Jacques
Henri Prévost
Bien nombreux les Chemins
Incarnatus – Tome 2
Mythes traditionnels et
exotiques
Jacques Henri Prévost
Série incarnatus
(en trois tomes)
Tome 1 - Lentement
vers la Lumière
(Aux sources de l'ésotérisme occidental)
Tome 2 - Bien nombreux les
chemins.
(Mythes traditionnels et exotiques)
Tome 3 - Et chaque
amour, enfin
(Vers une spiritualité contemporaine)
Du même
auteur
Le Ciel, la
Vie, le Feu
Le Pèlerin d’éternité
L’Univers et
le Zoran
L’Argile et
l’Âme
Prolo Sapiens
Lentement
vers la Lumière
Bien nombreux
les Chemins
Et chaque
Amour enfin
Recueil de
cuisine végétarienne
Mon Cancer et Moi
Le sourire malicieux de l’Univers
Jacques Henri
Prévost
Bien nombreux
les chemins
Incernatus -Tome
2
Copyright
© Jacques Prévost –Cambrai
- France
Jacques
Henri Prévost
Bien nombreux les Chemins
Mythes
traditionnels et exotiques
TABLE DES MATIERES
15 - Mille chemins sur la montagne
31 - La résurrection selon Platon
55 - Le Mythe de l’Arche de Noé
71 - Le
Mythe de la Quête du Graal
103 - La Bagavad Gita dans l’Indouisme
121 - Les derviches tourneurs Soufi
139 - Contes persans et soufi
161 - Zoroastre et les Pârsis.
175 - Le
Bardo Thodol tibétain
201 - Le Tao të King en Chine
213 - Le Cao Dai indochinois
227 - Le Jaïnisme
243 - Le
Shintô japonais
255 - Le
Vaudou
Les autres tomes
Tome 1
Aux sources de
l’ésotérisme occidental
Les appels de la Lumière.
Les dieux grecs.
Les Ennéades de Plotin.
Les enseignements d’Hermès Trismégiste.
Les antiques religions à Mystères.
La religion des Romains.
La Gnose et les Gnostiques.
De la Gnose aux Cathares.
De Giodano Bruno à l’Univers vivant.
Robert Fludd et la Rose+Croix.
Béguines et Cathares des Flandres.
La Foi des Cathares.
Les autres tomes
Tome 3
Vers une
spiritualité contemporaine
Un temple à l’esprit, et à la liberté
Orphistes et Pythagoriciens
La Divine Comédie de Dante
L'origine des Rose+Croix
L’Homme triple
Le Cosmos est-il vivant ?
La Vie mystérieuse
Amour et Désir chez les Théosophes
Krishnamurti et l’inconcevable « Otherness »
Jung - Du livre rouge à la Fleur d'or
L'illusion de la connaissance
La Kundalini et les Chakras
Tome 2
Mythes traditionnels et
exotiques
Mille
chemins vers la montagne
Nous sommes tous, en tant qu’hommes, plongés dans une
réflexion fondamentale. Nous constatons que la religiosité, l’inspiration
artistique, et la recherche scientifiques sont des réponses toutes personnelles
à la perception d’un manque. Elles expriment la nécessité que ressentent les
hommes d’assouvir une faim non satisfaite. Exprimées dans des formes
différentes, ces élans, ces espoirs, ou
ces ressouvenances d’un état de meilleure satisfaction semble être une caractéristique
constante attachée à la nature humaine. Cherchant à établir ou rétablir son
bonheur, l’Homme-individu base la conduite de sa vie sur le type de recherche,
d’expression sensible, de religiosité, ou de foi, qui correspond à sa propre
nature.
Après tous les enseignements que nous avons tirés du
passé, nous constatons que diverses démarches plus modernes constituent aussi
des illuminations, des flambées fortuites de connaissance. Elles éclairent
alors un domaine caché réservé aux seuls humains conscients. Issus de la même
source, ces éclaircissements de la conscience semblent bien pouvoir prendre
plusieurs chemins. Plusieurs moteurs très différents ont fourni l’énergie nécessaire
pour faire émerger les révélations citées ci-dessus jusqu’au niveau d’une
expression consciente exprimable.
Comme pour toutes les théories scientifiques,
religieuses ou philosophiques, la diversité des contenus et des expressions
utilisées démontre également que les instruments mentaux utilisés pour faire
passer l’illumination intérieure au niveau conscient ne sont pas très adéquats.
Une importante question se pose, qui est de savoir à quel niveau de conscience
notre être intime est assoiffé de connaissance ou d’absolu.
Le corps met constamment en oeuvre des machineries
variées qui remontent au début de l’aventure des vivants. Notre appareillage
mental est également composé de divers mécanismes mis en place par l’évolution.
L’homme conscient est la forme actuelle, le dernier avatar de l’espèce, mais
les fonctions primitives qu’il intègre n’ont pas disparu dans les abîmes du
temps.
La soif de connaissance et la faim de Dieu sont
irrationnelles.
On peut aisément comprendre que tous les efforts
conceptuels pour atteindre la connaissance totale, (ou la Divinité) par une construction intellectuelle théorique
et raisonnable, soient vains et voués à l’échec. En fait, la relation de cette
soif d’absolu avec les niveaux inconscients les plus archaïques du mental a des
implications métaphysiques extrêmement importantes. Si on l’admet, il faut
corrélativement accepter que la construction de l’Homme par l’évolution, y
compris l’émergence de sa conscience et de son intelligence, résulte de la
réalisation d’un plan antérieur, étranger et extérieur, lequel
atteindrait maintenant le point où ce moteur doit être activé. Cela signifierait
que l’existence humaine a une cause qui a fixé son but au début des temps et de
la vie, bien avant qu’apparaissent la corporéité et le conscient.
La prise de conscience qu’un plan surnaturel peut être
en oeuvre et nous impliquer en tant qu’opérateur, ou objet actif,
prend une signification presque brutale. Ce choc résulte du contact inattendu
avec une altérité inconnue, ce qu’il est convenu d’appeler le sacré. La tradition
hébraïque, par exemple, a été amenée à traiter cet aspect, et le Livre du Zohar
décrit les multiples précautions que le Dieu hébraïque a du prendre en
descendant au niveau de la matière pour accomplir sa création. Au-delà des
descriptions théoriques, conceptuelles et imagées des littérateurs, demeure un
vécu difficile, celui du contact effectif avec le Tout-autre inconnu et surtout
la perception expérimentale de la réalité de cette altérité absolue.
Nous sommes déjà des Bouddhas.
Parler d’atteindre quoique ce soit est une profanation,
et, logiquement, une tautologie. (D.T. Suzuki).
Comme les mythes les plus
antiques, les contes et légendes populaires ont aussi parfois un aspect
initiatique. Cela devient évident pour l’observateur éclairé. Les écoles de
mystère font prendre conscience de la présence de l’homme originel endormi au
fond du cœur. Il est assoupi depuis si longtemps que nous avons oublié sa
présence. Parfois cependant, une émotion l’éveille, ouvrant une voie permettant
d’entendre un instant sa voix. Parmi toutes les formes de l’art des hommes, la
poésie et la musique portent directement la parole de cet être mystérieux et
secret, mais d’autres chemins mènent à lui.
Depuis toujours, les
enseignements ésotériques nous révèlent sa présence et sa nature véritable. Ils
dévoilent progressivement aux initiés quel est le sens des vieux mythes et des
antiques traditions, expliquant ce que signifient les fables et les légendes
venues vers nous du fond des âges. Beaucoup des histoires et des contes
traditionnels contiennent une même révélation adaptée au lieu du récit, à la
civilisation du moment, ou à la qualité de l’auditeur.
On la trouve même dans les vieux
contes de fées. Celui de la Belle au Bois Dormant, par exemple, raconte dans un
langage pour enfants comment l’âme admirable, endormie depuis si longtemps dans
le donjon d’orgueil, au coeur de la forêt
d’épines de tous les dangers de la vie terrestre, peut être un jour éveillée
par le baiser d’amour du prince audacieux, le chercheur de vérité. Et
l’histoire de Peau d’âne est construite sur le même schéma général.
De tous
temps, donc, le même message initiatique est délivré aux chercheurs spirituels
en usant des moyens divers disponibles dans les conditions et possibilités de
l’époque. On a utilisé des allégories littéraires (la caverne de Platon), des
légendes (les Chevaliers de la Table ronde), des contes, (comme celui de la
Belle au bois dormant), des fabliaux philosophiques (Contes soufis). Et
certains films actuels, (Truman Show, Matrix, etc..), tentent de le faire.
Beaucoup de ces récits ne sont pas inventés simplement pour
distraire. Ils nous transmettent une image symbolique menant à la révélation
initiatique enseignée par la sagesse traditionnelle. Ils représentent notre
destin car nous recherchons tous notre double intérieur et secret. Et dans le château clos de notre coeur égoïste, une
créature merveilleuse attend toujours le prince intrépide que nous pouvons être
pour qu’enfin, d’un baiser, il l’éveille.
Avant de développer un peu plus des idées, je voudrais
évoquer les travaux de Mircea Eliade. Ce chercheur, (1907 + 1986), est l'un des
fondateurs de l'histoire moderne des religions. Au centre de l'expérience
religieuse de l’homme, Eliade situe la notion du « sacré ». Il nous dit que la
fonction du mythe est de donner une signification au monde et à l'existence
humaine. Grâce au mythe, le monde se laisse enfin saisir en tant que cosmos
parfaitement intelligible.
« Considéré comme littérature d’amusement, dit Eliade,
le conte merveilleux contient un scénario d’initiation avec ses épreuves
typiques, la lutte contre le monstre, les travaux impossibles, le mariage avec
la princesse. Il implique une sorte de mort et de résurrection. L’initiation
est renvoyée dans l’imaginaire. Cependant, dans la psyché profonde, les
scénarios initiatiques conservent leur fonction et continuent d’opérer des
mutations dans la conscience moderne. ».
Cette citation permet d’aborder les aspects un peu
techniques de la structure habituelle d’un conte, sachant aussi qu’ils ne sont
pas tous initiatiques. Le récit ou la fable pédagogique
comporte quatre parties : un exposé de la situation, une montée de
l’action, une chute surprenante, et une morale. C’est une structure
rédactionnelle assez classique. Le conte, initiatique ou pas, ne comporte que
trois phases, la morale en étant rarement exploitée.
L’enseignement qu’on tire d’une fable est immédiatement
utilisable. Le conte est distrayant. Mais lorsqu’il est initiatique, son rôle
est différent. Il prépare l’auditeur à l’initiation à venir. En cette attente,
le récit doit être simplement mémorisé. Comme un conte ordinaire, il raconte
l’aventure émouvante de personnages sympathiques dans des situations
étonnantes. La mémoire est stimulée car le lecteur est ravi. Survient alors
parfois l’instant de l’initiation.
Il est difficile de devenir adulte. Impliquant mort et
résurrection, l’initiation peut être pénible. Le conte initiatique aussi meurt
et ressuscite. La révélation du sens anéantit la magie du récit féerique et ses
aimables personnages. L’intelligence initiale du conte merveilleux est alors à
jamais perdue, mais la contre partie de la perte est l’annonce merveilleuse de
la résurrection. La Belle devient l’Âme endormie et le Maître soufi est l’Homme
Éternel des origines.
Initialement, les mythes rappelaienrt des histoires estimées
vraies. C’est souvent différent maintenant. Bien de mythes, anciens, ou
modernes voudraient expliquer les profonds mystères des origines. Ils sont
souvent traditionnellement associés à des rites de renouvellement. Au
commencement, la situation était simple et pure, mais elle s’est dégradée au
fil du temps Dans le passé, un personnage
merveilleux a créé ou sauvé le Monde ou l’Homme. En célébrant les rites
qui rappellent cet acte extraordiniare, les inititiés, purifient la dégradation
de la nature et permettent de restaurer ou de recréer la situation initiale.
Dans le passé historique, l’initiation revenait
probablement à un mentor familier. Les temps ont changé, et les contenus
ésotériques se sont estompés. Quand manque l’initiateur, c’est aux chercheurs
de redécouvrir, par eux-mêmes, le sens caché des récits merveilleux. Méditons
donc un instant sur un micro conte initiatique, le superbe « logion
29 » de l’Évangile gnostique de Thomas. Comme chercheurs, il nous
appartient d’en découvrir, de nous-mêmes,
la signification cachée.
Jésus disait :
« Si
la chair vient à l’existence par l’esprit, c’est une merveille »
« Mais
si l’esprit existe par la chair, c’est la merveille des merveilles »
Ou une autre sentence pour exposer
l’essentiel dee la philosophie grecque après Platon
« L’essence engendre l’existence. »
Encore des mots pour formuler la
problématique humaine
« D’où
vient que ce mortel puisse rêver d’éternité. »
La
reconnaissance de la présence d'une altérité immortelle, engendrée par l'esprit,
dans le corps de chair mortelle, issu de la psycho matière terrestre, a des
conséquences importantes. La nature intime du chercheur en est manifestement
changée. Cette rencontre revêt un caractère sacramentel. Il ne s'agit plus
d'une orientation de la conscience mais d'un état de fait. Dans cette
situation, le chercheur devient un temple vivant car sa conscience admet que
son corps biologique renferme une entité spirituelle sacrée. Reste à savoir ce
qu'il en fera.
En
ce sens, je vous propose iccid’inventer votre propre rite. J’invite les
chercheurs conscients qui lisent ces lignes à réunir leurs pensées nouvelles
dans l'élévation d'un temple mental collectif. Car un temple est un lieu de
rencontre. Ses bâtisseurs le veulent toujours grandiose et magnifique. Fondons
celui-ci sur les innombrables démarches humaines visant à rencontrer cet absolu
qui nous manque, cet Esprit ou cette Connaissance que nous cherchons. Il est
fort évident qu’Osiris, Ba’al, Dionysos, Krisna, Jésus, et tant d’autres
mythes, racontent la même aventure.
C’est
toujours l’histoire d’un dieu, fils de dieu, trahi et mis à mort, et qui,
cependant, ressuscite un jour et rejoint un royaume qui n’est pas de ce monde.
Avec le recul nécessaire, nous entendons l’éternelle histoire de la chute
d’Adam qui, racheté par la grâce, regagnera un jour le royaume originel. Mettons
donc sur le même plan toutes ces faibles images décrivant le cheminement du
chercheur vers la réalité absolue, et nous y reconnaitrons la représentation de
cet esprit immortel emprisonné dans notre prison corporelle.
Dans l’argile de notre corporéité, assemblons mentalement
toutes les sciences, convictions, religions, expressions et philosophies
humaines. Elles constitueront un immense pavement dont chaque dalle rayonnera la
lumière d’une révélation particulière. Chacun se tiendra sur celle qui lui
convient, et tous ces pavés lumineux seront également joints par les qualités
d’âme des chercheurs authentiques et sincères, celles des fidèles de toutes les
églises, les souffrances de leurs martyrs et les extases de leurs saints. Au
dessus, se tendra le sombre ciel originel de tous les mystères, étoilé de
toutes les révélations passées et à venir.
Et à l’entour s’étendra l’insondable océan de
tous les possibles. Notre construction sans murs sera ouverte sur l’infini.
Nous nous y tiendrons sans aucun rite ni sacrifice, car il y a déjà eu
tellement de sang versé, tant d’horreurs commises, tant d’êtres immolés,
torturés, mutilés ou humiliés, au nom de toutes les idées, offerts en vain à
toutes les idoles des hommes, dans tous les temps du monde.
Éclairés par l’Esprit, nous voudrions nous
tenir sur le pavé du temple comme des piliers lumineux reliant la terre au
ciel. Hélas, notre noir héritage karmique nous barre encore le chemin, et nous
restons simplement des êtres étonnants, petits singes christophores, enclouant
l’un à l’autre Lucifer et Satan ! Petits simiens clairvoyants, toujours chargés
d’ancestrales caractéristiques animales, nous portons intimement la conscience
d’un important travail à faire.
Nous avons à rallumer dans notre âme
le soleil spirituel originel.
En vérité, pour pouvoir nous poser en hommes
véritables, et libres maçons, nous devons comprendre ce qu’est notre vieil être
intime et briser sa cristallisation. Nous devons transformer tout à la fois
notre humaine et simiesque nature et cette image intérieure fabriquée de
nous-mêmes. Dans cette attitude, nous retrouvons l’image traditionnelle des
Rose-Croix, celle de l’Homme écartelé entre la Chair et l’Esprit, cette Croix
d’épine symbolique sur laquelle il convient de faire fleurir la Rose d'Or de la
Connaissance. Et donc, amis, réunis en ce lieu partagé, ouvert dans notre
mental, élèvons nos âmes particulières vers l’image de la Totalité telle que
nous l’avons construite, chacun dans sa pensée personnelle.
Mille chemins, disait Bouddha,
mènent au sommet de la montagne
Dans notre temple universel, nous ne nous
posons pas en juges mais en simples témoins de l’inquiétude et de la souffrance
humaine. Revêtus de la dignité de la conscience, nous tenant debout, non pas
dressés à l’assaut des mystères du Ciel mais tournés par l’Esprit vers les
réalités temporelles de la Terre, nous ouvrirons nos cœurs à la pluie de
savoir, de sagesse et d’amour qui nous est personnellement et mystérieusement
consentie, par grâce.
Nous le recevrons la dans notre être total,
corps de chair, âme de feu, esprit de lumière, et, tous ensemble, comme les prêtres
gnostiques et les derviches d’Orient, nous étendrons les mains sur nos
frères les hommes, partout dans le Monde, et nous répandrons sur eux ce don...,
éperdument !
Essayant de résoudre les questions
insolubles posées par la raison sur son origine, son devenir, le sens de saa
vie et de son existence, l’Homme interroge le ciel. Le ciel ne répond jamais
aux questions raisonnables et ne parle qu’à l’Homme qui n’a plus de questions. Le silence des espaces infinis est la
seule réponse. La question est toujours mal posée par une raison qui cherche à
combler son vide de savoir. Elle ne pourra jamais combler ce manque inéluctable
de connaissance totale.
Je t’interroge, Plénitude, et c’est un tel mutisme !
(Saint John
Perse).
Le grand Tout, reste mystérieux et
inconnaissable. Lorsqu’on tente de l’approcher par la raison, on trouve
seulement le vide, le chaos de la béance originelle. Hors la pensée, il n’y a
rien pour alimenter la raison humaine, rien que ce vide effrayant que nous
percevons. C’est la pensée créatrice qui peuple le vide. Notre univers matériel
est la manifestation d’une pensée surhumaine. C’est pourquoi nous nous y
sentons tellement étrangers. Lorsque nous laissons notre intelligence rejoindre
la grande intelligence universelle, ce vide insondable et sacré s’emplit
soudain d’un nombre immense de créatures et de toute la puissance qui les a
créées. Tout autour de notre temple s’étend alors l’insondable océan de tous
les possibles
Et le Serpent dit à la femme,
Si vous mangez du fruit de l’arbre
qui est au milieu du jardin,
vous ne mourrez point, vos yeux s’ouvriront,
et vous serez comme des dieux,
connaissant le bien et le mal.
(Genèse - 3/4).
Les hommes, nous dit la Bible, enfant
divins et créatures faites à la ressemblance de Dieu, sont comme des dieux, et
ils engendrent des dieux et des mondes. Le chaotique océan des possibles attend
leur pensée créatrice des genèses potentielles. Sous-dieux naissants, engendrés
dans ce monde par l’Esprit, (dans
l’acception du mot désignant la pensée du dieu créateur premier), les
humains deviennent, peu à peu, adultes et autonomes. Ainsi, par le pouvoir
créateur de la pensée, poursuivant inconsciemment une illusoire immortalité,
nous devenons chaque jour plus capables de modeler l’argile plastique du Monde.
Nous le faisons d’abord dans l’astral, son aspect invisible, puis dans la
transformation ou l’organisation de la matière tangible et expérimentable, et
même maintenant dans les propriétés et les destinées de nos propres corps
biologiques. Inéluctablement, nous devrons choisir un jour de poursuivre cette
recherche, ou décider de fonder notre véritable vie, notre propre domaine dans
le royaume véritable et éternel du Père.
Denis de Rougemont a formulé
cette éternelle tentation.
Tombé de l’Eternel, dit-il, Satan veut l’Infini.
Tombé de l’Etre, il veut l’Avoir.
La prise de conscience de cette obligation
de choix entre l’Être et l’Avoir est assez terrifiante car les traditions
ésotériques de l’hermétisme nous disent que nous avons déjà été placés, à
l’origine, devant ce choix drastique.
Or
le Noûs, Père de tous, étant Vie et Lumière, enfanta un Homme semblable à
lui,dont il s’éprit comme de son propre enfant,car l’Homme était très beau,
reproduisant l’image de son Père,et Dieu lui livra toutes ses oeuvres.
Alors
l’Homme qui avait plein pouvoir sur le monde des mortels et les animaux sans
raison,se pencha à travers l’armature des sphères, et il fit montre à la Nature
d’en bas de la belle forme de Dieu.
La Nature sourit d’amour car elle avait vu les
traits de cette forme merveilleusement belle de l’Homme se réflèter dans l’eau,
et son ombre sur la terre.
Pour
lui, ayant perçu cette forme à lui semblable présente dans la nature et
reflétée dans l’eau, il l’aima et voulut habiter là. Ce qu’il voulut, il
l’accomplit, et il vint habiter la forme sans raison.
(d’aprés Hermés Trismégiste).
