les évolutions de mes diverses pathologies, nous étions convenus, l’anesthésiste et moi, qu’il était préférable de m’opérer sous anesthésie totale et non pas locorégionale. Mais, dans la salle, l’anesthésiste de service fit alors savoir qu’il comptait pratiquer une anesthésie par péridurale lombaire. On ne m’en avait pas informé,  et si on me demanda mon avis ou mon accord, je n’en ai aucun souvenir, (mais j’avais déjà été préparé à l’intervention et mon état de conscience était fort altéré).

 

Je considère aujourd’hui que c’était une faute concernant l’éthique du métier et également une rupture de l’accord passé. Deux infirmiers (je remarquai alors qu’ils étaient bien robustes), se placèrent de part et d’autre de la table et engagèrent la conversation pour me distraire. Sous pré­texte de m’aider à m’asseoir, ils me maintinrent ferme­ment en me priant de me courber, puis le praticien inter­vint avec son trocart.

 

La péridurale (ou épidurale) est une technique consistant à introduire un cathéter dans l’espace péridural qui en­toure la moelle épinière pour à y injecter les produits dé­sirés, (analgésique, anesthésique, glucocorticoïde, etc..).

Ce mode d’anesthésie n’entraîne pas de perte de conscience. La respiration et les réflexes de protection des voies aériennes sont maintenus et le patient est plus vite sur pied. C’est cependant un geste technique assez douloureux qui nécessite pratique et précision dans l’exé­cution.

 

Ce praticien là semblait manquer des deux. Une première et douloureuse injection ne sembla suivie d’aucun effet. On me pinçait à répétition sans paraître croire que j’avais mal. Après dix minutes, il fallut recommencer, toujours sans résultat. On continuait à me pincer à répétition en tout laissant entendre que je simulais d’en souffrir. Fina­lement, le chirurgien se lassa et je l’entendis dire.

 

« C’est bon, les enfants ! On y va ! ».

 

Et il y alla ! Sans plus attendre. Il tailla vigoureusement dans ma cuisse en m’arrachant un cri de douleur. Il m’avait fait très mal et je l’exprimai avec vigueur. Et, à l’instant suivant, on m’envoya enfin chez Morphée (sans plus attendre). 

 

Pour les lecteurs qui vont devoir recevoir une prothèse totale de hanche et qui appréhendent l’intervention, je vais tenter succinctement de la décrire, à ma façon bien sûr. 

 

La nouvelle méthode chirurgicale dite mini invasive qui a beaucoup fait parler d’elle, semble être en voie de géné­ralisation. Comprenons que tout acte chirurgical demeure pourtant une agression car le chirurgien doit forcer l’or­ganisme du patient pour exécuter un geste souvent com­plexe. Il devra traverser certains tissus et parfois section­ner des structures anatomiques qu’il faudra réparer en fin d’intervention. Moins il aura fait de dégâts, plus les suites chirurgicales seront simples, moins l’intervention sera douloureuse et plus rapide la convalescence. Concernant la prothèse totale de la hanche, la prothèse elle-même, prend une certaine place, il faudra donc ouvrir !

 

La préparation d’une opération commence  généralement par la dépilation du champ opératoire qui est effectuée à la tondeuse par une assistante. Il est bienséant de paraître indifférent et de feindre l’insensibilité pendant toute la séance. Le soir, il faudra prendre une douche au savon antiseptique et en prendre une seconde le matin, avant de descendre au bloc opératoire. Le patient y est allongé sur une table spécialement aménagée pour ce type d’inter­vention, (table de traction), et il est endormi par la mé­thode choisie.

 

Une courte incision est pratiquée à l’exté­rieur de la cuisse, à hauteur de la fesse, puis on prépare l’accès à l’articulation par la voie dite « anatomique » qui écarte les muscles sans qu’aucune structure musculo-ten­dineuse ne soit coupée.

 

Lorsque l’accès au col fémoral est réalisé, on le sectionne  puis procède à l’ablation de la tête du fémur qui est ex­traite. L’extraction crée un vide qui permet un bon accès au cotyle et à la ca­vité du bassin. On procède ensuite à la mise en condition, (par fraisage), des os qui vont recevoir les di­vers élé­ments de la prothèse. On insère une cupule (co­tyle) dans le bassin et une tige portant une tête sphé­roïdale dans le fémur. On referme ensuite les gaines mus­culaires inci­sées puis on recoud les tissus sous cutanés et la peau.

 

L’intervention dure au total une à deux heures, mais avant de remonter dans sa chambre, l’opéré va rester en salle dite « de réveil», la salle de surveillance post-inter­ventionnelle, au moins une partie de l’après-midi. Il pourra bénéficier de l’aide d’antidouleur pendant quelques heures. Le principe basal est de rétablir le plus vite possible le fonctionnement ordinaire et les patients seront donc incités à s’habiller, à se raser ou à se maquiller, pour revenir bientôt à la normale.

 

Il ne faut pas cacher que les jours qui suivent la pose d’une prothèse de hanche sont éprouvants. Il faut réap­prendre à marcher et faire des exercices pour  bien re­muscler la jambe opérée. La rééducation démarre d’ailleurs immédiatement dans l’hôpital. Le kinésithéra­peute supervisera le premier lever : Quelques pas dans la chambre. Dès le lendemain, toujours avec le kiné, le pa­tient marchera dans le couloir avec des cannes anglaises ou un petit déambulateur, et on va l’inciter à poursuivre seul  cette mobilisation au cours de la journée même si une perfusion peut le gêner. Il apprendra vite à la débran­cher à la demande.

 

Le retour au domicile est habituellement ordonné au bout d’une semaine, sauf conditions défavorables où les ma­lades seront alors accueillies quelques jours en centre spécialisé, (Personnes seules, âgées, ou mal entourées ou logements particulièrement inadaptés). La montée d’es­caliers demeure en effet un peu difficile même rapide­ment engagée. Dans mon cas, comme  après mon opéra­tion cardiaque, j’ai du faire mettre en place un lit médica­lisé au rez-de-chaussée pendant quelques semaines, et j’ai utilisé pendant quelques jours un déambulateur à rou­lettes muni d’un petit siège qui autorisait des repos inter­médiaires.

 

Ce suivi par kinésithérapie parait généralement néces­saire pour rétablir l’efficacité des muscles éprouvés (luxation forcée pendant l’intervention). La marche est essentielle à la rééducation. Elle va restaurer la confiance, l’équilibre, et la qualité des muscles stabilisateurs du bassin. C’est un exercice qu’il faudra pratiquer d’abord prudemment avec des cannes anglaises, avant d’abandonner toute assistance. Après trois mois, assez pénibles et laborieux, les patients marchent habituellement sans cannes.

 

Personnellement, c’est couché en ambulance que je rega­gnai mon domicile, avec les consignes comportementales que l’on devine. Le chirurgien m’avait aimablement sou­haité bonne chance et bon courage ainsi que les infir­mières du service. J’avais un peu espéré la visite de l’anesthésiste, mais il n’est pas venu s’excuser de son en­têtement ni de sa maladresse !

 

Puisque l’on est sur le sujet de l’hôpital, je dirai deux mots de ce que l’on y mange. Pourquoi, diable, y mange-t-on si mal ? Car il faut bien le dire, la nourriture hospita­lière est souvent mauvaise, bien moins bonne que celle des cantines scolaires ou des restaurants d’entreprise. Pourtant les repas y coûtent tout aussi cher. En général, le seul que l’on prenne avec un certain plaisir, c’est le petit déjeuner, (Peut être parce qu’il n’y a que le café qui soit fait maison !).

 

J’ai là-dessus une petite idée. Je crois que les diététiciens y sont pour beaucoup et qu’ils font des excès de zèle. Un patient ordinaire peut, malgré tout, y trouver son compte s’il a très bon appétit, mais quand on est au ré­gime, c’est une période assez pénible. Je suis végétarien depuis plus de vingt ans, et je dois dire que j’ai appréhen­dé chaque repas proposé dans un hôpital. Les végétariens évitent de manger de la chair animale, qu’elle vienne de la terre ou de la mer, car, pour eux, la seule odeur en est insuppor­table.

 

Cette attitude est incompréhensible pour un diététicien classique qui veut absolument apporter au patient sa dose quotidienne de protéines animales. Pour lui, un repas se construit autour d’une viande qui apporte ces protéines et qu’il accompagne d’une garniture pour l’équilibre nutri­tionnel. Le végétarien ne construit jamais son repas au­tour d’une viande. Il met un légume savoureusement cui­siné au centre du plat, et apporte si besoin les autres nu­triments dans l’entrée ou le dessert.

 

Pour le repas du végétarien, le cuisinier hospitalier rem­place simplement la viande par une autre protéine ani­male, des œufs le plus souvent. Ces menus hospitaliers les présentent la plupart du temps, matin et soir, sous forme d’une omelette industrielle surgelée standard, de 12 cm, bien épaisse, bien ronde, et bien trop cuite au mi­cro ondes. Je suis resté sept jours dans cet hôpital, après la prothèse, et j’ai donc reçu treize omelettes sans goût ni sauce, avec en variante un jour faste, deux œufs durs mayonnaise (un remords du chef peut être !). J’ai mangé deux omelettes et un œuf, par politesse.

 

Dans les mois qui ont suivi cette intervention, et en rai­son de mon âge avancé, mon médecin traitant m’a alerté sur l’intérêt de surveiller régulièrement ma glycémie. Une simple prise de sang a confirmé ses craintes. J’étais bien porteur d’un diabète de type 2 débutant. C’est une maladie caractérisée par une hyperglycémie chronique, un taux trop élevé de glucose dans le sang. Elle survient souvent chez les adultes avançant en âge, et touche davantage les personnes obèses ou ayant un surplus de poids. La maladie est due au disfonctionnement du pancréas qui en vieillissant ne fournit plus façon adéquate l’insuline nécessaire au métabolisme du sucre. Elle manifeste généralement après 40 ans et elle est diagnostiquée à un âge moyen proche de 65 ans.

 

Le diabète de type 2 se développe souvent silencieuse­ment pendant de nombreuses années car l’hyperglycémie demeure longtemps asymptomatique et elle est souvent découverte tout à fait fortuitement. Chronique, la maladie nécessite  un traitement individualisé et une surveillance étroite, tant par la personne atteinte que par le médecin.

 

De saines habitudes de vie sont à la base du traitement. Si cela ne suffit pas, il faudra utiliser des médicaments. Les complications du diabète type 2 sont  les conséquences dangereuses de concentrations sanguines de sucre dura­blement trop élevées. Cette concentration de    sucre, per­sistant quelques années, altère à la fois des petits vais­seaux sanguins et des artères principales.

 

L’atteinte des petits vaisseaux détériore les yeux, et plus particulièrement la rétine et le cristallin. Elle peut égale­ment provoquer une insuffisance rénale en touchant les reins, devenant ainsi la cause principale de mise sous dia­lyse. L’atteinte des petits vaisseaux provoque également des lésions des nerfs des pieds et des jambes, avec  perte de sensibilité et douleurs. La cicatrisation des plaies et des blessures devient difficile. Des infections de la bouche sont fréquentes.

