Jacques Henri Prévost
Mon cancer et moi.
@ Jacques Prévost
– Cambrai – France
Jacques Henri Prévost
Mon cancer et moi.
@ Jacques Prévost – Cambrai – France
Á
tous ceux qui,
Tout
comme moi, attendent,
Jour
après jour,
Sans
bien savoir,
Espoir
ou désespoir, qu’attendre
Au
prochain jour !
Chapitre 1.
Hélas ! Finalement, le cancer, moi aussi, je l’ai ! Depuis deux ou trois ans, je le redoutais, de plus en plus vivement. Mon frère jumeau a eu un cancer, et il en est mort. Mon frère cadet aussi, qui essaie encore de survivre, et bien des amis qui m’ont quitté depuis. Et tous ces gens dont on me parle, bien souvent au passé. Paradoxalement, je suis, d’une certaine façon, apaisé. Aujourd’hui je n’ai plus peur d’avoir un jour un cancer, puisque je sais que j’en ai un. La peur a changé. Ce que je crains maintenant, c’est ce que ce cancer va me faire, comment il va blesser ou altérer mon corps, au-delà de ce je viens déjà de subir. Car les médecins ont tout de suite entrepris de lutter contre ce crabe envahisseur. Ce qui veut dire que je suis immédiatement devenu le terrain d’une dure bataille au devenir incertain.
Donc, il y a un mois, une ambulance m’a ramené chez moi, fort amaigri et très affaibli, mais cependant vivant. C’était la veille de mon anniversaire, le quatre-vingt-sixième, et je ne voulais pas qu’il se passe en hôpital. En partant, pourtant, je n’étais pas du tout certain de revoir ma maison, car les chirurgiens ne m’avaient pas caché qu’avec mon âge et surtout mes antécédents, les risques opératoires étaient fort sérieux.
J’avais vécu tant de coups durs ces quarante dernières années que j’avais pensé, plus ou moins consciemment, avoir rempli ma part de souffrance commune, et payé mon écot, en quelque sorte, à l’humanité. J’avais donc tort. En cette année deux mille quinze il me restait, au moins, un épisode à vivre, que je vais tenter de raconter en espérant que mon récit aidera éventuellement ceux qui seraient au début de la même déplaisante et terriblement angoissante aventure.
Dans ce livre, tout est vrai. Rien n’est inventé ou enjolivé pour faire du texte. J’ai cependant supprimé la relation du très long vécu qui a précédé la période d’apparition des diverses pathologies, celles qui culminent actuellement dans cette nouvelle épreuve, la dernière peut être.
Je viens de parler du terrain que représentait mon vieux corps avec toutes les épreuves qu’il avait surmonté au fil du temps. Je dois m’en expliquer un peu plus afin que vous sachiez que la force de vie qui réside en chacun peut passer bien des obstacles et que les organismes sont tout à fait capables de se réorganiser pour réparer bien des dégâts ou compenser beaucoup de défaillances.
J’avais dix ans lorsque mon père disparut au début de la guerre de quarante. Á cette époque, il n'était pas facile d’être orphelin. Les enfants sans père étaient couramment tyrannisés et marginalisés par leurs condisciples. Les allocations familiales n’existaient pas encore et j’étais l’aîné de la fratrie. En ces périodes de faim et de bombes, j’avais du apprendre à régler bien des problèmes vitaux et ma scolarité s’en ressentait. La situation financière de la famille était fort tendue, et, à la fin de mon cursus secondaire, en 1947, je décidai de chercher du travail. Il était très difficile d'en trouver à l'époque, car les prisonniers rentraient d'Allemagne par milliers.
J’ai peu de souvenirs des débuts de cette guerre. J’étais très jeune, encore fort marqué par le décès récent de notre père, et je n’ai gardé en mémoire que les aspects proches des premiers bombardements allemands au tout début de l’année 1940. Une bombe incendiaire avait frappé un garage tout prés de notre maison, et de la tranchée où nous étions réfugiés cette nuit là, nous l’avons vu brûler, avec d’abord de hautes flammes jusqu’à ce que le réservoir d’essence explose violemment. C’était fort impressionnant et cela nous a décidé à quitter la ville. Le lendemain, nous avons préparé quelques bagages et nous avons pris le train pour un petit village de la Somme où notre mère avait loué un refuge rural assez sommaire. Nous n’y sommes pas resté longtemps car, l’offensive allemande s’en rapprochant, nous avons pris la route comme tant de personnes qui tentaient de fuit des combats possibles en courant des dangers immédiats.
Cette évacuation m’a quand même laissé quelques souvenirs. Nous n’étions qu’un petit groupe de quatre jeunes enfants avec leur mère et leurs deux grands-parents, et ne devions pas paraître bien dangereux pour les blindés ennemis. Nous avons cependant subi les attaques répétées d’un avion qui voulait absolument nous tuer. Il a fait plusieurs passages à basse altitude, en nous mitraillant. Il volait tellement bas que, du fossé où nous étions blottis, je voyais fort bien la tête du pilote dont je me souviens qu’il portait une sorte de casque de cuir et de grosses lunettes, comme un motard. Et si je le voyais si bien, lui aussi voyait parfaitement qu’il mitraillait des enfants. Heureusement, il n’a pas pris le fossé en enfilade et personne n’a été touché. Après un dernier passage, il a encore jeté deux bombes qui sont tombées dans une mare derrière la haie et nous ont aspergé d’eau et de boue, (une brillante action militaire).
Nous ne marchions pas vite (des vieux et des enfants),. Les Allemands nous suivaient de très près et nous avons parfois du nous cacher quand les avant-gardes nous rattrapaient. Enfin nous avons pu monter dans un train surchargé qui quittait une gare de Forges-les-eaux, avec bien des gens sur les toits, et, à travers la vitre nous avons vu les soldats français tirer des rouleaux de barbelés et de mettre en position de combat.
Ce fut la vie de réfugiés, deux jours dans un centre d’accueil parisien, puis dans un petit village près d’Aurillac dans le Cantal. En juin, la montagne auvergnate était merveilleuse, avec des fleurs partout. Les enfants que nous étions n’en ont gardé que de très bons souvenirs. Malgré notre jeune âge, nous avons passé tout l’été à courir les monts et les bois, grimper les rochers et les arbres, traverser les torrents et les cascades. Après les accords d’armistice, des soldats français étaient cantonnés dans ces villages perdus, probablement plus ou moins secrètement. A l’automne, la situation a changé. Les monts se sont enneigés et la température a baissé. L’administration qui employait notre mère l’a rappelée, et nous sommes revenus à notre point de départ. Encore fallait-il traverser la nouvelle frontière qui séparait la zone libre de la zone interdite qu’était devenu le Nord de la France. Pour cela, nous avons du recourir à un « passeur », cette race d’odieux prédateurs qui, de tous temps et en tous lieux, bâtissent une fortune sur la misère des hommes, avec la complicité souvent évidente des autorités en place. Les bombardiers avaient détruit la ville mais avaient épargné notre maison qui n’avait été que pillée et souillée. C’était là un moindre mal
Les années de guerre ont été pénibles, la vie était difficile, les hivers étaient très froids et nous avions des tickets de rationnement, peu de nourriture, et pratiquement pas de chauffage. L’hiver, nous allions couper du bois dans les décombres des maisons démolies et l’été nous glanions du blé dans les champs après les moissons. Il fallait ensuite moudre grossièrement les grains dans des moulins à café à manivelle pour en tirer une farine assez ignoble dont on faisait des bouillies. On torréfiait des grains d’orge pour remplacer le café. Les parcs et jardins publics étaient plantés de topinambours et de pommes de terre. En ville, tous ceux qui pouvaient élevaient des lapins, et l’on avait bien des difficultés pour trouver l’herbe nécessaire. Et il y avait aussi la menace permanente causée par la présence des troupes d’occupation, les nombreuses interdictions, les pancartes allemandes sur les murs, et surtout les arrestations dont on entendait parler et les affiches annonçant les exécutions de représailles.
Après ces années d’épreuves, nous avons vécu l’annonce du débarquement de Normandie dans l’exaltation et la liesse. En dépit des risques de dénonciation, la plupart des gens suivaient l’évolution des combats sur des cartes accrochées au mur, où des brins de laine sur des épingles matérialisaient la ligne de front. Inexplicablement, les bombardements américains en tapis détruisaient aveuglément ce qui restait des villes et faisaient de nombreuses victimes. Dans notre quartier, des dizaines de personnes ont été tuées dont quelques enfants qui étaient nos amis. Mais on passait là-dessus tant on espérait la libération et le retour à une vie normale. Et finalement les Allemands battirent en retraite. Cela ne se fit pas sans violences et excès de touts sortes. Parfois même c’était risible. J’ai vu, après l’arrivée des Américains, un gamin d’une douzaine d’années leur amener un soldat allemand qu’il prétendait son prisonnier. Tout fier, le gamin portait un fusil que le soldat prudent avait déchargé. Cette fois là, tout s’est bien terminé. Mais je me souviens encore du bruit des balles passant près de nous. On prétend qu’elles sifflent, mais non ! En fait, le son est très bref : « tchioup » et l’on n’entend la détonation qu’après car le son va moins vite que la balle.
Après la libération, la vie repris son cours. Dans beaucoup de villes du Nord de la France, les habitations et les usines étaient détruites. Tous les jeunes couples logeaient chez les parents. Il y avait peu d'argent, peu d'emplois et trop d'ouvriers car les prisonniers rentraient d’Allemagne en grand nombre. J’avais décidé de quitter l’école et je fus fort content de trouver un poste de petit technicien dans une branche traditionnelle, supposée sûre et durable, la sidérurgie. On travaillait alors, sans geindre, 48 h par semaine avec seulement 15 jours de congés payés par an. Jusqu’à 21 ans, (la majorité avant 1974), les jeunes ne touchaient que 80% du salaire du poste occupé, et l’on payait tous, allègrement, la Sécu et la retraite de gens qui n’avaient jamais cotisé. Je fus affecté à l'Aciérie qui était de l’avis commun, un dangereux atelier de sauvages où personne ne voulait aller. Je devais m’y faire respecter, me dit l’ingénieur, et y implanter une technicité nouvelle comprenant la mesure de la température de l'acier liquide. C'est pourquoi, pendant dix ans, j’explorai, en col et cravate, le voisinages des fours, jusqu’au fond brûlant des caves, où la température ambiante atteignait souvent le chiffre incroyable de quatre-vingt cinq degrés. La sidérurgie du Nord de la France était un monde difficile et brutal. Il fallait assumer sa tâche, être fiable et vrai, et les tricheurs avaient vite un accident. L’équipe était solidaire, dans tous les cas. C’était la règle, même pour les chefs. Mais, pour moi, mon aciérie, c’était d’abord mon lieu quotidien de travail. J’y ai rencontré une communauté d’hommes rudes aux comportements assez primitifs mais aux personnalités attachantes. J’y ai exercé longtemps un travail pénible et fatigant en y côtoyant les flammes, la crasse, l’amiante, la violence, la souffrance, et parfois la mort. J’y ai fait le pénible apprentissage du danger, de la fraternité, du courage, et surtout de la responsabilité, et je n'oublierai jamais la splendeur lumineuse et dorée des coulées d’acier liquide. J’y aussi rencontré la jalousie et la méchanceté, et l’inévitable cheminement qui conduit chaque homme à croître, monter, parfois briller, puis descendre, de gré ou de force, pour faire place à ceux qui suivent.
Sur le bruyant plancher des fours, il y avait donc des hommes qu'on disait méchants. Certains l'étaient vraiment, mais la plupart étaient seulement des gens ordinaires qui gagnaient leur vie en faisant quotidiennement un travail pénible et dangereux. Quelques uns étaient journellement simplement attachants et extraordinaires, mais, globalement, la brutalité des moeurs surprenait et l’on y apprenait rapidement à se défendre.
Il y a, dans la vie de chaque homme, des moments privilégiés où se présentent des opportunités qui pourraient transformer sa vie. Encore faut–il qu’ils soient reconnus et saisis au moment opportun, faute de quoi, ils ne laissent que des regrets superflus. Au cours de ma vie, j’ai connu de telles occasions plusieurs fois sans les reconnaître, sauf à ce moment là. En 1952, je trouvais dans une revue économique une annonce évoquant le lancement d’une mission économique d’un an aux USA. Il s’agissait d’y étudier la productivité industrielle en poste réel. L’adresse était disponible, et je décidai immédiatement d’y donner suite. La réponse se fit attendre. Il y eut toute une journée de test à passer et les candidats étaient fort nombreux. De nombreux mois plus tard, une lettre d’acceptation me parvint en provenance de l’ambassade américaine.
Dans la nuit du 31 janvier 1953, la nuit même où la mer rompit les grandes digues des Pays bas, je m’envolai d’Orly dans un Constellation avec quelques autres Français de toutes régions et origines. Nous n’étions que douze élus, mystérieusement sélectionnes sur plus de huit mille candidats. L’avion, un quadrimoteur à hélices, était très bruyant. Le vol durait quatorze heures à l’aller avec des escales à Shannon en Irlande et à Gander. Á Terre-neuve, il nous fallut attendre sur le tarmac que l’on refit le point de carburant, et en février là bas, il faisait vraiment très froid. Aux Etats-Unis, sous l’administration du paranoïaque McCarthy, nous avons du jurer sur la Bible que nous n’étions pas communistes, (Les américains étaient confiants les vrais communistes juraient aussi). Á l’arrivée, tous les journaux titraient sur les inondations dévastatrices de Hollande et d’Angleterre, mais il n’y avait pas encore de photos et la plupart d’entre nous ne comprenaient même pas les titres. Nous étions donc sereins. New York était alors l’entrée dans un autre monde. J’ai encore quelques souvenirs (parfois surprenants) de ces quelques jours. Je revois la grande statue de la Liberté, toute verte, dressée dans la baie du port, ou les néons animés de Manhattan. Nous y étions somptueusement logés près du Waldorf Astoria. J’ai acheté un rasoir électrique, inconnu en France, et j’ai voulu essayer le métro new-yorkais. Bien différent de celui de Paris, il me réservait quelques surprises.
La première surprise résidait dans les toilettes de la station de la 5ème avenue. Imaginez une grande salle avec une rangée de lavabos d’un coté, une autre d’urinoirs, en face, et, au milieu, une rangée de sièges de WC, tout prés les uns des autres, avec des messieurs en costume cravate déféquant publiquement, sans gêne aucune, en lisant leur journal. Je ne savais pas que le métro, (comme les bus dans la plupart des grandes villes), comportait deux sortes de rames, les ordinaires et les express lesquelles n’arrêtent que toutes les dix stations. J’ai (innocemment) pris un express, puis j’ai soudain constaté que j’étais le seul blanc dans tout le wagon et que l’on me regardait avec une hostilité certaine. Un peu inquiet, je suis descendu et j’ai fini par repérer ma station, en plein Harlem, (Harlem, en 53 !). J’ai bien vite repris un express en sens inverse. Il y eut bien d’autres péripéties dans ce voyage, mais ce n’est pas le sujet du livre. Sachez seulement que j’occupais à Cleveland un emploi similaire à celui de France, dans des installations cependant beaucoup plus grandes et plus sophistiquées. Le jour j’étais en usine et le soir à la Case Western Reserve University.
Avec une certaine nostalgie, je me souviens du petit port qui desservait l’aciérie, au bord du lac Erié. Je traversais souvent une écluse sur un étroit canal menant à la cokerie qui fournissait le gaz des fours. Les matins d’hiver, dans la moiteur du brouillard, l’eau clapotait faiblement sur les rives et l’on entendait que le tintement continu si caractéristique des cloches des locomotives américaines, avec de temps en temps, le son puissant, grave et profond de leur signal d’alarme. Et cela me rappelait douloureusement le petit port derrière mon aciérie de France.
Là-bas, ce n’était pas vraiment un port, seulement un grand quai construit au long d’un bief privé, un bras mort aménagé auprès d’une vieille écluse. Trois grandes grues servaient au chargement ou au déchargement de rares péniches, mais le port n’était pas très utilisé. La brume hivernale effaçait souvent l’horizon, et étouffait tous les bruits. Les silhouettes dégingandées des grues devenaient floues. Du vacarme omniprésent, ne subsistait qu’un vague brouhaha ponctué de chocs sourds. De temps en temps, le son d’une sirène ou le sifflet d’une locomotive perçait difficilement le coton de la brume, tandis qu’au loin, une faible cloche d’alarme tintait obstinément. L’odeur du fleuve était à la fois douceâtre et un peu sauvage. Á travers la porte de l’écluse, un ruisselet jaillissait en bruissant doucement. Quelques traces irisées tachaient l’eau grise qui clapotait contre le mur du quai. Entre deux pierres, une frêle plante de rocaille aux feuilles découpées épanouissait tardivement quelques petites fleurs mauves.
Chez l’exilé que j’étais en Amérique, cet environnement, faisait monter en moi le souvenir de la France, de la fraîcheur automnale de l’air sur ma peau, du murmure et de l’odeur du fleuve dans la faible clarté du ciel gris. Alors, le soir, j’allumais ma radio, et je cherchais longuement à capter la lointaine Radio Canada pour entendre au moins quelques mots dans ma langue natale
J’ai bien conscience que ce séjour américain a beaucoup changé le cours de ma vie. J’étais un petit technicien en quittant la France, et j’y suis revenu un an plus tard, tout auréolé d’un prestige particulier, (qui paraîtrait bien dérisoire aujourd’hui). Á l’époque pourtant, juste après la guerre, bien peu de gens dans la région, avaient effectivement travaillé aussi longtemps dans une grande usine américaine, dans les mêmes conditions que les travailleurs locaux. En rentrant, je pensais en anglais et, pendant quelques semaines, je répondais mécaniquement dans cette langue aux paroles que l’on m’adressait.
On me surnomma « l’Américain » et diverses opportunités de promotion se présentèrent aussitôt que j’eus produits un rapport sur les conditions et les causes de la fameuse productivité américaine. Et, quelques mois plus tard, je quittai l’aciérie et fus mis à disposition de la Direction avec un statut un peu indéterminé. Ce fut l’occasion de vivre plusieurs expériences intéressantes qui élargirent la vision que j’avais de la carrière de cadre.
La vie suivait son cours. Je rencontrai une fille fort attachante et l’épousai. Nous eûmes plusieurs enfants, dont, malheureusement deux petites jumelles qui ne survécurent que quelques jours après la naissance. J’ai très mal vécu cette épreuve et mon cœur se serre encore bien fort lorsque j’y pense. Je revois souvent ces deux petits cercueils blancs sur l’arrière ouvert de la voiture qui les conduisait au cimetière et qu’il me semblait suivre seul.
Cela est resté gravé dans ma mémoire. Je revivais l’enterrement de mon père que je suivais pareillement, quinze ans plus tôt, sur le même chemin vers la même tombe, déjà au premier rang du funèbre convoi. C’est le jeune enfant que j’étais alors qui avait du annoncer à ses frères l’imminence de la mort du père. Cela a également marqué mon esprit à tout jamais.
L’usine que j’avais retrouvée au retour d’Amérique avait déjà bien changé. Elle avait un autre nom et un autre propriétaire. Le nombre d’employés avait fortement diminué et certains laminoirs étaient à l’arrêt permanent. Une énorme crise se préparait dont les prémices s’annonçaient avec la baisse d’activité des mines voisines. Des amis avaient y accepté des emplois de mineurs faute de mieux. Ils me dirent que les veines qu’ils exploitaient étaient inclinées à 45° et ne mesuraient plus qu’une quarantaine de centimètres d’épaisseur. Ces conditions de travail brisaient les mineurs. En réalité, les filons régionaux de charbon étaient épuisés. La fermeture progressive des mines du Nord et du Pas-de-Calais annonçait l’importante déliquescence qui allait frapper cette région, si longtemps motrice de la croissance de la nation entière. Cette fermeture entraîna la perte irrémédiable de dizaine de milliers d’emplois peu qualifiés. Elle eut pour première conséquence une augmentation importante du prix du charbon qu’il fallait dorénavant importer par bateaux et transporter par trains entiers vers les bassins sidérurgiques du Nord et de Lorraine.
Avec l’Institut Géographique du Nord, j’ai visité bien plus tard les restes des anciennes cités minières désertées où subsistaient encore quelques vieux retraités, solitaires, et inquiets, qui nous guettaient derrière leurs rideaux. Il faut savoir que ces cités ouvrières, les corons, avaient été complètement organisées et bâties par les compagnies minières avec des dispensaires et même des églises. Après la fermeture des mines, la plupart des cités ont disparu, tous les bâtiments ont été détruits, et les terrains labourés ont été rendus à l’agriculture. Quelques maisons ont cependant été offertes à bas prix aux ouvriers licenciés, et la plupart des terrils ont servi de carrière pour les autoroutes. Puis, le Pays Noir a reverdi. Abandonné par la nation, c’est maintenant le chômage qui y fleurit, hélas, fort abondamment. Les banlieues s’étendent, les villages se désertifient, et tous les jeunes s’en vont vers Paris ou même Londres, ou partent vers le soleil du Sud.
Il y a quelque temps, avec Internet, j’ai survolé ces anciennes usines. Cinquante ans plus tard, ce monde a disparu. En Amérique comme en France, à l’emplacement des fours démolis, il n’y a plus que des terrains vagues, des étendues désertes, stériles et polluées, que la ville n’a pas encore pu reconquérir.
Dans les années 60, la tension sur les prix du charbon entraîna le report progressif des installations sidérurgiques au voisinage des ports, à Dunkerque en particulier. Des milliers d’emplois supplémentaires étaient menacés, et l’on sentait venir le vent.
Pour ma part, devenu attaché de Direction, je vivais des expériences que je qualifierais pour le moins de curieuses. Plusieurs d’entre elles confirmaient la faiblesse générale de la formation basique des personnels en poste et la difficulté de les adapter suffisamment vite aux évolutions rapides de la technologie. Pour simple exemple, une jauge radioactive fut égarée quelques jours à peine après son achat. Pourtant, personne sur place ne s’en était vraiment ému jusqu’à ce que l’on constate sa perte. Les services départementaux furent déployés pour la rechercher et les techniciens débarquèrent en masques et tenues blanches dans les ateliers enfumés des laminoirs et de l’aciérie. La jauge égarée fut enfin retrouvée dans un bac à ferraille sur le bord duquel des ouvriers inconscients s’asseyaient pour déjeuner. Il semble cependant que cette irradiation involontaire fut, pour eux, sans conséquence.
Deux ans plus tard, j’étais devenu chef de bureau au Contrôle Budgétaire, un emploi administratif et comptable du genre même de ceux que je détestais. Des chiffres, des chiffres, à manipuler du matin au soir. C’est là mon destin, inéluctable, semble-t-il. Chaque fois que j’ai changé d’emploi pour retrouver les ateliers de production, (ma vocation véritable), au bout de quelques mois ou de quelques années, j’ai été promu vers un poste administratif, probablement grâce à ma facilité d’écriture, (qui n’a pourtant rien à voir avec les chiffres.).
Constatant la dégradation économique qui s’installait, je me préparai à changer d’emploi. Diverses opportunités se présentaient dans diverses régions dorénavant bien plus prospères économiquement que ma région natale, mais cette fois, pour diverses raisons mineures, je choisis malheureusement la plus mauvaise. Un poste de directeur de tissage m’était proposé à Lille, et je l’acceptai.
Chapitre 2.
Á cette époque, le textile était la troisième grande activité de la Région. Ce secteur était pourvoyeur de dizaines de milliers d’emploi de qualifications fort diverses. Pour les travailleurs de la sidérurgie et les mines, des flottes d’autobus et même des trains privés amenaient les milliers d’ouvriers nécessaires dans les usines et les carreaux miniers. Les filatures et les tissages employaient surtout un grand nombre de femmes, que d’autres bus drainaient dans les villages et les cités minières.
L’activité textile avait plusieurs visages. Elle comprenait d’une part de très grandes filatures de laine et de coton et des salles avec des milliers de métiers à tisser comme à Lille, Roubaix, Tourcoing, et dans toutes les grandes villes de la région jusque St. Quentin, mais aussi des entreprises moyennes très qualifiées qui produisaient des tissus élaborés, par exemple du velours dans l’Amiénois, de la toile fine et de la dentelle dans le Cambrésis et autour de Calais.
Dans les villages, de très nombreuses habitations comprenaient un sous-sol aménagé en atelier où fonctionnaient un ou deux métiers à tisser particuliers qui procuraient un complément de revenu aux habitants. Tout cela a maintenant disparu, les usines sont détruites et les accès spéciaux aux sous-sols sont maintenant murés ou sont devenus des garages. Et les spécialistes et les artisans sont malheureusement retraités ou chômeurs.
Je ne connaissais rien au textile mais, irrationnellement, l’activité m’intéressait. Soyons clairs. Je vais décrire des situations et des techniques qui existaient il y a plus de soixante ans. Les choses ont bien changé depuis. L’informatique est arrivée, les machines ont évolué et sont beaucoup plus efficaces, les matières aussi. On utilise aujourd’hui surtout des cotons OGM, et les filatures et les tissages européens sont presque tous délocalisés.
Je suivi donc hâtivement suivi une formation intensive dans une école spécialisée, puis j’entrai en fonction et je déchantai assez vite. Je devais diriger plusieurs ateliers qui travaillaient en séquence. En effet, après la filature qui produit les fils fournis en petits cônes de quelques centaines de grammes, la fabrication du tissu comporte plusieurs opérations successives. La première est la préparation des fils de chaîne, (la longueur du tissu). Il faut d’abord constituer de grosses bobines au bon métrage à partir des cônes de petite longueur fournis par les filatures (après passage éventuel à la teinture). C’est un travail fatiguant car les bobines sont lourdes et il faut les manipuler à bras tendus, ce qui brise les reins.
Après ce premier bobinage, on passe à l’ourdissage qui consiste à assembler le nombre des fils nécessaires sans les mêler. Des dizaines de bobines sont placées sur un grand râtelier qu’on appelle un cantre. Comme une grande toile d’araignée, chaque fil est soigneusement guidé isolément vers une grosse machine tronconique, un ourdissoir. Les fils y sont placés en une nappe serrée, large de quelques centimètres. La machine est mise en route et les enroule les nappes par couches successives en les appuyant sur le tronc de cône. Lorsque le métrage nécessaire est atteint, on recommence avec une nappe nouvelle qui s’appuie sur le cône formé par l’enroulement précédent. L’opération est répétée autant de fois que nécessaire pour atteindre le nombre total de fils nécessaires pour la largeur du tissu prévu. Le nombre total de fils varie selon la finesse désirée. Plus le fil est fin, plus il en faut et plus le tissu sera finement serré.
La nappe composite obtenue est ensuite transférée du tambour de l’ourdissoir sur une ensouple, une énorme bobine de la largeur du métier à tisser. (Ces ensouples étaient parfois fournies dans les villages aux façonniers privés dont j’ai parlé). Les ourdissoirs sont munis de freins très puissants et s’arrêtent fort brutalement, avec un grand bruit, lorsqu’un fil casse (car la tension de chaque fil est contrôlée en permanence). J’ai découvert, lors de ma prise de fonction que le bâti de fonte de l’un des deux ourdissoirs de l’atelier de préparation s’était alors rompu, et qu’il fallait le réparer pour rétablir les capacités de production.
La préparation se poursuit éventuellement par l’encollage dont je dirai quelques mots, puis par le rentrage, opération méticuleuse qui consiste à passer chaque fil dans les trous des lames de tissage, le dispositifs levant et abaissant une partie des fils pour les entrelacer en laissant passer la navette qui porte les fils de trame. Il faut aussi les introduire entre les dents serrées d’un large peigne qui les maintiendra en place et tassera le tissage à chaque battement du métier. Le rentrage est un travail méticuleux nécessitant de l’adresse et une bonne vue. Toute erreur est difficile à rattraper, assez coûteuse et pénalisante. Il est généralement confié à de jeunes apprentis sous le contrôle attentif d’un ancien très qualifié.
Avant le rentrage, il faut bien souvent procéder à l’encollage des fils. La nappe de chaîne est transférée sur une seconde ensouple, et sur le trajet les fils plongent dans un bain de colle chaude puis sont séchés à la vapeur. Cette colle était essentiellement composée de fécule et d’eau avec l’adjonction d’une petite quantité de matière grasse qui devait en principe faciliter le tissage. La vapeur était produite par une chaudière verticale à proximité, mais, en industrie, qui dit chaudière à conduire, dit aussi dangers, problèmes et soucis, ce qui ne manqua pas. L’encollage était alors nécessaire avant le tissage du coton car les qualités disponibles en Europe étaient le plus souvent insuffisantes, (pour ne pas dire fort mauvaises). Il y a en effet plusieurs qualités et plusieurs variétés de coton sur le marché des matières premières.