Face à l’éternelle tentation
d’approprier le Monde, nous allons devoir utiliser le merveilleux privilège des
adultes autonomes, le don de la liberté. Nous devrons sans retour choisir
d’essayer de devenir dieu pour dominer matériellement la Terre, ou accepter de
lâcher enfin notre frénétique emprise sur la matière et tenter de rejoindre
hors de Terre le Royaume de l’Essence spirituelle.
La Terre n’appartient pas à l’Homme,
C’est l’Homme qui appartient à la Terre.
(Chef Seattle - Tribu Dewanish).
On pourrait croire que cette liberté de
choix est difficile, nécessitant un grand effort de volonté. Ce n’est pas
exact. Le chercheur doit seulement comprendre quel est son état réel. Ce
n’est pas lui qui lutte, c’est la connaissance, la Gnose.
Dans notre temple universel, et, en
cette acception, bien évidemment gnostique, témoins de la souffrance humaine
cependant revétus de la dignité restaurée de l’Homme éternel, nous tenant
consciemment debouts, non pas dressés par l’Ego à l’assaut du Ciel mais tournés
par l’Esprit vers la Terre, nous ouvrons nos coeurs à la pluie d’amour de la
grâce christique. Nous la recevons dans notre être total, corps de chair, âme
de feu, esprit de lumière, et, ensemble, nous la répandons sur tous nos frères
les hommes, partout dans le Monde.
Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu,
et que l’Esprit de Dieu habite en vous ?
(Paul. Corinthiens - 3/15).
Le cheminement difficile est parfois
parsemé de quelques dons rafraîchissants qui soulagent un instant la fatigue du
pélerin. Cette révélation bouleversante, inattendue et gratuite, estt celle de
la restitution de l’Innocence. Elle remet à sa place relative et juste la
compréhension de l’importance de la Liberté primordiale. Elle semble être en
relation binaire avec cette liberté qu’elle équilibre, un peu comme la notion
de Grâce christique équilibre celle de la Force créatrice luciférienne.
Les deux voies paralléles, le courant
dynamique, viril et conquérant, d’un coté, et la grâce féminine, offerte,
acceptée et gratuite, de l’autre, semblent
correspondre aux Sizygies des éons gnostiques ou au schéma de l’arbre
ésotérique des Sephiroh de la Kabbale. Et, conjointement à la restitution de
l’Innocence originelle, une autre intuition apparaît, toute aussi nouvelle,
émouvante et importante, qui est celle du retrait corrélatif de la charge
karmique. Tout est soudain immédiat et
neuf à nouveau. A l’instant même, c’est le printemps du Monde, éternellement
présent, hors du temps.
Si vous ne redevenez comme les petits enfants,
Vous n’entrerez pas dans le Royaume.
Ainsi, conduits par la main sur le difficile chemin
d’élévation qui mène de la Chair à l’Esprit, pas à pas vers le Royaume, de
faute en faute vers l’Innocence, de vie en vie vers l’Eternité, corps aprés
corps vers l’Indestructible, de fragment en fragment vers la Vérité, et nous
remémorant les toutes dernières paroles de Goethe agonisant, Mehr
Licht ! (plus de lumière),
nous avançons lentement, les uns avec les autres, vers la découverte de notre
véritable identité divine progressivement révélée.
Les chercheurs doivent mener une lutte constante pour
éviter le redoutable écueil, formé par la rationalisation excessive des
révélations concédées par l’intelligence universelle. Il ne s’agit pas de
construire un système rationnellement universel, mais seulement essayer
d’arriver à la vraie connaissance, laquelle ne peut évidemment être que simple
et lumineuse.
Plutarque nous raconte qu’il y avait à Saïs, en
Egypte, un temple consacré à Isis, la fille du Soleil, la mère universelle. Il
s’y trouvait une mystérieuse statue de la déesse au visage voilé. Sur le
fronton, on pouvait lire un premier et important message.
Moi, Isis, je suis tout ce qui a été,
ce qui est, et ce qui sera.
Aucun mortel ne m’a jamais dévoilée.
Les Egyptiens comprenaient clairement qu’entre le moi de chaque homme, (son âme temporelle), et la connaissance de la réalité divine, (son âme véritable), un voile épais est toujours jeté. Ce voile est posé par la raison. La réalité n’est dévoilée qu’à celui qui vit dans la conscience éclairée par la grâce et pour lui, aucune illusion n’a plus cours. Il perçoit seulement, à l’intérieur comme à l’extérieur de lui-même, la simple et éblouissante réalité de l’universelle manifestation de l’être. La conscience naturelle ordinaire projette sur l’écran du monde ses propres illusions scintillantes et les considère comme la seule réalité. Ce monde illusoire de formes attirantes et d’images chatoyantes, c’est notre fascinant monde ordinaire, la Mäyä brillante du Veda hindou. C’est le message éternel que les anciens Egyptiens nous envoient du fond des âges, avec une instante invitation à méditer. Sachez aussi que sous la statue voilée, on lisait une autre devise ésotérique et grandiose, un autre important message d’Isis qui mérite aussi d’être longuement réfléchi.
Au chercheur encore inconscient de sa qualité cachée
mais pourtant déjà chargé de lumière spirituelle et porteur lui-aussi du Christ
intérieur, à l’inquiet quêtant toujours éperduement en ce bas monde la chaleur
et l’amour, la lumière et le sens de la vie, il convient peut-être de rappeler l’antique message laissé dans le temple de
Saïs par la fille d’Atoum, le dieu solaire primordial et créateur, (à la fois Tout et Rien, Être et Non-être),
afin de lui redire de méditer les lumineuses paroles de l’aimable déesse, image
symbolique et éternelle de la Grande Mère de tous les vivants. Isis
disait :
Le fruit que j’ai engendré, est le Soleil !
CHAPITRE 2
La réincarnation selon
Platon
Selon Diogène
Laërce, Platon serait né à Athènes, (ou peut-être à Égine), le sept mai de la
quatre-vingt-huitième olympiade, ce qui dans le calendrier grec, place sa
naissance dans les années ~428 ou ~427 avant notre ère. Il serait mort, au
cours d'un banquet de noces, à l'âge de quatre-vingt-un ans. On sait peu de
choses de cet énigmatique Diogène Laërce qui décrivit avec minutie la vie et
les doctrines des philosophes antiques, et l'on pense qu'il vécut au début du
3e siècle. Laërce nous dit que le vrai nom de Platon était Aristoclès comme
celui de son grand père. Il était le fils d'Ariston et de Périctioné, issus de
deux illustres familles athéniennes, et il avait deux frères, Adimante et
Glaucon, et une sœur, Potoné. Comme tous les jeunes Athéniens, Aristoclès
pratiquait les trois disciplines obligatoires, lettres, musique et gymnastique.
C'est son moniteur gymnaste, un lutteur argien, qui le surnomma Platôn (le
large) pour une raison mal définie. À l'âge de vingt ans, il devint le disciple
de Socrate, et après la mort du philosophe, il voyagea, allant même jusqu'en
Égypte, mais les voyages ne lui étaient guère favorables. En Sicile, il fâcha
le tyran Denys qui le fit vendre comme esclave. Racheté par ses amis, il revint
vivre à Athènes et s'établit à l'Académie, (du grec "Akademeia", dans
les jardins d’un riche citoyen nommé Akademos). C'était un beau et grand
domaine garni d'arbres et de fontaines, près du bourg de Colone sur la route
d'Athènes. Platon y donna son enseignement et il y eut de nombreux disciples
dont Aristote qui le quitta et fut précepteur du prince Alexandre de Macédoine,
celui-là même qui devait devenir le fameux conquérant. Contrairement à Socrate
qui n'écrivait rien, Platon écrivait beaucoup. Il usait d'un mode fort
populaire à l'époque, le dialogue imaginaire, et il exposait ses idées à travers
des conversations d'interlocuteurs fictifs. Laërce lui attribue cinquante-six
de ces dialogues. Platon interrompait parfois ces longs discours pour exposer
différemment sa pensée en usant de mythes plus suggestifs que didactiques. On
en compte au moins une quinzaine dans toute son œuvre. Certains permettent de
percevoir comment le philosophe concevait la vie au delà de la mort, et ce sont
ces mythes bien particuliers qui constituent la matière de cette étude.
Quelques
mythes platoniciens choisis
Les mythes platoniciens les
plus connus sont probablement ceux de l'Atlantide et de la Caverne. Platon
évoque la légende de l'Atlantide dans les dialogues de Timée puis de Critias.
D'antiques propos sont rapportés à Socrate, évoquant l'existence d'une île très
grande et très puissante, au delà des colonnes d'Hercule, (détroit de
Gibraltar), neuf mille ans auparavant. Son peuple voulait asservir les
populations méditerranéennes, mais les Athéniens résistèrent et après de
terribles cataclysmes, l'Atlantide fut submergée par la mer et disparut à
jamais. Cette histoire, peut-être inspirée par l'explosion du Santorin,
enflamma l'imagination de nombreux romanciers, et des aventuriers en cherchent
encore aujourd'hui les vestiges jusqu'au fond des mers. On trouve aussi,
dans "la République", un dialogue entre Socrate et Glaucon,
rapportant l'histoire dite, "allégorie de la caverne". Dans un lieu
souterrain, des hommes sont enchaînés et ne voient que la lumière d'un feu
lointain. Derrière eux est un muret au long duquel d'autres hommes portent des
objets de toutes sortes qui dépassent ce mur. Certains porteurs parlent et
d'autres se taisent. Les prisonniers ne connaissent de ces choses que les
ombres projetées sur les murs, et ils n'entendent que les échos des sons. Que
l’un d’eux soit libéré, il sera d’abord blessé par la lumière et souffrira des
changements. En un premier temps, il ne percevra pas ce qu'on lui montre, puis
il s’accoutumera et en verra la réalité. Prenant conscience de sa condition
antérieure, il s'efforcera de retourner pour en informer ses semblables. Mais
ceux-ci, incapables d’imaginer ce qui est arrivé, refuseront de le croire, le
repousseront et le tueront peut-être
Voyons maintenant un mythe
tiré du "Protagoras" dans lequel ce philosophe évoque les travaux
d'Épiméthée et de Prométhée lors de la création du Monde. Remarquons d'abord
l'extraordinaire transformation que Platon fait subir au traditionnel récit
d'Hésiode racontant le partage truqué du bœuf lors du banquet des hommes et des
dieux. Ici, Prométhée ne trompe plus Zeus qui va même l'aider. Quand le temps
fut venu de la naissance des races mortelles, dit Protagoras, les dieux les
façonnèrent de terre et de feu et autres matières, et ordonnèrent aux deux
titans jumeaux de leur attribuer les qualités convenables. Épiméthée
obtint de procéder seul au partage et l'effectua selon sa fantaisie. Aux uns,
il donna la force, aux autres la vitesse, ou les ailes, ou les habitats
souterrains, ou la grande taille. Il en revêtit certains de toisons ou de cuirs
épais, ou de plumes, ou les chaussa de sabots ou de peau durcie. Il se
préoccupa de leurs nourritures. Mais la sagesse d'Épiméthée était imparfaite
et, quand l'Homme se présenta, plus rien n'était disponible. Prométhée fut donc
appelé pour équiper l'Homme et assurer sa survie. Fort embarrassé, Prométhée se
résolut à dérober le feu et les habiletés pratiques et artistiques d'Héphæstos
et d'Athéna pour les donner à l'Homme. Seul parmi les animaux, ainsi pourvu
d'un don divin, les hommes se mirent à honorer les dieux, à construire des
temples et des habitations, à se vêtir et à parler. Mais vivant dispersés, ils
étaient détruits par les animaux. Alors, Zeus inquiet envoya Hermès porter aux
hommes la pudeur, la justice, et le sens politique, répartis en son nom de
façon que chacun en ait sa juste part, afin que l'harmonie et l'amitié
s'établissent dans les cités, sous peine de mort.
Les
mythes platoniciens de réincarnation
La théorie de la renaissance
(ou réincarnation) remonte à l'Orphisme qui la considérait comme une
connaissance secrète réservée aux initiés des religions à Mystères. Platon ne
la présentait pas comme une hypothèse mythique, mais comme une conviction
philosophique. Dans le dialogue de Phédon, il dit que chaque âme use plusieurs
corps, surtout si sa vie dure de longues années. Pour le philosophe, cette
conviction a pour conséquence logique la mémoire de ces expériences qu'il
appelle réminiscence. Insistant sur cette idée, il fait dire à Socrate, dans le
dialogue de "Menon", que l’âme de l’homme est immortelle, que tantôt
elle s’échappe, ce qu’on appelle mourir, et tantôt reparaît, mais ne périt
jamais, et que, pour cette raison, il faut mener une vie la plus sainte
possible. Quand Perséphone, dit Socrate, a reçu des morts la rançon d’une ancienne
faute, elle renvoie leurs âmes vers le soleil d’en haut, à la neuvième année.
Et concernant la connaissance, puisque l’âme est immortelle et qu’elle a vécu
plusieurs vies, elle a vu tout ce qui se passe tant ici que dans l’Hadès, et il
n’est rien qu’elle n’ait appris. Comme tout se tient dans la nature et que
l’âme a tout appris, rien d’empêche qu’en se rappelant une seule chose, (ce que
les hommes appellent faussement apprendre), elle retrouve d’elle-même toutes
les autres, pourvu qu’elle soit courageuse et ne se lasse point de chercher,
car chercher c’est bien autre chose que se ressouvenir. "Et je ne
puis donc, dit Socrate, t'enseigner aucune chose puisque je soutiens qu'il n'y
a pas d'enseignements mais seulement des réminiscences".
Plus loin, Socrate insiste.
Si l’âme est immortelle, il faut en prendre soin, non seulement pour le temps
que nous appelons vivre, mais pour tout le temps à venir, et l'on s’expose à un
terrible danger si on la néglige. Si la mort nous délivrait de tout, quelle
aubaine pour les méchants d’être débarrassés à la fois de leur corps et de leur
méchanceté. Mais pour l’âme immortelle, il n’y a d’autre moyen de se sauver que
de devenir la meilleure et la plus sage possible. En quittant le corps, elle ne
garde que l’instruction et l’éducation, qui sont ce qui sert ou nuit le plus au
mort, quand il part pour l’autre monde. En effet après la mort, le génie que le
sort a attaché à chaque homme le conduit en un lieu où les morts sont
rassemblés pour qu'ils se rendent chez Hadès. Lorsqu’ils y ont reçu le sort
qu’ils méritaient et qu’ils y sont restés le temps prescrit, un autre guide les
ramène ici, après de longues périodes de temps. Mais la route de l'Hadès n’est
ni simple, ni unique puisqu'on y a besoin de guides .Il y a beaucoup de bifurcations
et de détours. L’âme réglée et sage suit son guide et n’ignore pas ce qui
l’attend, mais celle qui est passionnément attachée au corps, reste longtemps
éprise de ce corps et du monde visible. Ce n’est qu’après une longue résistance
et beaucoup de souffrances, qu’elle est entraînée de force par le génie qui en
est chargé. Rejoignant les autres, l’âme qui a fait le mal, ou commis des
meurtres ou d’autres crimes, voit tout le monde se détourner d’elle et erre
longtemps seule jusqu’à ce que la nécessité l’entraîne dans le séjour qui lui
convient. Mais celle qui a vécu toute sa vie dans la pureté et la tempérance et
qui a eu le bonheur d’être guidée par les dieux trouve tout de suite la
résidence qui lui est réservée.
Voici ce qu'énonce Socrate
dans le "Georgias". Écoute donc ce que je crois être une
vérité. Après l'avoir reçu des mains de leur père, Zeus, Poséidon et Hadès se
partagèrent le Monde. La loi de Cronos était que le mortel qui avait mené une
vie juste allât après sa mort dans les îles Fortunées, et qu'au contraire celui
qui avait vécu dans l'injustice allât dans le lieu de punition appelé Tartare.
Les hommes étaient alors jugés vivants par des juges vivants, qui fixaient leur
sort juste avant leur mort. Hadès et les gouverneurs des îles Fortunées dirent
à Zeus qu'on leur envoyait des hommes qui ne méritaient pas le sort assigné.
Les jugements, dit Zeus, sont mauvais parce qu'on juge les hommes tout vêtus et
lorsqu'ils sont en vie. Certains ont l'âme corrompue mais sont revêtus de beaux
corps et de richesses et l'on atteste qu'ils ont bien vécu. Les juges eux
mêmes, jugent vêtus, ayant devant leur âme leurs yeux, leurs oreilles et leur
corps qui les enveloppe. Leurs vêtements et ceux des personnes qu'ils jugent
sont autant d'obstacles. Prométhée ôtera aux hommes la prescience de leur
dernière heure. Ils seront jugés après leur mort, dans une nudité entière de ce
qui les environne. Le juge lui-même sera nu, mort, et examinera immédiatement,
dans son âme, celle de chacun, aussitôt mort, et nu, afin que le jugement soit
juste. J'établis donc pour juges trois de mes fils, deux d'Asie, Minos et
Rhadamanthe, et un d'Europe, Eaque. Après leur mort, ils rendront les jugements
là où aboutissent trois chemins, dont celui des îles Fortunées et celui du Tartare.
Rhadamanthe jugera les hommes d'Asie, Eaque ceux d'Europe, et Minos décidera en
dernier ressort dans les cas litigieux, afin que la sentence soit parfaitement
équitable.
Dans
ses divers dialogues, Platon fait référence aux croyances grecques traditionnelles
acceptées depuis Homère, lesquelles incluent un jugement posthume des âmes
envoyant au gouffre du Tartare celles des méchants et conduisant aux
"Champs Elyséens" ou "Îles Fortunées" celles des justes à
commencer par celles des philosophes, qu'à son habitude, il place au
pinacle de la société humaine, même après la mort. Il inaugure ainsi la
propension constante des philosophes de tous les temps, à une autoévaluation
fort optimiste de leurs propres mérites, attitude qui reste commune de
nos jours comme en attestent les échos médiatiques quotidiens. Platon donc,
dans sa proche approche d'une justice, impartiale en soi, s'émeut des excès
manichéens de ces jugements radicaux, et entreprend d'amender le mythe en
modulant les échelles des peines et des récompenses en juste proportion de la
responsabilité personnelle effective des intéressés. Ces concepts seront
ultérieurement repris par l'Église Catholique dans l'enseignement médiéval de
l'existence d'un Purgatoire pour la purification des âmes pécheresses. Platon a
repris l'ensemble de sa théorie à la fin du 10e livre de "La
République", dans l'histoire d'Er le Pamphyllien, qui suit.
Le
mythe d'Er le Pamphylien
Á la fin du 10e livre de
"la République" qui est le récit fait par Socrate à un ou
plusieurs interlocuteurs mal identifiés, d'une conversation qu'il a eue la
veille au soir dans la maison de Céphale, au Pirée avec une bande de jeunes
menés par Polémarque, le fils de Céphale, dans le cadre de la première fête
organisée par Athènes en l'honneur de la déesse thrace Bendis. Dans la dernière
partie de la discussion, l'interlocuteur de Socrate est l'un des frères de
Platon, Glaucon, à qui Socrate conte l'histoire mythique d'ER, un
guerrier natif du Sud de la Turquie actuelle, qui fut tué au combat et se
retrouva en vie douze jours plus tard sur le bûcher funéraire élevé sur le
champs de bataille. IL aurait été renvoyé parmi les vivants pour témoigner du
destin de âme engagées dans le royaume d'Hadès pour y être jugées puis
engagés dans un processus de purification passant éventuellement par des
épisodes de réincarnations voire de métempsychoses. Elles sont d'abord,
raconte-t-il rassemblées par leurs génies personnels dans une vaste prairie où
la mécanique des mondes leur est révélée et passent devant les Juges qui
siègent entre deux vastes ouvertures qui mènent dans la terre surmontées de
deux autres ouvrant vers le ciel. Les Juges marquent les âmes selon leurs
œuvres et les envoient vers les portes qui conviennent et elles y pénètrent
pour un temps donné de purification avant d'en ressortir plus tard, si bien que
des flots continus d'âme entrent et sortent continuellement de ces ouvertures,
revenant de ces parcours cycliques soit encore impures et sales après leur
parcours terrestre, ou descendant purifiées du ciel, mais parfois la porte
mugit et ne laisse pas sortir les plus méchants que des monstres de feu
renvoient au gouffre du Tartare
Lorsque ER s'avance, il lui
est dit d'écouter et d'observer ce qui se passe en ces lieux afin de le
rapporter aux hommes. Les génies personnels mènent ensuite les âmes devant les
trois Moires (ou Parques), ces déesses qui produisent le tissu du destin des
vivants en filant le fil de leur vie. Un Hiérophante tire alors au sort l'ordre
dans lequel les âmes seront appelées à choisir le modèle de leur prochaine vie,
ce qui permet à Platon d'établir la liberté et le responsabilité personnelle de
chacun su la détermination de son destin en dégageant la volonté divine.
Pour cela, de nombreux modèles de vies sont proposés et chacun est invité à
choisir ce qui lui convient. Hélas, la plupart des âmes choisissent hâtivement
et sans fondement philosophique ni sagesse, des vies faciles, pleines de
plaisirs et de tentations, et même parfois des vies animales libérant des
passions primitives. Tous ces choix, aussi fâcheux soient-ils, sont alors
définitivement entérinés par les Moires qui leur attribuent un nouveau Génie
qui les accompagnera pour l'accomplissement du destin ainsi fixé. Et puis, par
une chaleur torride, toutes les âmes sont conduites au bord du fleuve Amélès
dont les eaux amères donnent l'oubli tout à la fois des vies antérieures et des
évènements liés au jugement actuel, mais on interdit à ER de boire de cette
eau. Un tremblement de terre survient alors, et les âmes s'élancent soudain
vers le monde supérieur où elles doivent renaître, tandis qu'ER rejoint son
corps et se voit couché sur le bûcher.