 

L’atteinte des artères principales se traduit par leur rétré­cissement et peut entraîner un infarctus, un accident vas­culaire cérébral ou une mauvaise circulation dans les ar­tères des jambes (artérite). Le manque d’apport sanguin peut s’y accroître jusqu’à ce que le membre souffre en permanence, même au repos la nuit. Le risque évolue en le mettant sérieusement en péril. Les pieds, et notamment les orteils, peuvent enfin présenter des zones de mortifi­cation des tissus qui deviennent noirs et se nécrosent. C’est la gangrène.

 

Une plaie ne cicatrisant pas peut at­teindre la jambe. Le risque d’amputation devient fort éle­vé et la prise en charge chirurgicale est alors urgente. Une intoxication au glucose peut également se produire. Elle endommagera davantage le pancréas en réduisant encore sa capacité à produire de l’insuline, aggravant ain­si le diabète.

 

Si la teneur en sucre devient très élevée, et en cas de déshydratation, les patients diabétiques peuvent présenter des épisodes de confusion, d’étourdissements, voire un coma « dit hyperosmolaire », une forme de décompensa­tion fort grave pouvant déboucher sur un œdème cérébral fatal.

 

Une alimentation trop riche en acides gras saturés (graisses d’origine animale, viande rouge, beurre, fro­mages, etc.) et pauvre en fibres (légumes et fruits) semble contribuer au déclenchement du diabète de type 2. Lors­qu’on l’on y est génétiquement exposé, il est conseillé de réduire ce risque en prenant des précautions. Il faut adop­ter une alimentation variée, pauvre en graisses d’origine animale et riche en fibres, maintenir un poids raison­nable, pratiquer une activité physique régulière, et sur­veiller son cholestérol après 40 ans.

 

J’ai donc rencontré une diabétologue. Nous habitons une petite ville et il a donc fallu donc attendre quelques mois. Elle a fait faire un dosage de l’hémoglobine glyquée et m’a donné une ordonnance pour un lecteur de glycémie, un appareil qui permet de la mesurer soi même à partir d’une goutte de sang  obtenue en piquant l’extrémité d’un doigt. Elle m’a aussi fait faire un fond d’œil et une visite de dentiste. En attendant son avis définitif,  il m’a été de­mandé de noter la nature et la quantité des aliments ab­sorbés à chaque repas et la glycémie correspondante pen­dant tout le mois précédant une seconde visite.

 

Et puis, le verdict est tombé.  Un diabète débutant était confirmé et il devait être traité par une alimentation et un mode de vie adaptés, en association avec des antidiabé­tiques oraux. Ces médicaments ont des effets déplaisants car ils dérèglent le transit intestinal et provoquent des diarrhées  plus ou moins chroniques.

 

Lorsque mon propre diabète est apparu, j’étais végétarien depuis quelques années, et j’avais déjà commencé à prendre bien des précautions, en particulier sur la prise de sucre. Je pratiquais aussi assez souvent cette lassante marche sans but, si régulièrement conseillée aux per­sonnes vieillissantes. Mais rien n’y fit !

Il faut savoir que du sucre, il y en a partout. Chez moi, ce sacré diabète a eu des conséquences pour le moins fâ­cheuses et inattendues. J’en  reparlerai bientôt.

 

Diabète, quand tu nous tiens !

 

 

 

 

Chapitre 9.

 

J’ai déjà dit que mon angiologue avait pensé que notre famille pouvait porter le gène de l’anévrysme de l’aorte, et qu’il avait recherché s’il existait des antécédents fami­liaux. Cette prédisposition génétique menace surtout les hommes apparentés au 1er degré à une personne atteinte (sa fratrie ou sa descendance). L’anévrysme aortique est un « tueur silencieux », souvent asymptomatique, qui avait déjà frappé sournoisement ma famille.

 

Il s’agit d’une dilatation de la paroi d’une artère qui aboutit à la formation d’une poche qui peut se rompre avec de graves conséquences. Lorsque que cela se pro­duit dans l’aorte abdominale, le taux de mortalité est 90%. L’aorte est la plus grosse artère du corps. Sa branche abdominale comporte de nombreuses ramifica­tions vers des artères qui irriguent les membres infé­rieurs, les reins, le foie et le système digestif.

 

C’est typiquement une pathologie du sujet âgé, et il faut savoir que c’est une affection fort grave. Son dépistage, sa surveillance, et sa prévention chirurgicale sont utiles et même indispensables. L’anévrisme de l’aorte abdominale est une dilatation permanente localisée de l’artère dont le diamètre dépasse la valeur de 30 mm. Le seuil d’inter­vention est de 50-55 mm chez l’homme, et 45-50 mm chez la femme car, au-delà, le risque de rupture devient plus important que le risque du traitement. L’échographie permet d’évaluer le risque, directement lié au diamètre de l’anévrisme qui augmente de 1 à 2 mm par an. L’aorte normale a un diamètre de 2 cm. Il y a fort peu d’intérêt à opérer un anévrisme inférieur à 5 cm de diamètre, car le risque de rupture est alors inférieur à 1 %. Il fait simplement le surveiller. Au-delà de 5 cm ou s’il grossit vite, il faut rapidement opérer, car le risque de rupture augmente soudainement de 10 % par an.

 

Mais le temps passait et mon anévrysme évoluait. Lors­qu’il avait été détecté, son diamètre était d’environ 38 mm. Puis il a progressivement dépassé 45 mm. C’est à ce moment que j’ai appris que deux de mes frères avaient du être opérés d’urgence, dans des conditions fort délicates, d’anévrysmes dangereux, ce qui renforça mon inquié­tude. La perspective d’une nouvelle opération se profilait.
 
Un an plus tard, la gravité de la situation fut mise en évi­dence par une soudaine et rapide augmentation du dia­mètre de la poche. Il était devenu indispensable d’inter­venir. J’avais appris que les risques chirurgicaux d’une intervention précoce étaient inférieurs à 5 %, mais il s’agit là d’une moyenne, et j’avais bien conscience, à mon âge, avec mes diverses pathologies, d’être du mau­vais coté de la moyenne.

 

Pour préparer l’intervention,  l’angiologue ordonna alors un angio-scanner, un examen sur un appareil so­phistiqué qui permet une reconstitution très précise en trois dimen­sions de l’anévrisme et de tout son environne­ment. Les images étaient superbes. Par chance, mon propre ané­vrysme était situé sous l’embran­chement des artères ré­nales ce qui simplifiait l’interven­tion.

La chirurgie cardio-vasculaire a fait de grands progrès, et deux types de traitement peuvent actuellement être pro­posés.

 

La méthode de référence demeure le traitement chirurgi­cal avec ouverture de l’abdomen par laparotomie. Le chi­rurgien ouvre l’abdomen et interrompt par clampage la circulation dans l’aorte. L’anévrisme est ouvert, mis à plat, le caillot est ôté et les deux extrémités de la prothèse (un tube en dacron) sont cousues en haut et en bas à l’aorte saine, puis la paroi aortique recousue par-dessus.

 

Mais il existe une alternative de plus en plus pratiquée, l’endoprothèse. Selon les recommandations HAS 2009, ce traitement doit même être proposé chez les patients à risque chirurgical normal et critères anatomiques favo­rables, au même titre que le traitement chirurgical et, évi­demment, après information des bénéfices et des risques respectifs des deux méthodes.

 

Cette nouvelle indication ne modifie pas l’indication dé­finie en 2001 chez les patients à haut risque chirurgical ». Le traitement par endoprothèse est moins invasif que le traitement chirurgical de référence.

 

Dans l’intervention endo-vasculaire, après incision de l’aine, un « stent » recouvert de dacron est guidée sous contrôle radiologique depuis l’artère fémorale jusqu’à l’anévrisme. Il y est déployé et plaqué en haut et en bas contre la paroi saine de l’aorte, à laquelle il se fixe par des crochets. Le critère du  choix est essentiellement ana­tomique car il faut, pour pouvoir asseoir l’endoprothèse, une portion d’aorte saine, non dilatée, suffisante au-des­sus, et des artères iliaques également non dilatées, en des­sous.

 

La technique s’adapte même actuellement à des ané­vrismes plus complexes. L’opération par voie endo-vas­culaire permet de raccourcir le séjour à l’hôpital, mais elle demande un suivi plus régulier. Les deux techniques ont leurs avantages et leurs inconvénients et elles devront être choisies selon l’état de chaque patient.

 

L’endoprothèse est donc une prothèse interne qui est pla­cée à l’intérieur du vaisseau via une ponction des artères  fémorales et cathétérisme. Il s’agit d’une chirurgie sur mesure car chaque prothèse est unique et adaptée au cir­cuit vasculaire du patient. Les chirurgiens et radiologues travaillent ensemble. Les repères marqués sur la prothèse, les données du scan­ner préalable, et les images radio prises en continu per­mettent de bien positionner le maté­riel. Cette opération, maintenant de plus en plus courante, était dans le passé récent, une chirurgie de pointe prati­quée seulement par cinq ou six centres en France.

 

Son but  est de poser une prothèse pour soulager les pa­rois de l’aorte, résorber l’anévrisme et éviter la rupture. La première étape consiste à pratiquer deux incisions au niveau du bassin pour accéder aux deux artères fémo­rales. Grâce à de petits cathéters souples qui épousent la forme des artères, le chirurgien va faire glisser dans l’ar­tère fémorale droite un introducteur dans lequel se trouve la prothèse. Lorsqu’il atteint l’anévrisme, la pro­thèse principale est déployée.

L’artère fémorale gauche est ensuite sollicitée. Le chirur­gien y introduit (si nécessaire) des petites prothèses an­nexes qu’il place dans les fenêtres de la prothèse princi­pale. Elles vont permettre les jonctions thoracique et ré­nales. Puis, le chirurgien en déploie les différentes branches grâce à des ballonnets intégrés. Leur gonfle­ment fait bien adhérer les prothèses aux parois des ar­tères.

 

La dernière étape consiste à placer les deux derniers élé­ments qui vont  raccorder la prothèse principale aux ar­tères iliaques qui irriguent les jambes. Après environ quatre heures d’opération, le chirurgien vérifie sur les ra­diographies que l’ensemble de la prothèse est bien instal­lé. Grâce à un liquide de contraste, il s’assure qu’elle ne présente aucune fuite.

Les points d’introduction, (artériotomies) sont ensuite re­fermés. La plupart du temps, vue la taille de la prothèse, on a du effectuer une incision au pli de l’aine et dénuder l’artère. Après retrait du dispositif, des points de suture ferment l’artère et on referme la peau. Si l’on a pu faire entrer directement le stent en percutané, l’artère est en­suite fermée par des dispositifs spéciaux au point de ponction.

 

Dans les jours qui suivent l’intervention, les médecins s’assurent que la prothèse reste bien en place. Dans mon propre cas, la suture gauche a guéri rapide­ment, mais celle de droite a nécessité des soins infirmiers pendant plusieurs semaines car l’artère avait été large­ment dénu­dée et la localisation de la plaie l’a rendue gê­nante et douloureuse pendant quelque temps.