Le principal critère est la longueur de la fibre qui varie de 0,5 à 3,5 cm, (coton égyptien à longues fibres). Les pays producteurs n’exportent pas leurs meilleurs cotons et les transforment eux mêmes avec une grande productivité et un avantage concurrentiel fort important. Á l’époque dont je parle, un tisserand français surveillait et gérait assez péniblement un groupe de 25 métiers de coton ordinaire, mais son concurrent brésilien ou égyptien surveillait, à distance, d’une passerelle insonorisée et climatisée, plus de cent métiers presque sans intervention. Chez nous, cette section de préparation comptait une dizaine de personnes dont la plupart étaient des femmes.
Le second atelier était la salle de tissage. Mon bureau y avait été placé, ce qui n’était pas prévu au départ. Il faut savoir qu’un atelier de tissage est l’un des lieux les plus bruyants que l’on puisse expérimenter. Le niveau de bruit dépasse habituellement cent dix décibels, l’équivalent d’un avion de ligne au décollage. Dans les grandes salles, le niveau semble constant en raison du grand nombre de métiers dont les sons se confondent, mais dans les salles plus réduites, les chocs des battements individuels sont plus perceptibles augmentant encore la pénibilité.
Ma salle de tissage comprenait une centaine de métiers mécaniques traditionnels plus une douzaine de métiers spéciaux, à mécanique d’armure, un dispositif qui permet d’intégrer des bandes de tissu jacquard dans la largeur unie du lai produit. Et le bruit était terrible. On m’avait fourni des bouchons d’oreille, mais le niveau restait quand même insoutenable.
La direction avait fait construire mon petit bureau, (vraiment très petit), sur un coté de l’atelier, en essayant de l’insonoriser mais le résultat était décevant. Les premières semaines, mon sommeil fut gravement perturbé par de forts acouphènes et d’intenses maux de tête, puis mon ouïe sembla s’en accommoder. En vieillissant, cependant, je devins de plus en plus sourd, un handicap pénible et fort désocialisant.
Le directeur m’avait dit attendre une amélioration sensible de la productivité. Je me rendis compte bien vite, que c’était surtout une augmentation du rendement humain dont il parlait car le matériel posait de nombreux problèmes ; les métiers mécaniques étaient usés, et le coton d’une qualité si mauvaise que l’indispensable encollage ne suffisait pas toujours. J’attaquai tout de suite le défaut le plus immédiat, les incendies qui éclataient très fréquemment sur un métier quelconque, ruinant son produit et menaçant dangereusement de s’étendre aux machines voisines. Les primes d’assurance battaient tous les records.
Je découvris très vite que pour éviter les arrêts intempestifs, les mécaniciens relevaient systématiquement le niveau des relais thermiques des disjoncteurs muraux. Les moteurs chauffaient donc, de plus en plus, enflammant la bourre impalpable de coton déposée sur la structure, et la flamme se communiquait aussitôt au tissu. Je ramenai les relais à leur niveau correct et les incendies cessèrent. Mais je dus plomber les disjoncteurs pour faire cesser ces habitudes, car chaque machine incendiée nécessitait une remise en état particulière et sortait donc de la charge de maintenance quotidienne. Pendant quelques semaines, les mécaniciens m’en voulurent donc un peu, et le patron ne m’en témoigna aucun gré.
Le second souci était la colle. Le directeur adjoint en changeait la formule pratiquement chaque jour. Je n’ai jamais su ce qu’il espérait vraiment obtenir car il ne notait pas les variantes expérimentées, et les résultats éventuels étaient inexploitables, compte tenu des délais de fabrication et du grand nombre de formulations mises en œuvre simultanément. Il n’y avait même plus de formule témoin. Néanmoins, il fallait appliquer ses compositions dont certaines provoquaient des difficultés immédiates sur l’encolleuse même. Cette situation a d’ailleurs perduré sans solution.
Le véritable problème de fond était l’état déplorable du parc de métiers mécaniques qui avaient au moins vingt cinq ans d’âge. Un relevé statistique des dépannage mit rapidement en évidence la nécessité de reconstruite les plus défectueux. Certains n’avaient même pas de trous de graissage sur le vilebrequin et tournaient avec des jeux de deux centimètres. Or, ces machines classiques exigeaient des réglages extrêmement précis, au millimètre. Elles étaient équipées de moteurs électriques individuels. Leurs quatre lames, pilotées par engrenages et cames, permettaient la production des structures classiques, la toile, (un fil en haut, un fil en bas), les sergés, (un fil en haut, trois fils en bas, en alternance), ou d’autres combinaisons simples. Les autres métiers, à mécanique d’armure, permettaient des travaux bien plus sophistiqués, par exemple, un tissu à la fois bleu jean sur l’avers et écossais rouge et vert sur l’envers, malheureusement nous n’en avions que douze.
Le personnel était plus nombreux dans l‘atelier de tissage qui fonctionnait sur trois postes de huit heures. Il comprenait une trentaine de personnes dont, par poste, cinq tisserands, deux barilleurs qui plaçaient les canettes sur les tambours à navettes des machines, une canetteuse qui bobinait ces canettes, plus un mécanicien (deux au moins le jour). Dans la journée, les ouvriers étaient des ouvrières car il était alors interdit de faire travailler les femmes la nuit. Et l’équipe nocturne était donc exclusivement masculine, sans jamais travailler le jour. Il y avait peu d’amateurs, si bien qu’ils étaient tous plus ou moins repris de justice ou en marge de la société ordinaire. Le contremaître les avait bien en mains et ils ne m’ont jamais créé de vrais problèmes.
Les méthodes de travail des hommes différaient énormément de celles de femmes. Ils patrouillaient en groupe sur l’ensemble de la salle, chacun remettant en état le métier arrêté le plus proche tandis que les femmes se cantonnaient farouchement à leurs vingt-cinq machines attitrées sans se soucier des difficultés de la voisine.
Les rendements des deux systèmes paraissaient cependant équivalents. Je pense que celui des hommes permettait de petites périodes de repos occultes, couvertes par la complicité collective. J’ai toujours constaté cela dans les équipes de nuit, et il valait mieux fermer les yeux sur ces petites infractions relativement compréhensibles.
Le troisième atelier préparait la commercialisation de la production. Une première section, dite visite et
piqurage, contrôlait la qualité des produits et réparait les éventuels petits
défauts pour présenter des pièces de qualité commerciale, et de longueur
certifiée. Ces pièces, roulées à plat, étaient repérées et identifiées, puis
stockées en hauteur sur des palettes dans un magasin attenant. Elles étaient
destinées aux grossistes et confectionneurs.
Une seconde section, l’atelier de confection proprement dit fabriquait effectivement divers articles destinés au commerce de détail, en l’occurrence essentiellement des services de table assez luxueux, nappes et serviettes. L’ensemble de l’atelier occupait une quarantaine de femmes et quelques hommes (pour les manipulations lourdes). De nombreux problèmes relationnels apparaissaient épisodiquement dans cette section où il y avait au moins trois coteries. Ils disparaissaient tout aussi mystérieusement un peu plus tard. Après s’être disputé férocement, on s’embrassait en pleurant. Je n’ai jamais compris grand-chose à ces relations typiquement féminines, et j’évitai donc soigneusement de m’impliquer. Je laissai donc la contredame s’en occuper ce qu’elle faisait fort bien, y compris disputes, embrassements et larmes.
Une fois par an, il fallait décider irrévocablement ce que seraient le thème et la couleur de la saison suivante, surtout en ce qui concernait les imprimés. Comme tout ce qui relève de la mode, le choix était crucial car il déterminait plusieurs mois à l’avance le succès commercial, et donc financier, de toute la campagne de fabrication et de vente à venir.
Un petit nombre d’artistes parisiens en vogue tenaient dans leurs mains, leur humeur et leur fantaisie le devenir de toute la profession, et ils y étaient reçus avec une sorte de vénération et évidemment des rémunérations fort confortables. J’ai ainsi vu une grande dame, étrangement vêtue, drapée dans sa prétendue noblesse, sa réputation et sa compétence, parcourir majestueusement les ateliers, obséquieusement accompagnée par un patron momentanément méconnaissable.
Deux ans après mon arrivée, on commença à installer de nouveaux métiers bien plus modernes, et l’on m’orienta, (temporairement me dit-on), vers une autre fonction dans un nouvel atelier dans lequel on montait une machine d‘enduction, en arguant de ma qualité de technicien électricien. J’eus en effet à y déployer mes capacités en la matière en dessinant puis en mettant en œuvre les cabines à contacteurs des nouvelles installations, un travail délicat car l’opération se déroulait en partie en atmosphère explosive, ce qui nécessitait des dispositifs de sécurité.
Là aussi j’ai rencontré des problèmes liés au manque de formation des gens en matière de radioactivité. Quand le matériel est arrivé d’Allemagne, il comprenait encore une jauge radioactive, contenue dans une caisse marquée des repères conventionnels avec des inscriptions de mise en garde « Achtung ! » en rouge. J’ai fait mettre la jauge dans le poste à haute tension pour que personne n’y touche. Au moment du montage, le technicien affolé a trouvé le boîtier vide. Avant de le transporter dans le poste électrique, un contremaître trop bien intentionné en avait retiré la cartouche radioactive, et pour ne pas la perdre, il l’avait rangée sur une étagère dans le réfectoire de la maîtrise, entre les bouteilles d’eau minérale.
Dans cet atelier, pendant que le constructeur procédait à la mise au point des machines, un contremaître que j’estimais beaucoup, perdit les deux mains par pure maladresse en les posant sur la calandre cylindrique d’enduction en marche. Le plastique très adhérent emporta les mains jusqu’aux cylindres. Personne ne voulait nettoyer l’infirmerie où le sang avait giclé et ruisselé partout. Pas de patron, pas de sous-directeur ni de chef de service à l’horizon. L’infirmière elle même était défaillante. La disponibilité de l’infirmerie devait pourtant être assurée. Alors, j’ai mis ma sensibilité en veilleuse. J’ai pris de l’eau et des chiffons et j’ai tout nettoyé. Puis je suis allé sur la machine que personne ne voulait plus approcher, et j’ai ôté les morceaux de doigts amis qu’on y avait laissé et, le cœur serré, je suis allé enterrer ces pauvres débris.
Traditionnellement, c’est au chef direct que revient ce triste devoir. Tous ces prétendus cadres n’étaient pas vraiment des responsables avec les tripes et le degré de fiabilité qu’on pouvait en attendre.
Le patron de l’entreprise était un personnage localement fort important, bien introduit dans l’environnement politique, industriel, commercial et financier de la Région. Le dimanche, il était à l’église au premier rang avec toute sa famille, et il se retournait de temps en temps pour vérifier que son personnel était bien là. Son affaire marchait bien et elle a survécu à la crise du textile. Son mode de communication devait donc être satisfaisant au plan général, mais il se tenait à distance des ateliers, et je n’ai jamais pu lui faire partager mes problèmes de fabrication, ni réellement échanger avec lui à ce niveau.
Par exemple, avant de quitter l’entreprise, j’avais pris beaucoup de temps pour établir minutieusement tous les schémas des armoires électriques du nouvel atelier d’enduction, et des lignes souterraines à haute tension. Je les lui avais remis en mains propres en insistant sur leur complexité et les difficultés de dépannage qui pouvaient résulter de leur manque éventuel. Plusieurs années plus tard, d’ailleurs, il me fit rechercher pour dépanner son installation. Il les avait malencontreusement confiés au sous-directeur encolleur dont il s’était ensuite séparé. Les plans avaient été égarés ou archivés avec les statistiques de colles et je ne pus rien pour lui.
En ce temps là, cependant, sur place, le climat relationnel se dégradait rapidement. Je compris, un peu tardivement peut-être, que l’on s’était servi de moi, et mon contrat arrivant à terme ne serait pas renouvelé. C’était assez catastrophique car, à l’époque, il n’y avait pas de prise en charge du chômage. La situation était angoissante. Sans argent, j’avais maintenant trois enfants et j’étais logé par l’employeur. Sans point de chute, je n’avais qu’un préavis fort court pour trouver autre chose.
Je vécus très mal cette situation, car une nouvelle naissance s’annonçait à la maison. Il fallait faire face. Nous avons pris, ma femme et moi, le problème à bras le corps. Je rappelle qu’il n’y avait alors ni photocopieuse, ni informatique de quelque forme que ce soit. Les situations de l’emploi et surtout du logement restaient tendues. Pas d‘ANPE non plus, et il fallait faire toutes les recherches par soi-même.
J’ai fait imprimer un curriculum vitae type chez un petit imprimeur local, et, à partir des annonces de périodiques comme l’Usine Nouvelle, nous avons engagé des prospections systématiques. J’écrivais une courte lettre manuscrite que ma femme mettait sous enveloppe accompagnée d’un imprimé. La méthode était un peu coûteuse mais originale pour l’époque. Cela a fonctionné. En quelques soirées, nous avons pu envoyer environ deux cents lettres. Nous avons reçu trois réponses intéressantes que je me suis empressé d’exploiter. Une seule correspondait à nos désirs en évitant un déplacement intempestif dans une région éloignée.
Il s’agissait d’un emploi de chef de fabrication dans une usine du Cambrésis. Fondée par deux associés dont l’un dirigeait la partie technique et l’autre l’administratif et le commercial, l’entreprise fabriquait et posait de la menuiserie en acier, ce qui me ramenait à la métallurgie, une activité qui m’était assez familière. J’engageais aussitôt les entrevues nécessaires et fus rapidement embauché. L’entreprise me dénicha très vite une maison en location et nous nous installâmes donc dans une petite ville qui offrait néanmoins aux enfants toutes les possibilités scolaires dont ils avaient alors besoin.
Quoique contraignant, le poste était intéressant mais les deux directeurs avaient chacun un comportement assez imprévisible. Les productions de l’entreprise correspondaient parfaitement aux besoins du marché de la reconstruction urgente de l’habitat urbain détruit par la guerre. Il fut secondairement relayé par un nouveau marché engendré par la création de villes nouvelles et de cités périurbaines tout particulièrement dans la région parisienne et dans tout l’axe Rouen Paris Lyon Marseille qui était alors l’axe de développement politiquement prioritaire.
Chapitre 3.
Dans cet atelier, il s’agissait encore d’un travail avec plusieurs sections opérant en séquence. La fabrication utilisait essentiellement des profilés d’acier spécialement laminés, livrés grenaillés et zingués, bien adaptés à la production de portes et fenêtres étanches et assez esthétiques. L’élément de planification le plus important était ce que nous appelions le planning directeur, un immense tableau à gouttières gradué horizontalement en dates et alignant verticalement la succession des postes de travail dans l’ordre logique d’exécution des tâches.
Les techniciens préparateurs qui disposaient des temps élémentaires prévisionnels, garnissaient les gouttières avec des cartes de pointage marquées de bandes colorées de longueur proportionnelle à la durée prévue pour chaque opération. La bande suivante était décalée pour ne prendre la suite qu’après l’achèvement de la précédente. Un curseur vertical matérialisait le moment en cours et la mise à jour prévisionnelle était hebdomadaire. Un pointeau délivrait les cartes au fur et à mesure quand les ouvriers rapportaient l’ancienne et l’enchaînement était ainsi grossièrement assuré. Bien évidemment, cette organisation n’était que de principe. Elle devait être modifiée en permanence pour diverses raisons de convenance ou d’urgence, (Panne de machine, casse d‘outil, absence du personnel, retard de pointage, date de livraison modifiée, ou autre).
La mise à jour constante du planning directeur se faisait sous mon contrôle car elle conditionnait la bonne charge de l’ensemble de l’atelier. Elle impliquait une bonne connaissance des processus de fabrication, et une remontée correcte des informations de fonctionnement. Les contremaîtres en étaient responsables, mais rien ne valait le suivi réel de l’avancement des travaux dans l’atelier. J’y passais donc beaucoup de temps.
Une première section recevait et stockait les profils en acier puis les débitait aux longueurs nécessaires en fonction des besoins. Ce n’était pas aussi simple qu’on peut l’imaginer. Rien n’était alors standardisé. Il n’y avait pas de normalisation dimensionnelle et l’architecte décidait de tout à sa fantaisie. De plus, quelque soit le genre de bâtiment, les ouvertures du rez-de-chaussée et du dernier étage diffèrent généralement du reste. En plus des petites séries, il faut donc assurer ces fabrications de détail qu’il faut traiter à part. Dès le début, un suivi précis des lots par fiches suiveuses était donc nécessaire, efficace jusqu’à la mise en place sur chantier.
La seconde section, c’était le traçage, car en l’absence de normalisation, tous les châssis étaient différents. Pour être usinées en série, les barres coupées nécessitaient des gabarits de perçage, de soudure et de montage, avec un traitement particulier pour les fabrications de détail, (lesquelles étaient souvent fabriquées à part par des vieux ouvriers qualifiés).
La section suivante était l’usinage. En partant des marques ou des gabarits établis par les traceurs, la première opération consistait à poinçonner des trous de repérage. Toute la suite du travail en dépendait, perçages, taraudages, découpes à la presse, fraisages, et même tous les travaux de soudure et les montages d’accessoires relevant des sections suivantes.
Pour constituer les cadres, des soudeuses par étincelage assuraient l’assemblage des barres et la pose d’accessoires tels les paumelles. La section soudure comprenait aussi de la soudure à l’arc pour d’autres opérations accessoires, ce qu’on appelle les pièces d’appui et les jets d’eau, les tapées et coffres de volets, les pattes de scellement, et bien d’autres choses.
Les accessoires démontables relevaient de la section de montage ; serrures, gâches, verrous, tringles, pivots et mécanismes spéciaux pour basculants, à soufflets ou à l’italienne, oscillo-battant, coulissants, crémones et poignées, ferme-portes et accessoires divers. La section assurait également tous les réglages nécessaires ainsi que le contrôle qualitatif sur des bancs d’essai.
La dernière section en séquence était la peinture (par trempage ou au pistolet. Elle assurait également le chargement des camions et l’expédition.
Il y avait également des ateliers accessoires. Une tôlerie découpait roulait, pliait, pressait et mettait en forme les accessoires en tôle. Un atelier d’outillage fabriquait les outils de presse, poinçons et matrices, et maintenait en état tous les outils de découpe et d’usinage. Un magasin assumait les approvisionnements nécessaires en coordination avec les prévisions de charge et le travail des techniciens préparateurs.
D’un bout à l’autre de la chaîne,
une coordination étroite et un suivi précis d’avancement étaient constamment nécessaires.
Il faut bien noter qu’il n’existait alors aucun moyen informatique, et que ce
qui peut actuellement paraître facile avec des ordinateurs constituait alors
un travail particulièrement complexe. L’atelier fonctionnait de façon
satisfaisante, mais avec une absence totale de budget de recherches et
développement, ce qui rendait la fabrication étroitement dépendante de la technologie
utilisée. D’autres solutions apparaissaient ; l’aluminium ou le
plastique, et la direction avait pris en retard considérable. L’acier en
déclin semblait trop cher. La tension sur le travail
s’en ressentait. Malgré l’intensité du travail de direction d’atelier, un de
mes adjoints fut supprimé et des fonctions du bureau d’études furent transférées
à la préparation. La charge de travail devenait progressivement écrasante.
Deux
ans plus tard la direction nous informa que l’entreprise allait être
transférée dans une ancienne usine textile qu’il convenait d’aménager de façon
plus rationnelle. En fait, au départ, elle était parfaitement inadaptée et de
grands aménagements furent nécessaires. Pour la partie administrative, aucun
vrai bureau n’existait et il fallut tout créer. L’ancien atelier était une
filature de laine dont l’essentiel des équipements était encore en place, et
tout était à démonter avant d’aménager. Le budget de transfert était
drastiquement réduit. Et pour faciliter les choses, le directeur technique exigeait
qu’aucune heure productive ne soit perdue. Chaque poste de production ne devait
s’interrompre qu’une semaine en congé payé dans les anciens locaux pour reprendre
avec le lot suivant dans les nouveaux emplacements. Nous n’avions donc qu’une
semaine pour déménager et réinstaller chaque groupe de machines tout en
assumant une coordination fort délicate dans l’enchaînement des tâches.
Après cinq semaines d’efforts extrêmes, la production fut relancée dans les nouveaux locaux. Nous étions exténués.
Mais la production reprit dans les nouveaux locaux. Cependant, au fil des années, le marché changeait. La reconstruction avait pris fin et les nouveaux immeubles que l’on construisait dans les banlieues urbaines relevaient d’un moindre standing, économiquement, et bien plus standardisé. Des normes nouvelles avaient été publiées et, la clientèle s’intéresserait à l’isolation thermique, une propriété que les menuiseries en acier ne présentaient absolument pas. Le carnet de commandes se mit à baisser dangereusement. Nous en suivions la prévision globale sur un autre planning et sa mise à jour était à la fois laborieuse et cocasse. Les différentes affaires étaient identifiées par des bandes de carton colorées de longueur proportionnelle à la charge de travail. Il y avait de nombreuses affaires et donc de nombreuses couleurs parfois assez voisines. Or, le principal intervenant était daltonien et l’on passait un temps fou à remettre en ordre le tableau qu’il s’acharnait apparemment à déranger. On en riait.
Cependant, au fil des mois, ce planning se vidait au point que la direction envisageait de mettre le personnel en chômage technique. Je conseillai d’attendre une semaine. Nous étions début mai 68, et c’était la fête du travail. Quelques jours plus tard la révolte étudiante éclatait suivie par une grève générale qui touchait tous les secteurs dans la France entière. Chez nous, ce fut la plus longue grève que connut jamais cette petite usine. J’étais la seule personne que les grévistes laissaient entrer dans l’entreprise pour préserver l’outil de travail. Chaque jour, j’allais donc connecter la haute tension dans le poste électrique, et je brassais la peinture des bacs de trempage, pour éviter sa sédimentation. Puis je coupais le courant et rentrais chez moi.
Pendant cette grève, avec le temps perdu, le carnet de commandes s’était regonflé. L’activité repartit donc, mais sur des bases un peu différentes. Les accords passés au plan national entraînèrent l’augmentation des salaires ouvriers, (environ 12%). Pour éponger l’augmentation des coûts, la direction diminua autoritairement de 30% la rémunération des cadres. Plusieurs responsables commerciaux qualifiés démissionnèrent ce qui affaiblit la position de l’entreprise sur le marché. Sans échappatoire alors possible, je vécus cette décision arbitraire comme une atteinte contractuelle à la confiance et à la solidarité nécessaires dans une équipe de direction.
Le marché continuait à évoluer rapidement. Le directeur technique fit quelques tentatives pour introduire des profilés en plastique fabriqués en Hollande. La fabrication était fort complexe et coûteuse mais nous réalisâmes néanmoins une fort belle série dans un immeuble administratifs, l’Hôtel de Ville d’une sous préfecture voisine. Malheureusement la technique des profils choisi était mauvaise. Á la première pluie, les locaux furent inondés. Nous avons trouvé une solution au problème mais l’évolution vers le plastique en fut compromise. Ces difficultés auraient du alerter les responsables sur les conséquences dommageables de l’absence totale de démarches de recherches et développement. Mais, toute discussion était devenue impossible. Leurs certitudes primaient, et ils s’orientèrent différemment.
J’ai gardé de cette période des souvenirs fort pénibles. Trois de mes ouvriers sont morts. Ils s’étaient portés volontaires pour une mutation au Service Pose. L’un est tombé de quarante mètres avec sa nacelle qui s’est inexplicablement décrochée. Un autre est tombé à la renverse d’un seul mètre, mais s’est brisé la nuque sur un garde fou métallique.
Pour le dernier, ce fut encore plus triste. Il était au chômage depuis deux ans. Père de quatre enfants, il se privait de nourriture et défaillait au travail dans les première heures de son emploi. Nous lui avons fait tout de suite une avance sur salaire pour débloquer la situation. Apprenant que la Pose recrutait, il s’est alors porté volontaire. Trois jours plus tard, il est tombé du cinquième étage en installant une porte fenêtre à Blois. Nous avions donné congé au personnel l’après midi de ses funérailles.
Quand j’ai vu les quatre petits enfants suivre en pleurs le cercueil de leur papa, j’ai cru revivre la situation que nous avions vécue, mes frères et moi, lorsque nous suivions le corps de notre propre père. Je n’ai pas pus le supporter. Je suis rentré à l’atelier et j’y suis resté seul jusqu’au soir, le cœur déchiré.
Le directeur technique passait de plus en plus de temps à Paris, et il était devenu particulièrement acariâtre, voire odieux, annonçant en arrivant quelle personne il ferait pleurer aujourd’hui et il s’y employait vigoureusement jusqu’à y parvenir. Il annonça un jour, sans aucune concertation qu’on allait lancer une production nouvelle, toujours en acier, avec des profilés allégés, spécialement laminés pour nous. Une entreprise bordelaise associée fournirait la technique et les machines. C’était une erreur grave car les architectes ne voulaient plus d’acier.
Je dus souvent me déplacer à Bordeaux pour une journée d’étude, après mon travail, et en prenant un train de nuit à Paris. Cela signifiait deux jours sans sommeil. Ces charges nouvelles m’épuisaient et je finis par m’évanouir en regagnant mon domicile. On me ramena chez moi en mauvais état, et le médecin attira mon attention sur les dangers potentiels d’un excès de fatigue et de stress. J’étais assez désemparé et je ne comprenais pas bien ce qui m’arrivait. C’était la première fois que mon corps me lâchait, mais hélas, ce ne fut pas la dernière.
L’investissement contestable et coûteux fut néanmoins réalisé. On installa les nouvelles machines en sacrifiant un important espace fort précieux et on lança la fabrication sur quelques séries d’essai, vendues à un prix ridicule. Mais les nouvelles machines ne marchaient pas. La tronçonneuse coupait les barres à des longueurs incertaines, et, la soudeuse qui n’avait pas de positionnement, produisait en série des cadres trapézoïdaux qui devaient tous être recoupés et ressoudés. Les coûts de production explosaient. Il y eut, semble-t-il, quelques échanges particulièrement chauds au niveau directorial et l’on apprit un jour que le directeur technique avait repris ses billes et quitté l’entreprise. L’administratif restait seul en piste. Pour tout le monde, ce départ fut vécu comme une bonne nouvelle, mais sur le plan financier, les conséquences en étaient bien lourdes. Le patron unique était aussi un personnage à problèmes. Techniquement peu fiable, il ne connaissait rien à la mentalité des gens du bâtiment.
Un chantier, ça ressemble à une opération de guerre. Non seulement c’est pénible et dangereux, sur le plan physique, mais on sait très bien que certaines entreprises n’iront pas au bout. L’entraide est indispensable, et il faut montrer, comme cela l’était en aciérie, que l’on sait tenir son rôle et sa parole. Il faut absolument être de « francs compagnons » si l’on veut éviter des problèmes graves.
Je comprenais de moins en moins les comportements de ce curieux personnage. Après le départ du personnel en fin de poste, je faisais une inspection méthodique des locaux pour fermer des portes et des vannes restées ouvertes, éteindre des lampes ou des machines laissées sous tension et autres aléas. J’en profitais pour noter l’avancement des lots en cours. Un soir, je remarquai un personnage caché dans un coin sombre, et je l’interpellai sans obtenir de réponse. Allant à sa rencontre en le menaçant, je débusquai mon patron un peu penaud, arguant qu’il avait le droit de se promener dans son usine. C’était vrai, mais en se cachant, il prenait un risque de violence. Il parut, disons, insatisfait. Je réalisai qu’il m’espionnait parfois le soir, ce qui renforça la méfiance que je commençais à ressentir. D’autres indices auraient du m’inquiéter davantage Nous avions eu un cinquième enfant, et nos aînés grandissaient. J’avais été tellement occupé que je ne les avais vus que de courts moments, le soir, ou pendant les vacances. Ils avaient, hélas, souvent grandi sans moi. La petite ville où nous résidions n’offrirait bientôt plus les opportunités d’éducation que nous désirions leur permettre. Nous décidâmes d’aller habiter la sous préfecture voisine. En attendant de pouvoir acheter quelque chose qui répondrait à nos désirs et à nos petits moyens, nous avons loué une maison en centre ville. Lorsqu’il apprit que nous voulions acheter un logement, le patron me prit à part, et me dit que la situation économique étant ce qu’elle était, la décision que nous prenions n’était pas sans risque parce que l’avenir de la profession évoluait négativement.
J’aurais du comprendre que c’était un avertissement et qu’il avait déjà pris des décisions drastiques quant au devenir de l’entreprise. Me concernant d’ailleurs, et un peu plus tard, ma situation évolua brusquement lorsque qu’il modifia autoritairement les fonctions de plusieurs cadres. Cette flexibilité était, déclara-t-il, la démonstration de la capacité d’adaptation de l’entreprise. Il avait du lire cela dans une revue quelconque et en avait fait une règle de management. Or, disons-le, c’était idiot, On ne change pas l’attelage au milieu du gué, surtout lorsque le torrent est furieux. Il faut normalement trois ans pour qu’un cadre assume idéalement sa fonction.