Platon enseignait qu'à l'origine, une divinité
bienveillante suscita hors d'elle même un chaos matériel qu'un démiurge(
artisan mais non créateur) entreprit ensuite d'organiser en le transformant
continuellement de l'actuel vers le meilleur, tirant ainsi le cosmos du chaos
par les vertus de la géométrie, puis rendant ensuite cet univers vivant, à
l'image de lui même, qui est "le vivant en soi" puis y formant le
Monde et ses habitants par le moyen des quatre éléments, puis des des âmes dans
les corps et l'intellect dans les âmes, car le vouloir absolu de Dieu est aussi
qu'à l'image de lui même, "parfait en soi", toute chose soit a plus
belle et la meilleure qui puisse être, et pour cela l'intellect est nécessaire.
Dans ce dialogue entre Socrate et Timée, Platon enseignait également que la
Terre est au centre de l'Univers, (théorie du géocentrisme) et qu'elle est
entourée de douze sphères concentriques sur lesquelles circulent tous les
astres qui sont les corps des dieux. Le disciple le plus connu de Platon fut
Aristote (le Stagirite), né à Sragire en Macédoine en ~322 qui demeura son
élève pendant vingt ans, puis prit une certaine distance avec le Maître,
fondant à Athènes dans l'enceinte du Gymnase sa propre école, dite
péripatéticienne (du grec péripatein = promener) car ce il enseignait tout en
marchant. Située au Lykeion, colline des loups, établissement d'entraînement des
athlètes, l'école d'Aristote a donné le mot lycée. Diogène Laerce dit qu'il se
suicida à l'âge de soixante-dix ans, en buvant de la cigüe comme Socrate.
L'œuvre d'Aristote fut considérable et s'étendit à l'ensemble des domaines de
la connaissance. Il opposa à la méthode platonicienne du dialogue et au concept
théorique du "monde des idées", un empirisme qui réhabilitait les
données de l'expérience.
Influences de Platon et d’Aristote
Aristote accepta certaines idées platoniciennes, comme celles de l’immortalité de l’âme et de la nature divine des corps célestes, mais il remit en cause certaines idées du maître. Pour lui le plus haut degré de réalité n’est pas ce qui apparaît par le raisonnement, mais ce qui est perçu par les sens. Il affirma que la raison est vide tant que les sens n'entrent pas en action, et il posa les lois du raisonnement, fondant la logique comme instrument de précision fondamental du discours philosophique. Il reprit aussi, et très malencontreusement, la vision géocentrique de Platon, (la Terre est centre du Monde), idée ultérieurement érigée en "vérité révélée" ou dogme par St Thomas d'Aquin. Ce concept entrava le développement de la science, jusqu'au 17è siècle, causant par ailleurs de nombreuses et graves condamnations telles celles de G.Bruno, brûlé vif, ou de Galilée, enfermé à vie dans sa propre maison. Aristote établit aussi une classification des êtres vivants, en partant du principe qu'ils ont tous une âme, mais de nature différente (âme nutritive, âme sensitive, âme appétitive et locomotrice). Seul l’homme a une âme rationnelle. Il édifia une échelle de la Nature, de complexité croissante de "l’âme", partant de la matière inanimée et s’élevant par degrés vers les plantes, les éponges, les méduses, les mollusques et ainsi de suite jusqu’au sommet où figurent les mammifères et l’homme. On voit que malgré l'intérêt suscité par ces grandes idées et le succès qu'elles ont rencontré, les certitudes excessives des philosophes et autres idéologues détenteurs autoproclamés de vérité peuvent avoir de grandes conséquences sur le fonctionnement des sociétés humaines, et qu'il convient donc de les accueillir avec suffisamment de recul et une prudence certaine.
Annexe
Le récit de la descente d’Er aux Enfers
Ce n'est point, dis-je, le récit d'Alkinoos que je vais te faire, mais
celui d'un homme vaillant, Er, fils d'Arménios, originaire de Pamphylie. Il
était mort dans une bataille; dix jours après, comme on enlevait les cadavres
déjà putréfiés, le sien fut retrouvé intact. On le porta chez lui pour
l'ensevelir, mais le douzième jour, alors qu'il était étendu sur le bûcher, il
revint à la vie; quand il eut repris ses sens il raconta ce qu'il avait vu
là-bas. Aussitôt, dit-il, que son âme était sortie de son corps, elle avait
cheminé avec beaucoup d'autres, et elles étaient arrivées en un lieu divin où
se voyaient dans la terre deux ouvertures situées côte à côte, et dans le ciel,
en haut, deux autres qui leur faisaient face. Au milieu étaient assis des juges
qui, après avoir rendu leur sentence, ordonnaient aux justes de prendre à
droite la route qui montait à travers le ciel, après leur avoir attaché par
devant un écriteau contenant leur jugement; et aux méchants de prendre à gauche
la route descendante, portant eux aussi, mais par derrière, un écriteau où
étaient marquées toutes leurs actions. Comme il s'approchait à son tour, les
juges lui dirent qu'il devait être pour les hommes le messager de l'au-delà, et
ils lui recommandèrent d'écouter et d'observer tout ce qui se passait en ce
lieu. Il y vit donc les âmes qui s'en allaient, une fois jugées, par les deux
ouvertures correspondantes (756) du ciel et de la terre; par les deux autres
des âmes entraient, qui d'un côté montaient des profondeurs de la terre,
couvertes d'ordure et de poussière, et de l'autre descendaient, pures, du ciel;
et toutes ces âmes qui sans cesse arrivaient semblaient avoir fait mi long
voyage; elles gagnaient avec joie la prairie et y campaient comme dans une
assemblée de fête. Celles qui se connaissaient se souhaitaient mutuellement la
bienvenue et s'enquéraient, les unes qui venaient du sein de la terre, de ce
qui se passait au ciel, et les autres qui venaient du ciel, de ce qui se
passait sous terre. Celles-là racontaient leurs aventures en gémissant et en
pleurant, au souvenir des maux sans nombre et de toutes sortes qu'elle avaient
soufferts ou vu souffrir, au cours de leur voyage souterrain - voyage dont la
durée est de mille ans, tandis que celles-ci, qui venaient du ciel, parlaient
de plaisirs délicieux et de visions d'une extraordinaire splendeur
Elles disaient beaucoup de choses, Glaucon,
qui demanderaient beaucoup de temps à être rapportées. Mais en voici, d'après
Er, le résumé. Pour tel nombre d'injustices qu'elle avait commises au détriment
d'une personne, et pour tel nombre de personnes au détriment de qui elle avait
commis l'injustice, chaque âme recevait, pour chaque faute à tour de rôle, dix
fois sa punition, et chaque punition durait cent ans - c'est-à-dire la durée de
la vie humaine - afin que la rançon fût le décuple du crime. Par exemple ceux
qui avaient causé la mort de beaucoup de personnes - soit en trahissant des
cités ou des armées, soit en réduisant des hommes en esclavage, soit en prêtant
la main à quelque autre scélératesse - étaient tourmentés au décuple pour
chacun de ces crimes. Ceux qui au contraire avaient fait du bien autour d'eux,
qui avaient été justes et pieux, en obtenaient dans la même proportion la
récompense méritée. Au sujet des enfants morts dès leur naissance, ou n'ayant
vécu que peu de jours, Er donnait d'autres détails qui ne valent pas d'être
rapportés. Pour l'impiété et la piété à l'égard des dieux et des parents, et
pour l'homicide, il y avait, d'après lui, des salaires encore plus grands.
Le supplice d'Ardiée
Il était en effet présent, disait-il, quand
une âme demanda à une autre où se trouvait Ardiée le Grand. Cet Ardiée avait
été tyran d'une cité de Pamphylie mille ans avant ce temps-là; il avait tué son
vieux père, son frère aîné, et commis, disait-on, beaucoup d'autres actions
sacrilèges. Or donc l'âme interrogée répondit : « Il n'est point venu, il ne
viendra jamais en ce lieu. Car, entre autres spectacles horribles, nous avons
vu celui-ci. Comme nous étions près de l'ouverture et sur le point de remonter,
après avoir subi nos peines, nous aperçûmes soudain cet Ardiée avec d'autres -
la plupart étaient des tyrans comme lui, mais il y avait aussi des particuliers
qui s'étaient rendus coupables de grands crimes; ils croyaient pouvoir
remonter, mais l'ouverture leur refusa le passage, et elle mugissait chaque
fois que tentait de sortir l'un de ces hommes qui s'étaient irrémédiablement
voués au mal, ou qui n'avaient point suffisamment expié. Alors, disait-il, des
êtres sauvages, au corps tout embrasé, qui se tenaient près de là, en entendant
le mugissement saisirent les uns et les emmenèrent; quant à Ardiée et aux
autres, après leur avoir lié les mains, les pieds et la tête, ils les
renversèrent, les écorchèrent, puis les traînèrent au bord du chemin et les
firent plier sur des genêts épineux, déclarant à tous les passants pourquoi ils
les traitaient ainsi, et qu'ils allaient les précipiter dans le Tartare. » En
cet endroit, ajoutait-il, ils avaient ressenti bien des terreurs de toute
sorte, mais celle-ci les surpassait toutes : chacun craignait que le
mugissement ne se fît entendre au moment où il remonterait, et ce fut pour eux
une vive joie de remonter sans qu'il rompît le silence. Tels étaient à peu près
les peines et les châtiments, ainsi que les récompenses correspondantes.
La mécanique des
mondes
Chaque
groupe passait sept jours dans la prairie; puis, le huitième, il devait lever
le camp et se mettre en route pour arriver, quatre jours après, en un lieu d'où
l'on découvre, s'étendant depuis le haut à travers tout le ciel et toute la
terre, une lumière droite comme une colonne, fort semblable à l'arc-en-ciel,
mais plus brillante et plus pure. Ils y arrivèrent après un jour de marche; et
là, au milieu de la lumière, ils virent les extrémités des attaches du ciel -
car cette lumière est le lien du ciel : comme ces armatures qui ceignent les
flancs des trières, elle maintient l'assemblage de tout ce qu'il entraîne dans
sa révolution; - à ces extrémités est suspendu le fuseau de la Nécessité qui
fait tourner toutes les sphères; la tige et le crochet sont d'acier, et le
peson un mélange d'acier et d'autres matières. Voici quelle est la nature du
peson : pour la forme il ressemble à ceux d'ici-bas; mais, d'après ce que
disait Er, il faut se le représenter comme un grand peson complètement évidé à
l'intérieur dans lequel s'ajuste un autre peson semblable, mais plus petit - à
la manière de ces boîtes qui s'ajustent les unes dans les autres - et,
pareillement, un troisième, un quatrième et quatre autres. Car il y a en tout
huit pesons insérés les uns dans les autres, laissant voir dans le haut leurs
bords circulaires, et formant la surface continue d'un seul peson autour de la
tige, qui passe par le milieu du huitième. Le bord circulaire du premier peson,
le peson extérieur, est le plus large, puis viennent, sous ce rapport : au
deuxième rang celui du sixième, au troisième rang celui du quatrième, au
quatrième rang celui du huitième, au cinquième celui du septième, au sixième
celui du cinquième, au septième celui du troisième et au huitième celui du
second, Le premier cercle, le cercle du plus grand, est pailleté, le septième
brille du plus vif éclat, le huitième se colore de la lumière qu'il reçoit du
septième, le deuxième et le cinquième, qui ont à peu près la même nuance, sont
plus jaunes que les précédents, le troisième est le plus blanc de tous, le
quatrième est rougeâtre, et le sixième a le second rang pour la blancheur. Le
fuseau tout entier tourne d'un même mouvement circulaire, mais, dans l'ensemble
entraîné par ce mouvement, les sept cercles intérieurs accomplissent lentement
des révolutions de sens contraire à celui du tout; de ces cercles, le huitième
est le plus rapide, puis viennent le septième, le sixième et le cinquième qui
sont au même rang pour la vitesse; sous ce même rapport le quatrième leur parut
avoir le troisième rang dans cette rotation inverse, le troisième le quatrième
rang, et le deuxième le cinquième. Le fuseau lui-même tourne sur les genoux de la Nécessité.
Devant les
Parques
Sur le haut de chaque cercle se tient une
Sirène qui tourne avec lui en faisant entendre un seul son, une seule note; et
ces huit notes composent ensemble une seule harmonie. Trois autres femmes,
assises à l'entour à intervalles égaux, chacune sur un trône, les filles de la
Nécessité, les Moires, vêtues de blanc et la tête couronnée de bandelettes,
Lachésis, Clôthô et Atropos, chantent, accompagnant l'harmonie des Sirènes,
Lachésis le passé, Clôthô le présent, Atropos l'avenir. Et Clôthô touche de
temps en temps de sa main droite le cercle extérieur du fuseau pour le faire
tourner, tandis qu'Atropos, de sa main gauche, touche pareillement les cercles
intérieurs. Quant à Lachésis, elle touche tour à tour le premier et les autres
de l'une et de l'autre main. Donc, lorsqu'ils arrivèrent, il leur fallut
aussitôt se présenter à Lachésis.
Le discours du
Hiérophante
Et d'abord un hiérophante les rangea en ordre;
puis, prenant sur les genoux de Lachésis des sorts et des modèles de vie, il
monta sur une estrade élevée et parla ainsi :« Déclaration de la vierge
Lachésis, fille de la Nécessité. Âmes éphémères, vous allez commencer une
nouvelle carrière et renaître à la condition mortelle. Ce n'est point un génie
qui vous tirera au sort, c'est vous-mêmes qui choisirez votre génie. Que le
premier désigné par le sort choisisse le premier la vie à laquelle il sera lié
par la nécessité. La vertu n'a point de maître : chacun de vous, selon qu'il
l'honore ou la dédaigne, en aura plus ou moins. La responsabilité appartient à
celui qui choisit, Dieu n'est point responsable.».
Les sorts
À ces mots, il jeta les sorts et
chacun ramassa celui qui était tombé près de lui, sauf Er, à qui on ne le
permit pas. Chacun connut alors quel rang lui était échu pour choisir. Après
cela, l'hiérophante étala devant eux des modèles de vie en nombre supérieur de
beaucoup à celui des âmes présentes. Il y en avait de toutes sortes toutes les
vies des animaux et toutes les vies humaines; on y trouvait des tyrannies, les
unes qui duraient jusqu'à la mort, les autres interrompues au milieu, qui
finissaient dans la pauvreté, l'exil et la mendicité. Il y avait aussi des vies
d'hommes renommés soit pour leur aspect physique, leur beauté, leur force ou
leur aptitude à la lutte, soit pour leur noblesse et les grandes qualités de
leurs ancêtres; on en trouvait également d'obscures sous tous ces rapports, et
pour les femmes il en était de même. Mais ces vies n'impliquaient aucun
caractère déterminé de l'âme, parce que celle-ci devait nécessairement changer
suivant le choix qu'elle faisait. Tous les autres éléments de l'existence
étaient mêlés ensemble, et avec la richesse, la pauvreté, la maladie et la
santé; entre ces extrêmes il existait des partages moyens. C'est là, ce semble,
ami Glaucon, qu'est pour l'homme le risque capital; voilà pourquoi chacun de
nous, laissant de côté toute autre étude, doit surtout se préoccuper de
rechercher et de cultiver celle-là, de voir s'il est à même de connaître et de
découvrir l'homme qui lui donnera la capacité et la science de discerner les
bonnes et les mauvaises conditions, et de choisir toujours et partout la
meilleure, dans la mesure du possible. En calculant quel est l'effet des
éléments dont nous venons de parler, pris ensemble puis séparément, sur la
vertu d'une vie, il saura le bien et le mal que procure une certaine beauté,
unie soit à la pauvreté soit à la richesse, et accompagnée de telle ou telle
disposition de l'âme; quelles sont les conséquences d'une naissance illustre ou
obscure, d'une condition privée ou publique, de la force ou de la faiblesse, de
la facilité ou de la difficulté à apprendre, et de toutes les qualités
semblables de l'âme, naturelles ou acquises, quand elles sont mêlées les unes
aux autres; de sorte qu'en rapprochant toutes ces considérations, et en ne
perdant pas de vue la nature de l'âme, il pourra choisir entre une vie mauvaise
et une vie bonne, appelant mauvaise celle qui aboutirait à rendre l'âme plus
injuste, et bonne celle qui la rendrait plus juste, sans avoir égard à tout le
reste; car nous avons vu que, pendant cette vie et après la mort, c'est le
meilleur choix qu'on puisse faire. Et il faut garder cette opinion avec une
inflexibilité adamantine en descendant chez Hadès, afin de ne pas se laisser
éblouir, là non plus, par les richesses et les misérables objets de cette nature;
de ne pas s'exposer, en se jetant sur des tyrannies ou des conditions
semblables, à causer des maux sans nombre et sans remède, et à en souffrir
soi-même de plus grands encore; afin de savoir, au contraire, choisir toujours
une condition moyenne et fuir les excès dans les deux sens, en cette vie autant
qu'il est possible, et en toute vie à venir; car c'est à cela qu'est attaché le
plus grand bonheur humain.
Les choix de
vie
Or donc, selon le rapport du messager de
l'au-delà, l'hiérophante avait dit en jetant les sorts : « Même pour le dernier
venu, s'il fait un choix sensé et persévère avec ardeur dans l'existence
choisie, il est une condition aimable et point mauvaise. Que celui qui choisira
le premier ne se montre point négligent, et que le dernier ne perde point
courage. » Comme il venait de prononcer ces paroles, dit Er, celui à qui le
premier sort était échu vint tout droit choisir la plus grande tyrannie et,
emporté par la folie et l'avidité, il la prit sans examiner suffisamment ce
qu'il faisait; il ne vit point qu'il y était impliqué par le destin que son
possesseur mangerait ses enfants et commettrait d'autres horreurs; mais quand
il l'eut examinée à loisir, il se frappa la poitrine et déplora son choix,
oubliant les avertissements de l'hiérophante; car au lieu de s'accuser de ses
maux, il s'en prenait à la fortune, aux démons, à tout plutôt qu'à lui-même.
C'était un de ceux qui venaient du ciel : il avait passé sa vie précédente dans
une cité bien policée, et appris la vertu par l'habitude et sans philosophie.
Et l'on peut dire que, parmi les âmes ainsi surprises, celles qui venaient du
ciel n'étaient pas les moins nombreuses, parce qu'elles n'avaient pas été
éprouvées par les souffrances; au contraire, la plupart de celles qui
arrivaient de la terre, ayant elles-mêmes souffert et vu souffrir les autres,
ne faisaient point leur choix à la hâte. De là venait, ainsi que des hasards du
tirage au sort, que la plupart des âmes échangeaient une bonne destinée pour
une mauvaise ou inversement. Et aussi bien, si chaque fois qu'un homme naît à
la vie terrestre il s'appliquait sainement à la philosophie, et que le sort ne
l'appelât point à choisir parmi les derniers, il semble, d'après ce qu'on
rapporte de l'au-delà, que non seulement il serait heureux ici-bas, mais que
son voyage de ce monde en l'autre et son retour se feraient, non par l'âpre
sentier souterrain, mais par la voie unie du ciel. Le spectacle des âmes
choisissant leur condition, ajoutait Er, valait la peine d'être vu, car il
était pitoyable, ridicule et étrange. En effet, c'était d'après les habitudes
de la vie précédente que, la plupart du temps, elles faisaient leur choix. Il
avait vu, disait-il, l'âme qui fut un jour celle d'Orphée choisir la vie d'un
cygne, parce que, en haine du sexe qui lui avait donné la mort, elle ne voulait
point naître d'une femme; il avait vu l'âme de Thamyras choisir la vie d'Un
rossignol, un cygne échanger sa condition contre celle de l'homme, et d'autres
animaux chanteurs faire de même: L'âme appelée la vingtième à choisit prit la
vie d'un lion : c'était celle d'Ajax, fils de Télamon, qui ne voulait plus
renaître à l'état d'homme, n'ayant pas oublié le jugement des armes. La
suivante était l'âme d'Agamemnon; ayant elle aussi en aversion le genre humain,
à cause de ses malheurs passés, elle troqua sa condition contre celle d'un
aigle. Appelée parmi celles qui avaient obtenu un rang moyen, l'âme d'Atalante,
considérant les grands honneurs rendus aux athlètes, ne put passer outre; et
les choisit. Ensuite il vit l'âme d'Epéos, fils de Panopée, passer à la
condition de femme industrieuse, et loin, dans les derniers rangs, celle du
bouffon Thersite revêtir la forme d'un singe. Enfin l'âme d'Ulysse, à qui le
sort avait fixé le dernier rang, s'avança pour choisir; dépouillée de son
ambition par le souvenir de ses fatigues passées, elle tourna longtemps à la
recherche de la condition tranquille d'un homme privé; avec peine elle en
trouva une qui gisait dans un coin, dédaignée par les antres; et quand elle
l'aperçut, elle dit qu'elle n'eût point agi autrement si le sort l'avait
appelée la première, et, joyeuse, elle la choisit. Les animaux, pareillement,
passaient à la condition humaine ou à celle d'autres animaux, les injustes dans
les espèces féroces, les justes dans les espèces apprivoisées; il se faisait
ainsi des mélanges de toutes sortes.