C’est encore au remarquable Hôpital Régional de Lille que j’ai eu recours, en octobre 2011, pour cette opération délicate, comme je l’avais fait en 1991 pour la réparation de ma valve mitrale. Les deux interventions ont été par­faitement exécutées, et les résultats techniques à terme sont tout à fait satisfaisants. Bien évidemment, je reste tenu à des suivis périodiques, mais c’est là une obli­gation plus sécurisante que contraignante. Je conseille à tous les patients concernés de toujours monter, quand cela est possible, au meilleur niveau de compétence qui leur est accessible.

 

Le temps a passé et j’ai été tranquille pendant quelques mois, jusqu’à ce petit matin de novembre 2011. Je m’étais levé et recouché dans la nuit, sans aucun pro­blème pour aller aux toilettes, puis le réveil a sonne à l’heure habituelle du lever. Ma femme est descendue comme à l’accoutumée pour faire du café, et je suis resté au lit encore quelques instants.

 

Puis j’ai voulu me lever pour sortir du lit et il m’a semblé que ce lit s’enfonçait au sol. Je me suis retrouvé allongé par terre sans comprendre ce qui m’arrivait. Je ne souf­frais pas, mais je n’arrivais pas à me relever malgré tous mes efforts. Me mettre debout ! Je me souviens que je n’avais alors que cette seule idée. J’essayais seulement de me mettre debout sans aucunement pouvoir raisonner sur la situa­tion. Ma pensée était complètement bloquée. Je voulais me mettre debout, et c’était tout. Puis je me ren­dis compte que ma jambe et mon bras gauches ne répon­daient pas et que c’était cela qui me plaquait au sol. Je cherchais d’y pallier  en accrochant le pied du lit avec mon autre jambe et en m’appuyant sur un meuble. Je réussis un temps à me relever partiellement, puis le meuble (à roulettes) s’écarta et je retombai à terre fort brutalement. Je réalisai alors que ma tête avait frôlé le pied métallique du lit et que j’aurai pu me blesser griève­ment. La raison me reve­nant progressivement, j’essayai vainement d’appeler à l’aide et je découvris que je n’avais plus de voix.

 

Je commençai à prendre peur, je rampai jusqu’au palier et je fis grand bruit en frappant le sol pour alerter ma femme. Elle monta précipitamment et fut fort alarmée en me découvrant à terre. Je ne pouvais toujours pas parler mais je pouvais écrire de la main droite. Je fis les gestes nécessaires afin que l’on me donne du papier et un crayon.  Bien maladroitement, je pus écrire que j’avais peur de faire un AVC, que j’étais bien conscient mais in­capable de parler ni d’utiliser mes membres du coté gauche, et je demandai que l’on appelle le SAMU.

 

L’ac­cident vasculaire cérébral, ou AVC, est une interrup­tion de l’irrigation sanguine du cerveau. C’est une ur­gence vi­tale car la rapidité de sa prise en charge a un im­pact di­rect sur son issue qui peut être fatale. L’arrêt sou­dain de l’irrigation sanguine du cerveau entraîne la priva­tion d’oxygène des zones cérébrales touchées. Cela pro­voque souvent des séquelles invalidantes, surtout si la prise en charge a tardé. Beaucoup d’AVC sont provoqués par un caillot qui vient obstruer une artère. Ce sont des AVC is­chémiques ou infarctus cérébraux. Certains AVC mani­festent une hémorragie cérébrale. Malheureusement, me concernant, ce jour là, le SAMU était déjà sorti, et il n’y en a qu’un chez nous. On nous envoya donc les pompiers avec leur ambulance. En situa­tion, ces gens mal préparés ne savaient pas trop quoi faire et parais­saient désemparés. L’un d’entre eux émit l’hypothèse d’un manque de glucose, demandant si j’étais diabétique sous traitement. Cette parole fâcheuse orienta défavora­blement toute la suite de l’aventure. Ses équipiers ten­tèrent de mesurer ma glycémie mais leur lecteur se révéla hors service. Ils me firent absorber plusieurs morceaux de sucre dans un peu d’eau, puis, plutôt que de tergiverser davantage, ils décidèrent de me transférer immédiatement à l’hôpital.

 

Mon état s’améliorait pourtant rapidement. Je récupérai au moins partiellement ma voix, et je pus enfin m’ap­puyer sur ma jambe. La descente au rez-de-chaussée de­meura néanmoins compliquée, je fus assis et sanglé sur une chaise qu’ils descendirent en groupe et bien difficile­ment. Mais je pus me mettre debout avant de m’allonger sur la civière de l’ambulance. Nous traversâmes un fois de plus la ville au son des sirènes ce qui procure une sen­sation à la fois bizarre  et inquiétante. On se sent para­doxalement fort insécurisé. Puis je fus admis aux ur­gences.

 

 Là, ce fut comme dans toutes les urgences. Je l’ai déjà dit, le temps semble s’y arrêter. Quand la partie bureau­cratique, est terminée, on place votre civière dans un box. Un médecin passe rapidement et pose quelques ques­tions, puis le temps commence à s’écouler fort lentement, avec peu de contacts et d’informations. Je ne me sou­viens plus très bien de ce qui s’est passé ce matin là. Je crois me souvenir qu’après un long moment, on m’a fait boire une potion assez infâme. Par contre, j’ai précisé­ment en mémoire un scanner de la tête subi vers 10.30 h, après lequel il ne s’est plus rien passé.

 

En début d’après-midi, n’ayant toujours rien mangé ni bu, j’ai commencé à m’inquiéter pour l’état de mon cœur. Il m’est en effet recommandé de prendre des repas à heures fixes et de ne jamais rester à jeun trop longtemps afin que le muscle cardiaque ne manque jamais de carbu­rant. On me servit un petit déjeuner, du café du pain et du beurre. C’était la première fois de ma vie que je pre­nais mon petit déjeuner vers 15 h, mais tout peut arriver un jour ! Puis, un peu plus tard, une infirmière est venue m’annoncer que le scanner n’ayant rien révélé, je pouvais rentrer chez moi dès que le bulletin de sortie serait établi. Ma femme avait été avertie et une demie heure plus tard, j’étais rentré. (En fait, j’avais fait un premier AVC sans que personne s’en inquiétât). 

 

J’ai constaté sur le rapport qui m’a été transmis plus tard que l’hémiplégie (hémiparésie ?) gauche originelle, (évi­dente à l’origine, puisqu’elle avait motivé l’appel au SAMU et le transport urgent en ambulance), avait été in­terprétée comme une simple chute à domicile, avec perte de force des 4 membres. Le scanner n’ayant rien révélé, malgré la proximité notée de l’opération de l’aorte, et en dépit du rapport des pompiers rappelant la paralysie gauche, la déviation buccale et les troubles d’élocution, le diagnostic alors posé fut celui d’un simple malaise dans un contexte d’hypoglycémie au réveil, (l’hypothèse transmise par le gentil pompier !). Il semble que la re­prise progressive du tonus et de la parole ait été interpré­tée comme une confirmation de ce jugement, si bien que la sortie immédiate fut alors autorisée. (une décision ab­solument inadéquate).

 

Mais les faits sont têtus et je n’en avais pas fini avec les problèmes sanguins. La nuit et la matinée suivantes s’étaient sont déroulées sans incident, mais au cours du repas de midi,  les troubles d’élocution réapparurent sou­dainement avec d’autres symptômes alarmants analogues à ceux vécus la veille.

 

Fort inquiets, nous retournâmes immédiatement aux ur­gences qui prononcèrent l’admission. Et l’on re­partit sur le diagnostic erroné précédent, avec le même traitement, à savoir un sucrage immédiat, accompagné d’un conseil de réviser la posologie du médicament anti­diabétique. Et le retour immédiat au domicile fut à nou­veau autorisé.

 

Nous n’étions évidemment pas du tout d’accord sur ce qui se passait mais, sur place, personne ne prit en compte nos protestations. De retour à domicile, nous  décidâmes de  prendre conseil d’un médecin plus compétent malgré l’heure  tardive : la nuit tombait déjà. Le seul qui répon­dit fut notre cardiologue qui exerçait dans l’hôpital d’une autre ville. Alarmé par la description des symptômes, il décida de nous recevoir immédiatement dans son service. Nous prîmes donc la route dans le noir jusqu’à l’accueil dans un autre service d’urgence où nous étions attendus. Nouveaux examens, puis nouveau scanner beaucoup plus parlant, semble-t-il que le précédent. Et, en revenant, l’assistant prononça la phrase la plus éprouvante que j’ai pu entendre dans ma vie et je souhaite que personne d’autre n’ait jamais à l’entendre.

 

« Il faut être réaliste, dit-il. C’est un AVC, mais il est bien trop tard. Ce qui est perdu est définitivement perdu. Nous allons essayer de sauver ce qui pourra l’être. ».

 

Vous pouvez imaginer combien j’étais choqué Bien sûr, je  fus tout de suite hospitalisé, et l’on commença sur le champ à traiter l’AVC ischémique qui  aurait du être combattu bien plus tôt, ce que les soignants locaux n’avaient pas su détecter. Á la réflexion, et lorsque que revois la succession des faits qui ont conduit à cette situa­tion, je dois admettre qu’il s’est produit toute une série de petits évènements, chacun bénin en soi, mais dont l’accu­mulation a produit des effets fort malencontreux.

 

D’abord, le SAMU était occupé ailleurs, et aucun vrai médecin n’a pu constater de visu les symptômes alar­mants d’hémiparésie qui avaient motivé l’appel. Ensuite, l’intervention bien intentionnée, certes, mais intempes­tive de l’un des pompiers a orienté toute l’intervention sur un faux diagnostic d’hypoglycémie. Et son glyco­mètre n’a pas fonctionné alors qu’il aurait pu infirmer l’erreur initiale transmise verbalement à toute la chaîne de prise en charge.

 

Cela a pu tromper la personne qui m’a rapidement exami­né à mon arrivée à l’hôpital. J’étais alors parfaitement asymptomatique, ayant retrouvé ma voix, la normalité de l’aspect de mon visage et la maîtrise de  mes membres. De plus, le scanner n’avait rien mon­tré, ce qui serait fré­quent, paraît-il, quand l’examen est trop proche de l’acci­dent vasculaire. Dans ces conditions, je veux bien excu­ser ce qui s’est passé lors de cette première admission.

 

La seconde, survenant le lendemain, méritait beaucoup plus d’attention, car je n’étais plus alors asymptomatique.

 

Mon visage était déformé, figé à gauche, avec un œil à demi clos, je pouvais à peine parler, je bredouillais les mots, accrochant sur les consonnes, je manquais d’équi­libre et je traînais nettement la jambe, également du coté gauche. L’alerte de la veille aurait du prendre un tout autre sens, celui d’un AIT, un accident ischémique transi­toire précédant habituellement un accident bien plus grave.