En plus de ma direction de production, je me retrouvai donc temporairement chargé de la reprise en mains d’un certain nombre de chantiers en difficulté, à Paris et en banlieue parisienne. J’y trouvai une situation catastrophique. Les coordinateurs de certains chantiers en étaient arrivés à interdire la présence du chef de pose aux réunions de chantiers, écoeurés par les comportements de nos monteurs. Le rétablissement de relations ne fut pas aisé et j’eus bien du mal à m’imposer, même en prenant des responsabilités sérieuses. Ils avaient prononcé à notre égard des pénalités énormes qui pouvaient mettre notre affaire en péril. Il me fallut beaucoup de temps pour en obtenir la renégociation. J’appris à cette occasion que nos monteurs allaient parfois pêcher dans la Marne et que notre ardent directeur technique était parfaitement inconnu sur place. Que diable allait-il faire à Paris si souvent. ?
Je passais donc plusieurs jours chaque semaine sur les chantiers parisiens, je dormais peu, me levant très tôt et rentrant tard car je devais m’y rendre en train. Je mangeai mal, une barre de chocolat entre deux métros ou deux autobus, et je vécus alors à une terrasse de café une deuxième et sérieuse défaillance. J’y passai plusieurs heures, pâle et affaibli, incapable de me remettre en route. De temps en temps, le garçon inquiet venait aux nouvelles et demandait s’il devait appeler du secours. Je me remis très progressivement et pus enfin regagner la gare et prendre mon train. La combinaison des deux fonctions avait encore alourdi mon travail, et je souffrais de plus en plus souvent de fortes douleurs abdominales.
Il s’agissait de crises de coliques hépatiques, provoquées par des calculs biliaires bloqués dans la vésicule. C’était extrêmement douloureux. Il y a peu de traitements médicamenteux efficaces. Á la veille des vacances pour ne pas trop perturber l’organisation de l’entreprise, je me retrouvai donc en clinique pour l’ablation de ma vésicule. C’est actuellement une opération relativement anodine qui ne nécessite qu’une courte hospitalisation.
Depuis vingt-cinq ans, le traitement classique est la cholécystectomie, dite coelioscopique, sous anesthésie générale. On pratique sur le ventre quatre très petites incisions qui permettent d'introduire les instruments nécessaires. Du gaz carbonique est insufflé dans la cavité péritonéale, on y introduit une caméra miniature, et la vésicule est retirée. Cette opération est appelée laparoscopie. La durée d'hospitalisation est de un à deux jours, et la convalescence d'une à trois semaines.
Á l’époque évoquée, cette technique n’existait pas. On pratiquait alors la cholécystectomie par laparotomie qui nécessitait une incision nettement plus importante, et une hospitalisation et une convalescence plus longues. J’ai lu quelque part que l’incision normale était alors de 7 cm. Pour des raisons indéterminées, et peut être l’inexpérience du chirurgien local, la mienne fut bien plus large. La cicatrice mesure encore 18 cm et reste sensible. Je rentrai chez moi plié en deux. Mon médecin avait voulu assister à l’intervention. Il me dit plus tard qu’il avait été horrifié par l’importance de l’incision pratiquée. Mais pas question de convalescence prolongée. A la fin des vacances, je repris mon poste en serrant les dents.
Notre changement de résidence eut pour conséquence de m’éloigner de mon lieu de travail d’une trentaine de kilomètres que je dus faire en voiture matin et soir, (La vitesse n’était pas encore limitée). Le repas de midi posait questions. Pas de cantine d’usine ni de vrais restaurants en ville. Je déjeunais souvent d’un sandwich dans la forêt proche, mais en hiver c’était plus compliqué.
Les choses allaient pourtant rapidement changer. Lors d’une réunion de Direction, le patron nous fit savoir qu’il allait introduire une production partielle de fenêtres en aluminium dans la chaîne de fabrication. Il affectait à cette tâche mon principal adjoint qui choisirait lui même le personnel nécessaire. De ce fait, il décapitait l’atelier acier. Les personnels mutés étaient les meilleurs ouvriers en particulier des traceurs sans lesquels toute la chaîne pouvait s’effondrer.
Il était en négociation avec une entreprise tourangelle qui apporterait sa propre technologie et permettrait de résoudre les problèmes éventuels. Je fis observer que les plus importants viendraient du personnel qu’il aurait fallu préparer à cette mutation brutale. On ne passe pas de l’acier à l’alu anodisé, du gros marteau au fin tournevis, sans la formation adéquate. Il me demanda si j’oserais soutenir ce point de vue devant le Conseil d‘Administration. Je m’y engageai fermement, mais, évidemment, il ne m’appela pas au moment voulu.
Il me reçut l’après midi suivante, me confiant que l’avenir de l’entreprise était maintenant en jeu, et qu’il avait pris des engagements formels. Il m’annonça qu’il avait également décidé de modifier une nouvelle fois les attributions des cadres techniques, que le chef des études et devis passerait à l’atelier qu’il avait déjà dirigé, et que je devenais responsable des études et devis puisque j’avais maintenant l’expérience de la pose sur chantiers.
Ce n’était pas une simple mutation, car il s’était engagé, vis-à-vis du futur partenaire tourangeau, à apporter un important portefeuille de commandes. J’allais donc devoir adapter mon nouveau service à l’aluminium et multiplier par cinq (pas moins) le volume des devis qu’il produisait habituellement. Ces décisions s’appliqueraient sans délai. Il ne nous demandait même pas notre accord. Il savait que nous étions tous les deux engagés dans des achats de maisons et nous n’avions pas d’autre choix immédiat que d’accepter la situation. Nous échangeâmes donc nos bureaux et nos rôles respectifs. Multiplier par cinq l’efficacité de mon nouveau service, et de plus, en changeant la technologie habituelle, était une véritable gageure, mais je m’y appliquai avec vigueur.
Il était nécessaire de modifier profondément les habitudes de l’équipe. Jusqu’alors, chaque projeteur travaillait seul en assumant les dessins, les recherches et les calculs. La frappe était confiée à deux dactylos. J’ai réorganisé les équipes en trios : Un projeteur, un calculateur, une dactylo. Les ordinateurs n’existaient pas encore et tous les calculs se faisaient sans calculette. En quelques semaines ces calculateurs sont devenus des champions arithmétiques et les projeteurs ont pu accroître leur efficacité.
J’avais pu embaucher une dactylo supplémentaire, une profession presque disparue. Je me souviens qu’une dame était alors venue présenter sa fille, toute jeunette et bien timide. J’avais des filles du même âge et j’acceptai de la prendre à l’essai mais sa mère demanda quelques jours de délai. La pauvre fille ne savait évidemment rien du métier. Ses premiers travaux étaient lamentables. Le Service commercial était très exigeant sur la présentation des devis, mais je décidai de lui laisser sa chance, et je l’obligeai donc à recommencer, et cela plusieurs fois ; elle repartait en larmes, et je sentais bien qu’elle me haïssait. Elle finit cependant par fournir un travail impeccable. Quand je l’en félicitai, elle se remit encore à pleurer abondamment. Et elle devint pourtant vite une bonne dactylo, bien souriante, même avec moi.
En quelques semaines, les projeteurs maîtrisèrent les propriétés de l’aluminium, et ils furent bientôt capables de concevoir les profils nécessaires et leurs matrices d’extrusion. Aucun système coordonné n’existait encore et chaque architecte laissait courir ses fantaisies et ses délires et il nous appartenait de ramener ces rêves au juste niveau de la réalité.
Bref, la performance demandée fut bientôt atteinte. Par contre, l’atelier souffrait beaucoup plus, tant de la juxtaposition des deux fabrications que de la rusticité du personnel, plus adapté à la rudesse de l’acier qu’aux délicatesses du nouveau matériau.
Les Tourangeaux nous rendirent visite et nous laissèrent l’un des leurs, plus précisément chez moi, au Service des devis. Il fourrait son nez partout, reprenant attentivement tous les travaux. J’appris par une indiscrétion probablement programmée que les services homologues des deux entreprises allaient fusionner et que ce personnage serait mon successeur. Le patron me confirma bientôt la chose. Il m’assura de son profond regret et me licencia sans indemnité avec un seul mois de préavis, délai minimal prévu par la loi.
Ainsi sont beaucoup de ces gens fortunés. Ils vous sucent les os jusqu’à la moelle et vous jettent ensuite sans façon ni remords lorsque apparaît une nouvelle possibilité de profit.
Un peu plus tard, l’entreprise s’effondra et les ouvriers tentèrent d’en faire une SCOOP, sans grand succès. J’en aidai quelques uns à retrouver un emploi mais ils restèrent en nombre sur le carreau. Il y a quelques années, pourtant, j’appris que cet ancien patron était en maison de retraite tout près de chez moi. Je lui en voulais plus, et je décidai de lui rendre visite.
Trop tard ! Il était mort deux mois plus tôt.
Quand on vieillit, voyez-vous, tous les gens que l’on a un jour connus, sont morts ou devenus gâteux, et l’on se retrouve bien solitaire avec le seul inconnu comme devenir.
Chapitre 4.
Dans la situation économique locale, cette perte d’emploi brutale était catastrophique. Nous venions d’acheter une maison en état insatisfaisant, et il nous fallait absolument l’aménager pour l’adapter aux besoins de nos cinq enfants. Nous étions déjà lourdement endettés pour de longues années et nos sources de revenu disparaissaient soudainement. De plus, mon ancien patron m’avait fait savoir qu’il exigerait le respect d’une clause de non concurrence draconienne présente dans mon contrat. Or, il présidait à l’époque la Chambre de Commerce locale et je n’avais rien à attendre de ce côté. L’indemnisation du chômage était beaucoup moins bien organisée qu’aujourd’hui. Elle était assurée par des agences locales de l’ANPE que je m’empressai de consulter. Comme toujours, il y avait fort peu d’offres, mais, par chance, j’en trouvai une qui pouvait convenir, à condition de changer d’orientation..
Je rencontrai son jeune patron, particulièrement sympathique. Sa petite affaire semblait bien marcher même si le salaire qu’il me proposait était très inférieur au mien.
Il s’agissait d’un poste d’ingénieur commercial dans une petite chaudronnerie qui fabriquait essentiellement des containers spéciaux destinés à transporter et surtout protéger pendant leur stockage des éléments de rechange et des pièces détachées pour toutes sortes de véhicules militaires, terrestres, navals ou aériens. Il s’agissait de réservoirs étanches, remplis d’azote asséché, et l’on prétendait, disait-il, que l’un de ces containers fut un jour perdu en mer. Repêché des années plus tard, il contenait encore, parait-il, un moteur de char intact.
Anecdote véritable ou pas ? De là venait la réputation et le succès d’une entreprise qui n’était initialement qu’une menuiserie ordinaire fondée par le père qui y avait progressivement ajouté des petits travaux d’assemblages métalliques. Il était un jour tombé sur l’opportunité commerciale de containers militaires. Sans à priori ni expérience, il avait imaginé une solution originale qui consistait à couper horizontalement en deux, une citerne tubulaire classique dont la moitié inférieure recevait un bâti pour la pièce à protéger, tandis que la partie supérieure servait de couvercle.
La véritable difficulté de l’opération résidait dans la complexité de la jonction étanche entre les deux moitiés. Il y avait un savoir-faire fondé sur la spécificité des fonds qui sont produits par emboutissage à froid. On ne trouvera jamais deux fonds identiques. Si l’on ne mélange les demi fonds coupés, il sera absolument impossible de superposer les demi cuves. J’en reparlerai. Sachez seulement que des conflits familiaux avaient conduit à l’abandon de l’activité de menuiserie et que l’entreprise s’était recentrée sur ces containers. Les budgets militaires ayant été drastiquement réduits, les besoins correspondants s’étaient effondrés ainsi que le carnet de commandes, et le patron voulait créer une activité civile, indépendante des besoins de l’armée.
Finalement, dans l’urgence où je me trouvais, j’acceptai sa proposition et me lançai dans la prospection commerciale, activité complètement nouvelle pour moi. C’est un métier particulièrement ingrat, surtout lorsqu’il faut explorer des secteurs déjà saturés par la concurrence.
On peut, bien sur, imaginer que la vente se réduit à la satisfaction des besoins de l’acheteur par l’intérêt des propositions du vendeur. La réalité est différente. Les contacts humains et la psychologie jouent un rôle fort important. Les écoles de commerce enseignent que le déclenchement d’une décision d’achat passe par plusieurs phases dont les premières sont psychologiques et doivent précéder les phases techniques d’argumentation et de démonstration. Beaucoup de vendeurs novices négligent ces fondamentaux et je ne les ai découvert moi même qu’en stage de formation.
Les besoins à satisfaire chez l’acheteur correspondent à ceux de l’humanité en général. Au premier plan, les besoins vitaux de base : survivre, se nourrir et autres. Au niveau suivant, on trouve des besoins plus intellectuels comme : mieux vivre, s’affirmer, conquérir, ou dominer. Ensuite, et souvent plus déterminants : des besoins ayant trait à la vie sociale.
Chaque acheteur agit selon une hiérarchie personnelle de motivations que le vendeur doit reconnaître, car l’achat doit d’abord répondre à cette hiérarchie. Le plus souvent, le produit n’est qu’un support. On vend à travers lui la satisfaction de besoins plus ou moins clairement formulés, et ce sont ces besoins que le vendeur doit découvrir. Il faut comprendre que le client s’identifie toujours dans son acte d’achat et qu’il en fait un acte personnel. Des clients différents n’achètent pas la même chose en achetant le même produit. Leurs mobiles d’achat relèvent beaucoup plus de l’inconscient que du conscient. Si les besoins relatifs à sa fonction sont bien déterminés, ceux reliés à sa sécurité sont souvent importants, et ceux lui permettant d’exprimer son identité et sa personnalité le sont bien plus encore.
Les écoles de commerce ont classé systématiquement les besoins des clients dans des listes comme celle-ci : Confort, liens d’affection, importance personnelle, économie, nouveauté, tranquillité. C’est un classement qui donne à réfléchir. Les écoles donnent aussi aux vendeurs divers moyens mnémotechniques pour les guider dans l’approche personnifiée de leurs clients. Par exemple, la méthode SONCAS, avec dans l’ordre, Sympathie, Orgueil, Nouveauté, Confort, Argent, Sécurité. La méthode SABONE diffère un peu, Sécurité, Affection, Bien être, Orgueil, Nouveauté, Economie. Encore différente est la SAPIV, Sécurité, Activité créatrice, Participation effective, s’Imposer, Considération.
Lorsque que je me suis lancé dans ce métier, les gigantesques centrales d’achat esclavagistes n’existaient pas encore et l’on commençait généralement par explorer les réseaux d’amis ou de relations qui pouvaient aider. Finalement, les amis, c’est ce qui marche le mieux. Mon secteur d’action était fort vaste puisqu’il couvrait toute la moitié nord de la France. J’y ai parcouru des centaines de milliers de kilomètres par tous les temps, mais je dois admettre que mes meilleurs clients, les plus actifs et les plus sympathiques, résidaient à proximité. L’accueil des nouveaux démarcheurs est clairement hostile dans la plupart des services d’achat, car ils viennent bousculer les habitudes et les routines, et, parfois, révéler les imperfections et les manques.
Certains s’en défendent par des procédures que je qualifierai simplement d’abusives mais qui mériteraient un autre qualificatif. La journée réservée aux représentants en est un exemple : Pas moyen d’avoir un rendez vous. Il faut se présenter à jour fixe derrière vingt ou trente postulants qui attendent, parfois debout, et qui disposeront chacun de quelques courtes minutes pour présenter leur argumentaire.
Il y a aussi l’odieuse salle du téléphone. Comment accepter sans amertume d’avoir conduit pendant deux cents kilomètres pour trouver une salle vide avec une table, un téléphone et juste une affichette « Service Achat : tel numéro ». Et quand vous appelez, le type au bout du fil n’écoute pas et dit qu’il n’a besoin de rien. Que ne vous l’a-t-on dit quand vous avez appelé le standard. Et il y a aussi les attentes interminables et d’autres sortes d’avanies.
Je vous disais que c’était un vilain métier. C’était alors le mien, et je rencontrai assez vite un acheteur avec lequel je sympathisai et qui commanda des centaines de bâtis de machines agricoles qui correspondaient parfaitement aux besoins de l’atelier. Il devint un peu un ami et il ne me laissa jamais tomber. Quand j’étais en difficulté, j’allais le voir et il me donnait toujours une petite commande, parfois en avance et à stocker en attente de payement, mais l’essentiel était de garnir le planning de fabrication.
Les problèmes de trésorerie étaient fréquents mais n’inquiétaient pas trop le patron qui avait l’habitude de recourir au crédit bancaire. Son père, disait-il, avait tracé le chemin avec une méthode originale de gestion. Il remettait les traites en banque sur le compte de l’entreprise et encaissait les chèques pour son propre compte. Ce système avait mis l’entreprise dans de telles difficultés qu’il avait fallu recourir à des bons de caisse au porteur, un système de crédit privé, avec un terme de 15 ans, dont l’échéance approchait.
Ma clientèle civile progressait lentement et je décrochai un contrat permanent de sous-traitance pour fabriquer des cabines d’engins de chantier qui nécessitèrent l’installation d’une petite chaîne de fabrication. Un problème nouveau se présenta du au comportement irrationnel du chef de fabrication qui stoppait les commandes civiles en cours pour passer en priorité tout container militaire incident au mépris des délais convenus. Or l’armée payait avec un long délai, (jusque un an), après une réception qu’on attendait longtemps.
Un bureau parisien était chargé du démarchage militaire, et le patron en ramena un jour une commande mirobolante de plus de cent de ces fameux containers citernes. Le chef d’atelier voulait en lancer immédiatement la fabrication, mais la commande précédente datait de dix ans et sa reprise soudaine surprenait. Une relecture attentive du marché fit apparaître une clause léonine qui prévoyait une réduction annuelle automatique de 10% du prix par rapport au devis d’origine. Le nouveau prix ne payait que la matière. D’autres entreprises auraient changé des vis de place, ou modifié la forme ou la couleur d’un accessoire en proposant un « produit de remplacement ». Ne voulant pas fâcher le client militaire, nous n’en fîmes rien. Pour limiter les dégâts, on me chargea de sous traiter la fabrication au plus bas prix possible. Un constructeur de wagons accepta.
Mais, presque en même temps, le financier hollandais qui avait émis les fameux bons de caisse décéda subitement. Ses directeurs, inquiets, dénoncèrent ses pratiques frauduleuses, faisant savoir que l’escroc doublait la plupart des bons émis. Le scandale fut important car plusieurs entreprises françaises de renom étaient impliquées. Les banques réagirent sauvagement. Elles se remboursèrent immédiatement des découverts et renvoyèrent impayés tous les effets fournisseurs non couverts par les soldes de comptes. Nous ne savions même pas qui avait été payé ou non, et nous avons passé trois jours à contacter les intéressés pour tenter d’établir une situation. Merci les banques !
Ce n’était pas brillant, et dans les semaines qui suivirent l’entreprise se déclara en cessation de paiement. Mais l’histoire des bons de caisse n’était pas close et nous recevions chaque jour des réclamations téléphoniques en réclamant le remboursement immédiat. La menace était parfois fort précise au point qu’une protection policière devint un moment nécessaire. Finalement, la société fut déclarée en faillit. Et la capacité juridique de ses cadres dirigeants fut temporairement suspendue. La mienne ne l’était pas puisque mon embauche était ultérieure à l’émission des fâcheux bons de caisse ; le liquidateur me missionna donc pour tenter de trouver un repreneur.
Je me souvins d’un chef d’entreprise que j’avais un jour côtoyé au salon du Bourget où il avait un stand proche du nôtre, et je le contactai. Après quelques échanges, il fit une proposition globale de reprise comprenant tout le personnel et toutes les activités. C’était inespéré, et pourtant, poussé par un syndicat, le personnel refusa. Apparemment, la plupart d’entre eux préféraient toucher une prime de licenciement conséquente que sauver leur emploi. Le repreneur s’en irrita et réduisit son offre à 49 personnes dans une stricte section de mécanique complémentaire de ses propres fabrications. Ce jour là, le syndicat détruisit plus de 50 emplois, dont le mien car le secteur civil n’était plus compris dans le plan. Pour compliquer la situation, le sous-traitant qui continuait à fabriquer les containers citernes à son propre compte fit savoir qu’il était en grandes difficultés car, en dépit de nos mises engarde, il avait mélangé les demi fonds.
Je n’ai jamais su la fin de l’histoire. La mienne s’était soudain compliquée au moment du règlement des derniers salaires et j’eus alors d’autres soucis. Je découvris que, non seulement je ne touchais rien faute d’ancienneté suffisante, mais que je n’apparaissais pas sur la liste des licenciements. Alors que j’agissais sur son mandat, le liquidateur m’avait classé dans les cadres dirigeants, ce qui me privait de tout droit aux indemnités de chômage. Il refusa absolument de modifier la chose, et je fus contraint de saisir le tribunal en référé pour faire rétablir mes droits. La loi sur l’indemnisation du chômage n’avait guère changé et la durée en restait limitée à un an avec 90% du salaire conventionnel. Cependant, il existait une possibilité peu connue de l’étendre à deux ans avec une rémunération plus faible associée à l’obligation d’une formation de reconversion.
J’étais las des vicissitudes liées à la déconfiture de l’industrie, et, malgré la faiblesse de l’indemnisation, je choisis la solution de reconversion. Fort peu utilisée, cette formule n’était pas formalisée. Il appartenait au candidat de monter un projet cohérent et de le faire avaliser par une commission. Je montai donc un projet comportant une formation classique de gestion d’entreprise, (comptable et administrative), et, comme elle me laissait bien du temps libre, j’y ajoutai la préparation à un diplôme universitaire que dispensait l’Université de Lille, une formation en deux ans un peu particulière d’aménagement régional, (DUAR). Ce fut une formation intéressante qui touchait bien des domaines, depuis les l’étude des cycles de l’eau ou du carbone jusqu’à l’équilibrage des aménagements urbains par la séparation des zones d’habitat et d’activité, et la rationalisation des transports.
Cependant notre niveau de revenus était devenu insuffisant et nous tentions de le compléter tout en cherchant un nouvel emploi. Nous fîmes de multiples tentatives dans des directions diverses. Je pensais que tout emploi peut être occupé par tout homme moyennement doué, ce que l’on peut constater chaque jour.
Nous avons moulé des dizaines de milliers de petites pièces en plastique dans notre cave en y passant des dimanches entiers dans une atmosphère empuantie par les solvants qui créaient un certain risque sanitaire malgré une rentabilité intéressante.
J’ai imaginé plusieurs jeux de société, dont certains, illustrés par un maquettiste professionnels étaient très beaux et vraiment passionnants, mais la concurrence en ce domaine est impitoyable et toutes les portes sont verrouillées. Ils demeurent fort attrayants et sont toujours disponibles pour une édition potentielle. Le plus attractif avait été vendu à une grande société pétrolière pour une distribution publicitaire dans les stations service, mais au moment du lancement, un décret interdit subitement ce type de promotion et nos efforts furent anéantis. On voit que l’imprévisibilité réglementaire, ce mal typiquement français, bloquait déjà les investissements projetés.
Nous avons vendu des articles divers dans les comités d’entreprise, et nous y avons laissé quelques plumes car il fallait souvent faire des cadeaux pour y accéder. Certains de nos représentants (multicartes malhonnêtes) ont conservé de coûteuses collections d’échantillons qui furent donc perdues. Là aussi, le fisc nous paralysait en exigeant la disponibilité d’un local commercial effectif auquel s’attachait une patente. L’impôt, payable d’avance, dépassait le produit espéré de l’activité réalisable. Nous y avons perdu pas mal d’argent.
J’ai donné en université des cours d’économie politique en amphithéâtre devant une centaine d’étudiants de cinquante nationalités différentes. Le président m’avait mis en garde contre le danger des notations sévères. Je m’en sortis avec des interrogations écrites en à vingt questions fermées, oui ou non, et finalement, tous ces jeunes gens ne me causèrent aucun ennui malgré l’austérité des cours.
Ces cours, donnés sur des budgets aléatoires, n’étaient payés que l’année suivante. Cela m’arrangeait plutôt car la ressource correspondante tombait au-delà de la période d’indemnisation du chômage et la prolongeait d’autant. Mais c’était évidemment une situation très conjecturelle.
Il me fut demandé dans cette université de mettre en place une base de données expérimentale informatisée à l’usage des étudiants. Le matériel alors disponible n’est même plus imaginable actuellement. Les ordinateurs n’avaient ni écran ni clavier. Le dispositif initial d’entrée était un lecteur de cartes perforées et celui de sortie, une grosse imprimante. Nous convîmes d’utiliser les données de l’INSEE pour lister les entreprises du Nord. Elles étaient enregistrées sur une bande magnétique qu’il fallait transposer et traduire. Je passe sur les détails, mais sachez qu’au final, pour quelques informations élémentaires, nous avons transporté en camionnette, entre Lille, Douai et Valenciennes, 27 caisses de cartes perforées avant de pouvoir les enregistrer sur un énorme disque amovible de 5 ko. Son lecteur avait la taille t l’aspect d’une machine à laver.
C’était ça, l’informatique de papa ! Il fallait autant de muscles que de gingin !
Je fus aussi gérant d’une petite SARL créée avec plusieurs amis pour fabriquer de petits containers isolants à atmosphère contrôlée. C’était en réponse à une demande libyenne qui se proposait de transporter vers l’intérieur le produit de ses pêcheries côtières. Cette expérience fut mémorable mais j’en ai gardé un souvenir mitigé.
Nous avions trouvé à Beyrouth un intermédiaire libanais. Les premiers contacts commerciaux eurent lieu à Paris, dans les sous sols d’un immeuble bunker, avec un couloir d’accès en zigzags gardé par des hommes armés. C’était alors la guerre entre arabes et israéliens, et paradoxalement, pour traiter avec les arabes, le facilitateur était un israélien haut placé. On était évidemment dans l’Orient des mystères. Je passerais sur les négociations mais, par la suite, le bureau libanais disparut dans les aléas de la révolution libanaise et le coûteux prototype me resta sur les bras, (avec des publicités en arabe établies par les étudiants).
Je cherchai donc un autre utilisateur et trouvai finalement un organisme de coopération agricole qui voulait exporter du beurre vers l’Angleterre. Le matériel correspondait parfaitement et je le leur confiai pour les essais prétendument nécessaires. Rendu méfiant par l’aventure libanaise, je suivis attentivement les choses et constatai bientôt que le beurre français apportait au départ une prime française à l’exportation, puis que devenu anglais dans un port anglais, il était exporté en France avec de nouvelles primes, anglaises maintenant. Le beurre ne quittait même pas le container. Je ne sais pas combien de fois ce genre de navettes ont tissé ces frauduleux ouvrages, mais j’ai bien vite récupéré mon container. J’ai appris plus tard que les auteurs avaient été découverts et condamnés.
Je cherchais toujours à placer mon container. Je réussis un jour à le vendre en armoire frigorifique et je pus enfin dissoudre la SARL. Je découvris à cette occasion que personne au Tribunal de Commerce, ne l’avait jamais fait et ne savait même pas comment faire, l’usage courant étant le dépôt de bilan. Mais je désirais obstinément une dissolution légale et je finis par l’obtenir en répartissant entre les associés un capital résiduel évidemment dérisoire.
Nous étions en 1976, et je recherchai alors un
emploi de cadre administratif. Mon principal espoir résidait dans un poste de
secrétaire général dans une association locale d’intérêt public, dont je
savais que le titulaire devait partir en retraite. J’avais fait acte de
candidature avec des contacts
satisfaisants, mais la réponse tardait, ajournée de mois en mois. C’était l‘une
de ces grandes associations qui remplissent des missions sociales sous
contrat d’état, en l’occurrence la prise en charge d’enfants et de personnes
adultes handicapées mentales. Il s’agissait en fait d’un poste de cadre
supérieur chargé de façon plus ou moins occulte de la direction générale de
l’ensemble des établissements gérés par l’association. Cette ambiguïté était
consécutive à la position complexe du précédent titulaire qui gérait des établissements
dont son fils handicapé était bénéficiaire. Pour moi, c’était un secteur d’activité
complètement inconnu. Toute ma carrière précédente s’était déroulée dans
l’industrie, et ce n’était qu’avec beaucoup d’inquiétude que j’avais décidé ce
changement radical d’orientation. Mais localement, rien d’autre ne se
présentait dans notre arrondissement en effondrement économique évident.
Plus le temps passait, plus nous étions
financièrement étranglés et angoissés par l’approche d’une impasse budgétaire
inévitable. La banque impitoyable prélevait chaque mois les échéances de
l’emprunt immobilier. Á force de relancer les responsables à travers tous les
réseaux relationnels que nous pouvions activer, nous obtîmes enfin une date
effective pour une prise de fonction en début d’été.