Le
retour devant les Parques
Lors donc que toutes les âmes eurent choisi
leur vie, elles s'avancèrent vers Lachésis dans l'ordre qui leur avait été fixé
par le sort. Celle-ci donna à chacune le génie qu'elle avait préféré, pour lui
servir de gardien pendant l'existence et accomplir sa destinée. Le génie la
conduisait d'abord à Clôthô et, la faisant passer sous la main de cette
dernière et sous le tourbillon du fuseau en mouvement, il ratifiait le destin
qu'elle avait élu. Après avoir touché le fuseau, il la menait ensuite vers la
trame d'Atropos, pour rendre irrévocable ce qui avait été filé par Clôthô;
alors, sans se retourner, l'âme passait sous le trône de la Nécessité; et quand
toutes furent de l'autre côté, elles se rendirent dans la plaine du Léthé, par
une chaleur terrible qui brûlait et qui suffoquait : car cette plaine est
dénuée d'arbres et de tout ce qui pousse de la terre.
Le Léthé
Le soir venu, elles campèrent au bord du fleuve
Amélès, dont aucun vase ne peut contenir l'eau. Chaque âme est obligée de boire
une certaine quantité de cette eau, mais celles que ne retient point la
prudence en boivent plus qu'il ne faudrait. En buvant on perd le souvenir de
tout. Or, quand on se fut endormi, et que vint le milieu de la nuit, un coup de
tonnerre éclata, accompagné d'un tremblement de terre, et les âmes, chacune par
une voie différente, soudain lancées dans les espaces supérieurs vers le lieu
de leur naissance, jaillirent comme des étoiles. Quant à lui, disait Er, on
l'avait empêché de boire de l'eau; cependant il ne savait point par où ni
comment son âme avait rejoint son corps; ouvrant tout à coup les yeux, à
l'aurore, il s'était vu étendu sur le bûcher. Et c'est ainsi, Glaucon, que le
mythe a été sauvé de l'oubli et ne s'est point perdu; et il peut nous sauver
nous-mêmes si nous y ajoutons foi; alors nous traverserons heureusement le
fleuve du Léthé et nous ne souillerons point notre âme. Si donc vous m'en
croyez, persuadés que l'âme est immortelle et capable de supporter tous les
maux, comme aussi tous les biens, nous nous tiendrons toujours sur la route
ascendante, et, de toute manière, nous pratiquerons la justice et la sagesse.
Ainsi nous serons d'accord avec nous-mêmes et avec les dieux, tant que nous
resterons ici-bas, et lorsque nous aurons remporté les prix de la justice,
comme les vainqueurs aux jeux qui passent dans l'assemblée pour recueillir ses
présents. Et nous serons heureux ici-bas et au cours de ce voyage de mille ans
que nous venons de raconter.
CHAPITRE 3
Le
Mythe de l’Arche de Noé
Introduction
"La vocation de
l'homme est de laisser croître en lui l'arbre de la connaissance. A la fin de
sa vie, il en devient le fruit. Le drame actuel c'est d'essayer de saisir la
connaissance par l'extérieur et non par l'intérieur. Lorsque le noyau profond
de l'être est lié au nom de Dieu, c'est le début de la construction d'un nouvel
être. Un champ de conscience se construit et l'on acquiert la possibilité de
faire monter de l'intérieur de nous-mêmes des énergies nouvelles. C'est le sens
caché du mythe de l'arche traversant la destruction du Monde."
"Ce que Noé fait
monter dans l'arche de lui-même, ce ne sont pas des animaux. Ce sont ces
énergies nouvelles qu'il est allé chercher dans les profondeurs de son être,
dans cette immense réserve qu'est la vie. Finalement, c'est dans un monde
nouveau qu'il aborde, enrichi de cette connaissance nouvelle. La colombe et le
corbeau en apportent les signes extérieurs qui témoignent que l'arche vient
d'émerger dans un nouvel état du monde. Ils signifient qu'en son être
intérieur, Noé a accompli la totalité de son oeuvre sur lui-même."
Cette citation de
Madame Annick de Souzenelle invite à revoir en profondeur certains thèmes de
nos écrits fondamentaux qui sont souvent lus et transmis à un niveau trop
primaire ou trop littéral. Ils apparaissent alors comme des fictions
doctrinales ou des contes pour enfants. Ils seraient en réalité des mythes
sciemment construits pour passer à travers les siècles et les civilisations.
Ils ne raconteraient pas une histoire du passé mais porteraient un enseignement
ésotérique présent expliquant le sens de la vie des hommes.
L'étude concernera les
divers aspects de l'histoire de Noé, de l'Arche traversant le
"Déluge" dans les différentes cultures qui en font mention. Divers
éclairages seront également dirigés vers l'historicité éventuelle de ces
évènements telle que les différentes disciplines scientifiques peuvent les
envisager. Mais un regard différent sera également porté en reprenant plus
précisément l'aspect mythique et les éventuelles significations cachées des
personnages et des épisodes rapportés, tant par le récit biblique que par les
autres légendes.
L'Arche de Noé dans la Bible
Cette histoire d'une
immense inondation destructrice traversée par un vaisseau salvateur se
retrouve dans plusieurs cultures, tout particulièrement au Moyen Orient. La
plus connue et la plus détaillée est racontée par la "Bible" des
Juifs et des Chrétiens. On trouve cependant des récits apparentés et
parfois très antérieurs, comme ceux des tablettes sumériennes, ou des
inscriptions babyloniennes, mais aussi en Grèce, en Inde et même chez les
Romains. Il semble qu'un même évènement météorologique ou qu'une même source puisse
être à l'origine de la multiplicité des récits qui n'en seraient donc que des
reformulations variées. Plus ou moins divergentes dans les détails, elles
reprendraient cependant l'essentiel de l'imagerie thématique originelle sans
trop en altérer le contenu. Avant de nous pencher sur les éventuelles
significations ésotériques, nous allons comparer les différentes sources
disponibles.
Selon la Bible des
Juifs et des Chrétiens, pour punir la méchanceté des hommes, Dieu décida de les
noyer tous avec tous les animaux. Mais, sur l'ordre de Dieu, Noé construisit
une sorte de coffre étrange et gigantesque que la Bible appelle arche (du latin
"arca", boîte). Il y mit à l'abri sa famille ainsi qu'un couple de
chaque espèce animale. La Bible donne des renseignements précis sur les divers
protagonistes et sur l'Arche elle même. Elle devait être faite de bois de
"gopher", une sorte de cèdre, enduit de bitume. Elle devait avoir 140
mètres de long (300 coudées), 23 m de large et 14 m de haut, avec trois niveaux,
un toit à pignon, une seule fenêtre, en haut, et une seule porte sur le coté.
Pour l'époque, cela paraissait gigantesque. La Bible dit que sa construction a
duré plus de cent ans. Noé était âgé de 500 ans quand se mit au travail,
ce qui fait de lui le champion des charpentiers. Il n'eut que trois fils,
ce qui n'en fait pas celui de la fertilité.
Et donc, en l'an 600
de la vie de Noé, au 2ème mois, au 17ème jour, tous les réservoirs du grand
abîme furent rompus. La pluie se déversa sur la terre pendant 40 jours et 40
nuits. En ce même jour, Noé entra dans l'arche avec ses fils, Sem, Cham et
Japhet, la femme de Noé, les trois femmes de ses fils, ainsi que toutes les
espèces d'animaux terrestres et toutes les espèces d'oiseaux, de chacune un
mâle et une femelle. Ils entrèrent dans l'arche et Dieu ferma la porte sur eux.
Les eaux s’accrurent et soulevèrent l’arche au-dessus de la terre. La crue des
eaux devint de plus en plus forte et toutes les montagnes furent recouvertes
par une hauteur de quinze coudées. Avec la crue des eaux expira toute chair
respirant l'air et se mouvant sur terre et tout homme. Tous ceux qui
respiraient et vivaient sur la terre ferme moururent. Il ne resta que Noé et
ceux qui étaient avec lui dans l'arche. La crue des eaux dura cent cinquante
jours sur la terre.
Alors Dieu se souvint
de Noé et de tous les animaux qui étaient avec lui dans l'arche. Il fit passer
un vent sur la terre, et les eaux s'apaisèrent. Les sources de l'abîme furent
fermées et la pluie ne tomba plus du ciel. Les eaux se retirèrent de
dessus la terre au bout de 150 jours. Le 7ème mois, le 17ème jour, l'arche
s'arrêta sur les montagnes d'Ararat. Les eaux diminuèrent jusqu'au 10ème
mois et, le 1er jour du mois, apparurent les sommets des montagnes. Au bout de
40 jours, Noé ouvrit la fenêtre qu'il avait faite et lâcha le corbeau, qui
sortit, partant et revenant. Il lâcha aussi la colombe mais elle ne trouva
aucun lieu sec pour poser son pied, et revint à lui dans l'arche. Il attendit
encore sept autres jours et lâcha de nouveau la colombe pour voir si les eaux
avaient diminué sur la surface de la terre. Elle revint à lui sur le soir et
une feuille d'olivier était dans son bec. Noé connut ainsi que les eaux avaient
enfin diminué sur la terre.
Il attendit encore 7
autres jours et lâcha la colombe qui ne revint plus à lui. L'an 601, le 1er
jour du 1er mois, Noé vit que la surface avait séché. Et le 27ème jour du 2ème
mois, la terre fut sèche. Alors Dieu parla à Noé, disant - Sors de l'arche, toi
et ta femme, tes fils et les femmes de tes fils et fais sortir les animaux afin
qu'ils se répandent et se multiplient. Et Noé sortit, avec ses fils, sa femme
et les femmes de ses fils. Et tous les animaux, chaque mâle avec sa femelle,
sortirent de l'arche. Noé bâtit un autel à l'Éternel et offrit des holocaustes.
Et l'Éternel dit en son coeur - Je ne maudirai plus la terre à cause de l'homme
parce que ses pensées sont mauvaises dès sa jeunesse, et je ne frapperai plus
tout ce qui est vivant. Tant que la terre subsistera, les semailles et la
moisson, le froid et la chaleur, l'été et l'hiver, le jour et la nuit ne
cesseront point. Et Dieu bénit Noé et ses fils, et leur dit - Soyez féconds,
multipliez-vous, et remplissez la terre.
Dieu dit encore à Noé
- Sachez-le aussi, je redemanderai le sang de vos âmes à tout animal, et je
redemanderai l'âme de l'homme à l'homme qui est son frère. Si quelqu'un verse
le sang de l'homme, par l'homme son sang sera versé, car Dieu a fait l'homme à
son image. J'établis mon alliance avec vous et avec votre postérité et avec
tous les êtres vivants de la terre, et il n'y aura plus de déluge pour détruire
la terre. J'ai placé mon arc dans la nue, et il servira de signe d'alliance
entre moi et la terre. Quand j'aurai rassemblé des nuages au-dessus de la
terre, l'arc paraîtra dans la nue et je me souviendrai de mon alliance entre
moi et vous et les eaux ne deviendront plus un déluge pour détruire toute
chair. L'arc sera dans la nue et je le regarderai, pour me souvenir de
l'alliance perpétuelle entre Dieu et tout être vivant sur la terre. Tel est le
signe de l'alliance que j'établis entre moi et toute chair sur la terre.
Autres légendes et récits apparentés
Les sources du récit
biblique semblent se trouver dans des traditions mésopotamiennes plus anciennes
comme l'épopée de Gilgamesh, un récit assyrien apparu 1200 ans avant JC. à
Babylone. Une partie raconte comment l'envie prit aux plus grands dieux de
provoquer le déluge. "O roi de Shurupak, démolis ta maison pour te faire
un bateau ! Renonce à tes richesses pour te sauver la vie ! Mais
embarque avec toi des spécimens de tous les animaux ! Le bateau que tu
dois fabriquer sera une construction carrée (…) Six jours et sept nuits durant,
bourrasques, pluies battantes, ouragans et déluge continuèrent de saccager la
terre. Le septième jour arrivé, tempête déluge et hécatombe cessèrent (…) A
l'horizon, une langue de terre émergeait : c'était le mont Niçir où
accosta le bateau (…) Je pris une colombe et la lâchait ; elle s'en fut
puis revint. Je pris une hirondelle ; elle s'en fut puis revint. Je pris
un corbeau ; il s'en fut, mais ayant vu les eaux se retirer, il ne revint
plus. (Traduction de J.Bottéro, Gallimard 2003)
Mais on a retrouvé à
Babylone un récit akkadien provenant de l'an ~1600 montrant que cette tradition
était déjà établie à cette époque. Il existe aussi un récit sumérien encore
plus ancien, l'épopée d'Atra-Hasis daté de 1700 avant JC. On y trouve
l'histoire du roi Ziusudra. Les dieux du ciel et de la terre, An et Enlil, ne
pouvaient plus supporter le vacarme fait par les hommes. Il décident d'envoyer
un déluge sur la Terre pour les détruire. Ziusudra en est informé par Ea, le
dieu de la sagesse, qui lui conseille de construire un grand navire pour sauver
sa famille. Les dieux envoient le déluge et pendant sept jours et sept
nuits, une gigantesque tempête inonde la terre. Le bateau est ballotté
par les eaux puis le calme revient. Enfin apparaît le dieu-Soleil Utu. Ziusudra
ouvre une fenêtre et envoie une colombe puis une hirondelle qui reviennent
l'une et l'autre. Il envoie alors un corbeau qui ne revient pas. Le roi se
prosterne et fait un sacrifice puis il s'installe dans une île paradisiaque
pendant que ses descendants repeuplent la Terre.
La légende est présente chez les Grecs (Lycaon). Empli de colère
par la perversité humaine, Zeus choisit le déluge pour laver la surface de la
terre. Poséidon appelle les fleuves à submerger les villes et celui
qui n'est pas englouti meurt de faim. Seul le Mont Parnasse s'élève au-dessus
de l'eau. Deucalion, fils de Prométhée, et Pyrrha, sa femme, se sont
réfugiés dans un petit bateau. Lorsque Zeus voit que ces rescapés sont honnêtes
et pieux, il disperse les nuages. Les eaux refluent et la mer revient à ses
anciens rivages. Arrivé au Mont Parnasse, Deucalion et Pyrrha remercient les
dieux, et ne voient autour d'eux qu'un désert. Implorant Zeus de les aider à
rendre la vie à la terre, ils reçoivent le conseil de voiler leurs têtes et de
jeter derrière eux les ossements de leur grand-mère. Deucalion comprend que
cette grand-mère est la Terre. Aidé de Pyrrha, il ramasse des pierres qu'il
jette par-dessus son épaule. Les pierres que jette Deucalion se
transforment en hommes. Celles que jette Pyrrha se transforment en femmes.
Après que l’inondation eut
balayé les terres,
pendant sept jours et sept nuits,
et que le bateau géant eut été secoué
par les tornades et les grands flots,
Outou, le dieu qui épand la lumière
dans le ciel et sur la terre, apparut.
Il fit pénétrer ses rayons dans le grand bateau.
Ziusudra se prosterna devant Utu
et lui immola un boeuf et un mouton
(Tablette akkadienne en
terre cuite)
Ovide, dans ses
'Métamorphoses' donne une très belle et très poétique version littéraire de ce
déluge grec. Un mythe similaire est d'ailleurs connu en Inde qui fut jadis partiellement
sous influence culturelle grecque. Le mythe du Déluge apparaît pour la première
fois dans le Satapatha Brahmana, un rituel probablement daté du
VIIe siècle avant notre ère. Ici, c'est un poisson doué de parole qui
avertit Manu de l’imminence du Déluge. Il lui conseille fermement de construire
un bateau. Lorsque la catastrophe éclate, c'est ce poisson qui tire le bateau
vers le nord et l’arrête près d’une montagne. Manu y attend patiemment le
reflux des eaux. Puis il offre un sacrifice et obtient des dieux une fille. Il
s'unit à elle, engendrant tout le genre humain. Dans le Mahabharata, Manu est
un ascète. Dans le Bhagavata Purana, c'est le roi-ascète Satyavrata qui est
averti de l’ approche du Déluge par Hari (Vishnu) qui a pris la forme d’un poisson.
Mais, dans le mythe hindou, rien ne semble relier le déluge avec un
ressentiment quelconque des Dieux vis à vis des hommes.
Le Coran aussi reprend
l'histoire de l'Arche, et raconte qu'Allah aurait décidé de noyer le peuple de
Noé pour le punir d'avoir rejeté la foi. Il aurait averti son
messager, lui demandant de construire une arche pour être sauvé avec les
autres croyants et un couple de chaque être vivant. « Et en effet Nous
avons envoyé Noé vers son peuple. Il demeura parmi eux mille ans moins cinquante
années. Puis le Déluge les emporta alors qu'ils étaient dans un état
d'injustice » (Coran sourate al-Ankabut:14). « Et il se mit à construire
l'Arche. Et chaque fois que des notables de son peuple passaient près de lui,
ils se moquaient de lui. Il dit: 'Si vous vous moquez de nous, eh bien, nous
nous moquerons de vous comme vous vous moquez de nous' » (Coran sourate
Houd:38). « Puis, lorsque Notre commandement vint et que le four se mit à
bouillonner [d'eau], Nous dîmes : "Charge [dans l'arche] un couple de
chaque espèce ainsi que ta famille - sauf ceux contre qui le décret est déjà
prononcé - et ceux qui croient. » (sourate Houd :40).
Les
habitants de ces territoires très voisins
puisaient dans le même fonds culturel.
Ils croyaient ce récit important
et se sont efforcés de nous le
transmettre.
« Parce qu'il était
vertueux, et par la grâce de Dieu, un homme a traversé le désastre
de la mort universelle permettant ainsi à l'humanité d'aborder un nouveau
Monde »
La
vision de la Science
Tous ces récits
proviennent de l’Est de la Méditerranée. Ses abords ont été longtemps fertiles
et accueillants. Depuis la haute antiquité, de nombreux peuples les ont
habités. Leurs traditions voisines procèdent d'un fonds culturel commun. Avant
d'envisager leur possible signification mythique, il est raisonnable d'étudier
leur historicité.L'interrogation fondamentale concerne l'inondation du Monde
par les eaux. Un Déluge est-il scientifiquement imaginable, à quelle époque et
dans quelles circonstances ? Concernait-il la Terre entière ou s'agissait-il un
phénomène local ? Les réponses dépendent en fait de la formulation des
problèmes. La science fonctionne sur des bases définies. Elle fournit alors des
informations que l'on peut estimer fiables à l'intérieur du cadre donné. Les
sources attribuant le Déluge à la volonté de dieux, quels soient-ils, on ne
peut métaphysiquement envisager qu'ils aient violé leurs propres lois
physiques. C'est donc dans l'histoire de la Terre qu'il faut rechercher la
source des eaux d'un quelconque Déluge.
En se basant sur les
traces laissées au fond des mers, la science nous dit que le niveau des océans
s'est élevé de cent vingt mètres au cours des dix derniers millénaires. La
Glaciation de Würm s'est alors achevée et les immenses glaciers ont fondu. Dans
le lointain passé et pendant des millions d'années, il n'y avait parfois aucune
glace sur les pôles. Mais dans l'histoire plus récente de la Terre, le climat a
souvent fraîchi. Des calottes glacées se sont alors formées, au Nord comme au
Sud, s'étendant et se résorbant plus ou moins largement avec un rythme
approchant soixante mille ans. Il y a dix mille ans, nos véritables ancêtres
ont vécu la fin de la Glaciation de Würm. Ils ont donc subi la montée
progressive des eaux et le recul des rivages, mais peut-on imaginer qu'ils en
aient gardé aussi longtemps la mémoire. De nos jours, la montée des eaux n'est
pas encore achevée. Même si elle a pu être irrégulière, sur la période totale,
cela ne représente qu'un peu plus d'un centimètre par an. Ce n'est pas un
désastre brutal.
Cependant, la montée
des eaux océaniques a pu avoir des conséquences catastrophiques localisées. Une
thèse développée en 1997 par Ryan et Pitman envisage qu'il y a 7500 ans, le
"Lac Noir" devint une mer. Avant que cède la barrière du
Bosphore, la Mer Noire était le plus grand lac du Monde. Son niveau était 100
mètres au-dessous du niveau actuel. C'était un lac d'eau douce très profond, et
ses rives étaient évidemment habitées. Le niveau de la mer Égée montait régulièrement
et la Méditerranée vint un jour, soudainement, envahir la Mer Noire.
Aujourd'hui, sa taille approche celle de la France. Les chercheurs d'Ifremer
ont trouvé sous l'eau la trace de l'ancien rivage ainsi que des fossiles
d'animaux d'eau douce. La rapidité de la montée des eaux est controversée.
Certains proposent quinze centimètres par jour. Cela aurait engendré une grande
panique, peut être inscrite dans la tradition orale. D'autres parlent d'un
maximum d'un mètre par an, recul moins effrayant. Noter que la Mer Noire n'est
qu'à mille kilomètres de la Mésopotamie.
On a aussi envisagé
des crues cataclysmiques des deux grands fleuves de Mésopotamie où l'on situe
l'origine de l'Épopée de Gilgamesh et la source des récits du Déluge. Cette
région très plate est située entre le Tigre et l'Euphrate. Dans l'Antiquité, on
l'appelait le "Pays des marais", et l'on y naviguait sur des embarcations
faites de roseaux liés. Les marais ont été récemment asséchés avec de très
graves conséquences écologiques. Un programme international travaille
actuellement à leur restauration. D'importantes crues simultanées des deux
fleuves pouvaient inonder rapidement des surfaces immenses. Cette
hypothèse peut être associée à celle de la remontée généralisée du niveau de la
mer consécutive à la fonte des grands glaciers. On peut alors imaginer
l'envahissement progressif des rives du golfe Persique dont la pente est extrêmement
faible. Cette avancée continue de la mer a pu provoquer de massifs exodes de
populations côtières et donner ainsi naissance à des légendes de cités
englouties dans de dramatiques inondations.