 

Les  AIT sont des accidents cérébraux de courte durée dont les symptômes parfois légers peuvent passer inaper­çus. Ils sont généralement suivis d’un retour rapide à la normale. Pourtant, ce sont des signaux d’alerte alarmants qui doivent faire réagir. De très nombreux accidents is­chémiques durables et graves sont précédés de ce genre d’épisode. Les AIT appellent une prise en charge et un suivi rapides afin d’enrayer une évolution aux consé­quences beaucoup plus dommageables

 

En ce second jour, consécutif à un éventuel AIT, le diag­nostic d’AVC aurait du être envisagé. Il était évident, même pour un novice. On a cependant limité ici la ré­flexion à l’hypothèse préalable et simpliste de suspicion d’hypoglycémie. C’est effarant, et je le dis bien nette­ment, tout comme je le pense : ce jour là, dans cet hôpi­tal, les soignants n’ont pas bien fait leur travail. Leur in­compétence et leurs négligences m’ont très grandement fait tort, avec des conséquences préjudiciables qui per­durent encore aujourd’hui.

 

 

 

Chapitre 10.

 

 

La survenue d’un accident vasculaire cérébral constitue une véritable urgence. La reconnaissance des premiers symptômes permet de réagir rapidement. Les premières heures sont capitales, elles peuvent limiter l’extension des lésions cérébrales et la gravité des séquelles. Un bon traitement médicamenteux permet actuellement de dimi­nuer le risque de lésions irréversibles du cerveau, à condition cependant  qu’il soit utilisé dans les trois heures. Mais, hélas, ce n’était pas mon cas.

 

Les symptômes de l’AVC varient en fonction de la loca­lisation de la lésion et de sa grandeur, mais ils présentent tous des aspects communs. Ils peuvent survenir  durant le sommeil, apparaître soudainement, ou s’amplifier avec le temps.

Les symptômes suivants sont les plus courants.

 

1. Engourdissement du visage, d’un bras ou d’une jambe voire affaiblissement pouvant fréquemment aller jusqu’à la paralysie d’un bras et d’une jambe d’un même côté.

2. Troubles visuels : Perte d’une moitié du champ visuel pour les deux yeux (hémianopsie), perte de la vi­sion d’un œil ou des deux (amaurose), doublement de la vision (di­plopie).

3. Langage dégradé, impossibilité d’articuler correcte­ment (dysarthrie), de parler (aphasie), ou de com­prendre les phrases ou les mots.

4. Pertes de sensibilité (contact, chaleur, douleur non per­çues) pouvant aller jusqu’à l’engourdissement ou l’anes­thésie d’une partie du corps ;

5. Maux de têtes violents et nausées, pertes d’équi­libre, vertiges, ou mauvaise coordination motrice.

6. Troubles éventuels de la conscience, allant de la simple  somnolence au coma.

 

Un AVC ischémique ou un infarctus cérébral apparaît quand un caillot bouche la circulation cérébrale.

 

Dans la thrombose cérébrale (ou infarctus), ce caillot se forme à l’intérieur d’un vaisseau rétréci par la présence de plaques d’athérome. Ce caillot bouche l’artère. N’étant plus oxygénées, les cellules nerveuses concer­nées sont détruites.

 

Dans l’embolie cérébrale, un caillot formé hors du cer­veau y est amené par le courant sanguin. Si l’artère est trop petite, il la bouche, et stoppe le flux en entraînant la destruction des cellules nerveuses que cette artériole irri­guait.

En milieu hospitalier, le traitement, (la thrombolyse ou fibrinolyse) consiste à dissoudre d’urgence ce caillot en perfusant un médicament. Ce traitement doit être réalisé dès que possible après l’apparition des symptômes. Il ré­tablira la circulation du sang et l’apport d’oxygène au cerveau, et limitera la lésion et ses séquelles. Le praticien injecte en  intraveineux un activateur (du plasminogène tissulaire), une molécule qui active une protéine du sang capable de dissoudre les caillots sanguins.

Après un AVC ischémique, on prescrit généralement des médicaments antiagrégants plaquettaires qui empêchent les plaquettes du sang de s’agglutiner en reformant des caillots. Dans certains cas, des anticoagulants sont pres­crits notamment lorsque le caillot sanguin a migré à partir du cœur, lors de battements du cœur irréguliers, (aryth­mie ou fibrillation auriculaire), ou lors d’une maladie des valves cardiaques.

 

Lors de mon accident de novembre 2011, le diagnostic porté fut celui d’un AVC ischémique lenticulo-caudé droit et temporal postérieur droit manifesté par des troubles dysarthritiques (altération de la voix) et une hé­miparésie gauche ré­gressive (paralysie partielle). J’ima­gine que la cause devait en être recherchée dans mes an­técédents d’arythmie sérieuse et de fibrillation auriculaire consécutives à ma plastie valvulaire de 1991.

 

Je suis resté dans le service une dizaine de jours et j’y ai reçu l’essentiel des soins que je viens de décrire. Un IRM a précisé les détails des dégâts subis, mais c’est dans le  fonctionnement quotidien que j’ai pu en prendre conscience et mesurer leur véritable gravité. Je n’avais pas perçu la déformation de mon visage figé par la para­lysie de son coté gauche, ni la déviation forcée de ma langue qui provoquait partiellement mes difficultés d’élo­cution.

 

Les exercices proposés par l’équipe soignante révélaient progressivement des défaillances fonctionnelles nou­velles auxquelles il fallait s’adapter, la marche qui n’est plus automatique, le pied qu’il faut volontairement lever et avancer, la main qui  laisse la tasse se renverser dès qu’on cesse de la regarder, la perte si gênante de la mé­moire immédiate, et tant d’autres difficultés découvertes jour après jour, jusque dans les fonctions les plus intimes.

 

Il y a aussi des moments cocasses. Je suis écrivain et voulant tester ce qu’il était advenu de mes capacités en ce domaine, je décidai un jour de reprendre un travail en cours, en l’occurrence une étude sur la réincarnation se­lon Platon. Privé d’ordinateur, je me procurai un crayon et du papier et commençai à couvrir des pages d’une écri­ture forcément maladroite. Découvrant cet ouvrage inso­lite, l’in­firmière sortit bien inquiète, et revint quelques instants plus tard avec le neurologue qui, information faite, put enfin la rassurer.

 

Après ces dix jours de soins, une ambulance me ramena chez moi avec un lourd programme de rééducation. Je marchais un peu mais fort difficilement. Je retrouvai donc au rez-de-chaussée, le lit médicalisé et le déambula­teur de mes misères précédentes, et je commençai dès le lendemain, le travail de récupération avec le kinésithéra­peute.

 

L’objectif de la rééducation est de regagner le maximum d’autonomie, et elle commence à l’hôpital dès que l’état de santé le permet. Elle se poursuit à domicile ou en centre spécialisé, selon les cas. La récupération fonction­nelle va dépendre de la localisation de la lésion, de l’im­portance de l’atteinte et de l’état général du pa­tient. On aboutira à une récupération totale, à un handi­cap restant modéré ou, hélas, à une perte d’autonomie persistante et parfois fort importante. La rééducation est un véritable travail long et éprouvant dont les résultats ne se réalisent que lentement. Les pro­grès paraissent rapides au début puis ils ralentissent beau­coup. La persévérance, la constance et l’effort sont néan­moins absolument indispensables. Ce patient travail de rééducation poursuit trois objectifs.

 

Le premier tend à éviter des complications supplémen­taires, telles un raidissement des membres paralysés, ou un tic de la parole, (une sorte d’écholalie miroir appelée persévération), la répétition automatique de mots qui peut s’installer chez un patient devenu aphasique.

 

Le second est de permettre la récupération maximale des  fonctions altérées : marche, usage de la main, langage.

 

1. La rééducation de la marche commence par la re­mise progressive en position debout, suivie du réappren­tissage de la marche elle même, avec ou sans appuis (canne, canne anglaise, harnais, chaussures orthopé­diques). La rééducation quotidienne de la marche est es­sentielle.

 

2. La rééducation du membre supérieur utilise des tâches répétées jusqu’à l’acquisition des fonctions visées. Il s’agit de restaurer la commande volontaire des mains par le cerveau.

 

3. L’orthophonie vise à rendre au patient sa capacité de communiquer par la parole, l’écriture, (ou d’autres moyens, gestes, attitudes, si l’usage du langage n’est plus  possible).  Cette rééducation de la voix et de l’expression suite à un AVC peut être longue et intensive, nécessitant plusieurs séances par semaine et devra être poursuivi pendant des mois.

 

Le troisième objectif est d’apprendre à la personne, quel que soit son degré de récupération, à utiliser au mieux ses fonctions restantes dans les situations de la vie quoti­dienne (toilette, habillage, préparation des repas, conduite de la voiture..). C’est le rôle de l’ergothérapeute qui conseillera sur la manière de faire.

 

Il ne faut pas se mentir. Un AVC est un accident grave qui dégrade le cerveau et laisse généralement des sé­quelles, des dégradations fonctionnelles plus ou moins graves. Un jour ou l’autre, le patient sera confronté aux défauts ou manques consécutifs aux dégradations subies. Il devra les accepter. Il y aura toujours un deuil à faire.

 

Un deuil, c’est pénible, et il faudra du temps pour en sor­tir, d’autant que les séquelles de l’AVC varient d’un sur­vivant à l’autre. Chez certains, les effets se résument à quelques inconvénients mineurs, tandis que chez d’autres, les incapacités sont accablantes.

 

La survenue fréquente d’un syndrome de fatigue après un AVC est liée à sa sévérité, à l’inten­sité du déficit et des séquelles qui en découlent. Les res­capés d’un AVC vivent aussi dans la crainte perma­nente d’une récidive, et cela induit un état de stress,  une ten­sion mentale constante qui peut provoquer des pertes de sommeil et qui est donc, évidemment,  un facteur de fatigue.

Après un AVC, il existe un risque de dépression d’autant plus élevé que la récupération des fonctions perdues est lente, incomplète et imparfaite. Cette dépression peut sur­venir immédiatement après l’événement, mais elle peut aussi se manifester bien plus tard. Il est normal d’avoir un sentiment de tristesse et de perte après un AVC, mais il arrive que l’on souffre d’une vraie dépression clinique.

 

La dépression est un sentiment de désespoir, assez cou­rant après un AVC. Mais la dépression se soigne. Un AVC ne touche pas seulement le cerveau et le corps. Il a aussi un effet marqué sur les émotions. On note souvent une hyperémotivité ou une « labilité émotionnelle » qui est le terme utilisé pour décrire la perte de la maîtrise des émo­tions qui fait très souvent suite à un AVC. La per­sonne peut rire ou pleurer à des moments inatten­dus ou se sentir en colère ou irrité sans raison. Ces troubles peuvent être améliorés par les inhibiteurs de re­capture de la sérotonine. Avec le temps, la labilité émo­tionnelle peut se maîtriser, s’estom­per ou disparaître complètement. Ce n’est pas encore le cas pour moi.

 

Des problèmes de maîtrise de la miction (vessie) peuvent aussi se présenter. Cette incontinence est fréquente dans les premiers temps qui suivent un AVC. Habituellement, elle s’atténue  avec le temps

 

Qu’en fut –il donc de moi-même, et que m’ont  apporté  tous ces longs mois de rééducation ?

 

La marche, d’abord. Tout au début du travail, à chaque pas je devais penser à lever le pied gauche et à l’avancer par une action volontaire. C’était mentalement très fati­gant et mon périmètre de déplacement était assez réduit. Puis, j’ai découvert qu’en utilisant une simple canne à la main droite, je réveillais les réflexes de la marche alter­née et tout allait beaucoup mieux.