Et, après des mois d’angoisse et d’attente, ma
femme retrouva à la fois le sommeil et le sourire.
Chapitre 5.
J’entrai donc en fonction en juin 76. Que de
surprises ! Le Secrétaire général en place qui partait en retraite s’était
engagé à me mettre au courant. Il s’éclipsa au bout de quelques jours, me
laissant dans une totale ignorance des charges et des subtilités de la
fonction. Je ne savais même pas ce qu’étaient les rôles précis des personnels
du service. Bien plus étonnant, en préparant le règlement des congés annuels,
je découvris que la trésorerie n’y suffirait pas. Le fonds de roulement
n’existait plus. Mon premier véritable acte de gestion fut donc de souscrire un
gros emprunt, avec l’aide effective du Président de l’association qui me
présenta à un banquier étonnamment cordial et sympathique. (C’est si rare qu’on
doit le dire).
Mais la situation était bien plus complexe. Si
la trésorerie était insuffisante pour le règlement des congés payés, il y avait
d’autres difficultés. Tous les fournisseurs attendaient longuement le paiement
de leurs factures, et ils augmentaient lourdement leurs prix pour compenser
ces retards permanents. Plusieurs années allaient être nécessaires pour
assainir la situation financière. Elle était compromise par de lourds
investissements engagés sans réel
soutien bancaire. Je découvris rapidement que les retards apportés à mon
embauche étaient dus à la mise en route accélérée d’un foyer d’accueil.
L’association y avait laissé tous ses fonds propres en utilisant inconsidérément et illégalement une bonne
partie de son fonds de roulement. J’allais devoir freiner très durement les
désirs d’équipement plus ou moins légitimes des divers directeurs et imposer
une grande rigueur de gestion. Cela n’améliorerait pas le pesant climat
relationnel au sein de l’équipe de direction dont quatorze cadres avaient été
licenciés en seulement onze ans.
Autre contrainte ; on m’avait parlé d’une
courte période d’essai. En fait, il s’agissait d’organiser et de gérer un accueil
absolument expérimental de dix personnes très lourdement handicapées pendant le
mois d’Août, avant que le nouveau foyer ouvre ses portes à la rentrée. C’était
tout à fait inédit dans le secteur, et encore plus pour moi. La suite de ma
carrière en dépendait et je me lançai donc rapidement dans la préparation de
cet accueil. J’avais bien compris qu’un risque médical existait et je passai un
accord avec un médecin local qui était disponible en Août et qui s’engagea à
passer chaque jour. Je recrutai un groupe d’élèves infirmiers en formation dans
l’hôpital local. Ils manquaient d’argent et furent très heureux de se voir
proposer une activité rémunérée pendant leurs vacances. Je trouvai aussi une
cuisinière et une employée de service pour compléter mon équipe. Le principal
souci des infirmiers consistait en la prise en charge de l’incontinence
potentielle des futurs pensionnaires, et ils me firent acheter une invraisemblable quantité de couches et de
garnitures en tous genres, et à la fin, il m’en restait une montagne. Les vrais
problèmes étaient autres.
Au jour et au moment prévu, les dix
pensionnaires se présentèrent. Nous avions fort judicieusement, espacé les accueils
d’une demi heure, mais chaque arrivée semblait aggraver les problèmes posés par
la précédente. Il eut été fort utile de nous présenter les intéressés plus tôt,
mais les responsables n’avaient probablement pas voulu prendre le risque d’un
refus. Cependant, l’équipe ne se laissa pas démonter et remplit correctement
son rôle. Je ne vais pas ici décrire les pathologies auxquelles nous avons été
confrontés ; c’était bien plus des états que des maladies. Il y avait
différents niveaux allant du plus végétatif à l’important retard mental. Notez
qu’à l’issue du séjour deux personnes purent être intégrées dans le CAT,
(Centre d’Aide par le Travail), géré par l’association. Le problème venait donc
parfois d’une surprotection parentale. D’autres états, quasi végétatifs, ne
posaient que des contraintes nutritionnelles et de surveillance générale, bien
assumées avec le concours du médecin. Une personne apparut vite en danger certain.
Âgé de dix huit ans, il était resté de la taille d’un petit enfant et vivait
jusqu’alors accroché au cou de sa mère. Il fallut rapidement le renvoyer en
famille car il se laissait mourir. Les autres problèmes venaient plutôt des
diverses particularités comportementales qu’il fallait assumer simultanément.
Je fus sur la brèche en quasi permanence en maintenant sur l’équipe toute la
pression qu’elle pouvait supporter, et l’expérience se termina de façon
satisfaisante.
Un administrateur passait pratiquement chaque
jour pour s’assurer que tout se passait bien, et j’appris par la suite qu’un
cadre logé à proximité avait mission de surveiller aux jumelles le déroulement
des choses et le comportement des gens, une curieuse façon d’amorcer la future
hiérarchie de fonctionnement.
Finalement, ma prise de fonction ne créa pas de
vraies difficultés, tant la remise en ordre pressait. Après l’expérience risquée du mois d’Août,
j’appréhendais un peu le contact quotidien avec ces handicapés mentaux que le public évite
souvent tant il les connaît mal. Je me souviens d’un petit enfant trisomique
qui est tombé devant moi dans la cour de l’IME, (Institut Médico éducatif).
Tout de suite, une fillette, trisomique elle aussi, l’a relevé et l’a pris
dans ses bras pour le consoler. Á l’instant même, tous ces enfants ont changé
d’état dans la tête. Ils étaient tout simplement humains, handicapés, certes,
mais des vrais enfants d’hommes. Cet incident mineur avait soudainement changé
le sens de ma vie.
Car, pour soutenir le rythme de travail effréné
demandé à ce poste de direction, il fallait lui donner un sens. De très
nombreuses réunions devaient être tenues, toujours le soir ou le dimanche,
plusieurs par mois, dans chacun des huit établissements. Une grande transformation
était prévue que je devais réaliser.
Au début des années 60 lorsque les premiers
établissements d’accueil furent créés sur la pression des parents, les enfants
handicapés, (pour la plupart trisomiques), sans prise en charge, restaient en
famille. Les adultes, hélas mal suivis, mouraient souvent jeunes. Lorsque les
IME ouvrirent, ils durent donc accueillir un grand nombre d’enfants qui étaient en attente dans les familles. Ces
enfants n’y restèrent que peu d’années car ils grandissaient. On créa alors
des établissements d’un autre genre pour accueillir les ados et les préparer à
une insertion professionnelle dans des ateliers adaptés, les CAT. Un enfant ne
reste enfant que quelques années, mais un adulte l’est pour le reste de sa
vie. Leur prise ne charge devait donc
être bien plus durable intégrant même la sortie du milieu familial d’où la
nécessité de créer des foyers permanents pour les adultes, y compris âgés. Cela
signifiait désinvestir dans le secteur enfance pour pouvoir investir dans le secteur
adultes (CAT et Foyers).
La tâche qui m’attendait consistait donc
essentiellement à augmenter les capacités d’accueil des établissements pour
adultes afin de l’adapter à des besoins toujours croissants. Ma formation à
l’aménagement du territoire me fut d’un grand secours car je disposais des
outils d’analyse statistiques convenant aux évaluations des besoins et à leur
évolution temporelle.
Plusieurs facteurs compliquaient cependant
l’analyse. En France, aucune étude n’avait jamais tenté d’évaluer les quotas de
handicaps dans la population globale, et il fallait utiliser les rares
rapports publiés à l’étranger pour les approcher. La prévention médicale de la
trisomie 21 abaissait très rapidement la fréquence de cette anomalie, et de
moins en moins d’enfants trisomiques nécessitaient une prise en charge. Les
admissions en IME changeaient rapidement en nombre comme en nature. Les
adultes, plus actifs et mieux accompagnés, ne mouraient plus prématurément
comme dans le passé. Ils vieillissaient comme tout le monde, mais simplement un
peu plus vite.
La plus grande difficulté était administrative. En France, la frénésie bureaucratique complique tout. Les handicapés mineurs relevaient de la Sécurité Sociale jusqu’à leur majorité, mais les adultes dépendaient de la DASS, (Direction sanitaire et Sociale) et du Ministère du Travail (pour ceux qui étaient en CAT), et les grands ados étaient à cheval sur deux régimes). De plus, les gens en Foyer étaient régis par le Département. Or, il y a un grand nombre de régimes particuliers en sécurité sociale, et comme les prises en charge sont souvent incomplètes, les mutuelles interviennent aussi, et elles sont fort nombreuses. En bref, c’est un affreux maquis de réglementations et de tarifs qu’il fallait alors traiter manuellement car l’informatique n’était pas encore autorisée par les « Autorités de Tutelle ».
Comprenez que toutes ces grandes associations sous contrat d’état, sont des moyens détournés de faire assumer à distance, par d’autres, et sans risque, des fonctions régaliennes qui devraient être directement assumées par les Ministères concernés. Et si les fonctionnaires se défaussent de la sorte des aléas liés à la réalisation effective des délégations consenties, ils n’en conservent pas moins, théoriquement, leurs administrations techniques et financières. Pour exister, ils produisent continûment des normes, des contraintes et des contrôles multiples qui compliquent considérablement la tâche des exécutants. Ces problèmes se sont considérablement aggravés à partir de 1981 avec l’effrayante complexification des tutelles administratives que j’ai tenté de décrire.
En fait, sur le plan général de ma fonction, tout s’est bien passé et j’ai pu accomplir convenablement mon travail et engager les mutations nécessaires jusqu’à ce que se présente, en 81, la nécessité d’un nouveau CAT avec un foyer, les extensions de capacité de l’ancien ne suffisant plus aux nouveaux besoins.
En l’occurrence, il s’agissait en fait de créer un atelier pour personnes handicapées en transformant une ancienne usine textile (fermée pour cause économique), en un lieu d’accueil efficace et moderne, agréable et sain, avec des sanitaires et des vestiaires corrects, un restaurant d’entreprise et un foyer d’hébergement associé, mais aussi avec des activités économiques nouvelles, rentables industriellement parlant. Dans ces vieux locaux, rien n’était réutilisable. Il fallait tout reprendre, les murs sans fenêtres, les toitures percées, les sanitaires inexistants, l’électricité obsolète, et bien d’autres choses sur tous les plans. Et, bien sûr, tout mettre aux normes de plus en plus contraignantes du ministère, d’autant plus que la très relative proximité d’une ruine fortifiée engageait la compétence des « Monuments Historiques ».
Pour faire bref, les délais et atermoiements administratifs combinés avaient causé au programme un retard absolument considérable, au point que la trésorerie associative, largement engagée dans l’achat des locaux, faiblissait dangereusement. Le temps pressait, l’urgence croissait chaque mois car la participation financière de l’État au coût de réalisation était directement liée à l‘ouverture effective de l’atelier. Et voila que soudain, qu’à la fin du mois d’octobre, on nous fit officiellement savoir que si l’atelier ne fonctionnait avant la fin de l’année en cours, l’Ėtat ne prononcerait pas son agrément et ne financerait jamais plus son fonctionnement. Ces types de budgets sociaux avaient été définitivement figés. C’était une annonce catastrophique pour l’association qui avait engagé l’essentiel de ses fonds propres et contracté de gros emprunts.
Les travaux d’aménagement prévus étaient fort importants et complexes, en reprise de bâtiments et d’installations vétustes et inadaptées. Les quelques entreprises générales consultées en toute hâte avaient toutes décliné, en raison du trop court délai et de leur propre charge immédiate. Mais j’étais personnellement en charge du projet et tout particulièrement responsable financièrement de la situation à mon niveau de direction administrative. Á cinquante ans passés, avec cinq ados en charge et une maison à payer, je n’avais d’autre choix que de tenter de gagner à tout prix la partie.
On parle souvent des cadres d’entreprise sans vraiment bien les connaître ni savoir ce qu’ils font. Sachez qu’il y a, tout particulièrement en France, deux catégories de personnel d’encadrement. Il y a ceux qu’on voit parfois dans les médias, qu’on félicite chaleureusement pour leurs succès. Ceux là gagnent fort bien leur vie, mais il y a les autres, les obscurs, les silencieux, ceux qui font tout le travail, et qui font vraiment marcher la machine. Dans la plupart des entreprises, ils assument généralement presque tout, souvent assez mal payés pour un travail harassant. Ce sont souvent de petits hommes en gris qui se tiennent discrètement au fond de la salle.
Eux-mêmes pourtant, vous ont déjà identifié car ils tirent bien des ficelles. Ils assurent la marche quotidienne, la logistique, la sécurité, l’entretien, la quantité, la qualité, la régularité, la propreté, les transports, la formation des personnels le bien être et même le moral des troupes, et bien d’autres choses. Ils doivent être disponibles en permanence, ne jamais être malades, prendre très peu de vacances, et tout régler rapidement sans poser trop de questions. Les aléas de la vie ou des accidents imprévus les ont amenés à ces situations ambiguës qu’ils assument généreusement parce qu’ils aiment les responsabilités et préfèrent les actes aux paroles et aux promesses. Pendant l’essentiel de ma carrière, j’étais l’un des ces cadres occultes et silencieux. Et, dans la situation qui se présentait alors, tout autre choix aurait débouché sur un retour définitif au chômage dont je venais alors difficilement de sortir. Je devais absolument obtenir les réalisations et les ouvertures des deux établissements.
Après le refus des grandes entreprises générales du secteur, il fallait trouver d’autres solutions. Fort heureusement j’avais travaillé une dizaine d’années dans le bâtiment et je connaissais bien la question et le milieu. Nous avons donc passé tout un week-end, l’architecte et moi, pour découper le projet en un millier environ de petites tâches bien définies, classées par métier, puis planifiées et évaluées en coûts de réalisation.
Nous avons convoqué les petites et moyennes entreprises du canton et leur avons proposé le travail en les assurant d’un paiement immédiat au fur et à mesure de l’avancement. Pour la plupart d’entre elles, c’était un ballon d’oxygène inespéré. Elles ont donc lâché immédiatement tous les chantiers en cours et attaqué nos travaux sur le champ. Je ne vais pas détailler ici le fonctionnement vraiment frénétique de ce chantier extravagant. Il y eut, bien sûr, beaucoup d’incidents, et de nombreux problèmes furent résolus par des décisions radicales, en contradiction fréquente avec les conditions administratives initiales d’agrément.
Sachez donc que, début décembre, les travaux étaient pratiquement achevés, et que nous en avons informé le Ministère de tutelle, celui des Affaires Sanitaires et Sociales. Contrairement aux bâtisseurs, le contrôleur du ministère disposait administrativement de trois semaines et il prit tout son temps. Il n’effectua sa visite que trois jours avant Noël, accompagné d’un représentant régional des associations déléguées, tout deux paraissant d’humeur sombre et marquant une hostilité manifeste fort inhabituelle. Refusant le café proposé et déniant tout accompagnement, ils commencèrent immédiatement la visite et revinrent assez vite en discutant ferme, se disputant presque. Du bureau où je me tenais à distance par discrétion, j’entendis une conversation stupéfiante. Je n’en croyais pas mes oreilles. Je découvrais que les deux personnages étaient venus pour couler ensemble le projet, non pas pour l’agréer. Ils regrettaient de ne pouvoir le faire. Les personnes handicapées de tout l’arrondissement en avaient un besoin urgent et le représentant régional des associations aurait du soutenir vivement une réalisation répondant aux besoins des familles.
Dans une intention incompréhensible, il tentait pourtant visiblement de bloquer un équipement pratiquement achevé. Je l’entendis proposer de retarder l’agrément de quelques jours, la fin de la semaine étant fériée. L’ouverture serait alors datée du lundi et il ne resterait que trois jours pour fonctionner avant la fin décembre, faute de quoi l’autorisation serait caduque et le projet enterré. J’étais stupéfait et complètement écoeuré. L’inspecteur du Ministère délivra finalement d’un air fort innocent les procès verbaux de visite, en disant que les locaux étant conformes, il avait signé les autorisations d’ouverture. Celles-ci portaient la date d’autorisation de fonctionner cette année à partir du lundi 29 décembre, un piège discret qu’il fallait déjouer immédiatement. J’ordonnai d’ouvrir à minima les deux établissements le lundi matin dès neuf heures, en sélectionnant trois candidats également demandeurs d’un accueil en foyer qui pouvaient être présents lundi et mardi pour y passer au moins une nuit. Le personnel nécessaire fut temporairement déplacé, puis on ferma tout le 31 décembre à midi.
Je dictai alors à ma secrétaire une circulaire pour informer les administrateurs de l’agrément officiel obtenu pour les deux établissements à dater du lundi 29, ajoutant que j’avais ordonné leurs ouvertures immédiates, en raison de l’urgence des besoins de certains demandeurs. Je rédigeai également des lettres officielles informant la Préfecture des deux ouvertures effectives en veillant à bien en préciser la date, et, pour ne rien laisser au hasard, je postai moi même ces courriers avec les factures de fonctionnement des deux jours datées du 31 décembre. Et je me mis enfin en congé pour la semaine suivante, soudain envahi par une grande fatigue.
Cette période de fin d’année n’est jamais très reposante. Il y a toutes ces fêtes. Les jours sont très courts et le temps est généralement froid ou neigeux. Cette année là, les enfants étaient enrhumés et restaient enfermés dans la maison. Cette semaine de repos était vraiment bienvenue mais cela ne dura guère. Dès le soir du troisième jour, le président de l’association m’appelait pour une réunion urgente sans en préciser le sujet. J’étais un peu intrigué, mais pas vraiment inquiet. L’année s’était écoulée normalement, sans incident majeur avant la clôture. Et, concernant les deux nouvelles ouvertures, les objectifs avaient été atteints de façon inespérée grâce aux énormes efforts de toutes les personnes et entreprises impliquées dans cette action.
Je déchantai vite. Une seule autre personne était présente, un administrateur âgé qui jouait un rôle fort important puisque chargé du contrôle financier. Il paraissait fort nerveux et très tendu. Il avait visiblement déjà discuté longuement avec le président qui restait silencieux mais attentif.
L’attaque fut immédiate. Le vieil administrateur demandait communication des résultats comptables des exploitations des différents centres pour l’exercice qui venait de s’achever. Cette demande incongrue était de parfaite mauvaise foi. Á cette époque presque dépourvue d’informatique, aucune entreprise, grande ou petite, n’était en mesure de sortir des résultats comptables au moment précis de la clôture de l’exercice. Il fallait au moins attendre que les factures de dépenses soient rentrées et que les recettes des services soient établies pour tenter une première approche des résultats. Cela prenait toujours plusieurs semaines même avec l’aide des experts comptables. Je remarquai le désarroi croissant du président et tentai vainement de rétablir la réalité, sans réaliser qu’en raison des fêtes de fin d’année, le personnage intervenant n’était peut être pas au courant de l’agrément récent des deux nouveaux établissements. J’ai su plus tard qu’il jouait simplement et naïvement, un rôle de complice qui lui avait été confié. On l’avait chargé d’alarmer vivement le président et d’initier un climat d’insécurité financière au niveau du Conseil avant d’annoncer la rupture de trésorerie liée au refus d’agrément.
Mais d’autres évènements devaient marquer cette période agitée. Trois de nos filles se marièrent la même année, mais pas en même temps. La maison nous parut soudain trop grande, et bien vide (comme le compte en banque).
Chapitre 6.
Ce début janvier, mon acharnement à compléter les énormes travaux prévus et à solliciter l’agrément dans ces délais théoriquement impossibles, avait évité le piège et cassé la tentative de prise de pouvoir. La donne était changée, mais mon interlocuteur ne l’avait pas compris. Il n’était pas sur le même terrain car il visait ardemment la présidence ; il voulait être calife à la place du calife. En l’occurrence, il n’avait ni bonnes intentions, ni bonnes informations et ne pouvait rien entendre. J’appris même, par la suite, qu’il avait pris des contacts pour pallier mon départ programmé. Finalement, je m’emportai en arguant de sa mauvaise foi évidente. Le président tenta de calmer le jeu, puis s’énerva et mit fin soudainement à la réunion qui se termina en queue de poisson.
Ce soir là, je rentrai chez moi assez désemparé. J’avais pensé que l’on parlerait surtout des deux nouveaux centres, des embauches nécessaires et des priorités d’admission des demandes les plus urgentes. Cinquante familles en grande difficulté attendaient ces ouvertures avec une angoisse certaine, et le président était constamment sollicité à ce sujet. Or, la question n’avait même pas été abordée. J’aurais voulu expliquer que les autorisations de fonctionnement garantissaient les amortissements des investissements et le remboursement des emprunts engagés. Á aucun moment je n’avais pu en parler et je me reprochais de n’avoir pas été assez convaincant. Je me sentais assez épuisé et incompris. Profondément découragé, j’allai rapidement me coucher sans rien pouvoir avaler et restai bien longtemps éveillé dans l’obscurité de la nuit.
Au petit matin, un sérieux malaise provoqua mon réveil. Je se sentais extrêmement faible et nauséeux. Une vive douleur enserrait ma poitrine, jusqu’à la ceinture et je transpirais abondamment. Sujet à de fréquents maux d’estomac associés aux situations de stress, je pensais que la contrariété de la veille avait troublé ma digestion. Je prit donc un cachet calmant avec un grand verre d’eau et attendis que la douleur diminue avant de me lever un peu plus tard que d’habitude.
Ma femme s’inquiétait un peu, mais deux enfants étaient grippés et la maladie pouvait être contagieuse. D’ailleurs, depuis mon réveil, je toussais fréquemment d’une petite toux sèche et douloureuse. Le médecin passa dans la matinée pour examiner les petits. Pendant qu’il rédigeait son ordonnance, il m’entendit tousser à plusieurs reprises et dressa l’oreille.
« Laissez-moi donc vous ausculter aussi, s’il vous plait, Monsieur », demanda-t-il, et il s’attarda assez longtemps, avec son stéthoscope. « Je voudrais que vous acceptiez de consulter rapidement un cardiologue », dit-il enfin.
« Ce que j’entends ne me plait pas du tout ».
Ma femme et moi étions stupéfaits. Le docteur nous donna quelques explications qui n’étaient pas très rassurantes. Il proposa d’obtenir un rendez-vous urgent et s’en fut vers d’autres patients. L’année nouvelle commençait mal. La semaine suivante, je rencontrai le cardiologue pour un premier examen. J’appréhendai les résultats et mon attente ne fut pas déçue. « Je pense, Monsieur, me dit-il, que vous avez fait un infarctus. Vous allez devoir prendre de sérieuses précautions. Pour commencer, il va falloir diminuer sérieusement votre charge de travail. Et, en attendant des examens plus approfondis, je vais vous prescrire immédiatement un traitement pour dilater vos artères. C’est presque de la nitroglycérine, mais rassurez-vous, cette forme n’explose pas. ».
J’étais atterré. Á mon niveau de responsabilité, tout arrêt de travail était exclu. Un cadre en charge de la direction générale d’une entreprise, quelle qu’elle soit, ne peut ni s’arrêter ni ralentir ; il ne peut que partir de lui-même ou être démissionné. Je décidai quand même de limiter ma présence quotidienne à l’après midi pendant deux semaines.
Les résultats comptables sont établis en début d’année. Cette période est donc celle d’un travail administratif considérable. De plus, la nouvelle décentralisation administrative s’était traduite par une énorme complexification dans la présentation des comptes d’exploitation et des bilans. En France, toute tentative de réforme, à quelque niveau que ce soit, engendre automatiquement une inflation de paperasse. Mais cette fois, cela dépassait la mesure ; il avait fallu créer mille comptes environ par établissement, et l’association en gérait alors déjà huit. Les comptes bancaires avaient aussi été multipliés de façon déraisonnable (37), et nous avions plus de quarante caisses de prise en charge pour les seuls établissements pour enfants et trois ministères de tutelle pour ceux des adultes.
Je commençai donc le traitement prévu. J’avalai la prescription de trinitrine, et j’entrai en enfer. Ce médicament n’est pas explosif mais il dilate toutes les artères à commencer par celles du cerveau. Je souffrais souvent de migraines occasionnelles qui sont précisément provoquées par la dilatation excessive des artères cervicales. Dans ce terrain particulièrement sensible, l’effet des minuscules cachets fut dévastateur. De terribles maux de tête s’installèrent en permanence, perturbant considérablement ma capacité de travail. Je pouvais à peine conduire, limitant mes déplacements aux trajets domicile travail. Dans cette situation intenable, le médecin proposa des tranquillisants. L’effet empira car ma mémoire fut rapidement fort altérée. Après quelques semaines j’avais oublié le matin tout ce que j’avais fait la veille et mon efficacité en souffrait beaucoup.
Tout le monde commençait à s’en rendre compte lorsque, fin juin, le cardiologue m’annonça qu’il pensait s’être trompé et qu’il ne s’agissait pas d’un infarctus mais de la rupture d’un des trois piliers de la valve mitrale. C’était pire mais le traitement différait. L’annonce me libérait. J’ai alors abandonné la trinitrine et les tranquillisants, et j’ai retrouvé rapidement toute ma capacité de travail. Il était temps car les fonctionnaires du Ministère n’avaient pas pardonné les difficultés créées par les agréments forcés des deux nouveaux établissements. Comme ils avaient prévu un refus d’ouverture, ils n’avaient pas programmé les dépenses nécessaires.
Ils se trouvaient devant des impasses budgétaires, et devaient bien évidemment s’en expliquer et contourner la difficulté. Ils délivrèrent fort progressivement les autorisations de dépenses en les étalant au long de la première année. Mais cela ne mettait pas en cause les remboursements d’emprunts ni les dotations d’amortissements. Seules les familles en attente furent temporairement frustrées sans que la trésorerie associative eut jamais à en souffrir. J’eus, par contre, à supporter, pendant le reste de ma carrière, les vindictes associées des personnes concernées, dont l’inspecteur du Ministère et le représentant régional des associations, mais aussi celle du vieil administrateur qui devint d’ailleurs un jour président, (me donnant alors l’occasion de lui rendre enfin sa monnaie !).
J’avais été un peu troublé par la relative coordination qui semblait relier les rôles joués par les différents acteurs de ce qui m’apparaissait comme une tentative de prise de contrôle de l’association, particulièrement par l’action apparemment conjointe des trois personnes visées, et je les rapprochai bientôt de plusieurs visites imprévues qui m’avaient étonné perdant le déroulement du chantier. Certains membres du personnel, nullement concernés par l’opération en cours, étaient passés plusieurs fois pour se renseigner sur l’avancement des travaux, sous prétexte de simple curiosité (des sous marins probables, en quête d’informations).
Plusieurs associations sœurs avaient connu dans les dernières années d’étonnantes ruptures de trésorerie qui les avaient conduites à une tutelle administrative sévère et à une totale perte d’autonomie. Quelques coups de fil confirmèrent mes soupçons. (Il faut bien que les réseaux relationnels servent à quelque chose). Un regroupement sournois était en bien cours au niveau départemental, voire même régional, organisé d’en haut, et impliquant ce que j’étais tenté d’appeler la complicité de l’inspecteur du Ministère et du représentant associatif régional afin de provoquer des problèmes financiers sérieux comme ceux qui avaient entraîné la réorganisation autoritaire puis la mise sous tutelle de ces associations locales défaillantes. Je n’osai croire ce qui me venait à l’esprit.
Á mon niveau de responsabilité locale, je devais réagir. Il m’apparaissait inutile d’informer le président qui ne me croirait jamais et risquait de prendre des initiatives qui me mettraient personnellement en danger. Je devais déjà assumer mes graves problèmes cardiaques et devais éviter de créer un stress supplémentaire. Après réflexion, je décidai de commencer par sécuriser ma fonction sur le plan contractuel puis de travailler à renforcer les structures associatives dans ses aspects statutaires et réglementaires et surtout dans son assise financière. Tout cela constituait d’ailleurs un tout. Dans le cadre de ma fonction d’administration générale, je passai l’essentiel du mois d’août à élaborer un projet verrouillant les statuts, puis une nouvelle rédaction du projet associatif, (Règlement souvent négligé quoique obligatoire pour toutes les associations 1901 assumant une délégation de mission publique). J’y ajoutai un cadre d’organigramme de tous les personnels utilisés dans les divers établissements en détaillant bien les missions de mon propre service, un texte étudié et précis qui joignait en fait la fonction de directeur général des établissements à celle de secrétaire général de l’association. L’assemblée générale, convoquée début septembre, approuva sans problème l’ensemble du projet et je me retrouvai donc dans une bien meilleure position personnelle pour la suite de l’aventure.