On peut aussi
impliquer d'énormes éruptions volcaniques telle celle du Santorin, dans les
Cyclades en mer Égée, dont l'explosion soudaine 1600 ans avant J.C.
anéantit l'île de Théra et la ville d'Akrotiri, ensevelissant ses habitants. Le
tsunami qui s'ensuivit détruisit beaucoup d'autres villes dont Cnossos,
sur la côte de la Crête. La civilisation minoenne ne s'en remit jamais. Le
panache de l'éruption devait être visible de très loin et pourrait être la
véritable nuée ardente qui guidait les Hébreux lors de la sortie d'Égypte.
L'éruption du Santorin a peut-être inspiré Platon dans l'histoire de la
destruction de l'Atlantide. Mais il y a d'autres volcans en Méditerranée,
d'autres raz-de-marée et d'autres légendes possibles. On voit que la Science
peut présenter diverses hypothèses proposant la survenue de catastrophes
locales plus ou moins soudaines. Cependant, rien ne correspond strictement aux
évènements relatés dans les différents textes. Il semble donc qu'ils aient été
remaniés pour être le support d'un mythe intentionnellement construit.
Faire émerger le sens du Mythe
Un mythe est un récit composé pour expliquer les origines ou les destins
des hommes et de la Terre. Il y a des mythes banals, liés à l'histoire des
peuples ou des nations, comme celui des Gaulois pour les Français, ou celui du
May Flower pour les Américains. Il y a aussi des mythes sacrés intemporels qui
relatent les évènements fabuleux du commencement des temps. L'histoire de Noé
dans le Déluge est l'un des plus anciens de ces mythes sacrés. Le mythe
s'enracine souvent sur un fait réel auquel il est faiblement relié, et cette
liaison lui donne sa légitimité. Sur cette base 'crédible', le corps
plus ou moins fabuleux du mythe se constitue, se chargeant de sens et de
contenu au fil du temps. Le mythe se met à vivre et à se développer dans cet
espace humain mystérieux qui est celui de la pensée collective. Certains diront
qu'il devient une 'forme pensée'. Les Gnostiques parleront d'un 'éon'
apparu dans l'astral de la Terre, et les Ésotéristes diront qu'il s'est lié à
un 'égrégore', c'est à dire un agrégat progressivement constitué en
assemblant l'énergie de multiples pensées.
Un égrégore n'est ni bon ni mauvais. Il est simplement nourricier. Le
mythe de Noé et du Déluge existe depuis près de 4000 ans. Depuis lors,
l'égrégore rassemble les réflexions, les méditations, les émotions ou les
illuminations d'innombrables chercheurs de spiritualité travaillant sur ce
thème. Ces nourritures demeurent dans l'inconscient collectif de l'humanité et
l'on peut toujours y accéder à travers les récits qui s'y référent. Le plus
récent, la Bible judéo-chrétienne, fut écrite 700 ans avant notre ère, mille
ans après les tablettes sumériennes dont elle dérive. Le récit du Déluge
est contenu dans le premier livre, la 'Genèse' qui semble avoir été
composé assez tardivement. Il décrit la re-création du Monde après sa
destruction par les eaux. Seuls les passagers de l'Arche furent sauvés, comme à
Sumer. L'explication de la création du Monde par les dieux sumériens ne
satisfaisait pas la monolâtrie juive. La cosmogonie en sept jours telle
que nous la connaissons, Adam, Ève, le Serpent, l'arbre et la découverte du
Bien et du Mal, apparurent peut être à ce moment là.
Un mythe s'interprète toujours à plusieurs niveaux en fonction du
lecteur. Au premier degré, il donne une réponse naïve à une question simpliste.
La légende biblique de Noé raconte alors simplement la construction de l'Arche
et l'inondation générale du Monde. Au second niveau, on trouve déjà l'image en
miroir d'une seconde création corrigeant la première altérée par le Mal. Il s'y
associe aussi l'importante notion d'une alliance entre Dieu et les hommes. Elle
est conclue sur la base du comportement de Noé qui fut celui d'un 'juste'
(au sens de justesse), s'écartant du péché. Il faut creuser. Au niveau
suivant, on comprend le sens de la destruction de toute vie terrestre par le
Déluge. Elle signifie que la mort de tout vivant est inéluctable sur le plan
terrestre car tous sont mortels par nature. Mais celui qui construit son
'Arche' peut survivre. Notons que Dieu pourrait détruire la vie tout en
sauvant Noé. Il violerait alors ses propres lois. Ce sont les eaux de la nature
qui détruisent le Monde, et Noé et ses fils construisent de leurs mains
leur vaisseau salutaire.
Comme le Monde ou l'homme, le mythe vient du mystère et y renvoie. Il
donne des réponses à travers les questions qu'il soulève et sa richesse se
mesure par leur nombre. Nous savons maintenant qu'en hébreu les racines des
mots sont corrélées à des significations implicites. Noé est ainsi relié à la
consolation et à la repentance. Les noms de ses fils, Shem, Ham, et Yaphet
évoquent la jouissance, la puissance, et la possession qui sont les énergies
vitales déployées dans la vie terrestre. Sanctifiées par Noé, elles deviennent
les vertus qu'il va utiliser pour traverser la mort. En les maîtrisant, il
transforme son corps en Arche de salut. Ce processus est lent. La Bible dit
qu'il dure cent ans. Noé emmène aussi des animaux. Ils symbolisent les énergies
qui émergent des profondeurs de son inconscient. Enrichi par cette nouvelle
connaissance, il entreprend dans l'arche de lui-même, le voyage vers le Monde
purifié et renouvelé. Et Noé n'entre pas seul dans l'Arche. Il y entre avec sa
femme, ses fils et les femmes de ses fils, ce qui, dans un mythe, porte un
sens.
Dans toute la Genèse on trouve cet aspect
bipolaire et sexué. Ultérieurement, la Kabbale donnera une portée extrême à
cette particularité, en séparant dans l'arbre des Sephiroth, les deux
manifestations divines, Yachin masculin, et Boaz féminine, dont l'équilibre
assure la création du Monde. A. de Souzenelle attire également l'attention sur
ce point particulier. Noé entre donc dans l'Arche de lui-même avec ses deux
natures, à la fois Homme et Femme, Ish et Isha, mais aussi Yachin et Boaz, sa
vie spirituelle et sa vie naturelle. Á ce moment, elles sont encore séparées.
Cette séparation concerne d'ailleurs tous les aspects couverts par le mythe de
l'Arche, tels les fils de Noé et leurs femmes et les animaux sélectionnés par
leurs sexes. La Bible ne nous dit rien de ce qui se passe dans l'Arche pendant
les neuf mois de réclusion, mais ses passagers en sortent unis par couples pour
être bénis et repeupler le Monde. La nécessité de l'unification des deux
natures est probablement le message essentiel du mythe antique de l'Arche
de Noé.
Nous sommes une partie de la
Terre,
et elle fait partie de nous.
Les fleurs parfumées sont nos soeurs.
Le cerf, le cheval, le grand aigle, ce sont nos frères.
Les crêtes rocheuses, les sucs dans les prés,
la chaleur du poney, et l'homme,
tous appartiennent à la même famille.
Nous savons au moins ceci :
La Terre n'appartient pas à l'homme,
c'est l'homme qui appartient à la Terre.
Toutes le choses se tiennent..
(Chef Seattle - tribu Duwamish).
On peut développer d'autres
aspects du mythe, la recherche n'est pas close. Mais je voudrais élargir la
réflexion à la dimension cosmique. Comprenons que nous n'habitons pas la Terre.
Elle n'est pas notre maison, ni notre mère, ni notre vaisseau spatial, car elle
n'est en aucune façon séparée de nous. Chacun de nous est la Terre, non pas
toute la Terre mais un aspect personnel de la Terre. La planète vit et meurt
dans la vie et la mort de chaque homme. Elle rit et pleure dans ses rires et
ses pleurs. Elle aime dans chaque amour, elle est consciente dans chaque
conscience. Dans sa nature ordinaire, l'humanité remplit ces fonctions dans la
Terre vivante. Dans sa nature céleste, nous ignorons encore où va son Arche cosmique
à travers le Déluge universel. Le mystère touche aux limites de la
compréhension humaine, non pas à celles de la rencontre de Dieu. L'élévation
des capacités d'amour ou de conscience d'un seul homme élève celles de
l'humanité entière, donc celles de la Terre, et peut être celles de la
Monade universelle.
L'unification des deux natures
est probablement le message essentiel
du mythe antique de l'Arche de Noé.
CHAPITRE 4
Le mythe de la Quête du Graal
Introduction
Étrange mystère d’un mythe, progressivement naissant
dans des récits "bretons" qui en content la quête, puis passant au
fil du temps de la fantaisie littéraire à l'ésotérisme initiatique, et enfin de
l'intuition spiritualiste à la révélation sacrée. Il n'y a pas vraiment
d'histoire du Graal, mais un foisonnement de récits romancés de diverses
aventures humaines de violence, de sexe et de sang. De cette tourbière émerge
finalement la véritable Quête du Graal. Et le mythe devient, au delà même de
l'objet "Graal", celui de la naissance d'une pure recherche spirituelle.
La Quête
du Graal est une démarche spirituelle mythique. Les mythes sont des récits
ésotériques expliquant le destin des hommes. Ils s'enracinent souvent sur des
faits relativement historiques qui fournissent une base plausible sur laquelle
s'édifie le corps essentiellement imaginaire du mythe. Le mythe s'installe
progressivement dans l'espace de la pensée collective. Son contenu est
généralement crypté et le chercheur l'interprète à son propre niveau. Le
mythe de la Quête du Graal existe depuis le 13e siècle. Son fondement
historique est très antérieur. Il fait référence aux antiques mythologies
celtiques ou galloises ainsi qu'aux épisodes du règne de l'hypothétique roi
Arthur, au cinquième siècle. Les récits imaginaires constitutifs du mythe sont
beaucoup plus récents. Les plus anciens datent du douzième siècle et les développements
se situent plutôt au treizième. Sept ou huit cents ans séparent donc les deux fondements
du mythe qui ont été rapprochés par le génie des différents auteurs de la
"Geste du Graal". Et huit cents ans de plus nous ont éloignés du sens
qu'ils ont alors caché dans les récits qui nous sont parvenus.
Le roi
Arthur aurait existé à la fin du 5e siècle. La Bretagne, l'Angleterre
actuelle, avait été conquise par les Romains au début de l'ère chrétienne.
Sauf au nord, sa population était très romanisée. Le pays était
périodiquement envahi par des tribus barbares. Les Angles, Les Jutes, les Saxons
et les Frisons l'attaquaient par l'Est. Les Pictes, les Irlandais et les Scots
l'assaillaient par le Nord et l'Ouest. Au 2e siècle, pour contenir les
envahisseurs, les romains construisirent le mur d'Hadrien puis celui d'Antonin.
Ces barrages, haut de six mètres, épais de trois, garnis de fortins et
longs de cent vingt kilomètres, allaient d'une mer à l'autre. Ils ne continrent
cependant pas des raids de plus en plus fréquents. Les légions romaines furent
débordées et, en 410, l'empereur Honorius décida d'abandonner la
"Bretagne". Rendus à la vie civile, les occupants durent
s'organiser pour se défendre seuls. Des chefs de guerre constituèrent alors les
bases de la future classe féodale. Parmi ces chefs, un certain Artus ou
Artorius (Arthur) qui semble avoir existé vers la fin du 5e siècle ou au
début du 6e, serait parvenu à unifier provisoirement les populations du Sud.
Le second volet du mythe apparaît au 12e siècle sous la pression des
interrogations spirituelles de l'époque. Il se manifeste dans divers écrits
romancés liés à la littérature courtoise diffusée en Occitanie puis en France
et en Grande Bretagne. Ces romans élitistes sont essentiellement destinés à un
public aristocratique cultivé et averti. Les seigneurs sont à la guerre ou aux
croisades et les dames s'ennuient derrière les murs des châteaux. Elles y ont
développé une culture délicate et raffinée. Les ménestrels et les troubadours
chantent des chansons et narrent des "lais" et des
romans courtois dont ils content les épisodes successifs comme nos
actuels romans feuilletons. Le roi d'Angleterre Henri I Plantagenêt utilise
alors la légende arthurienne pour promouvoir ses projets politiques. Il fait
ajouter l'épopée aux nombreux lais des troubadours. Cette littérature
"arthurienne" connaît un très grand succès, au point que l'Église
s'inquiète de l'intérêt qu'y portent les moines. La légende arthurienne
voudrait conter toute l'histoire de la "Bretagne" jusqu'à la
mort d'Arthur. Le Graal est ensuite christianisé et devient le récipient qui a recueilli
le sang du Christ.
Le second volet du mythe apparaît au 12e siècle sous la pression des
interrogations spirituelles de l'époque. Il se manifeste dans divers écrits
romancés liés à la littérature courtoise diffusée en Occitanie puis en France
et en Grande Bretagne. Ces romans élitistes sont essentiellement destinés à un
public aristocratique cultivé et averti. Les seigneurs sont à la guerre ou aux
croisades et les dames s'ennuient derrière les murs des châteaux. Elles y ont
développé une culture délicate et raffinée. Les ménestrels et les troubadours
chantent des chansons et narrent des "lais" et des
romans courtois dont ils content les épisodes successifs comme nos
actuels romans feuilletons. Le roi d'Angleterre Henri I Plantagenêt utilise
alors la légende arthurienne pour promouvoir ses projets politiques. Il fait
ajouter l'épopée aux nombreux lais des troubadours. Cette littérature
"arthurienne" connaît un très grand succès, au point que l'Église
s'inquiète de l'intérêt qu'y portent les moines. La légende arthurienne
voudrait conter toute l'histoire de la "Bretagne" jusqu'à la
mort d'Arthur. Le Graal est ensuite christianisé et devient le récipient qui a
recueilli le sang du Christ.
La Légende du Roi Arthur
Les premiers romans courtois apparaissent au début du 12e siècle. Tous
les sujets sont tirés de l'Antiquité, (Romans d'Alexandre, de Thèbes,
d'Énée, de Troie, etc..). Les personnages sont placés dans des situations
romanesques, ce qui est une façon nouvelle. La prose est souvent très descriptive
et agrémentée de poèmes. Par opposition aux récits antiques ou historiques
traditionnels, le genre évolue ensuite pour constituer ce qui a été appelé "la
matière de Bretagne". Elle est caractérisée par la fantaisie et
la variabilité des personnages mais elle respecte une unité de lieu, le royaume
mythique des deux Bretagne, (la Continentale, l'Insulaire, et le Pays de
Galles), et une époque de référence, le 6e siècle, après le départ des Romains.
Les thèmes "bretons" sont variés. Celui de Tristan et Iseult
est très populaire. Puis, en 1138, Geoffroy de Monmouth publie l'Historia Regum
Britanniae. Cette œuvre de propagande est reliée aux romans antiques. Elle veut
établir la légitimité surnaturelle de la dynastie des Plantagenêts dans
l’histoire de l’Île de Bretagne en la reliant au mythique Brutus de Troie.
C'est aussi le début des récits impliquant le roi Arthur.
Arthur, roi des trois Bretagne, (insulaire, continentale et galloise),
représente l'unité bretonne. Quoique la civilisation celtique n'ait jamais
connu de roi unique, l'imaginaire populaire produisit un roi idéal, fort et
brave, sage et fédérateur, pourvu de conseillers avisés. Au delà de la mort, il
porte toujours les espoirs des Bretons et sa "dormition" est
temporaire. Il reviendra un jour réunir les deux Bretagne. Arthur est le fils
d'Uther Pendragon, roi des Bretons, et d'Ygraine (Ygerne). Le surnom Pendragon
proviendrait d'une comète en forme de dragon. Uther s'en serait inspiré pour
créer ses étendards aux dragons blanc et rouge. Selon Geoffroy, Uther aurait
fécondé Ygraine en prenant par la magie de Merlin, la forme de son mari, le duc
de Cornouailles. Arthur naquit de cette union au château de Tintagel. Confié à
Merlin, le bébé fut élevé par le père de Kay. Lors d'un tournoi, Kay demanda à
Arthur d'apporter son épée, oubliée sous sa tente. Arthur ne la trouva pas mais
il en vit une autre, plantée dans une enclume, et il l'enleva. C'était pourtant
une épée magique que seul le futur roi pouvait ôter. Personne n'avait jamais
réussi et le jeune Arthur fut donc déclaré Roi.
Les
détails de ces romans courtois varient, mais ils racontent déjà des histoires
d'hommes et de femmes, de féeries et de maléfices, de douceur et de violence,
d'amour et de haine. Arthur est un enfant adultérin né des amours d'Ygraine et
d'Uther qui a tué le duc, son époux. Le duc de Cornouailles avait déjà une
fille qui devint la fée Morgane, prêtresse de la Mère-Lune sur l'île d'Avalon.
Elle sera élevée par Viviane, Fée et Dame du Lac. Durant la nuit des
festivités de Beltane, Morgane masquée s'offre au chasseur masqué qui a tué le
roi des cerfs. Puis elle découvre qu'il était Arthur. De cette union naît
Mordret qui sera confié à une tante ambitieuse, Morgause. Ses sortilèges
empêcheront Guenièvre, femme d'Arthur, d'enfanter afin de permettre à Mordret
d'hériter du trône. Apprenant qu'il a un fils, Arthur fait exécuter tous les
nouveaux nés du pays. Guenièvre reste stérile et se console avec Lancelot. Les
amants doivent fuir en tuant plusieurs chevaliers de la Table Ronde. Dans une
grande bataille contre les Saxons, Arthur affronte et tue son fils, mais il est
lui même blessé à mort et ordonne que l'on rende Excalibur à la Dame du Lac.
Dans ces sources galloises, les
décors sont en place. Le roi Arthur a fondé la ville et le château de Camelot.
Il a épousé Dame Guenièvre qui aimait Lancelot. Il a instauré un royaume de
justice et de paix. Son conseiller est l'enchanteur Merlin. C'est l'écrivain
Wayce qui a imaginé l'immense table ronde permettant d'accueillir tous les
chevaliers en position d'égalité. Arthur doit établir sa qualité en affrontant
les nobles du royaume. Pour l'aider, l'épée magique, Excalibur, lui sera
confiée par une main mystérieuse sortant du lac. Avant de mourir, Arthur
demanda que l'on rende l'épée au lac. La Dame du Lac (la fée Viviane) s'en
saisit et disparut. La légende dit qu'Arthur n'est pas mort mais seulement
endormi. Son corps fut transporté en bateau sur l'Île d'Avalon où il est veillé
par des fées. Et si la "Bretagne" est à nouveau menacée, il s'éveillera
de sa "dormition" pour la défendre et restaurer le royaume idéal de
Camelot. Geoffroy de Monmouth et Robert Wayce ont été les premiers à évoquer
les chevaliers de la Table ronde mais aucun n'a jamais parlé du Graal. En cette
phase galloise de la naissance du mythe, le mystère du "Graal"
n'existe pas encore.
Le roman initiatique inachevé
de Chrétien de Troyes
Le Normand Robert Wayce, ou Wace, a donc traduit en vers français
l’antique épopée galloise arthurienne. Sous sa plume, Arthur devint un valeureux
combattant conquérant l’Irlande puis le Danemark et la Norvège, et même Paris.
Son épée magique exterminait les géants et les monstres. Arthur tenait sa cour
ordinaire en son château de Camelot où l’on trouvait la Table Ronde de nulle
préséance. D’autres auteurs gallois ont écrit en prose, faisant d’Uther
Pendragon un personnage mythique dont le bouclier était un arc en
ciel. Le prestige du Père magnifiait le fils. Puis, au 12e siècle,
des poètes armoricains comme Marie de France ont popularisé les lais bretons,
des oeuvres littéraires extrêmement soignées, écrites en vers. Elles étaient
destinées aux conteurs qui les enjolivaient à plaisir. Parmi les thèmes, on
trouvait souvent Tristan et Iseult et les exploits d’Arthur, mais aussi
beaucoup d’autres aventures moins connues. Dans la matière de
Bretagne initiale, la Table Ronde est surtout la table ouverte du Roi, la
merveilleuse table des festins offerts et partagés entre nobles et pairs. Plus
tard, elle deviendra une Table nourricière et mystique, réservée aux élus
les plus purs, image symbolique du Monde, illuminée par la lumière du Graal qui
rayonne en son centre.
Né en Champagne vers 1135, Chrétien de Troyes écrivit en français
d'époque divers romans basés sur les thèmes traditionnels. On peut citer Guillaume
d’Angleterre, Érec et Énéide, Cligés ou la Fausse Morte, Yvain le Chevalier au
lion, Lancelot le Chevalier à la charrette, qui sont des romans d’aventures. Un
Tristan, (le premier en français), a été perdu. Ensuite, peut être devenu
prêtre, l’écrivain commença un récit d’aventure mystique, le célèbre Perceval,
dans lequel apparaît enfin le Graal. Chrétien de Troyes fréquentait les cours
de Champagne et de Flandres plutôt que la célèbre cour d’Aliénor d’Aquitaine.