 

Actuellement, quatre ans après l’AVC,  je marche norma­lement et bien plus longtemps quoique le pied gauche traîne encore un peu et accroche le moindre obstacle. Ce­pendant, les muscles de la jambe sont restés faiblards et je dois fréquemment soulever le membre avec la main pour entrer en voiture, croiser les jambes ou autres ac­tions de ce type, et le mouvement reste difficile et un peu doulou­reux.

 

Le bras gauche est moins robuste que dans le passé. Je ne renverse plus les tasses mais la main gauche conti­nue à me poser des problèmes. Ma frappe sur la gauche d’un clavier d’ordinateur est fort maladroite, engendrant beau­coup d’erreurs et vous ne sauriez croire combien de cor­rections ont été nécessaires pour que vous puissiez lire le texte que vous avez sous les yeux. Mais l’essentiel est que j’aie pu l’écrire.

 

L’usage de ma main gauche au piano s’est très dégradé. Les accords ne montent plus et il me faut tout réap­prendre. Pour l’instant je n’ai commencé à récupérer que la seule tonalité du do majeur. La perte est ici extrême­ment frustrante. J’ai aussi bien du mal à ouvrir les bou­teilles et les bocaux, mais il ne faut peut être pas tout im­puter à l’AVC, car j’ai 86 ans et mes muscles ont vieilli et se sont affaiblis au cours du temps.

J’ai fait tant de grimaces devant la glace que mon visage n’est plus figé. Mon sourcil gauche reste cependant un tanti­net tom­bant, ce qui rend mon profil tristounet.

 

Ma langue dévie encore à gauche, gênant la prononcia­tion de cer­taines consonnes, mais je peux généralement parler nor­malement quoique d’une voix sourde. Une de mes cordes vocales ne fonctionne plus et ne s’active que quand je crie, ou quand je prends ce qu’on appelle « une voix de professeur ». 

 

Après une période d’aphasie qui a duré environ un an, cette rééducation de la voix a été lente et difficile, princi­palement en raison de la perte momentanée de la respira­tion abdominale que l’on utilise pour parler. J’ai du chan­ter et lire à voix haute des livres entiers, de la première à le dernière ligne.

 

C’est un exercice fort difficile pour moi car je pratique habituellement la lecture rapide, et même très rapide. J’arrive encore maintenant, à lire tout un pa­ragraphe à la fois. Lire à voix haute m’est donc très pénible car mon regard est continuellement en avance de plusieurs lignes sur ma parole.

 

Avant l’AVC, cependant, j’arrivais même à lire page par page (en captant surtout l’essentiel du sens). J’ai aussi perdu cela et j’avoue que ça me manque beaucoup.

 

Mon épiglotte avait également été touché et fermait mal ce qui provo­quait de dangereuses fausses routes ou inha­lations d’ali­ments. Cela devient de plus en plus rare.

Ma mémoire immédiate ne fonctionnait plus correcte­ment, et j’oubliais fréquemment d’éteindre l’électricité ou de fermer les robinets si bien que l’on  pouvait man­quer d’eau chaude. J’ai du mettre en place des rou­tines de contrôle pour palier ces inconvénients, (Mais parfois, j’oublie aussi les routines !).

 

Mon équilibre  est également un peu affecté. Ce n’est pas très grave, mais j’ai souvent besoin d’un contact solide, un léger toucher, pour assister les fonctions de mon oreille interne.  

 

Cet AVC a eu aussi un effet marqué sur mes émotions. Il a sérieusement modifié la maîtrise que j’en avais précé­demment en faisant apparaître une hyperémotivité, (labi­lité émotionnelle) qui se manifeste à toute occasion plus ou moins émouvante, par une réaction de sympathie (au douloureux sens propre) inattendue, déclenchant éven­tuellement, une montée de larmes. C’est presque incon­trôlable et ça peut être assez gênant.

 

Dans l’ensemble, cependant, quand j’évalue la situation telle qu’elle est et que j’imagine ce qu’elle aurait pu être, j’estime avoir eu beaucoup de chance et ne pas m’en être trop mal sorti.


D’ailleurs, quelques mois plus tard, des examens neuro­logiques de contrôle ont permis de faire un bilan relative­ment satisfaisant. Dans la conversation, le neurologue dé­clara que l’évolution lui semblait fort positive et tout à fait satisfaisante. Mais j’ai quand même trouvé que son point de vue était assez détaché et qu’il ne mesu­rait pas ou ne percevait pas toute l’importance de la frus­tration que j’avais vécue ni la difficulté du deuil qu’il me restait à faire. Sans doute réagissait-il par comparaison avec d’autres patients.

 

Je vous livre son bilan optimiste et succinct ci-dessous.

 

« En novembre 2011 AVC ischémique lenticulo-caudé droit et temporal postérieur droit manifesté par des troubles dysarthritiques et une hémiparésie gauche ré­gressive. Le scanner avait montré une lésion hypodense lenticulo caudée droite et une lésion moins importante temporale postérieure droite. L’IRM a confirmé le carac­tère subaigu récent des deux lésions avec une nette ré­gression de l’ischémie temporale supérieure droite. ».

 

 

 

Chapitre 11.

 

 

J’ai dit que j’étais un peu diabétique, et que mon diabète, même débutant, devait être traité par un mode de vie et d’alimentation adaptés, en association avec des antidiabé­tiques oraux. Or, ces médicaments dérèglent le transit in­testinal et provoquent surtout au début des diarrhées  plus ou moins chroniques.

 

Lorsque mon propre diabète est apparu, j’étais végétarien et j’avais déjà commencé à prendre des précautions, en particulier sur la prise de sucre. Mais du sucre, il y en a partout, et ce diabète a eu des conséquences  inattendues.

 

Quand j’ai essayé de savoir quelle cause avait provoqué mon AVC, il m’a été répondu que l’origine en était pro­bablement à rechercher dans l’endoprothèse aortique qui ne l’avait précédé que d’un mois seulement. J’avais alors cru comprendre que la durée de l’anesthésie nécessaire à l’opération était la cause indirecte du thrombus cérébral. Je pense maintenant que l’anesthésie n’y était pour rien, mais que, malgré l’administration d’anticoagulants, des petits caillots sanguins ont pu migrer jusqu’au cerveau, à partir du cœur, en raison de battements du cœur irrégu­liers, provoqués par la dégradation de mes valves car­diaques, source évidente d’une aryth­mie marquée et d’une fibrillation auriculaire. Néanmoins, depuis que j’avais entrepris le traitement mé­dicamenteux de mon diabète, j’en assumais les consé­quences sur le transit in­testinal, et cela compliquait consi­dérablement ma vie. Tous déplacement important deve­nait difficile, et, disons clairement les choses, le pre­mier de mes soucis en arri­vant quelque part, était de repé­rer l’emplacement des toi­lettes.

 

J’avais évidemment beaucoup lu sur le sujet, et l’hypo­thèse de l’existence d’un cancer colorectal silencieux s’était petit à petit frayée un chemin dans ma pensée. J’en avais parlé avec mon médecin traitant qui m’avait propo­sé un test de dépistage immunochimique, dit TIRSOS, qui permet de détecter dans les selles la présence de sang provenant du colon ou du rectum.

 

J’effectuai ce test au moins deux fois ces trois dernières années, et il se révéla chaque fois négatif.

 

Pas de sang, et pourtant !

 

Les analyses de selles peuvent permettre de repérer des signes de cancer. Lorsque des anomalies sont rele­vées, le test  doit être suivi d’une coloscopie. Mon médecin évo­qua bien la possibilité de cet examen, plus performant, qui nécessitait cependant, en raison de mon âge et de mes antécédents, une anesthésie totale.  C’était ce que je re­doutais alors le plus, persuadé que cela présentait un risque d’AVC que je redoutais. Donc, à l’époque, pas question d’envisager une coloscopie !

 

Pourtant, c’est bien actuellement le test le plus précis pour dépister les cancers du côlon ou du rectum. Il per­met fréquemment d’y détecter des formations secon­daires, appelées polypes, qui sont généralement inoffen­sives. Certains polypes (adénomes) peuvent, toutefois, se transformer en cancer. Les praticiens peuvent procéder à l’ablation des polypes dangereux au cours de la colosco­pie lors de la  visualisation interne, réduisant ainsi le risque de cancer.

 

Il faut savoir que la coloscopie peut parfois causer des saignements abondants, des perforations du côlon, ou une diverticulite qui est une inflammation de replis du côlon, voire des douleurs abdominales et d’autres problèmes chez les personnes atteintes de maladies cardiaques ou des vaisseaux sanguins. Certaines complications peuvent même  être beaucoup plus graves mais elles sont très rares. La préparation à l’examen est également assez contraignante Il faudra restreindre l’alimentation et prendre des laxatifs assez violents. La coloscopie ne doit donc être prescrite que si elle est nécessaire.

 

En principe, elle peut être envisagée lorsque l’on se trouve dans l’une des situations suivantes : Maladie in­flammatoire de l’intestin ; Antécédents d’adénomes mul­tiples, volumineux ou malins ; Parent, frère ou un enfant porteur d’un cancer colorectal ou d’adénomes. Ces contrôles ne sont plus très courants après 75 ans.

 

On peut tenter de se protéger contre le cancer du côlon  en jouant sur l’alimentation et le mode de vie. Manger plus de fruits, de légumes et de grains entiers et moins d’aliments gras et de viande. Perdre du poids, faire de l’exercice, limiter la consomma­tion d’alcool, et surtout, ne pas fumer. Il y a d’autres solutions que la coloscopie. D’autres tests peuvent révéler des polypes ou un cancer. Ils exigent également une préparation de l’intestin, par exemple la sigmoïdo­scopie qui est effectuée au moyen d’un court endoscope flexible qui permet d’examiner le rectum et le côlon inférieur. La colographie TDM néces­site aussi l’in­sertion d’un endoscope dans le rectum et crée des images au moyen d’un scanneur à rayons X.

 

Le cancer colorectal est un ennemi silencieux qui se dé­veloppe lentement. Il y émet néanmoins des signaux d’alerte que l’on peut repérer tels que des changements durables dans les comportements intestinaux habituels, un saigne­ment rectal, des fèces de couleur sombre ou de forme étroite, la constipation ou la diarrhée persistantes, des crampes abdominales ou l’envie trop fréquente d’éli­miner les selles. Une fatigue constante, de l’anémie et sur­tout un amaigrissement inexpliqué, peuvent être de tels signes avant-coureurs.

 

Ces signaux, je les recevais bien mais je ne les acceptais pas. Ils faisaient cependant leur chemin dans mon sub­conscient. Inconsciemment je savais déjà que j’avais un cancer, mais mon intellect en refusait l’idée. Pourtant, en 2014, constatant un amaigrisse­ment important et rapide, je décidai enfin de tirer les choses au clair.