Au Ministère, ces décisions furent reçues avec une fureur non dissimulée, et il en fut de même du représentant associatif régional qui intervint au cours du Conseil de fin d’année pour reprocher aux administrateurs d’avoir abandonné leur pouvoir, (celui là même qu’il s’apprêtait paradoxalement à leur confisquer). « Ainsi sont les hommes de double visage et de mauvaises intentions ». Après cette remise en ordre administrative et la reprise en main des structures fonctionnelles, il restait à sécuriser les bases financières. La forte inflation aidant, je m’attachai à solder tous les anciens emprunts, proches de leurs termes, souvent garantis par des hypothèques qu’il devenait alors possible de lever en libérant le patrimoine correspondant. Cette politique associée à une grande rigueur dans la gestion des investissements produisit assez rapidement une sérieuse amélioration des bilans. Mais hélas, sur le plan relationnel, je me rendis rapidement compte que bien des choses avaient changé autour de moi.
J’avais de plus en plus de difficultés pour accéder aux informations nécessaires aux prévisions de gestion. Dans les réunions professionnelles, j’étais fort isolé et mes pairs semblaient me fuir. Un de mes amis s’en excusa, me disant qu’il avait consigne de ne plus me côtoyer ni m’adresser la parole, et une de mes directrices me dit qu’il lui était interdit de m’informer mais qu’elle avait pleuré quand elle avait appris ce qu’on organisait autour de moi.
« L’ostracisme, disait Baudin, est le droit que se réserve une société politique de prononcer le bannissement de ceux de ses membres qui, quoique irréprochables, lui causent de l’ombrage ».
C’est une forme très pénible d’exclusion sociale qui nous vient des anciens Grecs. La sentant organisée d’en haut, je la vivais fort mal, blessé dans mes amitiés et mes sympathies. Encore aujourd’hui, l’amertume et la rancœur me saisissent lorsque j’évoque ces souvenirs. Heureusement j’avais encore quelques amis en dehors du cadre associatif strict de l’ASS, en particulier à la Justice. Ils m’invitèrent à leurs congrès où je trouvais l’essentiel des informations utiles qui m’étaient devenues localement inaccessibles. Je n’étais donc pas trop gêné sur le plan professionnel, même si, affectivement, j’étais fort touché,. Par contre, ces congrès éloignés me contraignaient à des déplacements fort importants dans la France entière, de Paris à Rennes, Grenoble ou Avignon, et je sentais bien qu’ils affectaient sérieusement mon cœur évidemment bien fragilisé.
Le cardiologue m’avait bien prévenu que la rupture d’un second pilier de la valve mitrale pouvait être fatal, mais je ne pouvais qu’essayer de tenir. Ce cœur continuait à dérailler et me donnait bien du souci. J’eus droit sans succès à un cathétérisme péricardique puis à plusieurs tentatives de « cardioversions », de puissants chocs électriques visant à rétablir un rythme cardiaque normal, (400 joules, ça laisse des brûlures !). Le spécialiste semblait patauger. Je devais, disait-il, marcher une heure par jour, et je me mis donc à marcher, par tous les temps, été comme hiver, sous le soleil et sous la pluie, et, j’en vins à battre tous les miens dans la discipline.
Marcher ainsi en ville, sans but véritable, est fort lassant, même si en une heure, avec l’entraînement, on fait bien du chemin. Le décor est vite connu, et si l’on s’efforce de changer un peu d’itinéraire, la ville paraît bientôt bien petite. Je repérai vite tous les bancs des jardins publics et tous les porches où s’abriter des averses. Sous le ciel gris du Nord, je finis par emporter un tout petit parapluie et un téléphone portable. Je rencontrais toujours les mêmes personnes, surtout des vieux cardiaques et des diabétiques avec des sujets de conversations limités aux aléas météo et des problèmes de santé proches des miens.
Malgré le soutien de ma famille, je me sentais peu à peu sombrer dans la dépression et la désespérance. Dans cette situation, la seule vraie solution c’est l’acharnement au travail. Je me lançai alors éperdument dans des activités inédites, et j’appris, entre autres choses, à programmer un micro-ordinateur dans des langages aujourd’hui obsolètes, je m’initiai à la langue allemande puis m’entraînai à jouer de l’orgue, je peignis plusieurs tableaux (d’une très sombre facture), et commençai à écrire mes deux premiers livres dont la complexité des contenus et l’érudition m’étonnent encore maintenant. Ce pénible état de choses perdura six ou sept ans, jusqu’à mon départ en retraite, avec des hauts et surtout des bas, mais mon cœur fatigué tint bon et je pus survivre tout en créant trois nouveaux établissements malgré tous les obstacles administratifs et techniques que l’on s’ingénia à édifier contre mon action. Le temps passait cependant, inéluctable, et j’espérais qu’il annihilait peu à peu les problèmes et les mauvaises intentions.
Pourtant, le harcèlement s’intensifia. Les gens du Ministère s’ingénièrent à diminuer progressivement mes moyens d’action en réduisant d’autorité la dotation budgétaire de mon service, (sans trop d’effet car j’avais eu le temps de mettre en place une informatique assez performante). Ensuite, une insidieuse et sournoise campagne de diffamation mettant en cause mon intégrité amena un nouveau président de l’association à ordonner un double audit, financier et fonctionnel, par un gros cabinet d’expertise. Cela coûta fort cher, mais je fus finalement blanchi sur tous les plans. Fort gêné, le président s’en excusa ensuite, me révélant alors l’origine des problèmes qui prenaient leur source aussi haut que je le pensais.
Et voici donc qu’à la fin de l’été quatre-vingt-neuf, arriva le jour attendu de ma retraite. Deux mille jours s’étaient écoulés entre cette assemblée générale cruciale de 1982 et la fin de ma carrière, mais je dois avouer que chacun de ces jours fut à compter parmi les plus difficiles de ma vie. Après sept longues années de cet ostracisme cruel, advint enfin la dernière heure du dernier de ces jours, certainement la plus pénible parmi tant d’autres bien difficiles. Cette dernière heure, je dus même la vivre tout à fait seul, porte fermée, sans que personne vienne me souhaiter quoi que ce soit. En silence, donc, à la dernière minute du dernier soir, j’éteignis la lumière et je verrouillai avec soin un bureau que l’on devait détruire le lendemain. J’entendis, avec une émotion certaine, le bruit si léger mais tellement définitif du trousseau de clefs lâché dans la boîte aux lettres, puis je tournai le dos à ma vie professionnelle et j’entrai, fièrement, définitivement, et de mon plein gré, dans le cimetière des vieux éléphants.
Un peu culpabilisé, le président organisa cependant une belle réception de départ deux mois plus tard, (donc bien trop tard !).
Je voudrais, à ce point du récit, attirer l’attention sur un point particulièrement important. Il y a dans le Monde une loi méconnue, et pourtant bien réelle. Elle est liée au réel pouvoir créateur de l’Homme et à sa capacité à faire du Mal une réalité. Voyez à ce sujet les leçons de l’Histoire, fort instructives en la matière. Un combat conduit toujours à une victoire ou à une défaite. L’action maléfique volontaire engendre une potentialité effective, laquelle est bien plus qu’un mot. Par nature, elle doit se réaliser par la dégradation de l’objet visé. Quand le but est atteint, le mal est fait, le moteur est éteint et l’action engagée est résolue par là même. Mais, si l’objectif résiste et que l’attaque échoue, la force créatrice persiste, et c’est l’attaquant qui en doit en payer le prix. Formé dans le dur moule de l’industrie, je résistai sept ans. La force destructrice invoquée se retourna alors, et les attaquants subirent des dommages considérables. Mais ceci est une autre histoire. Comme l’a si bien dit l’abbé Wiel à Outreau, le pardon concerne toujours deux personnes. L’offenseur doit le demander pour que l’offensé l’accorde. Sinon, ce n’est pas un vrai pardon. Le second peut parfois réussir à se libérer, mais sans la demande, la faute demeure sur l’auteur, même si l’autre en accepte l’oubli.
Il y a quelques années, j’appris la mort subite du personnage qui avait tant travaillé à me détruire. La nuit suivante je rêvai que j’allais sur sa tombe pour une réconciliation posthume. Je n’avais évidemment rien apporté. Dans tous les cimetières il y a un endroit où jeter les déchets. Je tentai d’y découvrir une fleur pas trop fanée qui aurait gardé quelque apparence. Je finis par trouver, et dans les ordures, je recueillit avec précaution une rose un peu passée que je voulais déposer sur la pierre. Malgré toute la souffrance qu’il m’avait imposée, il me semblait que cette froide tombe était celle d’un vieux compagnon perdu. Je n’ai jamais pu me défaire d’une amitié donnée. Je voulais seulement faire ce que je croyais convenable en léger souvenir d’un sentiment gâché, faible relique rappelée du plus profond de ma mémoire.
Après un court instant de silence, je déposai donc sur la dalle cette triste fleur abîmée, pauvre rose meurtrie, image de mon coeur libéré de sa haine. Mais, muré dans sa tombe et à jamais muet, l’autre avait conservé le secret de la sienne.
Chapitre 7.
Mon départ en retraite se traduisit immédiatement par une réduction d’activité extrêmement frustrante. Et, très vite, j’en vins à m’ennuyer sérieusement. Auparavant, chaque matin, je commençais la journée, arrimé au Minitel, (l’Internet de l‘époque), pour vérifier les opérations bancaires, vingt-six comptes en tout. C’était assez rapide car à ce niveau de contrôle, on ne regarde guère que les chiffres qui dépassent à gauche, ceux de droite comptent pour zéro. Le courrier suivait avec souvent plus de cent lettres et la suite à donner. Tout cela avant neuf heures. L’horaire d’ouverture des établissements était aussi celui de l’arrivée des mangeurs de temps, ces gens qui ont toujours des problèmes à résoudre et qui vous demandent de le faire pour eux. Avec la retraite, avant neuf heures, la seule affaire était le petit déjeuner.
Au bout de peu de temps, je fus cependant sollicité pour rédiger les statuts d’une association 1901 qui prétendait à la relance économique du canton. La rédaction de statuts est l’une de mes spécialités et j’en ai élaboré pas mal, y compris pour des entreprises privées. J’ai cru un temps à la réalité de cette ambition et j’ai beaucoup travaillé sur le contenu de ce projet. Puis, les élections approchant, j’ai du constater qu’il s’agissait d’un groupe de politicards ambitieux qui ne visaient guère qu’à détrôner les gens en place, et je les ai quittés. Parmi les activités nouvelles que j’avais alors étudiées, il y avait le projet d’une entreprise de numérisation des collections fort mal connues qui dorment dans les réserves de tous les musées de France. Nous avions fait des essais de transmission entre Paris et Nantes et nous avions démontré la faisabilité (inédite à l’époque) d’une reproduction imprimée en couleur, à la demande et dans un lieu distant, d’un item quelconque de la collection (Ce qui, à l’époque, était révolutionnaire). Les perspectives locales étaient importantes, y compris en matière d’emploi. Je contactai le député local qui réussit à intéresser trois ministres à l’étude du projet. Je commençais à y croire mais le destin se mit en travers.
En 1991, j’avais accepté d’assumer temporairement la gérance d’une petite SCI familiale qui aménageait un cabinet médical en réhabilitant une ancienne maison de ville. Les locaux n’étaient pas en bon état, et la fragilité de la charpente d’une annexe avait conduit à en remplacer la toiture. Pour des raisons pratiques, on avait prévu d’utiliser de grandes plaques d’acier laqué avec une isolation sous jacente et j’avais accepté de les réceptionner à l’arrivée du camion. Comme souvent maintenant, le chauffeur était seul et me demanda de prêter la main au déchargement. Tout semblait bien se passer quand il laissa soudain le paquet de tôles glisser de mon coté. Je tendis les muscles et bloquai ma respiration pour le retenir.
C’était un effort interdit. Le souffle me manqua et mes jambes faiblirent. Le second piler de ma valve mitrale venait de se rompre. Je dus m’asseoir sur le bord du trottoir, laissant le chauffeur régler seul son problème, et je rentrai fort difficilement chez moi. Le cardiologue appelé de suite parla tout de suite d’une urgence absolue mais les choses n’étaient pas si simples.
Je dus m’allonger complètement en attendant qu’un créneau se libère dans le planning d’interventions chirurgicales de la Cité Hospitalière Régionale. Le professeur qui me reçut était d’une humanité remarquable. Il prit le temps de m’expliquer précisément les difficultés et les risques que présentait la situation à l’âge qui était alors le mien, en raison de la durabilité limitée des greffes de valves animales, ainsi que des problèmes liés à l’utilisation de valves mécaniques. Il pouvait pourtant y avoir une assez faible chance qu’il puisse réparer la valve déficiente plutôt que la remplacer. L’opération, alors assez risquée, condamnait à l’époque, un patient sur six, et plus le temps passait, plus je prenais conscience de la gravité de mon état. Je faisais chaque nuit le même cauchemar, celui d’un mur de béton avec une trappe métallique au milieu, seule issue, bien trop petite pour mon corps qu’il faudrait donc mutiler pour échapper.
Quatre mois difficiles passèrent. Ma femme disposait d’un numéro d’urgence en cas de nécessité mais je pus atteindre la date prévue et j’entrai donc en hôpital pour tenter de sauver ma vie. Je passerai sur toute la préparation relative à l’intervention. Sachez cependant que j’ai prié le professeur de tenter de réparer ma valve plutôt qu’une greffe animale ou mécanique. Il me promit de m’opérer lui-même et faire tout son possible. Et il tint sa promesse. J’étais encore un peu conscient en arrivant au bloc opératoire car j’avais voulu pouvoir dire à ma femme que je l’aimais avant que l’on m’emmène. Il me sembla que la salle était pleine de monde, et puis ce fut le noir. L’intervention était alors longue et compliquée. J’ai su qu’elle avait commencé vers huit heures et ne s’était achevée qu’en fin d’après midi.
Pour aborder le cœur, le thorax fut ouvert en coupant le sternum avec une scie électrique et on força fort énergiquement l’écartement des cotes pour dégager la zone de travail. On établit une dérivation de la circulation dans un appareil d’oxygénation qui relayait la pompe cardiaque. Puis le cœur fut refroidi jusqu’à obtenir qu’il s’arrêta et resta à l’arrêt tout le temps nécessaire. Le chirurgien ouvrit largement l’organe pour inspecter la valve, à fin de décider de ce qu’il pouvait faire, la recoudre, la remplacer, ou réparer les cordages. En fin de réparation, il mit en place un anneau (anneau de Carpentier) de manière à ce que la valve soit bien étanche. On referma ensuite tout ce qui avait été ouvert. Lorsque le travail fut terminé, le cœur fut lentement réchauffé. En principe, il devait repartir de lui-même.
Finalement, le mien repartit. Á peine conscient, dans la salle de réanimation, j’entendais seulement le bruit sourd et régulier du respirateur qui forçait mon propre souffle à suivre son rythme, tandis qu’une énorme canule enfoncée dans ma gorge, me faisait bien mal. Tout mon corps d’ailleurs n’était que douleur, mais j’étais étroitement lié au brancard et je ne pouvais qu’essayer de régler ma respiration sur le bruit de l’appareil pour éviter le choc de l’air insufflé à contre temps. La canule me faisait tellement souffrir, qu’avec mes dents et ma langue je réussis à la faire sortir d’un ou deux centimètres. Un surveillant s’en aperçut et la remis aussitôt en place encore plus douloureusement. Et je restai ainsi, passif et fort dolent jusqu’à ce que le chirurgien passe enfin et se penche sur mon oreille en disant : « Je sais que vous m’entendez, Monsieur. Soyez rassuré, j’ai réparé votre valve et vous n’avez pas de prothèse ».
La suite, (et pour des semaines), ce fut d’abord de la douleur et encore de la douleur. Dans cette intervention, les poumons s’emplissent d’eau qu’il faut évacuer en toussant, mais comme toutes les côtes ont été luxées en ouvrant de force la cage thoracique, cette toux obligatoire parce que nécessaire, est très douloureuse.
Á cette époque, la kiné respiratoire imposée utilisait deux petites bouteilles reliées par un tuyau de plastique et il fallait faire passer un liquide d’une bouteille à l’autre le plus souvent possible. On toussait beaucoup, et parfois on en pleurait. Ma femme tentait de m’aider en me comprimant les côtes. Je me souviens aussi, de fils qui sortaient de la poitrine et qui étaient reliés au cœur au cas d’une éventuelle nécessité de choc électrique. Lorsqu’on a voulu les enlever, j’ai entendu un grand cri aigu d’enfant, et puis je me suis rendu compte que c’était moi qui criait. Un médecin est ensuite venu les retirer très patiemment, un millimètre à la fois, et tout c’est terminé.
Et puis j’ai réappris à utiliser les escaliers, marche par marche au début, un étage entier ensuite. Enfin, après dix jours, j’ai pu enfin rentrer chez moi toujours vivant et presque guéri, pour un temps, du moins. Puis, la vie a repris doucement avec une convalescence assez lente, et j’ai retrouvé l’essentiel de mes activités. J’ai alors contacté le Ministère de la Culture qui était porteur de mon projet de numérisation pour les musées. Dans les relations qu’on peut avoir avec les gens des ministères, il y a un rituel qu’il faut connaître. Après un filtrage cérémonieux à l’entrée, un huissier chamarré vous conduit à votre rendez-vous. Vous parcourrez de longs couloirs garnis d’armoires des deux cotés, avec de nombreuses portes et des tapis brosses à l’entrée. Plus grand le tapis, plus importants le personnage. Chaque couloir a ses beaux quartiers. En fonction de la taille, on peut donc jauger l’intérêt suscité par l’entrevue. Il y a dans les ministères des luttes fratricides, des trahisons et des petits meurtres entre amis pour quelques centimètres de paillasson.
En général, on y est reçu par un jeune sous-préfet et ils sont légion en ces lieux. Les locaux de réception se ressemblent tous. Meublés du fort somptueux mobilier national, ils comportent un joli bureau avec un grand fauteuil bien confortable d’un coté et deux simples chaises en face. De l’autre coté, au long du mur, il y a toujours un canapé, un petit fauteuil et une table basse. Si l’on vous reçoit devant le bureau, sur les chaises, sachez que c’est fichu. Si vous êtes invités à vous asseoir sur le canapé, ce n’est pas pour une promotion mais c’est déjà un très bon point, et si le maître des lieux vous propose un café, tout va pour le mieux pour votre projet. On n’en parlera guère, votre interlocuteur n’y connaît rien. Il a jeté un rapide coup d’œil sur le dossier qu’on vient de lui apporter pour pouvoir en dire deux mots. Il n’est pas là pour en discuter. Il a juste mission de vous recevoir sur une chaise ou sur le divan, et il n’en sait pas beaucoup plus.
Dans tous les cas, il vous parlera avec la plus grande affabilité et vous donnera tous les encouragements possibles. Mais le langage symbolique des chaises et du canapé est parfaitement clair pour les initiés. Lors de mes précédents contacts, j’avais eu droit au canapé, ce fut la chaise à mon retour mais, par gentillesse, on l’avait placée sur le coté, non pas en face du bureau. De là je voyais tout en bas les étranges colonnes blanches et noires de Buren. J’appris enfin que pendant ma convalescence, le projet avait été confié aux Musées de France, (qui en firent d’ailleurs absolument autre chose). On me proposa en compensation une mission culturelle en Russie, inacceptable alors dans mon état physique. Sic transit gloria mundi ! En souvenir, j’ai conservé les lettres et les autographes des trois ministres avec la copie approuvée du projet initial. Il ne faut surtout pas en vouloir aux ministres. Ils n’y sont pour rien. Ce ne sont pas les grands personnages qui gouvernent la France. Hélas ! Ce sont les petites gens des ministères.
Le chirurgien qui avait réparé ma valve avait effectué un fort remarquable travail de couture sur mon thorax. Il avait fait de nombreux petits points serrés et on ne voyait presque rien. Je l’en remerciai au cours d’une visite de contrôle, mais il me mit en garde. « Attendons quelques temps, dit-il, les cicatrices n’évoluent pas toujours comme on l’espère, surtout sur le thorax ». Il avait malheureusement raison. La cicatrice n’évolua pas favorablement. Après quelque temps, elle se mit à bourgeonner et à s’élargir de façon étrange, formant un gros et épais bourrelet, différant fortement de ce qui avait suivi les diverses blessures que j’avais subies. Je consultai mon généraliste qui ne sembla guère s’en inquiéter. Il me proposa de la pommade de cortisone, qui n’eut aucun effet vraiment notoire.
Je décidai enfin d’aller voir un dermatologue, mais, à l’époque actuelle, la médecine devient, d’une certaine façon, paradoxale. Les jeunes en bonne santé quittent leurs vieux parents usés ou malades pour des emplois nouveaux dans les grandes villes, et les médecins suivent les jeunes, ou s’en vont au soleil. Les vieux ont donc beaucoup de mal à se faire sérieusement soigner, sauf à recourir aux grands hôpitaux régionaux.
C’est ce que j’aurais du faire d’ailleurs, car j’attendis quatre mois pour un rendez-vous chez un vrai dermato qui déplora de se trouver devant une cicatrice chéloïdienne assez avancée, une grosse excroissance en forme de lésion épaisse, caoutchouteuse et colorée sur mon thorax. Ces cicatrices inesthétiques sont probablement liées, me dit-il, à une prédisposition génétique mais en principe, elles ne sont pas contagieuses. Elles provoquent souvent d’assez fortes démangeaisons et deviennent parfois douloureuses, (la mienne l’était).
Il faut aussi bien comprendre, ajouta-t-il qu’elles ne régressent jamais spontanément et qu’elles peuvent même s’élargir progressivement. La situation se présente alors comme une cicatrisation qui ne s’arrête jamais et c’était ce qui se produisait sur ma poitrine.
Il me déconseilla vivement toute reprise chirurgicale et proposa de commencer immédiatement un traitement par cryothérapie répétée tout en déplorant le stade un peu tardif de la prise en charge. Il ne fallait pas espérer, dit-il, ramener la cicatrice à son état initial. Le traitement consiste en une congélation rapide et ponctuelle des tissus qui sont brutalement détruits.
Le praticien utilise une sorte de canule qui émet un jet d’azote liquide très
froid. Il la déplace lentement tout le
long de la zone concernée. C’est un processus assez désagréable, et même
douloureux. Après la séance, les tissus semblent avoir été superficiellement
brûlés. D’ailleurs, les soins à donner sont ceux qui suivent une brûlure. Un
léger pansement de gaze est appliqué, et la cicatrice soignée suinte et
parfois saigne pendant quelques jours.
Je me souviens qu’il fallait y adjoindre des onctions de crème à la cortisone mais je ne sais plus si c’était sur la plaie ou à sa périphérie. Le problème était surtout que l’amélioration espérée ne pouvait s’obtenir qu’au prix d’une répétition prolongée des séances. Le traitement dura presque un an et le résultat ne fut pas très satisfaisant. Le bourrelet fut aplati mais la cicatrice, irrégulière et dépigmentée, garda sa largeur de deux bons centimètres. Elle n’a pas changé depuis et barre toujours aussi fâcheusement ma poitrine.
Mais je n’en avais pas fini avec ce cœur. Les problèmes de cicatrisation externe s’étaient-ils reproduits à l’intérieur sur le muscle lui-même ? Toujours est-il que les troubles du rythme dont je souffrais depuis longtemps s’aggravèrent. Des symptômes plus caractérisés apparurent dont plusieurs pertes momentanées de tonus et de conscience amenant mon entourage à recourir au SAMU avec des transports urgents dans l’ambulance des pompiers. C’est une expérience assez angoissante que ces traversées de ville au son des sirènes et au mépris des feux rouges, lorsque, maintenu allongé sur la civière, on ignore ce qui va se passer dans les minutes qui viennent. Et puis, on arrive enfin aux urgences.
Là, et de façon paradoxale, le temps semble s’arrêter. La seule chose qui semble immédiatement bien fonctionner, c’est la partie bureaucratique, les contrôles de carte verte de la sécu et de la mutuelle. Un médecin passe fort vite et pose quelques questions rapides, puis, des heures s’écoulent. Parfois rien ne se passe, aucun contact, pas d’informations, jusqu’à ce qu’enfin, soudain l’on vous libère, ou que l’on vous roule dans un véritable service de soins.
Une autre aventure commence. En France, la plupart de ces chambres hospitalières d’urgence sont doubles. Vous allez donc faire connaissance d’un inconnu dont vous partagerez le sort, et lui le vôtre, bon gré mal gré. C’est souvent pénible, parfois comique. J’ai souvenir de plusieurs de ces compagnons d’infortune, et ne puis résister au désir d’en parler.
Je me souviens de cet adolescent prolongé, déficient intellectuel évident qui allumait la télévision vers quatre heures du matin, le son à fond, et qui refusait absolument de l’éteindre avant minuit. Il est sorti heureusement deux jours plus tard, à mon grand soulagement car j’étais épuisé.
Un vieux monsieur également dans mes souvenirs, en neurologie où l’on m’avait inexplicablement transféré suite à une amaurose transitoire (évidemment provoquée par des micro caillots dus à mes problèmes de rythme), un monsieur âgé qui bénissait d’un double signe de croix tous ceux qui entraient dans la chambre. Lui aussi laissait la télé allumée du matin au soir, non pas sur un quelconque programme des chaînes publiques, mais sur le programme publicitaire intérieur qui présentait tous les services de l’hôpital. Il trouvait de temps en temps, qu’il y avait décidément beaucoup de médecins dans ce feuilleton.
Et il profitait des soins qu’on lui donnait pour caresser audacieusement les soignantes, mais le coquin ne le faisait jamais quand sa femme était là. Cet autre aussi, charmant garçon au demeurant, qui me répondit quand je l’interrogeai sur son métier, qu’il était « élu ». Il l’était, semble-t-il, depuis si longtemps, qu’il paraissait n’avoir jamais eu d’autre activité que la conduite attentive de la mairie de sa petite ville.
En ce qui me concernait, les médecins semblaient beaucoup hésiter. L’un parlait de simple malaise vagal, et un autre d’importante et dangereuse arythmie. Je les entendis un jour s’accrocher au téléphone, se reprochant de se « refiler le bébé ». Le bébé décida alors de se prendre en main tout seul et prit donc rendez-vous avec le service cardiologique de l’Hôpital Régional, Sans aucune lettre de spécialiste, j’eus beaucoup de mal à être pris au sérieux. Ce ne fut qu’à la troisième tentative qu’un interne m’examina enfin attentivement, se déclarant assez inquiet de ce qu’il découvrait. Il me renvoya vers mon cardiologue habituel, mais, devant mon refus, accepta discrètement de m’orienter vers un niveau de compétence que nous dirons « plus satisfaisant ».
Nouvelle campagne d’examens dans un nouvel hôpital. On constata là que ma fraction d’éjection ventriculaire était tombée à 23%, ce qui était insuffisant, voire dangereux. Comme on ne pouvait plus faire grand-chose pour le muscle cardiaque lui-même, il fut alors décidé de le soulager en travaillant surtout sur le système périphérique, notamment en abaissant la tension. Au fil des années, mon vieux cœur se réorganisa progressivement pour réparer ses dégâts et cette fraction remonta lentement pour se rapprocher de la normale atteignant aujourd’hui presque 50%, avec de très faibles signes d’insuffisance mitrale ce qui était tout à fait inespéré à l’époque.
Chapitre 8.
J’ai déjà dit que je marchais beaucoup, trop peut être pour ma vieille carcasse. Il m’arrivait parfois d’être obligé de stopper, la jambe gauche bloquée par une crampe fort douloureuse. J’en vins à réduire les distances parcourues et à repérer les bancs publics et les endroits où je pouvais faire une halte en attendant que la souffrance s’apaise. Après quelques mois, le genou me faisait souvent bien mal, et j’avais des difficultés à m’endormir, la douleur persistant pendant un certain temps même en position allongée.
J’accusai d’abord des varices qui étaient apparues sur cette jambe, au fil du temps, sans que la droite en fut pareillement atteinte. Je pris donc rendez vous avec un angiologue qui commença par un examen clinique approfondi suivi d’un écho-Doppler, un examen d’exploration du réseau veineux par des faisceaux d’ultra sons. Je surveillais l’écran et je fus fort surpris par la finesse et la qualité des images que fournissent maintenant les appareils. Indolore, cet examen permet de visualiser en temps réel l’intérieur des vaisseaux et, en rouge et bleu, les flux sanguins qu’elles conduisent. J’eus droit ensuite à quelques séances de sclérose sur les atteintes les plus superficielles, le spécialiste n’envisagea pas d’aller plus loin en raison de mes autres pathologies. Il évoqua alors clairement l’hypothèse d’une arthrose de la hanche, potentiellement destructrice de l’articulation et me conseilla de rencontrer rapidement un chirurgien pour discuter de l’éventualité d’une prothèse.
Mon angiologue est fort consciencieux. Il pensa à une autre cause possible et poussa suffisamment l’examen clinique pour que j’en vienne à parler du système circulatoire de certains de mes proches dont la santé était altérée. Il en déduisit que notre famille pouvait porter un gène pilotant à terme une défaillance de l’aorte, cette artère majeure et vitale absolument essentielle à la circulation sanguine.