Il y exprimait toute la perfection de son art de l’écriture lorsqu’il
mourut vers 1190, laissant deux œuvres inachevées, Lancelot et, hélas,
Perceval. Les romans de Chrétien ne devaient pas être contés mais lus à voix
haute devant une assistance, comme cela se pratiquait habituellement à
l’époque. Pour soutenir l’attention des auditeurs, Chrétien associait donc avec
beaucoup de soin la richesse de l’ornement, la forme narrative et le rythme de
la diction. Sa façon littéraire achevée est caractérisée par la fantaisie
des descriptions, la dynamique des dialogues et l’expression poétique des vers
octosyllabiques, hélas intraduisibles en français moderne.
Voici une courte traduction ancienne
du "Lai du Chèvrefeuille",
de Marie de France, où Tristan dit aimer Iseult
Belle
amie, ainsi est de nous:
De nous deux, il en est ainsi
Comme du chèvrefeuille était
Qui au coudrier se prenait.
Quand il s’est enlacé et pris
Et tout atour le fût s’est mis,
Ensemble ils peuvent bien durer.
Qui les veut après désunir
Fait bientôt coudrier mourir
Et le chèvrefeuille aven lui.
Belle amie, ainsi est de nous:
Ni vous sans moi, ni moi sans vous.
Au début
de l’histoire, le personnage Perceval est un jeune homme très naïf, presque
idiot qui ne connaît même pas son nom. Il habite avec sa mère qui l’élève à l’abri
des tentations. Dans la forêt, il rencontre un jour des chevaliers du roi
Arthur et veut le devenir. Il quitte sa mère, la voit tomber à terre mais ne revient
pas en arrière. Il parvient sans encombre à la cour du roi Arthur qui
vient d’être bafoué par un inconnu. Il y pénètre à cheval, défie le félon, le
tue, prend ses armes et son cheval, puis quitte le château. Perceval rencontre
Gornemant de Goort, (un prud’homme, un preux), qui lui apprend l’art du
combat et l’arme chevalier. Il est reçu dans le château de Blanchefleur
qui le prie de combattre ses ennemis et l’initie aux choses de l’amour. Après
avoir vaincu Clamadeu, Perceval envoie ses prisonniers au roi Arthur.
Poursuivant son errance, il rencontre le Roi Pêcheur, un infirme qui l’invite
en son château. Perceval ne s’en étonne point, et non plus quand ce roi lui
remet une épée extraordinaire. Et il ne pose aucune question devant le défilé
fantastique du cortège du Graal. Il s’endort mais le lendemain, le château est
vide. Par manque de questions, Perceval a manqué le Graal et le roi n’a pas été
guéri. Ayant perdu sa mère, Perceval devra reprendre sa quête.
Autre superbe dialogue
amoureux
trouvé dans le lai breton,
Yvain, le Chevalier au Lion.
Dans ce roman arthurien, de Chrétien de Troyes,
le Graal n'est jamais évoqué.
Les interlocuteurs sont ici Yvain et la Dame de Landuc
En ce vouloir m’a mon cœur mis.
- Et qui le cœur, beau doux ami ?
- Dame, mes yeux - Et les yeux, qui ?
- La grand beauté qu’en vous je vis
C’est dans
ce roman de Chrétien de Troyes que le Graal apparaît pour la première fois.
« Tandis qu’ils causent à loisir, paraît un valet qui sort d’une
chambre voisine, tenant par le milieu de la hampe une lance éclatante de
blancheur. Entre le feu et le lit où siègent les causeurs, il passe. Et tous
voient la lance et le fer dans leur blancheur. Une goutte de sang perlait à la
pointe du fer de la lance et coulait jusqu’à la main du valet qui la portait.
Alors viennent deux autres valets, deux fort beaux hommes, chacun en sa main un
lustre d’or niellé. Dans chaque lustre brûlaient dix cierges pour le moins.
Puis apparaissait un graal que tenait entre ses deux mains une belle et
gente demoiselle, noblement parée, qui suivait les valets. Quand elle fut
entrée avec le graal, une si grande clarté s’épandit dans la salle que les
cierges pâlirent comme les étoiles ou la lune quand le soleil se lève.
Après cette demoiselle en venait une autre, portant un tailloir d’argent. Le
graal qui allait devant était de l’or le plus pur. Des pierres précieuses
y étaient serties, des plus riches et des plus variées qui soient en
terre ou en mer, et nulle gemme ne pourrait se comparer à celles du
graal. Tout ainsi que passa la lance devant le lit, passèrent les
demoiselles pour disparaître dans une autre chambre. »
Les suites et les variantes du Roman du Graal
Le roman
de Chrétien de Troyes a donc reçu à l’époque plusieurs suites déclarée, (ou
continuations dites Pseudo-Wauchier 1et 2, Manessier, Gerber de Montreuil,
l’Élucidation). Ce sont aussi des romans courtois avec bien des féeries et des
aventures amoureuses et guerrières. Ces diverses suites n’ont pas la qualité
littéraire des œuvres qu’elles s’efforcent de suivre. Elles la complètent
néanmoins et commencent une évolution vers la christianisation du mythe.
L’auteur de la « Première continuation » est inconnu. Le texte
reprend le récit au point où Chrétien l’a interrompu. Repartant à l’aventure,
Gauvain est reçu dans le château d’un preux blessé. Pendant le repas, il voit
passer le cortège du Graal, avec la lance qui saigne, le tailloir d’argent,
puis le Graal porté par une jeune fille qui pleure suivie du cercueil
d’un chevalier mort portant une épée brisée sur la poitrine. Les questions de
Gauvain auront des réponses s’il peut réparer l’épée brisée. Il faut ici les
mériter. Gauvain ne répare pas l’épée et s’endort. Puis il reprend sa
quête et retrouve le château du Graal. Au cours du repas, le cortège apparaît
de nouveau. La table se couvre alors magiquement de mets savoureux de par la
fonction nourricière du Graal. Mais, de nouveau, Gauvain ne peut réparer
l’épée.
Mais ici,
le roi veut bien répondre aux questions. Gauvain reçoit quelques réponses qui
amorcent la christianisation du mythe. La lance n'appelle plus la vengeance.
Elle serait celle de Longin qui a frappé le Christ en croix. Elle saignera
jusqu’à la fin des temps. L’épée brisée a tué le roi du cercueil et causé le
dépérissement de son royaume. Hélas, Gauvain s’endort encore avant de savoir ce
qu’est le Graal, et se retrouve le matin sur une falaise en bord de mer. Le
récit s’interrompt là, sans conclusion, comme celui de Chrétien de Troyes.
L’auteur de la « Seconde continuation » abandonne Gauvain. Son héros,
c’est Perceval qui entre aussi dans un château et y trouve un jeu d’échec qui
joue seul et si bien qu'il le bat. Furieux, Perceval le jette par la fenêtre au
grand déplaisir d’une jeune fille qui l’avait reçu de la Fée Morgane.
L’aventure magique et romanesque continue, et Perceval retrouve le château du
Roi Pêcheur. Il y voit la lance et le Graal, puis l’épée rompue portée par un
valet. Le roi répondra aux questions si l’épée est réparée. Perceval la
ressoude mais l’écrivain facétieux interrompt son récit. On dit que le mystère
du Graal s’accroît lorsque l’on approfondit son étude. Je crois que l’objet
Graal importe peu. C’est la Quête qui est importante.
Manessier, le troisième continuateur, christianise encore plus
l’histoire. Après la réparation de l’épée, le Roi confirme que la lance est
bien celle dont le soldat Longin a percé le flanc du Christ. Le Graal est le
vase qui a recueilli le sang qui a coulé hors de la plaie. C'est Joseph
d’Arimathie qui l’a apporté en Bretagne. L’épée brisée est celle d’un félon,
Partinal, qui a tué Goon et blessé le Roi Pêcheur. Perceval tue Partinal et
apporte sa tête au Roi Pêcheur qui en guérit. Et Perceval vainc même le Diable
monté des enfers. Honoré par Arthur, il retrouve Blanchefleur mais ne l'épouse
pas. Après la mort du Roi Pêcheur, il lui succédera pendant sept ans puis il
finira ses jours au fond d'un monastère, nourri par le Graal. Le "Roman du
Graal" peut aussi mis en parallèle avec plusieurs œuvres d’autres auteurs
qui ont traité du même sujet en puisant probablement aux mêmes sources. Ces
récits concurrents restent reliés aux mythologies celtiques et galloises
traditionnelles. On y retrouve les décors et les personnages des légendes arthuriennes
de la Cour de Bretagne, mais ils intègrent occasionnellement certains thèmes
venus du Christianisme. Des ouvrages comme Peredur ou Perlesvaux peuvent
apporter des éclairages complémentaires sur le mythe.
Les aventures de Peredur sont inspirées par
le même récit gallois inconnu que celui de Perceval. Le personnage est un jeune
garçon naïf qui a rencontré des chevaliers dans la forêt. En allant les
retrouver à la cour du Roi Arthur, il subit une initiation sanglante et
compliquée, et finit par apercevoir le cortège du Graal. Deux hommes entrent
dans la chambre, portant une énorme lance dont trois ruisseaux de sang coulent
jusqu'à terre. Deux jeunes filles suivent soutenant un grand plat sur lequel
est une tête d'homme baignant dans son sang. Il n'y a pas de connotation
chrétienne dans ce roman qui relève de la pure tradition vengeresse celtique
avec les symboles du Chaudron de Dagha et de la Lance d'Assal. On est
certainement très près du récit originel. C'est aussi par une nécessité de
vengeance que commence le roman de Perlesvaux qui reprend les épisodes du Roman
du Graal et le personnage de Gauvain. L'histoire intègre Joseph d'Arimathie.
Dans la salle à manger, deux pucelles paraissent, l'une tenant la Lance,
l'autre le Graal. Deux anges les suivent avec des candélabres. Le cortège
revient avec une forme d'enfant puis du Christ sur le Graal qu'on verra encore
sous cinq aspects secrets, le dernier étant décrit comme celui d'un calice.
Les romans du Graal
christianisé
L'auteur de Peredur met occasionnellement en
scène des éléments tirés de la mythologie celtique. Son héros visite un château
où arrivent des chevaux portant des cadavre. Des femmes baignent les corps dans
un cuveau puis les enduisent d'onguent magique. Et les morts ressuscitent.
C'est le "chaudron de résurrection", le "Chaudron de Bran"
de la tradition celtique. Peredur découvre une vallée où coule une rivière. Sur
une rive, il y a des moutons blancs, sur l'autre, des moutons noirs. Chaque
fois que bêle un mouton blanc, un noir traverse l'eau et devient blanc, et vice
versa. Peredur est à la frontière qui sépara les vivants des morts. Il comprend
alors que les âmes sont immortelles, passant alternativement de ce Monde à
l'Autre. Le roman de Perlesvaux est encore plus proche de la source
galloise primitive. Le récit est très vengeur et sanguinaire. On y trouve plus
de deux cents têtes coupées et même un dragon. Et Perlesvaux fait décapiter
douze ennemis dont il recueille le sang dans un chaudron pour y noyer leur
chef. C'est bien un rituel celte vengeur typique. Le personnage est cependant
le premier Chevalier du Graal que la présence de Joseph d'Arimathie relie à la
christianisation du mythe. Quant à la violence, il faut se souvenir que l'on
est alors au 12e siècle, vers la fin du temps des Croisades.
Un romancier franc-contois reprend ce thème
dans le récit "Joseph". Après la crucifixion, écrit Robert de Boron,
Joseph d'Arimathie voulut ensevelir le corps et en demanda l'autorisation à
Pilate qui lui remit aussi le "vaissel", l'écuelle de Jésus, (celle
de la Cène). En descendant le corps, Joseph vit que la blessure de lance
saignait encore, et il recueillit le sang du Christ dans ce "vaissel".
Plus tard, il fut emprisonné et laissé sans nourriture, et reçut alors
miraculeusement ce "vaissel" qui le nourrissait comme le chaudron des
traditions celtiques. Vespasien sortit Joseph de sa prison, lui donnant le
bateau qui l'amena en Bretagne. D'autres chrétiens l'accompagnaient dont le roi
Bron. Chaque jour, la fraternité prenait un repas rituel sur une table où était
placé le "Saint Vaissel". Seuls ceux qui avaient été touchés par la
grâce de Dieu étaient admis à ce "Service du Graal" qui annonçait le
nouveau rituel de la Messe catholique. (Á l'époque, l'Église énonçait le
dogme de la "Transubstanciation", Présence réelle dans l'Eucharistie,
(Latran 4 - 802). Il fallait croire ou mourir, et les Cathares moururent).
Le "vaissel" sanglant et nourricier de Robert de Boron devint
"l'Objet de la plus haute Vertu". Sa quête cessa d'être la poursuite
d'une vengeance pour devenir une ascèse visant à acquérir la "Connaissance
parfaite".
Joseph d'Arimathie confia le Graal à Bron, le
Roi Pêcheur, et s'en retourna en Orient. Le roman suivant est bâti autour du
Graal réceptacle du Saint Sang. Perceval doit un jour en devenir le gardien car
il est le petit fils du Roi Pêcheur. Perceval tente sa chance sur le
"siège périlleux" mais il n'en est pas encore digne et la pierre se
fend. On retrouve ici tous les personnages arthuriens dont ce roi
douloureusement blessé d'un coup de lance. Son royaume est en détresse. Après
de nombreuses aventures, Perceval arrive au Château du Graal, assiste au défilé
mystérieux et demande à quoi sert cette vision. Cette question suffit à guérir
le roi qui lui révèle les secrets du Graal avant de mourir. Le
"Vaissel" est saint car il a reçu le sang du Christ, et la Lance est
celle de Longin, le soldat qui l'a percé sur la Croix. Le siège périlleux se ressoude
et Perceval devient "Roi du Graal". Puis, Robert de Boron reprend
encore le thème dans son "Lancelot". Ce chevalier aurait pu être
"l'Élu" s'il n'avait été l'amant adultérin de Guenièvre qu'il aime
éperdument. On lui fait cependant féconder Élaine, la fille du roi pêcheur, qui
a pris magiquement l'aspect de la reine. Le même sortilège avait permis la
naissance d'Arthur. L'enfant né de cet amour est appelé Galaad. Il sera élevé
dans un monastère près de Camelot.
Galaad est un personnage très
particulier. Dans "La Quête du Saint Graal", indûment attribué à
Gautier Map, un autre écrivain conte quelques épisodes de son histoire.
Nouveau dans la quête, Galaad n'est pas contaminé par l'antique contenu païen
de la "Matière de Bretagne". Sa destinée est d'être le prêtre
du Graal car il est pur chrétien. Cela signifie qu'il n'est pas sujet aux
pulsions qui gênent les autres chevaliers dans leur quête. Comme Arthur, Galaad
retire aisément une épée fichée dans un roc. Il reçoit un bouclier magique et
arrive au Château des Pucelles où sept chevaliers abusent de jeunes femmes et
libère ces prisonnières. Avec ses amis et "Celle qui jamais ne
mentit", il voyage dans une nef merveilleuse et y reçoit une épée
fabriquée par Salomon pour laquelle la dame confectionne d'étranges attaches, (les
renges), avec ses propres cheveux. Ses amis échouent dans leur démarche,
mais Galaad surmonte toutes les épreuves. Il guérit le roi blessé et lève les
malédictions du royaume. Il est donc couronné Roi du Graal et, face à la vision
céleste, il s'agenouille et rend l'esprit. Une main mystérieuse apparaît,
s'empare du Vaissel et de la Lance et les emporte au ciel. Le
Graal devient à jamais inaccessible en tant qu'objet. Don de Dieu, il est
devenu pur symbole de la Grâce offerte par l'Esprit Saint.
Le Graal de
Montsalvage
Il y eut d'autres prolongements à cette maturation de la légende du Graal. Au
Moyen Âge, sous la domination de l'Église romaine et le vécu des Croisades, la
pensée européenne pouvait paraître relativement homogène. Les différents
princes influençaient néanmoins les cultures locales. Les légendes médiévales,
y compris celle du Graal, revêtirent donc, outre Rhin, des caractères
spécifiques. Le thème de la Quête fut repris et adapté par Wolfram von
Eschenbach, un écrivain bavarois qui publia son propre Parzival. Mettant en
doute l'originalité de l'inspiration de Chrétien de Troyes, il en utilisa
pourtant partiellement la matière. Wolfram déclarait s'inspirer lui même d'une
oeuvre en français de "Kyôt le Provençal", un Occitan inconnu, et il
assurait que l'origine de la légende était orientale. En fait, l'étude de
Parzival montre que l'écrivain allemand puisait au moins à deux autres
sources, l'une classiquement celtique, le Perceval de Chrétien, et l'autre
orientale, probablement iranienne. Il est à noter que ce texte contient des
connotations dualistes qui n'existent dans aucune version celtique. Elles
peuvent avoir été inventées par Wolfram sous l'influence de la proximité des
Bogomiles européens, ou provenir de la source provençale proche des Cathares
d'Occitanie.
Dans le récit de Wolfram, le père de Parzival a combattu en Orient et y
est mort. Parzival a un frère demi-blanc demi-noir, Vairefils, un oriental qui
l'accompagne dans la Quête. Parzival a aussi un fils nommé Lohengrin. Et le
Château du Graal s'appelle Munsalvsche, c'est à dire Monsalvage. Wolfram
décrit un extraordinaire cortège du Graal. "Un écuyer entra, dit-il,
portant une lance dont jaillissait du sang coulant le long du bois jusqu'à la
main et se perdant dans la manche. Des sanglots et des pleurs emplirent la
salle dont l'écuyer fit le tour avant de sortir. Une porte d'acier s'ouvrit et
deux blanches vierges entrèrent, portant chacune un chandelier d'or avec un
cierge allumé, puis deux duchesses avec des chevalets d'ivoire. Suivaient huit
autres dames dont quatre portaient de grands flambeaux. Les quatre autres soutenaient
une pierre précieuse illuminée par les rayons du soleil, et qui tirait son nom
de son éclat. Deux princesses richement parées les suivaient, portant deux
couteaux d'argent d'un blanc brillant. Puis apparut la Reine au visage couleur
d'aurore. Sur un coussin d'émeraude verte, elle portait la racine et le couronnement
de ce que l'on souhaite en Paradis, le Graal qui surpasse tout idéal terrestre.
Le nom de la porteuse du Graal était "Repense de Joie".
Wolfram von Eschenbach a beaucoup enrichi les
récits dont il s'est inspiré, même quand il confond les tailloirs de Chrétien
avec des couteaux d'argent. Le Graal qu'il décrit transcende toute appartenance
terrestre. Ici, la Quête est essentiellement une démarche alchimique. Le Graal
de Wolfram contient une puissance secrète venue d'ailleurs. Sa révélation a été
apportée sur terre par des anges qui l'ont laissée à la garde d'hommes aussi
purs qu'eux mêmes. La Quête est un cheminement purificateur qui transmute la
nature pécheresse des humaine pour leur permettre d'approcher ce
mystère. L'histoire des parents de Parzival prépare le roman. Gahmuret est
le père d'un fils métis en Orient, Vairefils. Revenu en Anjou, il y rencontre
les personnages arthuriens et il épouse Herzéloïde. Il retourne ensuite à
Bagdad où il est tué. La Reine veuve donne le jour à Parzival qui grandit sous
sa protection. Un nommé "Le Hellin" s'est emparé de son héritage, que
le jeune homme doit reconquérir. La suite est assez analogue au récit de
Chrétien de Troyes. Après maintes aventures, Parzival arrive au château
d'Anfortas, le Roi Pêcheur blessé, et il assiste au cortège du Graal. Parzival
ne pose aucune question. Il demeure donc dans l'ignorance, et manque cette
première occasion
Parzival reprend son chemin. Il rejoint la
cour du Roi Arthur où la hideuse fille renvoie tous les chevaliers à la quête.
Puis il rencontre son oncle, l'ermite Trévrisent, qui lui expose quelques
secrets du Graal. La virginité de la Terre Mère été souillée quand Caïn tua
Abel. Elle est depuis plongée dans les ténèbres de la pensée. Dans le Château
de Montsalvage, les Templiers gardent le Graal qui les nourrit et leur conserve
force et jeunesse. Le Graal est une pierre précieuse merveilleuse. Chaque
Vendredi Saint, une colombe descend conforter ses pouvoirs. Nul n'entre dans
son sanctuaire sans avoir été choisi et s'il n'est vraiment pur. Chez Wolfram,
la pureté du coeur signifie l'abstinence sexuelle. Tous ses couples sont mariés,
toutes les femmes sont chastes et toutes les filles sont vierges, y compris les
"Filles Fleurs" du Château des Demoiselles. Anfortas cherchait
l'amour. Son manque de chasteté l'a rendu infirme. Parzival connaît maintenant
son destin et retourne à Montsalvage. Il demande à Anfortas, "Bel oncle,
de quoi souffres-tu ?". Cette seule parole guérit le roi de sa honte. Il
survivra mais ne régnera plus. Parzival devient roi du Graal et rend la
prospérité au royaume. Et Vairefils épouse Repense de Joie et retourne en
Orient où il aura un fils, le fameux Prêtre Jean.