 

J’imaginai alors de vérifier si cette perte de poids avait soulagé mon diabète, ce qu’elle aurait  théoriquement du faire. Je décidai donc de diminuer progressivement le traitement en cours pour juger à la fois de l’incidence sur les symptômes intestinaux et sur la variation du taux du sucre sanguin. Alors que dans le traitement initial, je pre­nais quatre comprimés par jour, j’abaissai progressive­ment la dose d’un comprimé toutes les deux se­maines. Le sucre se maintint à un niveau raisonnable, mais les désordres intestinaux ne s’apaisèrent que de fa­çon fort temporaire. Le problème était ailleurs. Une recherche plus approfondie me mit sur la piste d’une éventuelle al­lergie au lait ou d’une intolérance au lactose.

 

L'intolérance au lactose est due à la diminution de la pro­duction de lactase, une enzyme naturelle qui permet la dissociation du lactose en glucose et galactose lors de la digestion du lait. Elle se traduit par des symptômes plus gênants que graves. Elle doit être clairement distinguée de l’allergie à la protéine du lait de vache, qui est une ré­ponse du système immunitaire au lait et donc une véri­table allergie, souvent accompagnée de réactions cuta­nées, et qui se produit le plus souvent chez l’enfant. La plus petite absorption de protéines du lait de vache la dé­clenche, alors que les intolérants au lactose peuvent  en  tolérer jusqu’à 10g (un verre de lait) sans symptômes si­gnificatifs.

 

L'intolérance au lactose connaît peu de complications, car la diarrhée est un puissant signal d'alerte amenant une ré­action. L’intolérance se manifeste par des symptômes tels que la survenue de ballonnements, de crampes et de dou­leurs abdominales, et surtout de la diarrhée (ou de la constipation), des bruits intestinaux et des gaz abondants, des reflux, des nausées et des vomissements. D’autres symptômes peuvent d’ailleurs être associés à cette intolé­rance au lactose, maux de tête, étourdissements,  perte de concentration, mémoire à court terme faible,  fa­tigue sé­vère et durable, douleurs musculaires, et même  arythmie cardiaque. La réduction du lactose dans la prise alimen­taire réduit rapidement les symptômes de l’intolérance. Les produits laitiers sont facilement identifiables et donc évitables, mais le lactose est ajouté sous différentes formes à beau­coup d’aliments et de boissons, y compris les  médica­ments et les compléments diététiques. Les éti­quettes ali­mentaires devront donc être lues minutieuse­ment. Le yo­gourt peut généralement être toléré, car de nombreuses souches bactériennes produisent de la lac­tase. Les fro­mages durs contiennent peu de lactose en rai­son de leur processus de fabrication.

 

Des produits laitiers sans lactose  ou à teneur réduite sont disponibles dans le commerce mais il faut veiller  à  assu­rer l’apport adéquat en calcium. La lactase, l’enzyme manquant, est disponible sous forme liquide ou en com­primés. Elle peut être prise avec les repas douteux, mais la meilleure prévention des symptômes est d’éviter soi­gneusement de consommer des produits avec lactose.

 

En ce qui me concerne, la suppression des sources de lac­tose modifia peu ma te­neur en sucre sanguin, et les désordres intestinaux  s’apai­sèrent à nouveau, mais en­core, de façon temporaire. Le pro­blème était donc ailleurs, et, je m’en in­quiétai fort sé­rieusement. Je com­mençai alors à envisager l’existence de ce damné cancer colorectal que je redoutais le plus. Je devais me décider. C’est en accompagnant ma femme en avril 2015, au cours d’une visite chez un gastroentéro­logue que j’évo­quai mes problèmes person­nels. Le spé­cialiste réagit aus­sitôt. Il posa une série de questions, puis proposa un pre­mier examen relativement bénin, une simple rectosco­pie. La rectoscopie permet d’observer l’intérieur du rec­tum au moyen d’un endoscope rigide, un instrument composé d’un tube et de fibres optiques. Il est nécessaire d’aller à la selle avant l’examen qui ne nécessite aucune prépara­tion particulière sauf un petit lavement. La recto­scopie est généralement réalisée en ambulatoire et ne né­cessite pas d’hospitalisation.


En pratique, le
patient est allongé de coté sur une table d’examen. Le médecin insère douce­ment le rectoscope dans le rectum et procède à la visuali­sation sur un écran. L’examen dure en moyenne cinq à dix minutes. Il est le plus souvent indolore mais peut être désagréable. C’est aussi, bien évidemment, par sa nature même, un examen insquisitorial. Le patient rentre ensuite chez lui sans autre sur­veillance.

 

Quelques jours plus tard, je subis donc sans gloire aucune cet examen gênant. Je m’étais arrangé pour bien voir l’écran et les images furent parlantes. Elles mettaient en évidence deux petits polypes tubuleux bien pédiculés et un adénome sessile villeux, d’aspect bulbeux, assez plat et nettement plus gros, collé à la paroi du colon. J’en re­connu aussitôt et instinctivement la nature. C’était un car­cinome, un tueur  menaçant et caché. 

 

Le spécialiste resta cependant prudent et argua de la né­cessité d’une colosco­pie pour pratiquer une biopsie afin de prélever des échan­tillons  pour analyse. Mais, j’étais déjà sûr des résultats à venir. Ma religion était faite. C’était l’ennemi maudit, le cancer colorectal.

 

On fit donc la coloscopie qu’il fallut interrompre en rai­son, m’a-t-on dit, de problèmes d’anesthésie. L’analyse  confirma cependant l’existence d’un car­cinome.

 

Il était là, tapi dans l’antre, l’assassin silencieux.

 

Le mé­decin qui me l’annonça demeura fort gen­timent un long moment dans ma chambre pour tenter d’atténuer la vio­lence de la révéla­tion. Il n’avait pas grand-chose à dire mais sa présence si­lencieuse m’aidait un peu. La tu­meur, me dit-il, était classée C4N0M0, ce qui signifiait qu’il s’agis­sait bien d’un carcinome classé 4, mais que le voi­sinage ganglion­naire ne paraissait pas touché et qu’il n’y avait probable­ment pas de métastases.

 

Néanmoins, l’opération était inévitable.

 

Début mai, je subis un scanner ab­domino-pelvien qui ne mit en évidence aucune anomalie viscérale, puis un autre scanner, thoracique cette fois, qui ne montra lui aussi, au­cune trace de méta­stases, et l’on me prescrivit immédia­tement d’abondants compléments alimentaires protéines à prendre jusqu’à l’intervention.

 

Étonnamment, tous mes symptômes intestinaux et mes angoisses avaient complètement disparu. Je sentais qu’une grande force de vie était montée en moi, et j’avais maintenant la certitude de pouvoir traverser  avec succès cette nouvelle épreuve. Je demandai alors  que mon dos­sier soit transféré au CHRU de Lille qui me semblait plus qualifié pour ce genre d‘intervention.

Le Centre Hospitalier Régional Universitaire de Lille est un centre hospitalier universitaire et un centre hospitalier régional d'une capacité totale d’environ 3 000 lits et em­ploie plus de 13 500 personnes, dont 3 166  médicaux. Il assure près de 700 000 journées brutes d'hospitalisation par an pour près de 1000 000 patients et plus d’un million de consultations. Certains praticiens comptent parmi les meilleurs et jouissent d’une réputation  internationale.

 

Le CHRU est situé au sein de la Cité Hospitalière de Lille, qui, est le plus grand campus hospitalo-universi­taire d'Europe. Il regroupe, sur 350 hectares, les multiples établissements du CHRU, le Centre Oscar Lambret, des établissements d'enseignement supérieur, des centres de recherche ainsi que de nombreuses entreprises réunies dans le parc d'activité Eurasanté. Le CHRU de Lille re­groupe 10 hôpitaux spécialisés plus le SAMU/Centre 15 du Nord. Il est régulièrement placé en très bonne position dans le classement des 50 meilleurs hôpitaux publics gé­néralistes de France, état réalisé chaque année par le ma­gazine Le Point avec un classement établi sur la base de huit critères (acti­vité, notoriété, ambulatoire, technicité, spé­cialisation, cœliochirurgie, indice de gravité des cas trai­tés et durée de séjour).

 

La loi française actuelle prévoit que tout nouveau patient atteint d'un cancer et ceux présentant une rechute doivent bénéficier d'un avis émis lors d'une réunion de concerta­tion pluridisci­plinaire (RCP). Cet avis doit lui être com­muniqué et placé dans le dossier médical sous forme de fiche. Les RCP sont des lieux d'échanges entre différents spécialistes sur les stratégies diagnostics et thérapeu­tiques en cancérologie. Elles sont un élément essentiel de coordination et d'organisation dans la prise en charge du patient en cancérologie.

 

Les RCP du CHRU de Lille, auxquelles participent les référents d'oncologie du Centre Oscar Lambret élaborent les propositions théra­peutiques pour les patients dont le cas les concerne. Au CHRU de Lille, 18 RCP sont identi­fiées sur l'ensemble des comités de cancérologie. En sus de ces RCP, le CHRU et le Centre Oscar Lambret (CRRC) ont des RCP communes.

 

Au milieu du mois de juin 2015, mon médecin traitant me communiqua une lettre du Centre Oscar Lambret, de Lille, département de cancéro­logie digestive et urolo­gique, qui décrivait ma situation de la façon suivante. J’étais un patient de 85 ans qui posait le pro­blème d’un adénocarcinome sigmoïdien non métatasta­tique révélé par des troubles digestifs et une diarrhée.

 

Mon dossier  avait été vu le 04/06/2015 par le Comité de décision thé­rapeutique multidisciplinaire (RCP) composé de huit spé­cialistes, chirurgiens, radiothérapeutes, onco­logues, ra­diologues, et autres spécialistes dont tous les noms étaient donnés, lesquels avaient pris en compte une lésion évoluée du sigmoïde. Le comité spécifiait qu’il avait pris connaissance des nombreux antécédents cardio-vas­culaires, et que le scanner abdomi­no-pelvien ne met­tait en évidence aucune anomalie viscé­rale de même que le scanner thoracique. Il estimait que, dans ces condi­tions, je pouvais être reçu pour discuter de l’éventualité d’une prise en charge chirurgicale première, à titre cura­tif, mais qu’il convenait de prendre conjointement l’avis de l’anesthésiste. Je devais m’attendre à être rapidement convoqué. Dans la pratique pourtant, je dus encore at­tendre un mois.  Le Centre Oscar Lambret, ou Centre de lutte contre le can­cer, est un Etablissement de santé privé d'intérêt col­lectif hautement spécialisé en cancérologie. Il fait partie du groupe des centres de lutte contre le cancer. Le Centre garantit la qualité et l'efficacité à ses actions de soins, d'en­seignement et de recherche au service du pa­tient. Il a été accrédité sans réserve par la Haute Autorité de Santé en juin 2005 et certifié en mars 2010. Le Centre Oscar Lambret et le Centre Hospitalier Régional et Uni­versitaire forment le Centre de Référence Régional en Cancé­rologie du Nord-Pas-de-Calais. Sa capacité d’ac­cueil est de 210 lits et places. Environ 820 personnes y travaillent dont 150 médecins et scientifiques, 470 soi­gnants et para­médicaux et 200 personnels auxiliaires. C’est un établis­sement moderne. Toutes ses chambres sont particulières et celles de la sec­tion de surveillance post-intervention­nelle sont même cli­matisées.