Il évoqua le« tueur silencieux » que pouvait être l’anévrysme aortique (Pathologie qui avait déjà tué mon oncle, et quil tua un peu plus tard l’un de mes frères). Il me conseilla d’explorer ce vaisseau sans trop attendre et nous convînmes d’un prochain rendez vous. L’écho Doppler révéla alors que le mal insidieux avait commencé son œuvre mais qu’il n’en était qu’au début de sa malfaisance. Une surveillance périodique suffirait pour garantir momentanément le suivi de son évolution.
On en revint donc à l’hypothèse d’une arthrose de la hanche, et à l’éventualité d’une prothèse. Une radio suivie d’un rendez vous avec le chirurgien confirma la chose.
« L’arthrose, me dit-il est une usure irréversible du cartilage de l’articulation. Elle ne guérit pas et s’aggrave toujours en entraînant des douleurs et des inconvénients croissant dans le temps jusqu’à l’invalidité totale. La seule solution est la mise en place d’une prothèse totale de hanche. Le but de l’opération est de supprimer la douleur et de rétablir les mobilités permettant la reprise de la marche et des activités habituelles. » J’utilise, poursuivit-il, la nouvelle méthode, dite mini invasive, qui limite les dégâts musculaires et facilite grandement la récupération.
Un problème important perdurait à l’époque, celui de la durabilité des prothèses, en fonction de leur matière de constitution. Nous convînmes donc d’une qualité déterminée pour une durée en rapport avec mon âge et engagèrent les préliminaires indispensables. Je dus revoir le cardiologue et obtenir son accord puis je rencontrai l’anesthésiste. C’est l’usage, et on en comprend bien l’utilité. Ce que je comprends moins, c’est que le médecin qui nous reçoit n’est pratiquement jamais celui qui nous endormira. Il faut répondre à de nombreuses questions, et on en arrive même à sympathiser. Et puis, l’anesthésiste annonce qu’il ne sera pas là le jour ou à l’heure de notre opération et que c’est une autre personne qui interviendra. C’est bien dommage car nous étions presque en confiance et il nous semblait évident que la méthode choisie l’avait été d’un commun accord, comme un contrat établi sans qu’il puisse être remis en cause à la dernière minute. On signe d’ailleurs un document établissant qu’on a été bien informé de tous les risques en relation avec l’intervention. C’est bien pourtant une modification de cet accord qui s’est produite avec cette prothèse de hanche.
Après un questionnaire méticuleux, répertoriant précisément tous les incidents qui avaient marqué les évolutions de mes diverses pathologies, nous étions convenus, l’anesthésiste et moi, qu’il était préférable de m’opérer sous anesthésie totale et non pas locorégionale. Mais, dans la salle, l’anesthésiste de service fit alors savoir qu’il comptait pratiquer une anesthésie par péridurale lombaire. On ne m’en avait pas informé, et si on me demanda mon avis ou mon accord, je n’en ai aucun souvenir, (mais j’avais déjà été préparé à l’intervention et mon état de conscience était fort altéré).
Je considère aujourd’hui que c’était une faute concernant l’éthique du métier et également une rupture de l’accord passé. Deux infirmiers (je remarquai alors qu’ils étaient bien robustes), se placèrent de part et d’autre de la table et engagèrent la conversation pour me distraire. Sous prétexte de m’aider à m’asseoir, ils me maintinrent fermement en me priant de me courber, puis le praticien intervint avec son trocart.
La péridurale (ou épidurale) est une technique consistant à introduire un cathéter dans l’espace péridural qui entoure la moelle épinière pour à y injecter les produits désirés, (analgésique, anesthésique, glucocorticoïde, etc..).
Ce mode d’anesthésie n’entraîne pas de perte de conscience. La respiration et les réflexes de protection des voies aériennes sont maintenus et le patient est plus vite sur pied. C’est cependant un geste technique assez douloureux qui nécessite pratique et précision dans l’exécution.
Ce praticien là semblait manquer des deux. Une première et douloureuse injection ne sembla suivie d’aucun effet. On me pinçait à répétition sans paraître croire que j’avais mal. Après dix minutes, il fallut recommencer, toujours sans résultat. On continuait à me pincer à répétition en tout laissant entendre que je simulais d’en souffrir. Finalement, le chirurgien se lassa et je l’entendis dire.
« C’est bon, les enfants ! On y va ! ».
Et il y alla ! Sans plus attendre. Il tailla vigoureusement dans ma cuisse en m’arrachant un cri de douleur. Il m’avait fait très mal et je l’exprimai avec vigueur. Et, à l’instant suivant, on m’envoya enfin chez Morphée (sans plus attendre).
Pour les lecteurs qui vont devoir recevoir une prothèse totale de hanche et qui appréhendent l’intervention, je vais tenter succinctement de la décrire, à ma façon bien sûr.
La nouvelle méthode chirurgicale dite mini invasive qui a beaucoup fait parler d’elle, semble être en voie de généralisation. Comprenons que tout acte chirurgical demeure pourtant une agression car le chirurgien doit forcer l’organisme du patient pour exécuter un geste souvent complexe. Il devra traverser certains tissus et parfois sectionner des structures anatomiques qu’il faudra réparer en fin d’intervention. Moins il aura fait de dégâts, plus les suites chirurgicales seront simples, moins l’intervention sera douloureuse et plus rapide la convalescence. Concernant la prothèse totale de la hanche, la prothèse elle-même, prend une certaine place, il faudra donc ouvrir !
La préparation d’une opération commence généralement par la dépilation du champ opératoire qui est effectuée à la tondeuse par une assistante. Il est bienséant de paraître indifférent et de feindre l’insensibilité pendant toute la séance. Le soir, il faudra prendre une douche au savon antiseptique et en prendre une seconde le matin, avant de descendre au bloc opératoire. Le patient y est allongé sur une table spécialement aménagée pour ce type d’intervention, (table de traction), et il est endormi par la méthode choisie.
Une courte incision est pratiquée à l’extérieur de la cuisse, à hauteur de la fesse, puis on prépare l’accès à l’articulation par la voie dite « anatomique » qui écarte les muscles sans qu’aucune structure musculo-tendineuse ne soit coupée.
Lorsque l’accès au col fémoral est réalisé, on le sectionne puis procède à l’ablation de la tête du fémur qui est extraite. L’extraction crée un vide qui permet un bon accès au cotyle et à la cavité du bassin. On procède ensuite à la mise en condition, (par fraisage), des os qui vont recevoir les divers éléments de la prothèse. On insère une cupule (cotyle) dans le bassin et une tige portant une tête sphéroïdale dans le fémur. On referme ensuite les gaines musculaires incisées puis on recoud les tissus sous cutanés et la peau.
L’intervention dure au total une à deux heures, mais avant de remonter dans sa chambre, l’opéré va rester en salle dite « de réveil», la salle de surveillance post-interventionnelle, au moins une partie de l’après-midi. Il pourra bénéficier de l’aide d’antidouleur pendant quelques heures. Le principe basal est de rétablir le plus vite possible le fonctionnement ordinaire et les patients seront donc incités à s’habiller, à se raser ou à se maquiller, pour revenir bientôt à la normale.
Il ne faut pas cacher que les jours qui suivent la pose d’une prothèse de hanche sont éprouvants. Il faut réapprendre à marcher et faire des exercices pour bien remuscler la jambe opérée. La rééducation démarre d’ailleurs immédiatement dans l’hôpital. Le kinésithérapeute supervisera le premier lever : Quelques pas dans la chambre. Dès le lendemain, toujours avec le kiné, le patient marchera dans le couloir avec des cannes anglaises ou un petit déambulateur, et on va l’inciter à poursuivre seul cette mobilisation au cours de la journée même si une perfusion peut le gêner. Il apprendra vite à la débrancher à la demande.
Le retour au domicile est habituellement ordonné au bout d’une semaine, sauf conditions défavorables où les malades seront alors accueillies quelques jours en centre spécialisé, (Personnes seules, âgées, ou mal entourées ou logements particulièrement inadaptés). La montée d’escaliers demeure en effet un peu difficile même rapidement engagée. Dans mon cas, comme après mon opération cardiaque, j’ai du faire mettre en place un lit médicalisé au rez-de-chaussée pendant quelques semaines, et j’ai utilisé pendant quelques jours un déambulateur à roulettes muni d’un petit siège qui autorisait des repos intermédiaires.
Ce suivi par kinésithérapie parait généralement nécessaire pour rétablir l’efficacité des muscles éprouvés (luxation forcée pendant l’intervention). La marche est essentielle à la rééducation. Elle va restaurer la confiance, l’équilibre, et la qualité des muscles stabilisateurs du bassin. C’est un exercice qu’il faudra pratiquer d’abord prudemment avec des cannes anglaises, avant d’abandonner toute assistance. Après trois mois, assez pénibles et laborieux, les patients marchent habituellement sans cannes.
Personnellement, c’est couché en ambulance que je regagnai mon domicile, avec les consignes comportementales que l’on devine. Le chirurgien m’avait aimablement souhaité bonne chance et bon courage ainsi que les infirmières du service. J’avais un peu espéré la visite de l’anesthésiste, mais il n’est pas venu s’excuser de son entêtement ni de sa maladresse !
Puisque l’on est sur le sujet de l’hôpital, je dirai deux mots de ce que l’on y mange. Pourquoi, diable, y mange-t-on si mal ? Car il faut bien le dire, la nourriture hospitalière est souvent mauvaise, bien moins bonne que celle des cantines scolaires ou des restaurants d’entreprise. Pourtant les repas y coûtent tout aussi cher. En général, le seul que l’on prenne avec un certain plaisir, c’est le petit déjeuner, (Peut être parce qu’il n’y a que le café qui soit fait maison !).
J’ai là-dessus une petite idée. Je crois que les diététiciens y sont pour beaucoup et qu’ils font des excès de zèle. Un patient ordinaire peut, malgré tout, y trouver son compte s’il a très bon appétit, mais quand on est au régime, c’est une période assez pénible. Je suis végétarien depuis plus de vingt ans, et je dois dire que j’ai appréhendé chaque repas proposé dans un hôpital. Les végétariens évitent de manger de la chair animale, qu’elle vienne de la terre ou de la mer, car, pour eux, la seule odeur en est insupportable.
Cette attitude est incompréhensible pour un diététicien classique qui veut absolument apporter au patient sa dose quotidienne de protéines animales. Pour lui, un repas se construit autour d’une viande qui apporte ces protéines et qu’il accompagne d’une garniture pour l’équilibre nutritionnel. Le végétarien ne construit jamais son repas autour d’une viande. Il met un légume savoureusement cuisiné au centre du plat, et apporte si besoin les autres nutriments dans l’entrée ou le dessert.
Pour le repas du végétarien, le cuisinier hospitalier remplace simplement la viande par une autre protéine animale, des œufs le plus souvent. Ces menus hospitaliers les présentent la plupart du temps, matin et soir, sous forme d’une omelette industrielle surgelée standard, de 12 cm, bien épaisse, bien ronde, et bien trop cuite au micro ondes. Je suis resté sept jours dans cet hôpital, après la prothèse, et j’ai donc reçu treize omelettes sans goût ni sauce, avec en variante un jour faste, deux œufs durs mayonnaise (un remords du chef peut être !). J’ai mangé deux omelettes et un œuf, par politesse.
Dans les mois qui ont suivi cette intervention, et en raison de mon âge avancé, mon médecin traitant m’a alerté sur l’intérêt de surveiller régulièrement ma glycémie. Une simple prise de sang a confirmé ses craintes. J’étais bien porteur d’un diabète de type 2 débutant. C’est une maladie caractérisée par une hyperglycémie chronique, un taux trop élevé de glucose dans le sang. Elle survient souvent chez les adultes avançant en âge, et touche davantage les personnes obèses ou ayant un surplus de poids. La maladie est due au disfonctionnement du pancréas qui en vieillissant ne fournit plus façon adéquate l’insuline nécessaire au métabolisme du sucre. Elle manifeste généralement après 40 ans et elle est diagnostiquée à un âge moyen proche de 65 ans.
Le diabète de type 2 se développe souvent silencieusement pendant de nombreuses années car l’hyperglycémie demeure longtemps asymptomatique et elle est souvent découverte tout à fait fortuitement. Chronique, la maladie nécessite un traitement individualisé et une surveillance étroite, tant par la personne atteinte que par le médecin.
De saines habitudes de vie sont à la base du traitement. Si cela ne suffit pas, il faudra utiliser des médicaments. Les complications du diabète type 2 sont les conséquences dangereuses de concentrations sanguines de sucre durablement trop élevées. Cette concentration de sucre, persistant quelques années, altère à la fois des petits vaisseaux sanguins et des artères principales.
L’atteinte des petits vaisseaux détériore les yeux, et plus particulièrement la rétine et le cristallin. Elle peut également provoquer une insuffisance rénale en touchant les reins, devenant ainsi la cause principale de mise sous dialyse. L’atteinte des petits vaisseaux provoque également des lésions des nerfs des pieds et des jambes, avec perte de sensibilité et douleurs. La cicatrisation des plaies et des blessures devient difficile. Des infections de la bouche sont fréquentes.
L’atteinte des artères principales se traduit par leur rétrécissement et peut entraîner un infarctus, un accident vasculaire cérébral ou une mauvaise circulation dans les artères des jambes (artérite). Le manque d’apport sanguin peut s’y accroître jusqu’à ce que le membre souffre en permanence, même au repos la nuit. Le risque évolue en le mettant sérieusement en péril. Les pieds, et notamment les orteils, peuvent enfin présenter des zones de mortification des tissus qui deviennent noirs et se nécrosent. C’est la gangrène.
Une plaie ne cicatrisant pas peut atteindre la jambe. Le risque d’amputation devient fort élevé et la prise en charge chirurgicale est alors urgente. Une intoxication au glucose peut également se produire. Elle endommagera davantage le pancréas en réduisant encore sa capacité à produire de l’insuline, aggravant ainsi le diabète.
Si la teneur en sucre devient très élevée, et en cas de déshydratation, les patients diabétiques peuvent présenter des épisodes de confusion, d’étourdissements, voire un coma « dit hyperosmolaire », une forme de décompensation fort grave pouvant déboucher sur un œdème cérébral fatal.
Une alimentation trop riche en acides gras saturés (graisses d’origine animale, viande rouge, beurre, fromages, etc.) et pauvre en fibres (légumes et fruits) semble contribuer au déclenchement du diabète de type 2. Lorsqu’on l’on y est génétiquement exposé, il est conseillé de réduire ce risque en prenant des précautions. Il faut adopter une alimentation variée, pauvre en graisses d’origine animale et riche en fibres, maintenir un poids raisonnable, pratiquer une activité physique régulière, et surveiller son cholestérol après 40 ans.
J’ai donc rencontré une diabétologue. Nous habitons une petite ville et il a donc fallu donc attendre quelques mois. Elle a fait faire un dosage de l’hémoglobine glyquée et m’a donné une ordonnance pour un lecteur de glycémie, un appareil qui permet de la mesurer soi même à partir d’une goutte de sang obtenue en piquant l’extrémité d’un doigt. Elle m’a aussi fait faire un fond d’œil et une visite de dentiste. En attendant son avis définitif, il m’a été demandé de noter la nature et la quantité des aliments absorbés à chaque repas et la glycémie correspondante pendant tout le mois précédant une seconde visite.
Et puis, le verdict est tombé. Un diabète débutant était confirmé et il devait être traité par une alimentation et un mode de vie adaptés, en association avec des antidiabétiques oraux. Ces médicaments ont des effets déplaisants car ils dérèglent le transit intestinal et provoquent des diarrhées plus ou moins chroniques.
Lorsque mon propre diabète est apparu, j’étais végétarien depuis quelques années, et j’avais déjà commencé à prendre bien des précautions, en particulier sur la prise de sucre. Je pratiquais aussi assez souvent cette lassante marche sans but, si régulièrement conseillée aux personnes vieillissantes. Mais rien n’y fit !
Il faut savoir que du sucre, il y
en a partout. Chez moi, ce sacré diabète a eu des conséquences pour le moins fâcheuses
et inattendues. J’en reparlerai bientôt.
Diabète, quand tu nous tiens !
Chapitre 9.
J’ai déjà dit que mon angiologue avait pensé que notre famille pouvait porter le gène de l’anévrysme de l’aorte, et qu’il avait recherché s’il existait des antécédents familiaux. Cette prédisposition génétique menace surtout les hommes apparentés au 1er degré à une personne atteinte (sa fratrie ou sa descendance). L’anévrysme aortique est un « tueur silencieux », souvent asymptomatique, qui avait déjà frappé sournoisement ma famille.
Il s’agit d’une dilatation de la paroi d’une artère qui aboutit à la formation d’une poche qui peut se rompre avec de graves conséquences. Lorsque que cela se produit dans l’aorte abdominale, le taux de mortalité est 90%. L’aorte est la plus grosse artère du corps. Sa branche abdominale comporte de nombreuses ramifications vers des artères qui irriguent les membres inférieurs, les reins, le foie et le système digestif.
C’est typiquement une pathologie du sujet âgé, et il faut savoir que c’est une affection fort grave. Son dépistage, sa surveillance, et sa prévention chirurgicale sont utiles et même indispensables. L’anévrisme de l’aorte abdominale est une dilatation permanente localisée de l’artère dont le diamètre dépasse la valeur de 30 mm. Le seuil d’intervention est de 50-55 mm chez l’homme, et 45-50 mm chez la femme car, au-delà, le risque de rupture devient plus important que le risque du traitement. L’échographie permet d’évaluer le risque, directement lié au diamètre de l’anévrisme qui augmente de 1 à 2 mm par an. L’aorte normale a un diamètre de 2 cm. Il y a fort peu d’intérêt à opérer un anévrisme inférieur à 5 cm de diamètre, car le risque de rupture est alors inférieur à 1 %. Il fait simplement le surveiller. Au-delà de 5 cm ou s’il grossit vite, il faut rapidement opérer, car le risque de rupture augmente soudainement de 10 % par an.
Mais le temps passait et mon
anévrysme évoluait. Lorsqu’il avait été détecté, son diamètre était d’environ
38 mm. Puis il a progressivement dépassé 45 mm. C’est à ce moment que j’ai
appris que deux de mes frères avaient du être opérés d’urgence, dans des
conditions fort délicates, d’anévrysmes dangereux, ce qui renforça mon inquiétude.
La perspective d’une nouvelle opération se profilait.
Un an plus tard, la gravité de la situation fut mise en évidence par une
soudaine et rapide augmentation du diamètre de la poche. Il était devenu
indispensable d’intervenir. J’avais appris que les risques chirurgicaux d’une
intervention précoce étaient inférieurs à 5 %, mais il s’agit là d’une moyenne,
et j’avais bien conscience, à mon âge, avec mes diverses pathologies, d’être du
mauvais coté de la moyenne.
Pour préparer l’intervention, l’angiologue ordonna alors un angio-scanner, un examen sur un appareil sophistiqué qui permet une reconstitution très précise en trois dimensions de l’anévrisme et de tout son environnement. Les images étaient superbes. Par chance, mon propre anévrysme était situé sous l’embranchement des artères rénales ce qui simplifiait l’intervention.
La chirurgie cardio-vasculaire a fait de grands progrès, et deux types de traitement peuvent actuellement être proposés.
La méthode de référence demeure le traitement chirurgical avec ouverture de l’abdomen par laparotomie. Le chirurgien ouvre l’abdomen et interrompt par clampage la circulation dans l’aorte. L’anévrisme est ouvert, mis à plat, le caillot est ôté et les deux extrémités de la prothèse (un tube en dacron) sont cousues en haut et en bas à l’aorte saine, puis la paroi aortique recousue par-dessus.
Mais il existe une alternative de plus en plus pratiquée, l’endoprothèse. Selon les recommandations HAS 2009, ce traitement doit même être proposé chez les patients à risque chirurgical normal et critères anatomiques favorables, au même titre que le traitement chirurgical et, évidemment, après information des bénéfices et des risques respectifs des deux méthodes.
Cette nouvelle indication ne modifie pas l’indication définie en 2001 chez les patients à haut risque chirurgical ». Le traitement par endoprothèse est moins invasif que le traitement chirurgical de référence.
Dans l’intervention endo-vasculaire, après incision de l’aine, un « stent » recouvert de dacron est guidée sous contrôle radiologique depuis l’artère fémorale jusqu’à l’anévrisme. Il y est déployé et plaqué en haut et en bas contre la paroi saine de l’aorte, à laquelle il se fixe par des crochets. Le critère du choix est essentiellement anatomique car il faut, pour pouvoir asseoir l’endoprothèse, une portion d’aorte saine, non dilatée, suffisante au-dessus, et des artères iliaques également non dilatées, en dessous.
La technique s’adapte même actuellement à des anévrismes plus complexes. L’opération par voie endo-vasculaire permet de raccourcir le séjour à l’hôpital, mais elle demande un suivi plus régulier. Les deux techniques ont leurs avantages et leurs inconvénients et elles devront être choisies selon l’état de chaque patient.
L’endoprothèse est donc une prothèse interne qui est placée à l’intérieur du vaisseau via une ponction des artères fémorales et cathétérisme. Il s’agit d’une chirurgie sur mesure car chaque prothèse est unique et adaptée au circuit vasculaire du patient. Les chirurgiens et radiologues travaillent ensemble. Les repères marqués sur la prothèse, les données du scanner préalable, et les images radio prises en continu permettent de bien positionner le matériel. Cette opération, maintenant de plus en plus courante, était dans le passé récent, une chirurgie de pointe pratiquée seulement par cinq ou six centres en France.
Son but est de poser une prothèse pour soulager les parois de l’aorte, résorber l’anévrisme et éviter la rupture. La première étape consiste à pratiquer deux incisions au niveau du bassin pour accéder aux deux artères fémorales. Grâce à de petits cathéters souples qui épousent la forme des artères, le chirurgien va faire glisser dans l’artère fémorale droite un introducteur dans lequel se trouve la prothèse. Lorsqu’il atteint l’anévrisme, la prothèse principale est déployée.
L’artère fémorale gauche est ensuite sollicitée. Le chirurgien y introduit (si nécessaire) des petites prothèses annexes qu’il place dans les fenêtres de la prothèse principale. Elles vont permettre les jonctions thoracique et rénales. Puis, le chirurgien en déploie les différentes branches grâce à des ballonnets intégrés. Leur gonflement fait bien adhérer les prothèses aux parois des artères.
La dernière étape consiste à placer les deux derniers éléments qui vont raccorder la prothèse principale aux artères iliaques qui irriguent les jambes. Après environ quatre heures d’opération, le chirurgien vérifie sur les radiographies que l’ensemble de la prothèse est bien installé. Grâce à un liquide de contraste, il s’assure qu’elle ne présente aucune fuite.
Les points d’introduction, (artériotomies) sont ensuite refermés. La plupart du temps, vue la taille de la prothèse, on a du effectuer une incision au pli de l’aine et dénuder l’artère. Après retrait du dispositif, des points de suture ferment l’artère et on referme la peau. Si l’on a pu faire entrer directement le stent en percutané, l’artère est ensuite fermée par des dispositifs spéciaux au point de ponction.
Dans les jours qui suivent l’intervention, les médecins s’assurent que la prothèse reste bien en place. Dans mon propre cas, la suture gauche a guéri rapidement, mais celle de droite a nécessité des soins infirmiers pendant plusieurs semaines car l’artère avait été largement dénudée et la localisation de la plaie l’a rendue gênante et douloureuse pendant quelque temps.
C’est encore au remarquable Hôpital Régional de Lille que j’ai eu recours, en octobre 2011, pour cette opération délicate, comme je l’avais fait en 1991 pour la réparation de ma valve mitrale. Les deux interventions ont été parfaitement exécutées, et les résultats techniques à terme sont tout à fait satisfaisants. Bien évidemment, je reste tenu à des suivis périodiques, mais c’est là une obligation plus sécurisante que contraignante. Je conseille à tous les patients concernés de toujours monter, quand cela est possible, au meilleur niveau de compétence qui leur est accessible.
Le temps a passé et j’ai été tranquille pendant quelques mois, jusqu’à ce petit matin de novembre 2011. Je m’étais levé et recouché dans la nuit, sans aucun problème pour aller aux toilettes, puis le réveil a sonne à l’heure habituelle du lever. Ma femme est descendue comme à l’accoutumée pour faire du café, et je suis resté au lit encore quelques instants.
Puis j’ai voulu me lever pour sortir du lit et il m’a semblé que ce lit s’enfonçait au sol. Je me suis retrouvé allongé par terre sans comprendre ce qui m’arrivait. Je ne souffrais pas, mais je n’arrivais pas à me relever malgré tous mes efforts. Me mettre debout ! Je me souviens que je n’avais alors que cette seule idée. J’essayais seulement de me mettre debout sans aucunement pouvoir raisonner sur la situation. Ma pensée était complètement bloquée. Je voulais me mettre debout, et c’était tout. Puis je me rendis compte que ma jambe et mon bras gauches ne répondaient pas et que c’était cela qui me plaquait au sol. Je cherchais d’y pallier en accrochant le pied du lit avec mon autre jambe et en m’appuyant sur un meuble. Je réussis un temps à me relever partiellement, puis le meuble (à roulettes) s’écarta et je retombai à terre fort brutalement. Je réalisai alors que ma tête avait frôlé le pied métallique du lit et que j’aurai pu me blesser grièvement. La raison me revenant progressivement, j’essayai vainement d’appeler à l’aide et je découvris que je n’avais plus de voix.
Je commençai à prendre peur, je rampai jusqu’au palier et je fis grand bruit en frappant le sol pour alerter ma femme. Elle monta précipitamment et fut fort alarmée en me découvrant à terre. Je ne pouvais toujours pas parler mais je pouvais écrire de la main droite. Je fis les gestes nécessaires afin que l’on me donne du papier et un crayon. Bien maladroitement, je pus écrire que j’avais peur de faire un AVC, que j’étais bien conscient mais incapable de parler ni d’utiliser mes membres du coté gauche, et je demandai que l’on appelle le SAMU.
L’accident vasculaire cérébral, ou AVC, est une interruption de l’irrigation sanguine du cerveau. C’est une urgence vitale car la rapidité de sa prise en charge a un impact direct sur son issue qui peut être fatale. L’arrêt soudain de l’irrigation sanguine du cerveau entraîne la privation d’oxygène des zones cérébrales touchées. Cela provoque souvent des séquelles invalidantes, surtout si la prise en charge a tardé. Beaucoup d’AVC sont provoqués par un caillot qui vient obstruer une artère. Ce sont des AVC ischémiques ou infarctus cérébraux. Certains AVC manifestent une hémorragie cérébrale. Malheureusement, me concernant, ce jour là, le SAMU était déjà sorti, et il n’y en a qu’un chez nous. On nous envoya donc les pompiers avec leur ambulance. En situation, ces gens mal préparés ne savaient pas trop quoi faire et paraissaient désemparés. L’un d’entre eux émit l’hypothèse d’un manque de glucose, demandant si j’étais diabétique sous traitement. Cette parole fâcheuse orienta défavorablement toute la suite de l’aventure. Ses équipiers tentèrent de mesurer ma glycémie mais leur lecteur se révéla hors service. Ils me firent absorber plusieurs morceaux de sucre dans un peu d’eau, puis, plutôt que de tergiverser davantage, ils décidèrent de me transférer immédiatement à l’hôpital.
Mon état s’améliorait pourtant rapidement. Je récupérai au moins partiellement ma voix, et je pus enfin m’appuyer sur ma jambe. La descente au rez-de-chaussée demeura néanmoins compliquée, je fus assis et sanglé sur une chaise qu’ils descendirent en groupe et bien difficilement. Mais je pus me mettre debout avant de m’allonger sur la civière de l’ambulance. Nous traversâmes un fois de plus la ville au son des sirènes ce qui procure une sensation à la fois bizarre et inquiétante. On se sent paradoxalement fort insécurisé. Puis je fus admis aux urgences.
Là, ce fut comme dans toutes les urgences. Je l’ai déjà dit, le temps semble s’y arrêter. Quand la partie bureaucratique, est terminée, on place votre civière dans un box. Un médecin passe rapidement et pose quelques questions, puis le temps commence à s’écouler fort lentement, avec peu de contacts et d’informations. Je ne me souviens plus très bien de ce qui s’est passé ce matin là. Je crois me souvenir qu’après un long moment, on m’a fait boire une potion assez infâme. Par contre, j’ai précisément en mémoire un scanner de la tête subi vers 10.30 h, après lequel il ne s’est plus rien passé.
En début d’après-midi, n’ayant toujours rien mangé ni bu, j’ai commencé à m’inquiéter pour l’état de mon cœur. Il m’est en effet recommandé de prendre des repas à heures fixes et de ne jamais rester à jeun trop longtemps afin que le muscle cardiaque ne manque jamais de carburant. On me servit un petit déjeuner, du café du pain et du beurre. C’était la première fois de ma vie que je prenais mon petit déjeuner vers 15 h, mais tout peut arriver un jour ! Puis, un peu plus tard, une infirmière est venue m’annoncer que le scanner n’ayant rien révélé, je pouvais rentrer chez moi dès que le bulletin de sortie serait établi. Ma femme avait été avertie et une demie heure plus tard, j’étais rentré. (En fait, j’avais fait un premier AVC sans que personne s’en inquiétât).