Ce roman complexe accumulait les aventures de Parzival, l'épée trois fois
rompue, le mariage avec Condwiramur, et le fils Lohengrin, le Chevalier au
Cygne, futur gardien du Graal. Albrech de Scharpfenberg adapta dangereusement
l'histoire dans un long poème intitulé "Titurel" qui voulait clore le
roman. Après le règne de Parzival, écrit-il, le péché envahit la Terre et Dieu
transporta Monsalvage en Inde où l'on retrouve le Prêtre Jean. Le Graal est ici
un talisman divin, le Château est son Temple, et les Templiers sont des
guerriers élus, armés pour la Guerre Sainte. Dans cet avatar, le mythe change
de nature. Son évolution va s'arrêter. Les mythes naissent, s'animent et se
chargent de sens avec le temps. Dans l'espace mystérieux de la pensée
collective, ils constituent des assemblages autonomes de "formes
pensées". La Quête du Graal contient les illuminations de nombreux
chercheurs de spiritualité. Ces "nourritures" restent
disponibles dans l'inconscient collectif de l'humanité et s'interprètent au
niveau du lecteur. Au premier degré, les questions naïves reçoivent des
réponses simplistes. Au degré suivant, les réponses reflètent les questions
vers l'intérieur, comme des miroirs, car elles viennent de l'intuition, et au
dernier degré, il n'y a pas vraiment de questions ni de réponses.
Le mythe du Graal apparaît d'abord comme une
histoire celtique de vengeance sanguinaire et parfaitement païenne. Il évolue
ensuite au fil du temps dans des récits successifs d'auteurs divers en passant
de la féerie anecdotique à l'ésotérisme initiatique. Avec sa christianisation,
il se spiritualise et se charge d'une révélation sacrée. Il n'y a jamais eu de
véritable fondement historique de la légende du Graal. On trouve seulement
alors un foisonnement de récits romancés de diverses aventures humaines mêlant
la violence, l'amour, le sexe et le sang, décrivant cyniquement la nature du
Monde et la vie des hommes. C'est pourtant dans cette nature ordinaire que se
préparait lentement la révélation puis l'émergence de la Quête purement
spirituelle du Graal. L'histoire de la naissance du mythe préfigure donc
étonnamment son contenu qui est lui-même l'illustration ésotérique du chemin de
la Quête Spirituelle.
Le Graal chez Richard
WAGNER
Introduction
Le thème du
Graal dans les opéras de
Richard Wagner
Le thème du Graal mérite
d’être approché sous un éclairage particulier, celui de sa présence dans les
opéras de Richard Wagner. C’est probablement à travers ce moyen que le thème du
Graal touche le plus large public puisque ces opéras sont fréquemment joués
dans le monde entier. Wagner a fait une synthèse de deux thèmes. Le premier,
c’est la légende bretonne christianisée, le second c’est le récit de la Quête
écrit par Wolfram von Eschenbach, un écrivain bavarois qui mettait en doute
l'originalité de l'inspiration de Chrétien de Troyes. Wolfram déclarait
s'inspirer d'une œuvre de "Kyôt le Provençal", un Occitan inconnu, et
il assurait que l'origine de la légende était orientale. L'étude de son
Parzival montre que l'écrivain allemand puisait au moins à deux autres
sources, l'une classiquement celtique comme l’avait fait Chrétien de Troyes, et
l'autre probablement iranienne. Ce texte contient d’ailleurs des connotations
dualistes qui n'existent dans aucune version celtique. Elles pourraient avoir
été introduites par Wolfram sous l'influence de la proximité des Bogomiles
européens, évoquant leur dualisme par la primauté donnée à la lance dans le
cortège du Graal, ou provenir de la source provençale énoncée, probablement
proche des Cathares d'Occitanie puisqu’on est alors au 13e siècle.
Dans le
récit de Wolfram, le père de Parzival a combattu en Orient et y est mort.
Parzival a un frère demi-blanc demi-noir, Vairefils. Parzival a aussi un fils
nommé Lohengrin. Le Château du Graal s'appelle Monsalvage. Wolfram décrit un
extraordinaire cortège du Graal. "Un écuyer entra, dit-il, portant une
lance dont jaillissait du sang coulant le long du bois jusqu'à la main et se
perdant dans la manche. Des sanglots et des pleurs emplirent la salle dont
l'écuyer fit le tour avant de sortir. Une porte d'acier s'ouvrit et deux
blanches vierges entrèrent, portant chacune un chandelier d'or avec un cierge
allumé, puis deux duchesses avec des chevalets d'ivoire. Suivaient huit autres
dames dont quatre portaient de grands flambeaux. Les quatre autres soutenaient
une pierre précieuse illuminée par les rayons du soleil, et qui tirait son nom
de son éclat. Deux princesses richement parées les suivaient, portant deux
couteaux d'argent d'un blanc brillant. Puis apparut la Reine au visage couleur
d'aurore. Sur un coussin d'émeraude verte, elle portait la racine et le
couronnement de ce que l'on souhaite en Paradis, le Graal qui surpasse et
transcende toute existence terrestre". Ici, la Quête est essentiellement
une démarche alchimique. Le Graal de Wolfram contient une puissance secrète
venue d'ailleurs. Il a été apporté sur terre par des anges qui l'ont laissée à
la garde d'hommes aussi purs qu'eux mêmes. La Quête est donc un cheminement
purificateur qui transmute la nature pécheresse des humains pour leur permettre
d'approcher ce mystère.
La
légende orientale du Graal parvint dans les cours princières d’Europe au début
du 13ème siècle sous la forme du Parsifal, « le Parsi fol, ou Parsi
fou », de von Eschenbach qui se serait inspiré du Parsiwalnameh, une
légende d’origine persane. Les Parsis ont donné leur nom à la Perse. Le mot
Parsi comme le mot Cathare signifie « Pur ». Dans le récit du Graal,
Perceval ou Perlesvaux, Parzival ou Parsifal, est surnommé « le Fou
Parfait » en raison de la pureté de ses intentions dans la recherche de
l’Absolu symbolisé par le Graal. La légende proviendrait d’un poète provençal,
Kyot, qui l’aurait découverte à Tolède dans un manuscrit arabe perdu dont
l’auteur était nommé Flégétanis. Le professeur autrichien von Sutschek envisage
aussi une origine indo-iranienne du mythe qu’il situerait dans le récit persan
Parsiwalnameh précité dont le thème central est « Le chant de la
Perle », lequel avec quelques autres légendes aurait servi de base à
la légende de Parsifal. Selon certains auteurs, les ressemblances entre ces
récits et les versions occidentales de Parsifal seraient étonnantes. Les noms
des personnages dans Parsiwalnameh et dans Parsifal se ressembleraient
beaucoup, tels Gajmurat, Gaschmuret, Trefrezand, Trevizent, Na Fartus,
Amfortas, Clinschor, Klinsor, Arta Churus, Artus, etc.. Certaines
traditions situeraient aussi le château du Graal en Iran, à la forteresse
d’Alamut, siège de la Fraternité ismaélienne, qui succomba douze ans après
Montségur.
Richard Wagner a utilisé le
thème du Graal dans deux opéras. Lohengrin, (le Chevalier au Cygne), fut
créé à Weimar en 1850. Le musicien y exploitait pleinement son originalité
artistique, un orchestre enrichi en cuivres et un fond musical continu d’où
émergent les thèmes appelant les évènements chorégraphiques ou lyriques sur la
scène. Wagner s’inspira ici des écrits médiévaux de von Eschenbach et de la Geste
des Lorrains, mais l'action de Lohengrin se déroule dans le Brabant. Au
quatrième acte, après avoir tué le comte Friedrich, (protecteur du Brabant),
Lohengrin doit révéler son identité au roi de Germanie, Henri l'Oiseleur. Je
viens, dit-il, d'une contrée lointaine où se trouve le château de Montsalvat.
Il entoure un temple lumineux contenant le calice sacré du Graal que des anges
ont apporté sur Terre pour ennoblir la Chevalerie. Ce Graal sacré est caché aux
regards des profanes. L'élu admis à son service en reçoit une force
surnaturelle, mais, s'il est reconnu, il doit partir. C'est le Graal qui m'a
envoyé vers vous. Je suis le chevalier Lohengrin, fils de Parsifal, le roi du
Graal. Et Lohengrin s'en va donc tandis que l'opéra s'achève.
Dédié à Frantz Liszt, "Lohengrin" connut un grand succès. L'opéra toucha le roi Louis II de Bavière, au point qu'il accorda ensuite son mécénat à Wagner, finançant la construction du Palais des Festivals de Bayreuth puis la production de nombreux opéras dont la tétralogie de l'Anneau des Nibelungen, (Siegfried et les nains gardiens des trésors dans la tradition germanique). En 1882, trente deux ans après Lohengrin, Wagner produisit Parsifal, son œuvre ultime, l'opéra mystique du Graal. En son âge avancé, il était devenu mystique et végétarien. Il admirait beaucoup Schopenhauer, un idéaliste platonicien pour qui la vision du Monde est la représentation mentale d’une réalité ultime. Sous cette influence, Wagner composa son dernier opéra et en écrivit lui-même le livret, car il préférait la littérature à la musique et admirait plus Shakespeare que Beethoven. Inspirée tout à la fois par les écrits occidentaux initiés par Chrétien de Troyes et les sources orientales venant de W. von Eschenbach, l’œuvre syncrétique est profondément marquée par l'évolution spirituelle de l'auteur.
Un étonnant
Graal dual
La très grande particularité du Graal de Wagner est
d’être dual et chrétien. Il est constitué tout à la fois d’une coupe et d’une
lance et toute son efficience dépend de leur réunion en un même lieu ou en une
même main. La coupe sacrée me semble inspirée par celle dans laquelle Josphef
d’Arimathie aurait recueilli le dernier sang du Christ agonisant dans les
derniers romans chistianisés de la quête arturienne du Graal. Sa nature est
divine et elle semble figurer la partie éternelle et spirituelle de l’âme
humaine. La lance est bien terrestre.
Elle serait celle avec laquelle le léginaire romain langon perça le flan de
Jésus pour vérifier sa mort. Elle est donc bien un symbole mortel, mais par la
vertu de sa réunion à la coupe de vie éternelle, elle devient instrument
guérison. Il n’y a rien de comparable dans les la geste médiévale, et c’esrt
probablement dans sa source dualiste iranienne que Wagner a trouve son étonante
et si novatrice inspiration.
L’opéra mystique
Parsifal de
Richard Wagner
Acte 1 - Scène
1
Au lever du rideau. Gurnemanz et ses écuyers
sont endormis dans la forêt près du château du Graal. Soudain, on entend les
trompettes sonner le réveil dans le château. Les hommes se mettent en prière et
deux chevaliers arrivent, saluant Gurnemanz. La santé du roi Amfortas,
disent-t-ils, ne s'améliore aucunement. Survient Kundry, une sorcière fort
agitée. Elle donne à Gurnemanz un flacon contenant un baume pour soigner le roi,
puis tombe épuisée sur le sol. Kundry refuse les remerciements d'Amfortas que
l'on amène au lac sur une civière et qu'elle regarde maintenant avec hostilité.
Les écuyers se moquent d'elle, mais Gurnemanz la remercie pour l’aide qu’elle
voudrait apporter.
Gurnemanz rappelle alors ses souvenirs,
racontant qu'Amfortas, (roi des Chevaliers du Graal et fils de Titurel leur
fondateur), essaya de tuer le magicien Klingsor. Il voulait le frapper de la
Sainte Lance que gardaient les Chevaliers de l’Ordre du Graal en même temps que
le Saint Graal lui-même. La lance était celle qui infligea la blessure au
Christ sur la croix. Mais Klingsor envoya la belle Kundry vers Amfortas qui
succomba à son charme. Tandis qu'il était dans ses bras, Klingsor lui arracha
la lance et la lui plongea dans le côté. Ainsi Amfortas reçut-il une blessure
qu'aucun remède ne peut guérir et ainsi fut perdue la Sainte Lance dont il
avait la garde.
Gurnemanz
conte aussi que Klingsor voulut un jour devenir Chevalier de l'ordre du Graal.
Mais il ne pouvait respecter le vœu de chasteté exigé et l'Ordre le refusa. Il
se castra lui-même et établit alors un jardin magique dans lequel il installa
des femmes d’une grande beauté, toutes appliquées à la perte des Chevaliers.
Amfortas fut de ceux qui succombèrent et sa chute causa la perte de la Lance du
Graal. Un seul homme pourra la reconquérir, un innocent au cœur pur".
Voici qu'un jeune étranger apparaît près du lac et abat un cygne, action
sacrilège en ces lieux, et on le traîne devant Gurnemanz. Il est évident qu’il
n’a pas conscience de l'interdit, et les reproches de Gurnemanz lui font lâcher
son arc avec honte et regret.
On s’aperçoit vite qu’il ne sait ni son propre nom, ni celui de son père. Il sait seulement que sa mère s'appelle Herzeleide. Kundry qui sait tout car elle voyage dans le temps et l'espace, révèle alors que le père était Gamuret, un Chevalier qui fut tué aux Croisades avant la naissance de son fils. Pour sauver l’enfant d’un pareil sort, sa mère Herzeleide l’emmena dans un endroit éloigné, lui évitant tout contact avec les hommes. Quand le jeune garçon suivit quelques chevaliers dans la forêt, Herzeleide mourut de chagrin. Gurnemanz imagine que ce jeune naïf pourrait être " l'innocent au cœur pur", le sauveur d'Amfortas annoncé par les prophéties. Il propose à l'inconnu de l’accompagner au château du Graal à Monsalvat et la scène s'achève tandis que leur marche est décrite par l'intermezzo.
Acte 1 - Scène
2
La grande salle du Château
de Monsalvat est préparée pour le service de l'exposition du Saint Graal. Les
Chevaliers entrent en file indienne pour prendre place autour de l'autel où le
Graal reste couvert d'un voile. On amène Amfortas à qui la voix de l’invisible
Titurel ordonne de commencer la cérémonie. Conscient de sa déchéance, Amfortas
refuse d'accomplir sa tâche sacrée car il est en proie à une grande souffrance
physique et morale, disant qu'il préfère mourir. Cependant, le chœur chantant
dans la coupole rappelle la promesse de salut qu’apporterait "un
innocent au cœur pur".
Alors le roi fait dévoiler
le Graal dont émane alors une lumière surnaturelle. Le jeune étranger observe
tout cela en silence, profondément ému par la souffrance et les plaintes
d'Amfortas qu'il essaie de conforter. La cérémonie s'achève, et les Chevaliers
quittent la scène. Après leur départ, Gurnemanz demande au jeune homme s'il a
compris ce qu'il a vu, et il répond que non. Alors, Gurnemanz, déçu, le fait
chasser honteusement du château. Le rideau tombe sur cette scène tandis qu'une
voix rappelle la prophétie de "l'innocent au cœur pur".
Acte 2
Dans son château enchanté, Klingsor consulte
un miroir magique et y aperçoit l’approche d’un mystérieux jeune homme qui est
le seul espoir de guérison pour le roi Amfortas. Klingsor appelle la sorcière
Kundry qui demeure sans cesse aux ordres du magicien. Seule, l'arrivée de celui
qui résistera à ses charmes pourra la délivrer. Une sonnerie de cors appelle
aux armes les Chevaliers de Klingsor. L’adolescent s’empare d’une épée et
disperse les assaillants et le château magique d'enfonce dans la terre,
laissant sa place à un merveilleux jardin.
Parmi les parterres fleuris, un groupe de jeunes de jolies filles, les
Filles-Fleurs s'agitent inquiètes du sort des Chevaliers de Klingsor.
L'adolescent s'empresse de les rejoindre, et les jeunes filles l'entourent et
se disputent ses faveurs.
Soudain une voix nouvelle
appelle le garçon du nom de "Parsifal", et Kundry, richement vêtue,
tendant les bras, l'invite à la rejoindre. Le jeune homme obéit, et se laisse
enlacer par Kundry qui lui murmure des mots amoureux. La femme lui donne un
baiser passionné. Mais à cet instant, Parsifal prend soudain conscience de la
situation. La signification du Graal et l'objet des agissements de Kundry
parviennent à son esprit et il repousse la séductrice.
Cette attitude plonge Kundry
dans le désarroi. Elle sait que Parsifal est celui qui lui apportera le salut,
mais elle le voit encore comme une proie. Elle demande que Parsifal lui donne
un seul baiser afin que le péché qui l'a poursuivie depuis qu’elle ait rit de
la mort du Christ puisse être lavé. Le jeune homme refuse, car ce geste les
condamnerait tous deux à la damnation éternelle.
Désespérée, Kundry appelle
Klingsor qui apparaît, brandissant la Sainte Lance. Il la projette sur son
ennemi, mais l'arme s'arrête miraculeusement à portée de Parsifal qui s'en
empare et fait un signe de croix. En un instant, le château de Klingsor tombe
en ruines et le jardin merveilleux se transforme en désert aride, et Parsifal
emporte la Lance et quitte la scène.
Acte 3 - Scène 1
Vingt ans ont passé.
Gurnemanz est vieux et vit maintenant solitaire dans une hutte d'ermite
dans la forêt du Graal. Il découvre Kundry qui dort au seuil de son refuge et
la réveille doucement. Kundry a beaucoup changé. La sorcière est devenue une
servante dévouée. Un chevalier en armes approche et se trouve bientôt devant
Kundry et Gurnemanz. Il ne se fait pas connaître et ne répond pas aux
questions. Gurnemanz lui reproche de porter des armes en ce Vendredi Saint. A
ces mots, l'étranger se désarme et Gurnemanz reconnaît Parsifal qui tua
autrefois le cygne et porte aujourd’hui la Sainte Lance perdue par
Amfortas.
Parsifal raconte
ses longues errances avant qu'il revienne par grâce au château du Graal.
Apprenant que Titurel est mort et que l'Ordre est très affaibli depuis
qu'Amfortas refuse d'accomplir l'exposition du Graal qui donne la force et la
jeunesse, il s’adresse d'amers reproches. Gurnemanz et Kundry reconnaissent
enfin la nature sacrée du Chevalier. Ils le lavent et le parfument, et Parsifal
baptise Kundry. Puis ils se dirigent tous trois vers le château au son des
cloches. Un intermezzo décrit cette marche.
Acte 3 - Scène 2
Les
Chevaliers enterrent ce jour le défunt Titurel. La grande salle est éclairée,
et des Chevaliers arrivent portant le cercueil de Titurel. Un autre groupe
porte Amfortas étendu souffrant sur sa litière. Il refuse toujours de remplir
son devoir de prêtre. Il montre la blessure ouverte que lui infligea Klingsor
et il supplie ses Chevaliers de mettre fin à sa vie.
Parsifal
paraît alors, la Lance à la main, et vient se placer près d’Amfortas. Il se
proclame le nouveau Roi du Graal. Tandis que les Chevaliers restent silencieux,
il étend le bras et pose, un court instant, la Lance sacrée de mort et de vie
sur la blessure en rappelant que seule l'arme qui l'a causée peut la guérir.
L'émerveillement transfigure Amfortas dont la plaie est soudainement guérie.
Cette
joie se répand aussitôt parmi les participants. Parsifal restitue la
Lance sacrée aux Chevaliers et découvre lui-même le Graal dont la lumière
divine illumine les lieux. Kundry, heureuse et libérée, sombre dans la mort
et la Rédemption si longtemps désirée. L’opéra s’achève en apothéose.
CHAPITRE 5
La Bhagavad Gita dans l’Hindouisme.
Introduction
La Bhagavad Gita, "le Chant de Dieu", en sanscrit, est
actuellement considérée comme l'un des textes les plus importants de l'Hindouisme.
En Occident, c'est probablement le plus connu et le plus diffusé. Il constitue
la partie centrale du grand poème épique "Mahabharat",
homologue à la Bible des Hébreux. La littérature sacrée hindoue est extrêmement
abondante et compte au moins 250 000 vers. Quant au Mahabharat, il compte
100 000 vers qui rapportent une histoire guerrière datant de 1500 ans avant
l'ère chrétienne. Il aurait été écrit par Ganesh, le dieu du savoir et de la
vertu. Plus récente, la Bhagavad Gita compte plus de 700 vers et semble dater
d'environ 2000 ans.
Pour étudier les écrits sacrés hindous, on les a répartis en plusieurs
corpus. Les plus anciens sont les "Védas", parmi lesquels on
distingue le "Rig-Veda", le "Samaveda", le
"Yajurveda", et le "Atharvana". Les vedas
comportent aussi les "Upanishad" qui sont à la base de l'une
des six grandes philosophies hindouistes, la "Vedanta, (la
connaissance finale)". Cette importante métaphysique nous invite à
découvrir la réalité suprême, le Brahman, absolu et indifférencié, manifesté en
chaque existence par deux réalités fondamentales, la matière et la conscience
individuelle, l'Atmân, le Soi, ou l'Âme. Il y a plus de cent Upanishad,
tous composés à partir de l'an 700 avant notre ère.
Le Mahabharat est le second de ces corpus. Il compte dix-huit
grands livres. C'est le récit d'une guerre entre les "Kaurava",
les forces du Mal, et les "Pandava", les forces du Bien, une
lutte épique qui dure dix-huit jours mais qui comporte bien des préliminaires.
C'est une sorte d'Armaguédon qui ne se situe pas à la fin des temps comme dans
le Christianisme. Dans le mythe hindou, il a déjà eu lieu. La Bhagavad Gita se
situe au début du combat, et le récit commence avant la bataille. Arjuna se
rend compte qu'il pourrait tuer ses cousins dans le camp adverse. Il reçoit
alors les avis de Krishna qui sert de cocher divin. Ce corpus comprend aussi la
"Ramaya", la grande geste de Rama.