 

Fin mai 2015, je reçus enfin la convocation attendue de l’hôpital Oscar Lambret. Je m’inquiétai du temps qui pas­sait pendant lequel mon cancer progressait, et je n’en  pouvais plus des compléments alimentaires protéines dont je devais me  gaver à chaque repas. J’avais enfin rendez-vous avec le chirurgien et l’anesthésiste.

 

 

 

 

 

 

Chapitre 12.

 

 

Je rencontrai donc le chirurgien. J’ai toujours été surpris lors des diverses rencontres que j’ai pu avoir avec ces  spécialistes du CHRU de Lille de la           qualité humaine et relationnelle remarquable de ces contacts. Le chirurgien m’expliqua en détail les objectifs de l'intervention et la technique qu'il comptait mettre en œuvre.  Il me parla des suites et des complications possibles et évoqua l’éventua­lité d’une stomie (ou anus artificiel) parfois  nécessaire. Cette hypothèse me glaçait et je le priai instamment de tout essayer pour éviter cette solution. Mais il ne me ca­cha rien des risques opératoires aggravés par mon âge avancé, et les diverses pathologies dont je souf­frais.

 

Deux méthodes (ou voies d’abord), me dit-il, existent pour opérer un cancer du côlon, la laparotomie et la coe­lioscopie, qu’il se proposait alors d’utiliser. La consulta­tion avec l’anesthésiste le fit changer d’avis. Celui-ci es­tima que les risques liés à l’anesthésie qui, eut égard à mes antécédents médicaux et chirurgicaux, se­raient moins importants avec une laparotomie classique de plus courte durée que la coelioscopie. Le chirurgien se rangea sans difficulté à cet avis, et j’entrai donc,sans joie,  quelques jours plus tard en hôpital pour y subir une inter­vention de chirurgie colorectale appelée globalement co­lectomie (la résection d'un segment plus ou moins étendu du colon).

 

Le colon se compose en fait de quatre segments qui sont : le colon droit  as­cendant, dont la base est le caecum ou l’on trouve l'ap­pendice, le colon transverse, puis le colon gauche des­cendant, avec le sigmoïde, le rectum, et l'anus.

 

L'interven­tion va enlever la partie malade du colon et re­mettre bout à bout la partie conservée sur le rectum par ana­stomose, (la suture du colon sur le rectum). Autrefois cousue à petits points, elle est maintenant agrafée par une pince automa­tique ce qui en augmente la sécurité.

 

La cœlioscopie est une technique opératoire qui permet des interventions chirurgicales à ventre fermé, (sans ou­verture en grand). Une optique est introduite par le nom­bril et de l’air est insufflé dans la ca­vité abdo­minale pour le dilater et permettre une bonne vision. Les instruments sont introduits par des petits orifices de 10 à 15 mm et l'ablation du colon peut alors être réali­sée. Les cicatrices mineures autorisent une reprise plus rapide de la vie nor­male. Cette technique peut néanmoins être transformée en une incision traditionnelle en rai­son de difficultés qui peuvent être rencontrées en cours d'in­tervention.

 

L’autre voie, qui fut mienne, la laparotomie, consiste à ouvrir le ventre pour accéder aux organes (elle est dite à ventre ouvert). Le chirurgien fait une incision verticale d’une vingtaine de centimètres sur l’abdomen, en partant du dessus du nombril qu’il contourne, jusqu’au bas du ventre. Cette technique permet au chirurgien d’observer et de palper minutieusement toute la cavité abdominale avant de reti­rer la portion du côlon malade.

L'intervention se réalise sous anesthésie générale et dure en principe environ 2 heures. La veille de l'intervention, le patient est rasé et son colon est "préparé" par une purge afin qu'il ne contienne plus aucune matière et qu’il soit "propre". Cette purge consiste en l'absorption d'une pré­paration adéquate.

 

Dans la section post et préopératoire, les chambres de l’hôpital Oscar Lambret sont vastes et confortables. Elles sont même climatisées ce qui était particulièrement ap­préciable en ce début de mois de juillet où sévissait une effroyable ca­nicule. Je pense que l’on m’avait administré un anxioly­tique car je me retrouvai seul pour la nuit, sans trop d’ap­préhensions ni d’angoisses quoique ma femme ne  put m’accompagner comme elle l’avait fait lors des opérations précédentes. Elle fut cependant  exceptionnel­lement autorisée à revenir dans la chambre le matin de l’inter­vention jusqu’au moment de mon transfert. 

 

Le matin de l'intervention, je dus prendre une douche avec de la Bétadine. Mon abdomen fut badigeonné d'anti­septique, puis on pratiqua une injection d'anticoagulant (probablement pour prévenir un risque de phlébite), et l’on m’administra une prémédication anxiolytique. Et puis, des auxiliaires sont venus chercher mon lit et m’ont conduit vers la salle d’opération à travers les ascenseurs et de longs couloirs dont je voyais bizarrement défiler les plafonds comme des chemins étrangement pavés, (la pré­médication sans doute). Dans « l’antichambre » de la salle d’opérations, je trou­vai des personnes vêtues de vert avec la bouche couverte.

 

L’une se pencha sur moi, me disant quelques mots rassu­rants. Elle me présenta un masque respiratoire qu’elle posa sur mon nez. J’aspirai quelques bouffées et perdis aussi­tôt conscience.

 

L’intervention se déroule de façon identique que ce soit par laparoto­mie ou par cœlioscopie. Elle commence par une phase d’observation pendant laquelle le chirurgien examine le côlon et la cavité abdominale afin de confir­mer l’absence d’extension locorégionale de la tumeur et l’absence de métastase au niveau du foie.

 

Après cette phase, le chirurgien retire avec de grandes précautions le segment du cô­lon où se situe la tumeur, ainsi que la partie du mésocô­lon reliée à ce segment, (le tissu graisseux qui contient les vaisseaux sanguins et les ganglions). Si la tumeur est située bien avant le rectum, le chirurgien retire le côlon sigmoïde. (sigmoïdectomie).

 

Le chirurgien doit réaliser l’ablation de la tumeur en conservant des marges saines de la paroi du côlon et un curage ganglionnaire satisfaisant, car la qualité de cette exérèse est un facteur déterminant de survie. Il retirera donc nécessairement une portion saine (au moins 5 centi­mètres) de part et d’autre de la tumeur pour assurer une marge de sécurité et réduire le risque de récidive.

 

Lorsqu’il a enlevé la portion du côlon atteinte, le chirur­gien réalise une anastomose en recousant les deux extré­mités du côlon restant, soit à l’aide de fils (anastomose manuelle), ou de pinces mécaniques (anastomose méca­nique). Cette étape reforme le conduit intestinal et rétablit la continuité digestive. Les ouvertures sont ensuite recou­sues plan par plan. La peau est actuellement collée  avec une colle biologique. Une stomie peut être nécessaire dans le cadre de la chirurgie d’un cancer du côlon ou du rectum.  Cela signifie que dans certains cas, il faut isoler le côlon pour favoriser sa cicatrisation. Une « colostomie temporaire » est alors pratiquée qui va durer de trois à six mois. Après cicatrisation, une nouvelle intervention va  refermer la stomie et rétablir la continuité intestinale.

 

La stomie est une petite ouverture créée pour évacuer les selles quand elles ne peuvent plus l’être par les voies na­turelles. L’intestin est alors relié à cette ouverture et les selles sont recueillies dans une poche spéciale, collée au­tour de la stomie. On utilise parfois le terme d’anus artifi­ciel. Une colostomie définitive peut être nécessaire,  en particulier s’il faut enlever le sphincter anal. Dans ce cas, l’anus n’est plus utilisable. Les selles et les gaz sont doré­navant et définitivement recueillis au niveau de l’abdo­men, à travers cette stomie. (stoma = bouche).

 

Actuellement, la chirurgie colorectale laparoscopique est généralement cœlioassistée, ce qui peut offrir, par rapport à la laparotomie classique les avantages de la chirurgie dite mini-invasive, (re­prise rapide du transit intestinal, ré­alimentation pré­coce, diminution de la douleur, durée d'hospitalisation réduite, préservation pa­riétale et protec­tion  accrue de la fonction respira­toire).

 

Cependant, cette technique présente ses inconvénients propres dont de fortes douleurs dans l’épaule dues aux gaz injectés, et ses avantages doivent toujours être consi­dérés comme secon­daires dans le contexte d'une patholo­gie tumorale où le résultat carcinologique doit toujours primer.

 

J’ai depuis lors pu voir des vidéos de ces interventions dans les deux méthodes. J’ai été chaque fois stupéfait de l’attention et de la précision nécessaires qui doivent être maintenues pendant toute la durée de l’opération, tant concernant le décollement méticuleux de toute les adhé­rences qui fixent le colon aux parois de la cavité abdomi­nale que pour l’ablation de la partie réséquée du côlon, et puis enfin dans la réalisation délicate de l’anastomose fi­nale quoique celle-ci soit généralement maintenant sou­vent réalisée avec une agrafeuse mécanique qui est en­suite retirée par le rectum.

 

J’ai très peu de souvenirs de ce qui s’est passé en salle de réveil. Je crois bien que c’est dans cette phase que l’on m’a dit que le chirurgien avait évité la stomie (et la poche qui va avec), cette éventualité que je redoutais tant. Mes souvenirs se précisent à partir du retour dans ma chambre  où je me suis réveillé avec une sonde naso gastrique, un petit tuyau passant par le nez et allant jusqu’à l'estomac pour aspirer son contenu.

 

J’avais également au moins un drain, un autre tuyau pour évacuer les sécrétions pouvant apparaître dans le ventre et une sonde urinaire pour sur­veiller ma diurèse, la quan­tité d'urine émise chaque jour. Et, pour compléter le ta­bleau, j’étais évidemment sous plusieurs perfusions et branché sur divers appareils élec­troniques qui sur­veillaient mes paramètres vitaux.

Ma femme qui m’y attendait, m’a joyeusement confirmé que le chirurgien avait évité la stomie. Elle me dit plus tard que je me plaignais de vives douleurs dans le ventre, mais je me souviens peu d’avoir eu vraiment mal. Dans cet hôpital, le traitement de la douleur post opératoire semble être une priori­té dès la fin de l'intervention. On m’a tout de suite signalé que je disposais d’une pompe à morphine pour que je puisse moi même adapter au mieux la dose antalgique conve­nable. Je m’en suis très peu ser­vi. Les antalgiques admi­nistrés dans les perfusions suffi­saient pour maintenir la dou­leur à un niveau supportable. J’en éprouvais par contre les effets hallucinatoires face au mur blanc de la chambre que je voyais parcouru de sortes de vagues, avec, au centre, une grosse pendule  noire qui semblait m’hypnotiser. 

 

Il faisait horriblement chaud. C’était la canicule et le sys­tème de conditionnement peinait à maintenir une tempé­rature supportable. Il fallut ouvrir les fenêtres.