J’ai constaté sur le rapport qui m’a été transmis plus tard que l’hémiplégie (hémiparésie ?) gauche originelle, (évidente à l’origine, puisqu’elle avait motivé l’appel au SAMU et le transport urgent en ambulance), avait été interprétée comme une simple chute à domicile, avec perte de force des 4 membres. Le scanner n’ayant rien révélé, malgré la proximité notée de l’opération de l’aorte, et en dépit du rapport des pompiers rappelant la paralysie gauche, la déviation buccale et les troubles d’élocution, le diagnostic alors posé fut celui d’un simple malaise dans un contexte d’hypoglycémie au réveil, (l’hypothèse transmise par le gentil pompier !). Il semble que la reprise progressive du tonus et de la parole ait été interprétée comme une confirmation de ce jugement, si bien que la sortie immédiate fut alors autorisée. (une décision absolument inadéquate).
Mais les faits sont têtus et je n’en avais pas fini avec les problèmes sanguins. La nuit et la matinée suivantes s’étaient sont déroulées sans incident, mais au cours du repas de midi, les troubles d’élocution réapparurent soudainement avec d’autres symptômes alarmants analogues à ceux vécus la veille.
Fort inquiets, nous retournâmes immédiatement aux urgences qui prononcèrent l’admission. Et l’on repartit sur le diagnostic erroné précédent, avec le même traitement, à savoir un sucrage immédiat, accompagné d’un conseil de réviser la posologie du médicament antidiabétique. Et le retour immédiat au domicile fut à nouveau autorisé.
Nous n’étions évidemment pas du tout d’accord sur ce qui se passait mais, sur place, personne ne prit en compte nos protestations. De retour à domicile, nous décidâmes de prendre conseil d’un médecin plus compétent malgré l’heure tardive : la nuit tombait déjà. Le seul qui répondit fut notre cardiologue qui exerçait dans l’hôpital d’une autre ville. Alarmé par la description des symptômes, il décida de nous recevoir immédiatement dans son service. Nous prîmes donc la route dans le noir jusqu’à l’accueil dans un autre service d’urgence où nous étions attendus. Nouveaux examens, puis nouveau scanner beaucoup plus parlant, semble-t-il que le précédent. Et, en revenant, l’assistant prononça la phrase la plus éprouvante que j’ai pu entendre dans ma vie et je souhaite que personne d’autre n’ait jamais à l’entendre.
« Il faut être réaliste, dit-il. C’est un AVC, mais il est bien trop tard. Ce qui est perdu est définitivement perdu. Nous allons essayer de sauver ce qui pourra l’être. ».
Vous pouvez imaginer combien j’étais choqué Bien sûr, je fus tout de suite hospitalisé, et l’on commença sur le champ à traiter l’AVC ischémique qui aurait du être combattu bien plus tôt, ce que les soignants locaux n’avaient pas su détecter. Á la réflexion, et lorsque que revois la succession des faits qui ont conduit à cette situation, je dois admettre qu’il s’est produit toute une série de petits évènements, chacun bénin en soi, mais dont l’accumulation a produit des effets fort malencontreux.
D’abord, le SAMU était occupé ailleurs, et aucun vrai médecin n’a pu constater de visu les symptômes alarmants d’hémiparésie qui avaient motivé l’appel. Ensuite, l’intervention bien intentionnée, certes, mais intempestive de l’un des pompiers a orienté toute l’intervention sur un faux diagnostic d’hypoglycémie. Et son glycomètre n’a pas fonctionné alors qu’il aurait pu infirmer l’erreur initiale transmise verbalement à toute la chaîne de prise en charge.
Cela a pu tromper la personne qui m’a rapidement examiné à mon arrivée à l’hôpital. J’étais alors parfaitement asymptomatique, ayant retrouvé ma voix, la normalité de l’aspect de mon visage et la maîtrise de mes membres. De plus, le scanner n’avait rien montré, ce qui serait fréquent, paraît-il, quand l’examen est trop proche de l’accident vasculaire. Dans ces conditions, je veux bien excuser ce qui s’est passé lors de cette première admission.
La seconde, survenant le lendemain, méritait beaucoup plus d’attention, car je n’étais plus alors asymptomatique.
Mon visage était déformé, figé à gauche, avec un œil à demi clos, je pouvais à peine parler, je bredouillais les mots, accrochant sur les consonnes, je manquais d’équilibre et je traînais nettement la jambe, également du coté gauche. L’alerte de la veille aurait du prendre un tout autre sens, celui d’un AIT, un accident ischémique transitoire précédant habituellement un accident bien plus grave.
Les AIT sont des accidents cérébraux de courte durée dont les symptômes parfois légers peuvent passer inaperçus. Ils sont généralement suivis d’un retour rapide à la normale. Pourtant, ce sont des signaux d’alerte alarmants qui doivent faire réagir. De très nombreux accidents ischémiques durables et graves sont précédés de ce genre d’épisode. Les AIT appellent une prise en charge et un suivi rapides afin d’enrayer une évolution aux conséquences beaucoup plus dommageables
En ce second jour, consécutif à un éventuel AIT, le diagnostic d’AVC aurait du être envisagé. Il était évident, même pour un novice. On a cependant limité ici la réflexion à l’hypothèse préalable et simpliste de suspicion d’hypoglycémie. C’est effarant, et je le dis bien nettement, tout comme je le pense : ce jour là, dans cet hôpital, les soignants n’ont pas bien fait leur travail. Leur incompétence et leurs négligences m’ont très grandement fait tort, avec des conséquences préjudiciables qui perdurent encore aujourd’hui.
Chapitre 10.
La survenue d’un accident vasculaire cérébral constitue une véritable urgence. La reconnaissance des premiers symptômes permet de réagir rapidement. Les premières heures sont capitales, elles peuvent limiter l’extension des lésions cérébrales et la gravité des séquelles. Un bon traitement médicamenteux permet actuellement de diminuer le risque de lésions irréversibles du cerveau, à condition cependant qu’il soit utilisé dans les trois heures. Mais, hélas, ce n’était pas mon cas.
Les symptômes de l’AVC varient en fonction de la localisation de la lésion et de sa grandeur, mais ils présentent tous des aspects communs. Ils peuvent survenir durant le sommeil, apparaître soudainement, ou s’amplifier avec le temps.
Les symptômes suivants sont les plus courants.
1. Engourdissement du visage, d’un bras ou d’une jambe voire affaiblissement pouvant fréquemment aller jusqu’à la paralysie d’un bras et d’une jambe d’un même côté.
2. Troubles visuels : Perte d’une moitié du champ visuel pour les deux yeux (hémianopsie), perte de la vision d’un œil ou des deux (amaurose), doublement de la vision (diplopie).
3. Langage dégradé, impossibilité d’articuler correctement (dysarthrie), de parler (aphasie), ou de comprendre les phrases ou les mots.
4. Pertes de sensibilité (contact, chaleur, douleur non perçues) pouvant aller jusqu’à l’engourdissement ou l’anesthésie d’une partie du corps ;
5. Maux de têtes violents et nausées, pertes d’équilibre, vertiges, ou mauvaise coordination motrice.
6. Troubles éventuels de la conscience, allant de la simple somnolence au coma.
Un AVC ischémique ou un infarctus cérébral apparaît quand un caillot bouche la circulation cérébrale.
Dans la thrombose cérébrale (ou infarctus), ce caillot se forme à l’intérieur d’un vaisseau rétréci par la présence de plaques d’athérome. Ce caillot bouche l’artère. N’étant plus oxygénées, les cellules nerveuses concernées sont détruites.
Dans l’embolie cérébrale, un
caillot formé hors du cerveau y est amené par le courant sanguin. Si l’artère
est trop petite, il la bouche, et stoppe le flux en entraînant la destruction
des cellules nerveuses que cette artériole irriguait.
En milieu hospitalier, le traitement, (la thrombolyse ou fibrinolyse) consiste à dissoudre d’urgence ce caillot en perfusant un médicament. Ce traitement doit être réalisé dès que possible après l’apparition des symptômes. Il rétablira la circulation du sang et l’apport d’oxygène au cerveau, et limitera la lésion et ses séquelles. Le praticien injecte en intraveineux un activateur (du plasminogène tissulaire), une molécule qui active une protéine du sang capable de dissoudre les caillots sanguins.
Après un AVC ischémique, on prescrit généralement des médicaments antiagrégants plaquettaires qui empêchent les plaquettes du sang de s’agglutiner en reformant des caillots. Dans certains cas, des anticoagulants sont prescrits notamment lorsque le caillot sanguin a migré à partir du cœur, lors de battements du cœur irréguliers, (arythmie ou fibrillation auriculaire), ou lors d’une maladie des valves cardiaques.
Lors de mon accident de novembre 2011, le diagnostic porté fut celui d’un AVC ischémique lenticulo-caudé droit et temporal postérieur droit manifesté par des troubles dysarthritiques (altération de la voix) et une hémiparésie gauche régressive (paralysie partielle). J’imagine que la cause devait en être recherchée dans mes antécédents d’arythmie sérieuse et de fibrillation auriculaire consécutives à ma plastie valvulaire de 1991.
Je suis resté dans le service une dizaine de jours et j’y ai reçu l’essentiel des soins que je viens de décrire. Un IRM a précisé les détails des dégâts subis, mais c’est dans le fonctionnement quotidien que j’ai pu en prendre conscience et mesurer leur véritable gravité. Je n’avais pas perçu la déformation de mon visage figé par la paralysie de son coté gauche, ni la déviation forcée de ma langue qui provoquait partiellement mes difficultés d’élocution.
Les exercices proposés par l’équipe soignante révélaient progressivement des défaillances fonctionnelles nouvelles auxquelles il fallait s’adapter, la marche qui n’est plus automatique, le pied qu’il faut volontairement lever et avancer, la main qui laisse la tasse se renverser dès qu’on cesse de la regarder, la perte si gênante de la mémoire immédiate, et tant d’autres difficultés découvertes jour après jour, jusque dans les fonctions les plus intimes.
Il y a aussi des moments cocasses. Je suis écrivain et voulant tester ce qu’il était advenu de mes capacités en ce domaine, je décidai un jour de reprendre un travail en cours, en l’occurrence une étude sur la réincarnation selon Platon. Privé d’ordinateur, je me procurai un crayon et du papier et commençai à couvrir des pages d’une écriture forcément maladroite. Découvrant cet ouvrage insolite, l’infirmière sortit bien inquiète, et revint quelques instants plus tard avec le neurologue qui, information faite, put enfin la rassurer.
Après ces dix jours de soins, une ambulance me ramena chez moi avec un lourd programme de rééducation. Je marchais un peu mais fort difficilement. Je retrouvai donc au rez-de-chaussée, le lit médicalisé et le déambulateur de mes misères précédentes, et je commençai dès le lendemain, le travail de récupération avec le kinésithérapeute.
L’objectif de la rééducation est de regagner le maximum d’autonomie, et elle commence à l’hôpital dès que l’état de santé le permet. Elle se poursuit à domicile ou en centre spécialisé, selon les cas. La récupération fonctionnelle va dépendre de la localisation de la lésion, de l’importance de l’atteinte et de l’état général du patient. On aboutira à une récupération totale, à un handicap restant modéré ou, hélas, à une perte d’autonomie persistante et parfois fort importante. La rééducation est un véritable travail long et éprouvant dont les résultats ne se réalisent que lentement. Les progrès paraissent rapides au début puis ils ralentissent beaucoup. La persévérance, la constance et l’effort sont néanmoins absolument indispensables. Ce patient travail de rééducation poursuit trois objectifs.
Le premier tend à éviter des complications supplémentaires, telles un raidissement des membres paralysés, ou un tic de la parole, (une sorte d’écholalie miroir appelée persévération), la répétition automatique de mots qui peut s’installer chez un patient devenu aphasique.
Le second est de permettre la récupération maximale des fonctions altérées : marche, usage de la main, langage.
1. La rééducation de la marche commence par la remise progressive en position debout, suivie du réapprentissage de la marche elle même, avec ou sans appuis (canne, canne anglaise, harnais, chaussures orthopédiques). La rééducation quotidienne de la marche est essentielle.
2. La rééducation du membre supérieur utilise des tâches répétées jusqu’à l’acquisition des fonctions visées. Il s’agit de restaurer la commande volontaire des mains par le cerveau.
3. L’orthophonie vise à rendre au patient sa capacité de communiquer par la parole, l’écriture, (ou d’autres moyens, gestes, attitudes, si l’usage du langage n’est plus possible). Cette rééducation de la voix et de l’expression suite à un AVC peut être longue et intensive, nécessitant plusieurs séances par semaine et devra être poursuivi pendant des mois.
Le troisième objectif est d’apprendre à la personne, quel que soit son degré de récupération, à utiliser au mieux ses fonctions restantes dans les situations de la vie quotidienne (toilette, habillage, préparation des repas, conduite de la voiture..). C’est le rôle de l’ergothérapeute qui conseillera sur la manière de faire.
Il ne faut pas se mentir. Un AVC est un accident grave qui dégrade le cerveau et laisse généralement des séquelles, des dégradations fonctionnelles plus ou moins graves. Un jour ou l’autre, le patient sera confronté aux défauts ou manques consécutifs aux dégradations subies. Il devra les accepter. Il y aura toujours un deuil à faire.
Un deuil, c’est pénible, et il faudra du temps pour en sortir, d’autant que les séquelles de l’AVC varient d’un survivant à l’autre. Chez certains, les effets se résument à quelques inconvénients mineurs, tandis que chez d’autres, les incapacités sont accablantes.
La survenue fréquente d’un syndrome de fatigue après un AVC est liée à sa sévérité, à l’intensité du déficit et des séquelles qui en découlent. Les rescapés d’un AVC vivent aussi dans la crainte permanente d’une récidive, et cela induit un état de stress, une tension mentale constante qui peut provoquer des pertes de sommeil et qui est donc, évidemment, un facteur de fatigue.
Après un AVC, il existe un risque de dépression d’autant plus élevé que la récupération des fonctions perdues est lente, incomplète et imparfaite. Cette dépression peut survenir immédiatement après l’événement, mais elle peut aussi se manifester bien plus tard. Il est normal d’avoir un sentiment de tristesse et de perte après un AVC, mais il arrive que l’on souffre d’une vraie dépression clinique.
La dépression est un sentiment de désespoir, assez courant après un AVC. Mais la dépression se soigne. Un AVC ne touche pas seulement le cerveau et le corps. Il a aussi un effet marqué sur les émotions. On note souvent une hyperémotivité ou une « labilité émotionnelle » qui est le terme utilisé pour décrire la perte de la maîtrise des émotions qui fait très souvent suite à un AVC. La personne peut rire ou pleurer à des moments inattendus ou se sentir en colère ou irrité sans raison. Ces troubles peuvent être améliorés par les inhibiteurs de recapture de la sérotonine. Avec le temps, la labilité émotionnelle peut se maîtriser, s’estomper ou disparaître complètement. Ce n’est pas encore le cas pour moi.
Des problèmes de maîtrise de la miction (vessie) peuvent aussi se présenter. Cette incontinence est fréquente dans les premiers temps qui suivent un AVC. Habituellement, elle s’atténue avec le temps
Qu’en fut –il donc de moi-même, et que m’ont apporté tous ces longs mois de rééducation ?
La marche, d’abord. Tout au début du travail, à chaque pas je devais penser à lever le pied gauche et à l’avancer par une action volontaire. C’était mentalement très fatigant et mon périmètre de déplacement était assez réduit. Puis, j’ai découvert qu’en utilisant une simple canne à la main droite, je réveillais les réflexes de la marche alternée et tout allait beaucoup mieux.
Actuellement, quatre ans après l’AVC, je marche normalement et bien plus longtemps quoique le pied gauche traîne encore un peu et accroche le moindre obstacle. Cependant, les muscles de la jambe sont restés faiblards et je dois fréquemment soulever le membre avec la main pour entrer en voiture, croiser les jambes ou autres actions de ce type, et le mouvement reste difficile et un peu douloureux.
Le bras gauche est moins robuste que dans le passé. Je ne renverse plus les tasses mais la main gauche continue à me poser des problèmes. Ma frappe sur la gauche d’un clavier d’ordinateur est fort maladroite, engendrant beaucoup d’erreurs et vous ne sauriez croire combien de corrections ont été nécessaires pour que vous puissiez lire le texte que vous avez sous les yeux. Mais l’essentiel est que j’aie pu l’écrire.
L’usage de ma main gauche au piano s’est très dégradé. Les accords ne montent plus et il me faut tout réapprendre. Pour l’instant je n’ai commencé à récupérer que la seule tonalité du do majeur. La perte est ici extrêmement frustrante. J’ai aussi bien du mal à ouvrir les bouteilles et les bocaux, mais il ne faut peut être pas tout imputer à l’AVC, car j’ai 86 ans et mes muscles ont vieilli et se sont affaiblis au cours du temps.
J’ai fait tant de grimaces devant la glace que mon visage n’est plus figé. Mon sourcil gauche reste cependant un tantinet tombant, ce qui rend mon profil tristounet.
Ma langue dévie encore à gauche, gênant la prononciation de certaines consonnes, mais je peux généralement parler normalement quoique d’une voix sourde. Une de mes cordes vocales ne fonctionne plus et ne s’active que quand je crie, ou quand je prends ce qu’on appelle « une voix de professeur ».
Après une période d’aphasie qui a duré environ un an, cette rééducation de la voix a été lente et difficile, principalement en raison de la perte momentanée de la respiration abdominale que l’on utilise pour parler. J’ai du chanter et lire à voix haute des livres entiers, de la première à le dernière ligne.
C’est un exercice fort difficile pour moi car je pratique habituellement la lecture rapide, et même très rapide. J’arrive encore maintenant, à lire tout un paragraphe à la fois. Lire à voix haute m’est donc très pénible car mon regard est continuellement en avance de plusieurs lignes sur ma parole.
Avant l’AVC, cependant, j’arrivais même à lire page par page (en captant surtout l’essentiel du sens). J’ai aussi perdu cela et j’avoue que ça me manque beaucoup.
Mon épiglotte avait également été touché et fermait mal ce qui provoquait de dangereuses fausses routes ou inhalations d’aliments. Cela devient de plus en plus rare.
Ma mémoire immédiate ne fonctionnait plus correctement, et j’oubliais fréquemment d’éteindre l’électricité ou de fermer les robinets si bien que l’on pouvait manquer d’eau chaude. J’ai du mettre en place des routines de contrôle pour palier ces inconvénients, (Mais parfois, j’oublie aussi les routines !).
Mon équilibre est également un peu affecté. Ce n’est pas très grave, mais j’ai souvent besoin d’un contact solide, un léger toucher, pour assister les fonctions de mon oreille interne.
Cet AVC a eu aussi un effet marqué sur mes émotions. Il a sérieusement modifié la maîtrise que j’en avais précédemment en faisant apparaître une hyperémotivité, (labilité émotionnelle) qui se manifeste à toute occasion plus ou moins émouvante, par une réaction de sympathie (au douloureux sens propre) inattendue, déclenchant éventuellement, une montée de larmes. C’est presque incontrôlable et ça peut être assez gênant.
Dans l’ensemble, cependant, quand j’évalue la situation telle qu’elle est et que j’imagine ce qu’elle aurait pu être, j’estime avoir eu beaucoup de chance et ne pas m’en être trop mal sorti.
D’ailleurs, quelques mois plus tard, des examens neurologiques de contrôle ont
permis de faire un bilan relativement satisfaisant. Dans la conversation, le
neurologue déclara que l’évolution lui semblait fort positive et tout à fait
satisfaisante. Mais j’ai quand même trouvé que son point de vue était assez
détaché et qu’il ne mesurait pas ou ne percevait pas toute l’importance de la
frustration que j’avais vécue ni la difficulté du deuil qu’il me restait à
faire. Sans doute réagissait-il par comparaison avec d’autres patients.
Je vous livre son bilan optimiste et succinct ci-dessous.
« En novembre 2011 AVC ischémique lenticulo-caudé droit et temporal postérieur droit manifesté par des troubles dysarthritiques et une hémiparésie gauche régressive. Le scanner avait montré une lésion hypodense lenticulo caudée droite et une lésion moins importante temporale postérieure droite. L’IRM a confirmé le caractère subaigu récent des deux lésions avec une nette régression de l’ischémie temporale supérieure droite. ».
Chapitre 11.
J’ai dit que j’étais un peu diabétique, et que mon diabète, même débutant, devait être traité par un mode de vie et d’alimentation adaptés, en association avec des antidiabétiques oraux. Or, ces médicaments dérèglent le transit intestinal et provoquent surtout au début des diarrhées plus ou moins chroniques.
Lorsque mon propre diabète est apparu, j’étais végétarien et j’avais déjà commencé à prendre des précautions, en particulier sur la prise de sucre. Mais du sucre, il y en a partout, et ce diabète a eu des conséquences inattendues.
Quand j’ai essayé de savoir quelle cause avait provoqué mon AVC, il m’a été répondu que l’origine en était probablement à rechercher dans l’endoprothèse aortique qui ne l’avait précédé que d’un mois seulement. J’avais alors cru comprendre que la durée de l’anesthésie nécessaire à l’opération était la cause indirecte du thrombus cérébral. Je pense maintenant que l’anesthésie n’y était pour rien, mais que, malgré l’administration d’anticoagulants, des petits caillots sanguins ont pu migrer jusqu’au cerveau, à partir du cœur, en raison de battements du cœur irréguliers, provoqués par la dégradation de mes valves cardiaques, source évidente d’une arythmie marquée et d’une fibrillation auriculaire. Néanmoins, depuis que j’avais entrepris le traitement médicamenteux de mon diabète, j’en assumais les conséquences sur le transit intestinal, et cela compliquait considérablement ma vie. Tous déplacement important devenait difficile, et, disons clairement les choses, le premier de mes soucis en arrivant quelque part, était de repérer l’emplacement des toilettes.
J’avais évidemment beaucoup lu sur le sujet, et l’hypothèse de l’existence d’un cancer colorectal silencieux s’était petit à petit frayée un chemin dans ma pensée. J’en avais parlé avec mon médecin traitant qui m’avait proposé un test de dépistage immunochimique, dit TIRSOS, qui permet de détecter dans les selles la présence de sang provenant du colon ou du rectum.
J’effectuai ce test au moins deux fois ces trois dernières années, et il se révéla chaque fois négatif.
Pas de sang, et pourtant !
Les analyses de selles peuvent permettre de repérer des signes de cancer. Lorsque des anomalies sont relevées, le test doit être suivi d’une coloscopie. Mon médecin évoqua bien la possibilité de cet examen, plus performant, qui nécessitait cependant, en raison de mon âge et de mes antécédents, une anesthésie totale. C’était ce que je redoutais alors le plus, persuadé que cela présentait un risque d’AVC que je redoutais. Donc, à l’époque, pas question d’envisager une coloscopie !
Pourtant, c’est bien actuellement le test le plus précis pour dépister les cancers du côlon ou du rectum. Il permet fréquemment d’y détecter des formations secondaires, appelées polypes, qui sont généralement inoffensives. Certains polypes (adénomes) peuvent, toutefois, se transformer en cancer. Les praticiens peuvent procéder à l’ablation des polypes dangereux au cours de la coloscopie lors de la visualisation interne, réduisant ainsi le risque de cancer.
Il faut savoir que la coloscopie peut parfois causer des saignements abondants, des perforations du côlon, ou une diverticulite qui est une inflammation de replis du côlon, voire des douleurs abdominales et d’autres problèmes chez les personnes atteintes de maladies cardiaques ou des vaisseaux sanguins. Certaines complications peuvent même être beaucoup plus graves mais elles sont très rares. La préparation à l’examen est également assez contraignante Il faudra restreindre l’alimentation et prendre des laxatifs assez violents. La coloscopie ne doit donc être prescrite que si elle est nécessaire.
En principe, elle peut être envisagée lorsque l’on se trouve dans l’une des situations suivantes : Maladie inflammatoire de l’intestin ; Antécédents d’adénomes multiples, volumineux ou malins ; Parent, frère ou un enfant porteur d’un cancer colorectal ou d’adénomes. Ces contrôles ne sont plus très courants après 75 ans.
On peut tenter de se protéger contre le cancer du côlon en jouant sur l’alimentation et le mode de vie. Manger plus de fruits, de légumes et de grains entiers et moins d’aliments gras et de viande. Perdre du poids, faire de l’exercice, limiter la consommation d’alcool, et surtout, ne pas fumer. Il y a d’autres solutions que la coloscopie. D’autres tests peuvent révéler des polypes ou un cancer. Ils exigent également une préparation de l’intestin, par exemple la sigmoïdoscopie qui est effectuée au moyen d’un court endoscope flexible qui permet d’examiner le rectum et le côlon inférieur. La colographie TDM nécessite aussi l’insertion d’un endoscope dans le rectum et crée des images au moyen d’un scanneur à rayons X.
Le cancer colorectal est un ennemi silencieux qui se développe lentement. Il y émet néanmoins des signaux d’alerte que l’on peut repérer tels que des changements durables dans les comportements intestinaux habituels, un saignement rectal, des fèces de couleur sombre ou de forme étroite, la constipation ou la diarrhée persistantes, des crampes abdominales ou l’envie trop fréquente d’éliminer les selles. Une fatigue constante, de l’anémie et surtout un amaigrissement inexpliqué, peuvent être de tels signes avant-coureurs.
Ces signaux, je les recevais bien mais je ne les acceptais pas. Ils faisaient cependant leur chemin dans mon subconscient. Inconsciemment je savais déjà que j’avais un cancer, mais mon intellect en refusait l’idée. Pourtant, en 2014, constatant un amaigrissement important et rapide, je décidai enfin de tirer les choses au clair.
J’imaginai alors de vérifier si cette perte de poids avait soulagé mon diabète, ce qu’elle aurait théoriquement du faire. Je décidai donc de diminuer progressivement le traitement en cours pour juger à la fois de l’incidence sur les symptômes intestinaux et sur la variation du taux du sucre sanguin. Alors que dans le traitement initial, je prenais quatre comprimés par jour, j’abaissai progressivement la dose d’un comprimé toutes les deux semaines. Le sucre se maintint à un niveau raisonnable, mais les désordres intestinaux ne s’apaisèrent que de façon fort temporaire. Le problème était ailleurs. Une recherche plus approfondie me mit sur la piste d’une éventuelle allergie au lait ou d’une intolérance au lactose.
L'intolérance au lactose est due à la diminution de la production de lactase, une enzyme naturelle qui permet la dissociation du lactose en glucose et galactose lors de la digestion du lait. Elle se traduit par des symptômes plus gênants que graves. Elle doit être clairement distinguée de l’allergie à la protéine du lait de vache, qui est une réponse du système immunitaire au lait et donc une véritable allergie, souvent accompagnée de réactions cutanées, et qui se produit le plus souvent chez l’enfant. La plus petite absorption de protéines du lait de vache la déclenche, alors que les intolérants au lactose peuvent en tolérer jusqu’à 10g (un verre de lait) sans symptômes significatifs.
L'intolérance au lactose connaît peu de complications, car la diarrhée est un puissant signal d'alerte amenant une réaction. L’intolérance se manifeste par des symptômes tels que la survenue de ballonnements, de crampes et de douleurs abdominales, et surtout de la diarrhée (ou de la constipation), des bruits intestinaux et des gaz abondants, des reflux, des nausées et des vomissements. D’autres symptômes peuvent d’ailleurs être associés à cette intolérance au lactose, maux de tête, étourdissements, perte de concentration, mémoire à court terme faible, fatigue sévère et durable, douleurs musculaires, et même arythmie cardiaque. La réduction du lactose dans la prise alimentaire réduit rapidement les symptômes de l’intolérance. Les produits laitiers sont facilement identifiables et donc évitables, mais le lactose est ajouté sous différentes formes à beaucoup d’aliments et de boissons, y compris les médicaments et les compléments diététiques. Les étiquettes alimentaires devront donc être lues minutieusement. Le yogourt peut généralement être toléré, car de nombreuses souches bactériennes produisent de la lactase. Les fromages durs contiennent peu de lactose en raison de leur processus de fabrication.
Des produits laitiers sans lactose ou à teneur réduite sont disponibles dans le commerce mais il faut veiller à assurer l’apport adéquat en calcium. La lactase, l’enzyme manquant, est disponible sous forme liquide ou en comprimés. Elle peut être prise avec les repas douteux, mais la meilleure prévention des symptômes est d’éviter soigneusement de consommer des produits avec lactose.