 

Dans les jours suivants, une surveillance infirmière rap­prochée fut mise en place, heure par heure, (pouls et ten­sion), avec vérification périodique des drains, urines, état de l’abdomen et pansements.). Une prise de sang quoti­dienne la complétait. Dès le lendemain, je fus mis au fau­teuil et, les deux premiers jours, on m’aida pour la toi­lette. Un kinésithérapeute me rendit également visite ; il conseillait de marcher un peu dès que possible. En atten­dant, il suggérait de remuer les pieds « comme à la pis­cine ». Ne pratiquant que la brasse, cette image me faisait sourire mais je m’appliquais néanmoins à cette ac­tivité. Dans mon cas personnel, avec le risque supplé­mentaire que présentaient mes problèmes de rythme et mon dia­bète, des injections sous cutanées d'anticoagu­lants (hépa­rine) furent également pratiquées quotidienne­ment en liaison avec des prises de sang et des contrôles répétés de glucose sanguin. Le lever précoce est essentiel mais il était compliqué par la présence de l’attirail d’assistance et la tuyauterie des drains, des sondes et pompes divers.

 

Les premiers jours, on est donc limité aux séjours en fau­teuil. J’en ai une fois trop exagéré la durée et je l’ai bien regretté la nuit sui­vante. Le drain de la plaie et la sonde urinaire furent as­sez vite ôtés, et l’on me montra com­ment isoler temporai­rement la sonde gastrique si bien qu’il me fut possible de circuler plus facilement en m’ac­compagnant du grand candélabre qui portait les perfu­sions.

 

La reprise du transit (d'abord des gaz, puis des selles en général liquides) semblait espérée dès les tous premiers jours, mais elle se fit pour moi beaucoup plus attendre. Elle condi­tionnait pourtant la suppression des perfusions et la re­prise progressive de l’alimentation (d'abord de l'eau, du café ou de la tisane, suivie de bouillon, compote, puis de purée et alimen­tation légère..). Chez moi, cette reprise du transit fut extrêmement timide et lente. On en vint à par­ler d’iléus post opératoire et l’on engagea un traitement médical prudent et fort modéré pour tenter de débloquer la situation.

 

En fait, je n’ai pratiquement rien mangé la première se­maine, si ce n’est un peu de café et un morceau de bis­cotte le matin. J’essayai bien de grignoter quelques lé­gumes dans les plats du midi et du soir, mais, comme je l’ai dit précédemment la conception hospitalière du végé­tarisme est désespérante. L’omni présence de l’omelette surgelée standard sur chaque assiette ne peut mettre en appétit que de voraces culturistes maniaques d’œufs qui ne courent guère les hôpitaux.  De toute façon, je n’avais  absolument pas faim et il n’en­trait guère plus dans mon système digestif qu’il n’en sor­tait. Seule la sonde gas­trique continuait à extraire d’in­vraisemblables quantités de sécrétions gastriques d’un es­tomac apparemment ma­giquement approvisionné.

 

L’iléus postopératoire est relativement fré­quent au dé­cours d’une chirurgie abdominale. Il peut résulter de l’in­flammation locale, de l’utilisation d’opioïdes ou d’autres causes liées à la stimulation du système sympathique. Il provoque des douleurs, des nausées et des vo­missements éventuels, et il peut être la source de complications post­opératoires.

 

Chez moi, cela se traduisait surtout par une forte et dou­loureuse distension gastrique, un manque persistant d’ap­pétit, et la quasi absence d’émission des gaz ou des selles que l’équipe semblait tant attendre. La situation parut ce­pendant se débloquer vers le hui­tième jour. On envisagea ma sortie, et l’on retira enfin la sonde gastrique qui me gênait tant. J’essayai de manger un peu, mais c’était une mauvaise initiative. L’estomac restait bloqué et l’on réin­troduisit vite cette sonde mau­dite, opération assez désa­gréable, dirai-je, par euphé­misme. Deux jours plus tard, tout se régularisa enfin, la sonde disparut et je pus quitter les soins intensifs pour être transféré dans la section de soins courants pour y prépa­rer ma sortie. Je suis donc rentré chez moi, la veille de mon anniver­saire que ne voulais pas fêter à l’hôpital, le 14 juillet, le jour de la fête nationale. Aucune ambulance n’était dis­ponible au moment de ma sortie, et je suis donc rentré en taxi, au prix de quelques douleurs.

 

Chez moi, l’appétit est resté fort paresseux pendant plu­sieurs semaines malgré une cuisine bien plus sympa­thique. Des soins infirmiers ont été nécessaires pendant quelques jours. Les pro­blèmes de transit ont encore per­sisté, et même assez longtemps, avec des ralentissements et des accélérations parfois  fort gênantes, mais tout semble se régulariser progressivement.

 

Le rapport final émis du service établissait que j’avais bé­néficié d’une sigmoïdite, classée C3N0M0, (il avait été diagnostiqué C4), traitée par laparotomie avec anasto­mose co­lorectale haute, et que l’opération n’avait été sui­vie que d’un iléus post opératoire prolongé d’évolu­tion favo­rable sous traitement médical. Tous les ganglions prélevés étaient sains. Le rapport insistait sur la nécessité d’un suivi attentif. Ce suivi est né­cessaire pour plusieurs raisons.

 

Il faut bien comprendre que la colectomie n’était pas ini­tialement une méthode effective de traitement du cancer colorec­tal. Les indications ini­tiales de la colecto­mie par laparo­scopie ne concernaient que les maladies bénignes du gros intestin, (es­sentiellement les diverticu­lites du sig­moïde et diverses autres maladies inflamma­toires). Ses indications ont été progressivement étendues aux lé­sions malignes grâce au développement de l'instrumenta­tion, à la maîtrise tech­nique de plus en plus importante des opé­rateurs et aux ré­sultats récents qui semblent dé­montrer l'efficacité d'un tel traitement pour les lésions cancé­reuses du colon.

 

Les résultats finaux de l’interven­tion sur un cancer de­meurent donc aléatoires. Par ailleurs, des complications post opératoires sont toujours possibles et un suivi atten­tif demeure nécessaire dans l’hypothèse de traitements complémentaires. Parmi ces complications éventuelles, on peut évoquer les suivantes :

 

Des hémorragies internes, hématomes musculaires,  (cœ­lioscopie), exceptionnelles mais toujours pos­sibles.

 

Des hémorragies par voie rectale, assez fréquentes les premiers jours, liées principalement à la suture méca­nique et ne nécessitant en général pas de traitement.

 

Des abcès sur les cicatrices, ou intra abdominal (rares) qui peuvent nécessiter  des soins infirmiers.

 

Une occlusion post opératoire, rare, elle peut nécessi­ter une prolongation des perfusions et de la diète, et très  ex­ceptionnellement une nouvelle intervention.

 

Une fistule anastomotique (non cicatrisation de la su­ture in­testinale ou fuite de la suture), rare aussi, elle est une complication fort redoutée qui peut engager le pronostic vital avec un risque de péritonite et la  né­cessité d’une in­tervention pour drainage, et la création d’un anus artifi­ciel (stomie) provisoire de plusieurs mois.

 

Une ischémie colique post opératoire (obstruction des vaisseaux) avec fistule anastomo­tique, surtout chez des patients très fragiles.

Des infections diverses, urinaires, ou bronchiques, lym­phangite éventuelle du bras sur cathéter de perfu­sion.

 

Une phlébite ou une embolie pulmonaire, très rare grâce a une prévention systéma­tique.

 

Á distance de l'intervention il existe aussi un risque de sténose anastomotique. Les sutures mécaniques exposent à un rétrécissement inflammatoire post opératoire de la suture colorectale. Ces sténoses peuvent entraîner des problèmes de transit (augmentation importante du nombre de selles, faux besoins, selles plus petites voire sub-occlusion). Elles sont systématiquement dépistées et traitées si besoin au cours d'une coloscopie courte de contrôle anastomotique, quelques semaines après l'inter­vention.  Mon état actuel est bon. J’ai repris de l’appétit et du poids et mon diabète s’en ressent..

 

 

Et maintenant ?  J’attends ! Au bord de l’océan du temps,

En silence, mais debout, j’attends ce qu’apportera la ma­rée prochaine.

 

Comme tous les autres, j’attends. J’espère et j’attends. Je redoute ce que j’attends, ce que j’attendrai, comme vous, chaque jour, pendant tout le temps qu’il me reste à vivre.

Je n’ai pas pu donner à mes enfants et mes proches tous les câlins que j’au­rais pu donner, ni bien reçu les leurs, et maintenant, ils ont grandi.

Je n’ai pas assez embrassé la femme que j’aimais, et maintenant, nous avons tous les deux vieilli.

Je n’ai pas écouté ni joué toute la musique que je pou­vais faire ou entendre, et aujourd’hui, je suis trop sourd.

Je n’ai pas assez approché les inconnus ni assez conforté mes amis dans la peine. Et ins sont morts.

Je n’ai pas assez regardé le ciel, et les fleurs, ni respiré suffisamment souvent le parfum des roses.

Dans le temps qu’il me reste,

Je  câlinerai mieux tous les petits enfants que mes en­fants trop grands m’ont apportés.

Je regarderai plus souvent le soleil et la lune, les arbres, et les montagnes, la plaine et les fleurs, et je profiterai aussi du doux parfum des roses.

J’écouterai encore et je jouerai plus fort la musique et les chants qui ont charmé ma jeunesse.

Et j’embrasserai encore la femme que j’aime jusqu’au dernier jour de ma vie.

 

 

 

Table des Matières

 

Chapitre  1                  7

Chapitre  2                23

Chapitre  3                37

Chapitre  4                53

Chapitre  5                67

Chapitre  6                81

Chapitre  7                93

Chapitre  8                105

Chapitre  9                119

Chapitre 10               133

Chapitre 11               145

Chapitre 12               157

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                             

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

@ Jacques Prévost – Cambrai – France

Mon cancer et moi !

 

Jacques Henri Prévost

 

L’auteur, maintenant fort âgé, vient d’être opéré d’un cancer. Il nous confie toutes ses réactions lors de cette découverte et explique en quoi consistent les différentes interventions qu’il a subies et leurs conséquences.

Il nous raconte un peu l’histoire de sa vie et l’origine de tous les stress qui pourraient être la cause de sa maladie.

Il décrit les symptômes des différentes pathologies vé­cues et explique de façon très détaillée comment la méde­cine les a traitées. Le livre est une vraie mine d’informa­tions fort pré­cieuse pour les malades inquiets de leur devenir.

L’auteur témoigne aussi de tous ses espoirs et ses craintes, et nous laisse un message de paix et d’espoir.

Je n’ai pas pu donner à mes enfants, dit-il,  tous les câlins qu’ils pouvaient attendre, ni assez reçu les leurs, mais dans le temps qu’il me reste, je  câlinerai tous les petits enfants qu’ils m’ont apportés.

Je n’ai pas assez regardé le ciel, et les fleurs, ni respiré suffi­samment le parfum des roses. Je regarderai mieux le soleil et la lune, les arbres et les montagnes, la plaine et les fleurs, et je profiterai vraiment du parfum des roses

Je n’ai pas assez embrassé la femme que j’aime, mais mainte­nant que nous avons vieilli ensemble, je l’aimerai et l’embras­serai encore jusqu’au dernier jour de ma vie.