En ce qui me concerne, la
suppression des sources de lactose modifia peu ma teneur en sucre sanguin, et
les désordres intestinaux s’apaisèrent
à nouveau, mais encore, de façon temporaire. Le problème était donc ailleurs,
et, je m’en inquiétai fort sérieusement. Je commençai alors à envisager
l’existence de ce damné cancer colorectal que je redoutais le plus. Je devais
me décider. C’est en accompagnant ma femme en avril 2015, au cours d’une visite
chez un gastroentérologue que j’évoquai mes problèmes personnels. Le spécialiste
réagit aussitôt. Il posa une série de questions, puis proposa un premier
examen relativement bénin, une simple rectoscopie. La rectoscopie permet d’observer l’intérieur du rectum au
moyen d’un endoscope rigide, un instrument composé d’un tube et de fibres
optiques. Il est nécessaire d’aller à la selle avant l’examen qui ne nécessite
aucune préparation particulière sauf un petit lavement. La rectoscopie est
généralement réalisée en ambulatoire et ne nécessite pas d’hospitalisation.
En pratique, le patient est allongé de coté
sur une table d’examen. Le médecin insère doucement le rectoscope dans le
rectum et procède à la visualisation sur un écran. L’examen dure en moyenne
cinq à dix minutes. Il est le plus souvent indolore mais peut être désagréable.
C’est aussi, bien évidemment, par sa nature même, un examen insquisitorial. Le
patient rentre ensuite chez lui sans autre surveillance.
Quelques jours plus tard, je subis donc sans gloire
aucune cet examen gênant. Je m’étais arrangé pour bien voir l’écran et les
images furent parlantes. Elles mettaient en évidence deux petits polypes
tubuleux bien pédiculés et un adénome sessile villeux, d’aspect bulbeux, assez
plat et nettement plus gros, collé à la paroi du colon. J’en reconnu aussitôt
et instinctivement la nature. C’était un carcinome, un tueur menaçant et caché.
Le spécialiste resta cependant prudent et argua de la nécessité d’une coloscopie pour pratiquer une biopsie afin de prélever des échantillons pour analyse. Mais, j’étais déjà sûr des résultats à venir. Ma religion était faite. C’était l’ennemi maudit, le cancer colorectal.
On fit donc la coloscopie qu’il fallut interrompre en raison, m’a-t-on dit, de problèmes d’anesthésie. L’analyse confirma cependant l’existence d’un carcinome.
Il était là, tapi dans l’antre, l’assassin silencieux.
Le médecin qui me l’annonça demeura fort gentiment un long moment dans ma chambre pour tenter d’atténuer la violence de la révélation. Il n’avait pas grand-chose à dire mais sa présence silencieuse m’aidait un peu. La tumeur, me dit-il, était classée C4N0M0, ce qui signifiait qu’il s’agissait bien d’un carcinome classé 4, mais que le voisinage ganglionnaire ne paraissait pas touché et qu’il n’y avait probablement pas de métastases.
Néanmoins, l’opération était inévitable.
Début mai, je subis un scanner abdomino-pelvien qui ne mit en évidence aucune anomalie viscérale, puis un autre scanner, thoracique cette fois, qui ne montra lui aussi, aucune trace de métastases, et l’on me prescrivit immédiatement d’abondants compléments alimentaires protéines à prendre jusqu’à l’intervention.
Étonnamment, tous mes symptômes intestinaux et mes angoisses
avaient complètement disparu. Je sentais qu’une grande force de vie était
montée en moi, et j’avais maintenant la certitude de pouvoir traverser avec succès cette nouvelle épreuve. Je
demandai alors que mon dossier soit
transféré au CHRU de Lille qui me semblait plus qualifié pour ce genre
d‘intervention.
Le Centre Hospitalier Régional Universitaire de
Lille est un centre
hospitalier universitaire et un centre hospitalier régional d'une capacité totale d’environ 3 000 lits et emploie
plus de 13 500 personnes, dont 3 166
médicaux. Il assure près de 700 000 journées brutes
d'hospitalisation par an pour près de 1000 000 patients et plus d’un million
de consultations. Certains praticiens comptent parmi les meilleurs et jouissent
d’une réputation internationale.
Le CHRU est situé au sein de la Cité Hospitalière de Lille, qui, est le plus grand campus hospitalo-universitaire d'Europe. Il regroupe, sur 350 hectares, les multiples établissements du CHRU, le Centre Oscar Lambret, des établissements d'enseignement supérieur, des centres de recherche ainsi que de nombreuses entreprises réunies dans le parc d'activité Eurasanté. Le CHRU de Lille regroupe 10 hôpitaux spécialisés plus le SAMU/Centre 15 du Nord. Il est régulièrement placé en très bonne position dans le classement des 50 meilleurs hôpitaux publics généralistes de France, état réalisé chaque année par le magazine Le Point avec un classement établi sur la base de huit critères (activité, notoriété, ambulatoire, technicité, spécialisation, cœliochirurgie, indice de gravité des cas traités et durée de séjour).
La loi française actuelle prévoit que tout
nouveau patient atteint d'un cancer et ceux présentant une rechute doivent
bénéficier d'un avis émis lors d'une réunion de concertation pluridisciplinaire
(RCP). Cet avis doit lui être communiqué et placé dans le dossier médical sous
forme de fiche. Les RCP sont des lieux d'échanges entre différents spécialistes
sur les stratégies diagnostics et thérapeutiques en cancérologie. Elles sont
un élément essentiel de coordination et d'organisation dans la prise en charge
du patient en cancérologie.
Les RCP du CHRU de Lille, auxquelles
participent les référents d'oncologie du Centre Oscar Lambret élaborent les
propositions thérapeutiques pour les patients dont le cas les concerne. Au
CHRU de Lille, 18 RCP sont identifiées sur l'ensemble des comités de
cancérologie. En sus de ces RCP, le CHRU et le Centre Oscar Lambret (CRRC) ont
des RCP communes.
Au milieu du mois de juin 2015, mon médecin traitant me communiqua une lettre du Centre Oscar Lambret, de Lille, département de cancérologie digestive et urologique, qui décrivait ma situation de la façon suivante. J’étais un patient de 85 ans qui posait le problème d’un adénocarcinome sigmoïdien non métatastatique révélé par des troubles digestifs et une diarrhée.
Mon dossier avait été vu le 04/06/2015 par le Comité de décision thérapeutique multidisciplinaire (RCP) composé de huit spécialistes, chirurgiens, radiothérapeutes, oncologues, radiologues, et autres spécialistes dont tous les noms étaient donnés, lesquels avaient pris en compte une lésion évoluée du sigmoïde. Le comité spécifiait qu’il avait pris connaissance des nombreux antécédents cardio-vasculaires, et que le scanner abdomino-pelvien ne mettait en évidence aucune anomalie viscérale de même que le scanner thoracique. Il estimait que, dans ces conditions, je pouvais être reçu pour discuter de l’éventualité d’une prise en charge chirurgicale première, à titre curatif, mais qu’il convenait de prendre conjointement l’avis de l’anesthésiste. Je devais m’attendre à être rapidement convoqué. Dans la pratique pourtant, je dus encore attendre un mois. Le Centre Oscar Lambret, ou Centre de lutte contre le cancer, est un Etablissement de santé privé d'intérêt collectif hautement spécialisé en cancérologie. Il fait partie du groupe des centres de lutte contre le cancer. Le Centre garantit la qualité et l'efficacité à ses actions de soins, d'enseignement et de recherche au service du patient. Il a été accrédité sans réserve par la Haute Autorité de Santé en juin 2005 et certifié en mars 2010. Le Centre Oscar Lambret et le Centre Hospitalier Régional et Universitaire forment le Centre de Référence Régional en Cancérologie du Nord-Pas-de-Calais. Sa capacité d’accueil est de 210 lits et places. Environ 820 personnes y travaillent dont 150 médecins et scientifiques, 470 soignants et paramédicaux et 200 personnels auxiliaires. C’est un établissement moderne. Toutes ses chambres sont particulières et celles de la section de surveillance post-interventionnelle sont même climatisées.
Fin mai 2015, je reçus enfin la convocation attendue de l’hôpital Oscar Lambret. Je m’inquiétai du temps qui passait pendant lequel mon cancer progressait, et je n’en pouvais plus des compléments alimentaires protéines dont je devais me gaver à chaque repas. J’avais enfin rendez-vous avec le chirurgien et l’anesthésiste.
Chapitre 12.
Je rencontrai donc le chirurgien. J’ai toujours été surpris lors des diverses rencontres que j’ai pu avoir avec ces spécialistes du CHRU de Lille de la qualité humaine et relationnelle remarquable de ces contacts. Le chirurgien m’expliqua en détail les objectifs de l'intervention et la technique qu'il comptait mettre en œuvre. Il me parla des suites et des complications possibles et évoqua l’éventualité d’une stomie (ou anus artificiel) parfois nécessaire. Cette hypothèse me glaçait et je le priai instamment de tout essayer pour éviter cette solution. Mais il ne me cacha rien des risques opératoires aggravés par mon âge avancé, et les diverses pathologies dont je souffrais.
Deux méthodes (ou voies d’abord), me dit-il, existent pour opérer un cancer du côlon, la laparotomie et la coelioscopie, qu’il se proposait alors d’utiliser. La consultation avec l’anesthésiste le fit changer d’avis. Celui-ci estima que les risques liés à l’anesthésie qui, eut égard à mes antécédents médicaux et chirurgicaux, seraient moins importants avec une laparotomie classique de plus courte durée que la coelioscopie. Le chirurgien se rangea sans difficulté à cet avis, et j’entrai donc,sans joie, quelques jours plus tard en hôpital pour y subir une intervention de chirurgie colorectale appelée globalement colectomie (la résection d'un segment plus ou moins étendu du colon).
Le colon se compose en fait de quatre segments qui sont : le colon droit ascendant, dont la base est le caecum ou l’on trouve l'appendice, le colon transverse, puis le colon gauche descendant, avec le sigmoïde, le rectum, et l'anus.
L'intervention va enlever la partie malade du colon et remettre bout à bout la partie conservée sur le rectum par anastomose, (la suture du colon sur le rectum). Autrefois cousue à petits points, elle est maintenant agrafée par une pince automatique ce qui en augmente la sécurité.
La cœlioscopie est une technique opératoire qui
permet des interventions chirurgicales à ventre fermé, (sans ouverture en
grand). Une optique est introduite par le nombril et de l’air est insufflé
dans la cavité abdominale pour le dilater et permettre une bonne vision. Les
instruments sont introduits par des petits orifices de 10 à 15 mm et l'ablation du colon
peut alors être réalisée. Les cicatrices mineures autorisent une reprise plus
rapide de la vie normale. Cette technique peut néanmoins être transformée en
une incision traditionnelle en raison de difficultés qui peuvent être
rencontrées en cours d'intervention.
L’autre voie, qui fut mienne, la laparotomie, consiste à ouvrir le ventre pour accéder aux organes (elle est dite à ventre ouvert). Le chirurgien fait une incision verticale d’une vingtaine de centimètres sur l’abdomen, en partant du dessus du nombril qu’il contourne, jusqu’au bas du ventre. Cette technique permet au chirurgien d’observer et de palper minutieusement toute la cavité abdominale avant de retirer la portion du côlon malade.
L'intervention se réalise sous anesthésie générale
et dure en principe environ 2 heures. La veille de l'intervention, le patient
est rasé et son colon est "préparé" par une purge afin qu'il ne
contienne plus aucune matière et qu’il soit "propre". Cette purge
consiste en l'absorption d'une préparation adéquate.
Dans la section
post et préopératoire, les chambres de l’hôpital Oscar Lambret sont vastes et
confortables. Elles sont même climatisées ce qui était particulièrement appréciable
en ce début de mois de juillet où sévissait une effroyable canicule. Je pense
que l’on
m’avait administré un anxiolytique car je me retrouvai seul pour la nuit, sans trop d’appréhensions ni
d’angoisses quoique ma femme ne put
m’accompagner comme elle l’avait fait lors des opérations précédentes. Elle fut
cependant exceptionnellement autorisée
à revenir dans la chambre le matin de l’intervention jusqu’au moment de mon
transfert.
Le matin de l'intervention, je dus prendre une
douche avec de la Bétadine. Mon abdomen fut badigeonné d'antiseptique, puis on
pratiqua une injection d'anticoagulant (probablement pour prévenir un risque de
phlébite), et l’on m’administra une prémédication anxiolytique. Et puis, des auxiliaires sont venus
chercher mon lit et m’ont conduit vers la salle d’opération à travers les
ascenseurs et de longs couloirs dont je voyais bizarrement défiler les plafonds
comme des chemins étrangement pavés, (la prémédication sans doute). Dans
« l’antichambre » de la salle d’opérations, je trouvai des personnes
vêtues de vert avec la bouche couverte.
L’une se pencha sur
moi, me disant quelques mots rassurants. Elle me présenta un masque
respiratoire qu’elle posa sur mon nez. J’aspirai quelques bouffées et perdis
aussitôt conscience.
L’intervention se déroule de façon identique que ce soit par laparotomie ou par cœlioscopie. Elle commence par une phase d’observation pendant laquelle le chirurgien examine le côlon et la cavité abdominale afin de confirmer l’absence d’extension locorégionale de la tumeur et l’absence de métastase au niveau du foie.
Après cette phase, le chirurgien retire avec de grandes précautions le segment du côlon où se situe la tumeur, ainsi que la partie du mésocôlon reliée à ce segment, (le tissu graisseux qui contient les vaisseaux sanguins et les ganglions). Si la tumeur est située bien avant le rectum, le chirurgien retire le côlon sigmoïde. (sigmoïdectomie).
Le chirurgien doit réaliser l’ablation de la tumeur en conservant des marges saines de la paroi du côlon et un curage ganglionnaire satisfaisant, car la qualité de cette exérèse est un facteur déterminant de survie. Il retirera donc nécessairement une portion saine (au moins 5 centimètres) de part et d’autre de la tumeur pour assurer une marge de sécurité et réduire le risque de récidive.
Lorsqu’il a enlevé la portion du côlon atteinte, le chirurgien réalise une anastomose en recousant les deux extrémités du côlon restant, soit à l’aide de fils (anastomose manuelle), ou de pinces mécaniques (anastomose mécanique). Cette étape reforme le conduit intestinal et rétablit la continuité digestive. Les ouvertures sont ensuite recousues plan par plan. La peau est actuellement collée avec une colle biologique. Une stomie peut être nécessaire dans le cadre de la chirurgie d’un cancer du côlon ou du rectum. Cela signifie que dans certains cas, il faut isoler le côlon pour favoriser sa cicatrisation. Une « colostomie temporaire » est alors pratiquée qui va durer de trois à six mois. Après cicatrisation, une nouvelle intervention va refermer la stomie et rétablir la continuité intestinale.
La stomie est une petite ouverture créée pour évacuer les selles quand elles ne peuvent plus l’être par les voies naturelles. L’intestin est alors relié à cette ouverture et les selles sont recueillies dans une poche spéciale, collée autour de la stomie. On utilise parfois le terme d’anus artificiel. Une colostomie définitive peut être nécessaire, en particulier s’il faut enlever le sphincter anal. Dans ce cas, l’anus n’est plus utilisable. Les selles et les gaz sont dorénavant et définitivement recueillis au niveau de l’abdomen, à travers cette stomie. (stoma = bouche).
Actuellement, la chirurgie colorectale
laparoscopique est généralement cœlioassistée, ce qui peut offrir, par rapport
à la laparotomie classique les avantages de la chirurgie dite mini-invasive,
(reprise rapide du transit intestinal, réalimentation précoce, diminution de
la douleur, durée d'hospitalisation réduite, préservation pariétale et protection accrue de la fonction respiratoire).
Cependant, cette technique présente ses
inconvénients propres dont de fortes douleurs dans l’épaule dues aux gaz
injectés, et ses avantages doivent toujours être considérés comme secondaires
dans le contexte d'une pathologie tumorale où le résultat carcinologique doit
toujours primer.
J’ai depuis lors pu
voir des vidéos de ces interventions dans les deux méthodes. J’ai été chaque
fois stupéfait de l’attention et de la précision nécessaires qui doivent être
maintenues pendant toute la durée de l’opération, tant concernant le
décollement méticuleux de toute les adhérences qui fixent le colon aux parois
de la cavité abdominale que pour l’ablation de la partie réséquée du côlon, et
puis enfin dans la réalisation délicate de l’anastomose finale quoique celle-ci soit
généralement maintenant souvent réalisée avec une agrafeuse mécanique qui est
ensuite retirée par le rectum.
J’ai très peu de
souvenirs de ce qui s’est passé en salle de réveil. Je crois bien que c’est
dans cette phase que l’on m’a dit que le chirurgien avait évité la stomie (et
la poche qui va avec), cette éventualité que je redoutais tant. Mes souvenirs
se précisent à partir du retour dans ma chambre
où je me suis réveillé avec une sonde naso gastrique, un petit tuyau
passant par le nez et allant jusqu’à l'estomac pour aspirer son contenu.
J’avais également au moins un drain, un autre
tuyau pour évacuer les sécrétions pouvant apparaître dans le ventre et une
sonde urinaire pour surveiller ma diurèse, la quantité d'urine émise chaque
jour. Et, pour compléter le tableau, j’étais évidemment sous plusieurs
perfusions et branché sur divers appareils électroniques qui surveillaient
mes paramètres vitaux.
Ma femme qui m’y attendait, m’a joyeusement confirmé que le chirurgien
avait évité la stomie. Elle me dit plus tard que je me plaignais de
vives douleurs dans le ventre, mais je me souviens peu d’avoir eu vraiment mal.
Dans cet hôpital, le traitement de la douleur post opératoire semble être une
priorité dès la fin de l'intervention. On m’a tout de suite signalé que je
disposais d’une pompe à morphine pour que je puisse moi même adapter au mieux
la dose antalgique convenable. Je m’en suis très peu servi. Les antalgiques
administrés dans les perfusions suffisaient pour maintenir la douleur à un
niveau supportable. J’en éprouvais par contre les effets hallucinatoires face
au mur blanc de la chambre que je voyais parcouru de sortes de vagues, avec, au
centre, une grosse pendule noire qui
semblait m’hypnotiser.
Il faisait horriblement chaud. C’était la
canicule et le système de conditionnement peinait à maintenir une température
supportable. Il fallut ouvrir les fenêtres.
Dans les jours suivants, une surveillance
infirmière rapprochée fut mise en place, heure par heure, (pouls et tension),
avec vérification périodique des drains, urines, état de l’abdomen et
pansements.). Une prise de sang quotidienne la complétait. Dès le lendemain,
je fus mis au fauteuil et, les deux premiers jours, on m’aida pour la toilette.
Un kinésithérapeute me rendit également visite ; il conseillait de marcher
un peu dès que possible. En attendant, il suggérait de remuer les pieds
« comme à la piscine ». Ne pratiquant que la brasse, cette image me
faisait sourire mais je m’appliquais néanmoins à cette activité. Dans mon cas
personnel, avec le risque supplémentaire que présentaient mes problèmes de
rythme et mon diabète, des injections sous cutanées d'anticoagulants (héparine)
furent également pratiquées quotidiennement en liaison avec des prises de sang
et des contrôles répétés de glucose sanguin. Le lever précoce est essentiel
mais il était compliqué par la présence de l’attirail d’assistance et la
tuyauterie des drains, des sondes et pompes divers.
Les premiers jours, on est donc limité aux
séjours en fauteuil. J’en ai une fois trop exagéré la durée et je l’ai bien
regretté la nuit suivante. Le drain de la plaie et la sonde urinaire furent assez
vite ôtés, et l’on me montra comment isoler temporairement la sonde gastrique
si bien qu’il me fut possible de circuler plus facilement en m’accompagnant du
grand candélabre qui portait les perfusions.
La reprise du transit (d'abord des gaz, puis des
selles en général liquides) semblait espérée dès les tous premiers jours, mais
elle se fit pour moi beaucoup plus attendre. Elle conditionnait pourtant la
suppression des perfusions et la reprise progressive de l’alimentation
(d'abord de l'eau, du café ou de la tisane, suivie de bouillon, compote, puis
de purée et alimentation légère..). Chez moi, cette reprise du transit fut
extrêmement timide et lente. On en vint à parler d’iléus post opératoire et
l’on engagea un traitement médical prudent et fort modéré pour tenter de
débloquer la situation.
En fait, je n’ai pratiquement rien mangé la
première semaine, si ce n’est un peu de café et un morceau de biscotte le
matin. J’essayai bien de grignoter quelques légumes dans les plats du midi et
du soir, mais, comme je l’ai dit précédemment la conception hospitalière du
végétarisme est désespérante. L’omni présence de l’omelette surgelée standard
sur chaque assiette ne peut mettre en appétit que de voraces culturistes
maniaques d’œufs qui ne courent guère les hôpitaux. De toute façon, je n’avais absolument pas faim et il n’entrait guère
plus dans mon système digestif qu’il n’en sortait. Seule la sonde gastrique
continuait à extraire d’invraisemblables quantités de sécrétions gastriques
d’un estomac apparemment magiquement approvisionné.
L’iléus postopératoire est relativement fréquent
au décours d’une chirurgie abdominale. Il peut résulter de l’inflammation
locale, de l’utilisation d’opioïdes ou d’autres causes liées à la stimulation
du système sympathique. Il provoque des douleurs, des nausées et des vomissements
éventuels, et il peut être la source de complications postopératoires.
Chez moi, cela se traduisait surtout par une
forte et douloureuse distension gastrique, un manque persistant d’appétit, et
la quasi absence d’émission des gaz ou des selles que l’équipe semblait tant
attendre. La situation parut cependant se débloquer vers le huitième jour. On
envisagea ma sortie, et l’on retira enfin la sonde gastrique qui me gênait
tant. J’essayai de manger un peu, mais c’était une mauvaise initiative.
L’estomac restait bloqué et l’on réintroduisit vite cette sonde maudite,
opération assez désagréable, dirai-je, par euphémisme. Deux jours plus tard,
tout se régularisa enfin, la sonde disparut et je pus quitter les soins
intensifs pour être transféré dans la section de soins courants pour y préparer
ma sortie. Je suis donc rentré chez moi, la veille de mon anniversaire que ne
voulais pas fêter à l’hôpital, le 14 juillet, le jour de la fête nationale.
Aucune ambulance n’était disponible au moment de ma sortie, et je suis donc
rentré en taxi, au prix de quelques douleurs.
Chez moi, l’appétit est resté fort paresseux pendant plusieurs semaines malgré une cuisine bien plus sympathique. Des soins infirmiers ont été nécessaires pendant quelques jours. Les problèmes de transit ont encore persisté, et même assez longtemps, avec des ralentissements et des accélérations parfois fort gênantes, mais tout semble se régulariser progressivement.
Le rapport final émis du service établissait que j’avais bénéficié d’une sigmoïdite, classée C3N0M0, (il avait été diagnostiqué C4), traitée par laparotomie avec anastomose colorectale haute, et que l’opération n’avait été suivie que d’un iléus post opératoire prolongé d’évolution favorable sous traitement médical. Tous les ganglions prélevés étaient sains. Le rapport insistait sur la nécessité d’un suivi attentif. Ce suivi est nécessaire pour plusieurs raisons.
Il faut bien comprendre que la colectomie n’était pas initialement une méthode effective de traitement du cancer colorectal. Les indications initiales de la colectomie par laparoscopie ne concernaient que les maladies bénignes du gros intestin, (essentiellement les diverticulites du sigmoïde et diverses autres maladies inflammatoires). Ses indications ont été progressivement étendues aux lésions malignes grâce au développement de l'instrumentation, à la maîtrise technique de plus en plus importante des opérateurs et aux résultats récents qui semblent démontrer l'efficacité d'un tel traitement pour les lésions cancéreuses du colon.
Les résultats finaux de l’intervention sur un cancer demeurent donc aléatoires. Par ailleurs, des complications post opératoires sont toujours possibles et un suivi attentif demeure nécessaire dans l’hypothèse de traitements complémentaires. Parmi ces complications éventuelles, on peut évoquer les suivantes :
Des hémorragies
internes, hématomes musculaires, (cœlioscopie), exceptionnelles mais toujours possibles.
Des hémorragies par voie
rectale, assez fréquentes les premiers jours, liées principalement à la suture mécanique
et ne nécessitant en général pas de traitement.
Des abcès sur les
cicatrices, ou intra abdominal (rares) qui peuvent nécessiter des soins infirmiers.
Une occlusion post
opératoire, rare, elle peut nécessiter une prolongation des perfusions et de
la diète, et très exceptionnellement
une nouvelle intervention.
Une fistule
anastomotique (non cicatrisation de la suture intestinale ou fuite de la
suture), rare aussi, elle est une complication fort redoutée qui peut engager
le pronostic vital avec un risque de péritonite et la nécessité d’une intervention pour drainage,
et la création d’un anus artificiel (stomie) provisoire de plusieurs mois.
Une ischémie colique
post opératoire (obstruction des vaisseaux) avec fistule anastomotique, surtout
chez des patients très fragiles.
Des infections diverses,
urinaires, ou bronchiques, lymphangite éventuelle du bras sur cathéter de
perfusion.
Une phlébite ou une
embolie pulmonaire, très rare grâce a une prévention systématique.
Á distance de l'intervention il existe aussi un
risque de sténose anastomotique. Les sutures mécaniques exposent à un
rétrécissement inflammatoire post opératoire de la suture colorectale. Ces
sténoses peuvent entraîner des problèmes de transit (augmentation importante du
nombre de selles, faux besoins, selles plus petites voire sub-occlusion). Elles
sont systématiquement dépistées et traitées si besoin au cours d'une coloscopie
courte de contrôle anastomotique, quelques semaines après l'intervention. Mon état actuel est bon. J’ai repris de
l’appétit et du poids et mon diabète s’en ressent..
Et maintenant ? J’attends ! Au bord de l’océan du temps,
En silence, mais debout, j’attends ce qu’apportera la marée prochaine.
Comme tous les autres, j’attends. J’espère et j’attends. Je redoute ce que j’attends, ce que j’attendrai, comme vous, chaque jour, pendant tout le temps qu’il me reste à vivre.
Je n’ai pas pu donner à mes enfants et mes proches tous les câlins que j’aurais pu donner, ni bien reçu les leurs, et maintenant, ils ont grandi.
Je n’ai pas assez embrassé la femme que j’aimais, et maintenant, nous avons tous les deux vieilli.
Je n’ai pas écouté ni joué toute la musique que je pouvais faire ou entendre, et aujourd’hui, je suis trop sourd.
Je n’ai pas assez approché les inconnus ni assez conforté mes amis dans la peine. Et ins sont morts.
Je n’ai pas assez regardé le ciel, et les fleurs, ni respiré suffisamment souvent le parfum des roses.
Dans le temps qu’il me reste,
Je câlinerai mieux tous les petits enfants que mes enfants trop grands m’ont apportés.
Je regarderai plus souvent le soleil et la lune, les arbres, et les montagnes, la plaine et les fleurs, et je profiterai aussi du doux parfum des roses.
J’écouterai encore et je jouerai plus fort la musique et les chants qui ont charmé ma jeunesse.
Et j’embrasserai encore la femme que j’aime jusqu’au dernier jour de ma vie.
Table des Matières
Chapitre 2 23
Chapitre 3 37
Chapitre 4 53
Chapitre 5 67
Chapitre 6 81
Chapitre 7 93
Chapitre 8 105
Chapitre 9 119
Chapitre 10 133
Chapitre 11 145
Chapitre 12 157
@ Jacques Prévost – Cambrai – France
Jacques Henri Prévost
L’auteur,
maintenant fort âgé, vient d’être opéré d’un cancer. Il nous confie toutes ses
réactions lors de cette découverte et explique en quoi consistent les
différentes interventions qu’il a subies et leurs conséquences.
Il
nous raconte un peu l’histoire de sa vie et l’origine de tous les stress qui
pourraient être la cause de sa maladie.
Il
décrit les symptômes des différentes pathologies vécues et explique de façon
très détaillée comment la médecine les a traitées. Le livre est une vraie mine
d’informations fort précieuse pour les malades inquiets de leur devenir.
L’auteur
témoigne aussi de tous ses espoirs et ses craintes, et nous laisse un message
de paix et d’espoir.
Je
n’ai pas pu donner à mes enfants, dit-il,
tous les câlins qu’ils pouvaient attendre, ni assez reçu les leurs, mais
dans le temps qu’il me reste, je
câlinerai tous les petits enfants qu’ils m’ont apportés.
Je
n’ai pas assez regardé le ciel, et les fleurs, ni respiré suffisamment le
parfum des roses. Je regarderai mieux le soleil et la lune, les arbres et les
montagnes, la plaine et les fleurs, et je profiterai vraiment du parfum des
roses
Je n’ai pas assez embrassé la femme que j’aime, mais maintenant que nous avons vieilli ensemble, je l’aimerai et l’embrasserai encore jusqu’au dernier jour de ma vie.