Le dernier corpus est le plus récent. C'est celui des Purana, "les
temps primitifs", en sanscrit. Ils ont été écrits à partir du
quatrième siècle après J.C. A l'origine, ces textes étaient destinés aux
fidèles peu lettrés. Ils contiennent des contes et légendes qui permettent de
propager facilement les thèmes et pratiques de l'Hindouisme dans les castes
populaires. On y trouve aussi des cosmogonies et un rappel de la théorie
des Âges cycliques de Manu, les quatre Yuga, le Krita-Yuga, le Tetra-Yuga,
Le Dwarpara-Yuga, et le Kali-Yuga, l'Âge de Fer de la destruction
totale par "Kâli la noire", dans lequel toutes les valeurs
morales s'inversent. C'est cet âge de fer qui serait, hélas, le nôtre.
Il existe plusieurs cosmogonies védiques mêlant la création du Monde et
celle des hommes à partir d'un couple primordial composé du Ciel et de la
Terre. A l'origine, dit l'une, était le Chaos. Les ténèbres s'étendaient sur
les eaux illimitées. Puis apparut l'oeuf cosmique, l'Être flottant à la
surface. Comme chez les Grecs, la coquille se brise formant le Ciel et la
Terre, "Prajapati" apparait, l'Être Unique, le Père Originel.
Prajapati crée la Lumière et les Dieux. Il crée aussi Yama et Yami, le premier
couple humain, source d'une première race. Hélas, tout se gâte et un déluge
survient. Les hommes sont détruits sauf un seul. Comme Noé, Manu, sauvé des
eaux, devra repeupler la Terre.
En vérité, tout est Brahman.
C'est lui que l'on appelle "ni
ceci", "ni cela !"
Le contexte religieux Hindou.
Á l'arrière plan de la plus ancienne religion hindoue, le védisme,
on trouve une entité cosmique originelle appelée en sanscrit Dyaus.
Franchissant les siècles, ce mot antique est venu jusqu'à nous. Les Grecs le
prononçaient "Zeus", les Latins, "Deus", et nous
mêmes disons "Dieu". Il était le père, "Pati" ou
"Pitar" en sanscrit, Dyaus Pitar, le "Jupiter"
romain, le "Dieu le Père" chrétien. Nous trouvons dans le Veda,
connaissance des choses divines, la racine du nom français de Dieu. Le
panthéon hindou est complexe. Il décrit en chaque être la manifestation de
nombreux dieux et déesse, héros et démons qui sont les objets vénérés de
cultes innombrables.
La religion devient lentement brahmanique après les invasions aryennes,
1000 ans avant notre ère. La société est divisée en quatre castes, brahmanes,
guerriers, producteurs, serviteurs. Les hors-castes sont impurs,
(intouchables). Un couple de dieux souverains, (Varuna et Mitra, opposés
et complémentaires), régit les brahmanes. Indra, dieu de la foudre et des
combats, répond aux guerriers. Deux dieux jumeaux, (les Nasatya, en conflit
avec les autres), patronnent les producteurs. Une autre rivalité existe entre
ces jeunes Asura, et les Deva primordiaux. Deux divinités liturgiques
règlent la vie sacramentelle, Agni, le Feu, et Soma, boisson sacrée et Force
Vitale.
Le Védisme utilise divers thèmes pour expliquer la création avec ses
mécanismes changeants et destructeurs. L'existence est "Maya",
l'illusion. On y trouve aussi l'idée d'un "Sacrifice primordial"
impliquant l'Homme. Le devenir des défunts dépend de leurs comportements
terrestres et débouche généralement sur une réincarnation. Le foyer familial
est le lieu cultuel où se déroulent les sacrements et sacrifices des rites d'Agni,
le Feu ou le Soleil, dont le chef de famille est le prêtre. Les rites associés
au Soma, le breuvage d'immortalité, sont plus complexes. Le Feu Universel
brille aussi dans le coeur. Symbole de l'intelligence et de la vérité, il y est
alors "l'Atman".
L'Hindouisme est le fruit de l'évolution progressive du Védisme puis du
Brahmanisme. Il devient une sorte de métaphysique construite autour de la
croyance générale en une entité éternelle, primordiale mais inconnaissable, qui
régit l'ensemble de l'univers. Elle est perceptible sous d'innombrables aspects.
Avec les Upanishad, apparaît l'idée du Brahman. C'est le "Souffle
fondamental", à la fois force cosmique et âme universelle. Il se
manifeste dans chaque être sous deux aspects, "le Prana", ou
souffle vital personnel, et "l'Atman", le Soi, l'âme
particulière. L'Hindouiste qui parvient à identifier son Atman individuel au
Brahman cosmique réalise son salut.
Dans l'Hindouisme, le temps est conçu de façon cyclique. A chaque phase
de création succède une phase de destruction. L'univers suit les mêmes lois. Il
ne se crée ni ne se détruit, mais se matérialise et se résorbe à chaque tour de
la roue du Dharma. Pour imager cette cosmogonie, on fait ultérieurement appel à
un double concept en juxtaposant le Brahman, l'Essence, l'Esprit, Purusha
au masculin, et la Pradhana, l'Existence, la Matière, Prakriti au
féminin. Le Principe Créateur prend alors un aspect sexué. Purusha est appelé
Prajapati, "le Père", et l'épouse est Shakti, "l'Énergie
créatrice". Ce couplage tantrique des dieux est fréquent dans le panthéon
hindou.
Avatars, Héros, et demi-dieux.
L'image du Brahman primordial a évolué en concept trinitaire cyclique, la
"Trimurti", avec Brahmâ (créateur), Visnu (stabilisateur), et
Shiva (destructeur). Visnu est un dieu bienveillant qui s'incarne dans
des "avatars" pour rétablir les équilibres terrestres menacés. Le
septième est le très populaire "Rama", le huitième, le séduisant
"Krishna", le suivant est (politiquement) "Bouddha".
Kalkin, le prochain reste à venir. Shiva est nécessaire à l'ordre cyclique. Il
est le ravisseur et la mort. Il est aussi le maître des forces vitales et son
symbole est le "lingua" signe phallique de l'infinitude.
Laksmi est la compagne de Visnu. Devi, Durga et Kâli comptent parmi les shakti
de Shiva.
A l'origine, le védisme était seulement une philosophie fondée sur l'idée
de la nécessité du dépassement du Soi personnel, l'Atman, pour arriver à la
véritable connaissance de la divinité, le Brahman. Cette position lui a permis
d'intégrer sans conflit les divers cultes rencontrés lors de l'invasion
aryenne. Ils ont été incorporés dans le concept général sous la forme de
multiples contes et légendes qui sont à l'origine des innombrables figures
mythiques racontées dans les écrits sacrés. Lorsque l'aspect religieux a
remplacé l'approche métaphysique, les nécessités cultuelles ont imposé des
choix plus stricts. Cela explique le grand nombre des sectes et pratiques existant
en Inde.
L'Hindouisme, le "Sanatanadharma" ou "loi éternelle",
est une religion de salut. Les fidèles oeuvrent pour obtenir l'immortalité en
échappant au samsara, au cycle perpétuel des réincarnations provoqué par
leur Karma, le poids de leurs actions présentes et passées. Quatre moteurs
passionnels déterminent leurs actions. Ce sont la quête de la justice,
(dharma), la recherche de la richesse, (artha), celle du plaisir, (kama), et la
volonté de libération spirituelle, (moksha), qui aboutit à la fusion de
l'Atman avec le Brahman. C'est l'ignorance, la (avydia), qui charge le karma
individuel. Et c'est la gnose, la (vydia), la vraie connaissance, tant
métaphysique que spirituelle, qui le libère.
Il y a différentes voies pour aller vers cette délivrance, le Yoga, la
Samkhya, la Dévotion. Les plus récentes sont teintées de Bouddhisme mais
restent reliées aux traditions anciennes. La Samkhya est une philosophie
libertaire axée sur la connaissance. Le Yoga impose des règles éthiques de
comportement. La Dévotion donne de l'importance aux sacrifices, offrandes,
processions et méditations. Souvent tantrique, elle peut comporter
d'inlassables récitations de mantra devant des images substituts des divinités.
Les nombreux groupes religieux sont organisés en sectes caractérisées par le
choix des textes sacrés de référence et des dieux d'élection auxquels leurs
cultes s'adressent.
Les sectes shivaïtes sont les plus anciennes et les plus nombreuses.
Shiva y est la plus haute manifestation du Brahman car ses deux aspects sont
nécessaires aux formations et destructions successives du monde. Les caractères
positifs sont privilégiés mais le coté négatif existe avec les cultes de Kâli
la noire. Le mouvement tantriste Saktiste est plus récent. Issu du shivaïsme,
il met en avant Durga, guerrière et Mère universelle. Il renforce le rôle des
gourous, figure les chakras par des lotus et la kundalini par un serpent lové.
Les sectes Visnouïstes recherchent l'amour et la connaissance de la divinité.
Devenues prestigieuses, elles ont engendré le culte pratiquement exclusif de
Krishna.
«
Conduis-moi du non-être à l'être,
conduis-moi de l'obscurité à la lumière,
et conduis-moi de la mort à l'immortalité »
(Brihad-âranyaka-upanishad 1.3.28)
Krishna et Arjuna.
Comme toutes les divinités de l'hindouisme, Krishna est un symbole.
Il est le "Guide", le "Maître", le "Gourou" qui
enseigne la vérité spirituelle. Il personnifie l'Intelligence originelle
qui se tient au delà de l'intellect. Il est aussi l'acte accompli dans la
conscience pure qui permet d'éveiller Buddhi, cette nouvelle conscience
supérieure qui ouvre la voie vers la libération des chaînes karmiques et la
renaissance dans la sublime sagesse. Krishna est un "Héros", un
demi-dieu, car il est né, dit la légende, d'un cheveu de Visnou et de Devaki,
sa mère, dont le nom complet, (Daivi prakriti), signifie "nature
intelligente". La vérité sur Krishna est dévoilée par le mythe de sa
naissance. Il est d'origine divine, incarné dans la corporéité humaine.
Traditionnellement, Krishna a échappé au massacre systématique des
nouveaux- nés perpétré par le Râja Kamsa, son oncle, alarmé par un
oracle. L'enfant Krishna fût confié à des éleveurs de boeufs et grandit auprès
des "gôpi, les jeunes gardiennes de troupeaux. Il les charmait de bien des
façons, au point d'en devenir également un symbole érotique. Il en épousa
plusieurs dont Râdhâ, "Srimati Râdhâ", ou Madame Râdha, dont le nom
signifie "Réussite", sa préférée, et Rukminî, "Ornée d'Or".
Les succès amoureux de Krishna auprès des gôpi, ces femmes qu'il aurait toutes
séduites, ont un sens caché. Ils symbolisent l'attrait du principe divin qui
attire à lui les âmes individuelles de tous les chercheurs en quête de
libération.
Axées sur l'éthique comportementale personnelle, les doctrines du
salut, les "sotériologies" orientales , (du grec "sôter,
sauveur" et "logos, discours"), peuvent désorienter notre
pensée Le Bouddhisme enseigne les voies d'illumination permettant de
quitter les insuffisances du Monde, et l'Hindouisme propose une "intelligence
de l'être" associée à des pratiques ascétiques et méditatives ou bien
à l'amour et à la confiance en Dieu. C'est là qu'intervient Krishna, parfois
comparé à Jésus. Mais Krishna est un symbole tantrique de l'union du divin et
de la nature dans le couple qu'il forme avec Râhda. Il est polygame et agit
dans un arrière plan érotique et polythéiste. Ce n'est pas très comparable à
l'environnement où évoluait Jésus.
Il y a d'autres différences dans l'enseignement du rédempteur Krishna.
Elles apparaîtront dans les conseils donnés à Arjuna au cours de la bataille de
Kurukshetra. Le prince Arjuna, "le Lumineux", est le
personnage central de la Gītā. Le roi Pandu était maudit et ne
pouvait engendrer, mais les dieux pouvaient féconder ses deux épouses, ce
qu'ils firent. Parmi ses cinq nobles frères, Arjuna est le fils d'Indra, dieu
de l'Esprit. Il fut choisi pour hériter du royaume des Pandava. Son oncle,
Dhritarashtra, écarté du trône parce qu'il était aveugle, trompa Arjuna, qui
joua son pouvoir aux dés et le perdit pour douze ans. La treizième année,
Arjuna revint avec ses frères et tout son peuple mais son oncle lui dénia ses
droits. Ce fut la guerre, (et la Gītā).
Les combattants sollicitèrent tous deux le soutien de Krishna, mais le
Dieu voulait rester neutre. Les Kaurava choisirent l'aide de l'armée de
Krishna, et les Pandava l'assistance de Krishna sans arme. Krishna conduisit
donc le char de guerre du prince Arjuna qui combattait avec un arc. Les naissances
miraculeuses, les préliminaires, l'omniprésence des dieux, les armes
fantastiques et les six cents millions de morts montrent bien le caractère
assurément mythique du combat. Les symboles sont évidents. Le char d'Arjuna est
le corps du chercheur, les chevaux sont les cinq sens. Krishna, le conducteur
est l'intelligence, et le combattant, c'est le chercheur de vérité lui même. Le
champ de bataille, c'est la clarification de la conscience.
Laisse
là toute autre forme de religion, et abandonne-toi tout simplement à moi.
Toutes
les suites de tes fautes, Je t'en affranchirai.
N'aie
nulle crainte !
(Bhagavad Gita - Ch.17/66)
Enseignement de Krishna avant le combat.
Quand la conque du général kuru annonce le défi au combat, Arjuna prie
Krishna de le conduire entre les deux armées. Il aperçoit alors de nombreux
parents chez les kuru et réalise qu'il devra les tuer pendant la bataille.
Horrifié, il jette ses armes, préférant perdre son royaume que nuire à ceux
qu'il aime. On est ici, bien sûr, au coeur du récit mythique, et les
combattants, les Kuru comme les Pandava sont des symboles des différents
aspects de la nature humaine. Les Kuru représentent sa part matérielle et
actuelle. C'est pourquoi, dans un premier temps, ils détiennent le
pouvoir. Les Pandava, tendant à la spiritualité, en sont temporairement
écartés. Arjuna représente tous ceux qui tentent de développer leur nature
supérieure. Il va devoir combattre ses instincts héréditaires, ses habitudes,
tout ce que sa nature propose pour ses plaisirs. Ses parents dans les rangs
ennemis, ce sont ses propres passions qu'il va devoir détruire. Il ne se sent
pas de force pour le faire. Krishna va convaincre Arjuna qu'il se trompe.
Ô, Arunja ! Lève-toi car le sage ne se lamente ni pour les vivants ni
pour les morts. L'Esprit, "Atma", ne peut tuer ni être tué. Il ne
commence pas d'être et ne cesse pas d'exister. L'Esprit ne naît jamais, ne
meurt jamais, en aucun temps. Tous les êtres sont invisibles avant la
naissance et après la mort. Ils prennent de nouveaux corps et ne se manifestent
qu'entre la naissance et la mort. Ton devoir de guerrier est de mener une
guerre juste. Tu dois l'accomplir sans désir et sans revendiquer de résultat.
Accomplis ton devoir sans souci d'intérêt, ni de succès ou d'échec, et tu seras
sans péché. L'équanimité du mental dans l'action est la voie suprême du
Karma-Yoga. Le Yogi se détache alors de tout lien, de toute souffrance ou
aversion. Il entre en Nirvana et s'unit à l'absolu. Le Samnyāsa, la voie
de la connaissance transcendantale de Soi est un autre chemin pour réaliser le
salut. Mais l'état qu'atteint le pratiquant, le Samnyāsī,
n'est pas distinct de celui du Yogi. La conscience est la même et
les deux états sont indissociablement liés.
Ô, Arjuna ! Nous sommes nés bien des fois, Toi et Moi. Tu ne t'en
souviens pas mais Moi, je m'en souviens. Lorsque s'affaiblit la justice, je
rétablis l'ordre du Monde. Tout à la fois, Je crée, Je maintiens, Je dissous, Celui
qui comprend cela ne renaît plus après sa mort. Je veux maintenant exprimer ce
que sont l'action et l'inaction car leurs vraies natures sont incomprises. Le
Yogi comprend qu'il y a de l'inaction dans l'action et de l'action dans
l'inaction. Qui agit librement et de façon désintéressée est un
Karma-Yogi. Il ne gène pas la loi d'opposition des contraires. En réalité, quoi
qu'il fasse, il ne fait rien et ne charge pas son Karma. L’Éternel Être est à
la fois le sacrifice et l'offrande. C'est Brahman qui la verse dans le feu de
Brahman. Le Yogi qui voit en tout la manifestation de Brahman peut comprendre.
Beaucoup offrent en sacrifice leurs biens et les ascètes prononcent des voeux
sévères. Le plus grand pécheur qui accomplit le sacrifice désintéressé traverse
l'océan du péché. Il obtient la connaissance et atteint l’Éternel Être, le
Brahman.
Ô, Arjuna ! Dans sa fonction mentale, l'homme doit s'élever, non pas se
dégrader. Le mental est son ami mais aussi son ennemi. Il est l'ami quant il
est sous contrôle, et sinon il est l'ennemi. L'homme qui contrôle son son
mental et ses sens est un Yogi. Il reste égal en toute circonstance, dans le
plaisir ou la douleur, pour ses amis ou ses ennemis. Il demeure par le seul
intellect dans la contemplation du Brahman, l'Être éternel de la Réalité
absolue. Ayant ainsi complètement réalisé son Soi, il n'a rien de plus à
attendre. Le Yogi n'est plus relié à la souffrance car il a abandonné tous les
désirs. Ayant maîtrisé intellectuellement ses sens, ils a gardé son mental
entièrement tourné vers le Brahman. Il est libéré de toute faute, et il atteint
la félicité dans le contact du Brahman. Il voit alors tous les êtres d'un oeil
égal. Il Me voit en tout et voit tout en Moi. Il n'est plus séparé de Moi
et Je ne suis plus séparé de lui. Et le meilleur Yogi voit tous les êtres à sa
propre image, et leurs plaisirs ou leurs douleurs comme étant les siens
même.
Ô, Arjuna ! Je vais te révéler la connaissance
du Soi et l’illumination. Qui la connaît n'a plus rien n'est à connaître. Le
mental, l’intellect, l’ego, l’éther, l’air, le feu, l’eau et la terre sont les
manifestations de mon énergie matérielle, (Prakriti). Je te
montrerai ma nature supérieure, (Purusha), qui soutient l'univers
entier. Je suis la saveur dans l’eau, la lumière dans la lune et le
soleil. Je suis le son dans l’éther et la virilité dans l'homme. Je suis
le parfum dans la terre, la chaleur dans le feu, la vie dans les vivants. Je
suis le germe éternel des créatures, l’intelligence des intelligents et l’éclat
des diamants. Je suis la force du fort détaché du succès et de la convoitise.
Je suis le désir dans les hommes qui agissent avec justice. Ceux qui n’ont pas
de foi en cette connaissance ne m'atteignent pas et suivent le cycle des
naissances et des morts. Je suis les sept déesses régissant la gloire, la
prospérité, la parole, la mémoire, l’intelligence, la fermeté et le pardon. Je
suis aussi toi-même. Je suis la mort qui saisit tout et Je suis l’origine
de tous les êtres à venir.
Krishna
révèle son omniprésence
Les mille visages de Krishna.
"Ayant imprégné l'univers
entier d'une parcelle de Moi-même, Je demeure".
Ô Arjuna ! L'univers entier provient de moi-même avec tous les
êtres qu'il contient, mais Je ne dépends d'aucun d’eux. Voici la force de
mon mystère. Je ne dépends pas d’eux car Je suis leur créateur et leur
protecteur mais ils ne dépendent pas de moi, car ils sont en moi, comme le vent
souffle partout et demeure pourtant dans l’espace. Je suis le rituel, le
sacrifice et l’offrande. Je suis la prière et le feu de l’oblation. Je suis le
soutien de l’univers, le père, la mère, et le grand-père. Je suis l’objet de la
connaissance, le OM, le Reg, le Yajur, et le Sāma Véda. Je suis le
but, le soutien, le Seigneur, le Témoin, la Demeure, le Refuge, l’Ami,
l’Origine, la Fondation et la Dissolution. Je dispense la chaleur, J’envoie et
retiens la pluie. Je suis la mort et l’immortalité. Je suis l’Absolu et le
temporel. Je suis l’origine de tout, et tout émane de Moi. Je suis le
commencement, le milieu, et la fin de la création. Je suis le jeu des
tricheurs, l’éclat de ce qui brille, la victoire des victorieux, la bonté des
hommes bons. Je suis le silence des secrets, et la connaissance des savants.
Ô Arjuna ! Je vais maintenant t’expliquer mes plus hautes manifestations
divines, car elles sont sans fin. Je suis l’Esprit à l'intérieur des êtres. Je
suis leur commencement, leur milieu, et leur fin. Je suis l'origine et le temps
infini. Je suis Vişņu parmi les fils d’Aditi. Je suis le soleil
resplendissant et la lune parmi les étoiles. Je suis Sāmaveda parmi les
Védas. Je suis Indra parmi les dieux. Je suis le mental parmi les sens et la
conscience des vivants. Je suis Siva parmi les Rudras et Kubera parmi les
Yakşas et les démons. Je suis le feu parmi les Vasus, l’Himālaya et
le mont Meru parmi les montagnes. Je suis le prêtre pour les dévots et le
combat pour les guerriers. Je suis l’océan pour les eaux. Je suis le grand sage
au dessus des sages. Je suis l’arbre banyan parmi les arbres. Je suis le Roi et
l'Amour. Je suis le foudre parmi les armes et le printemps parmi les saisons.
Je suis le crocodile parmi les poissons et le saint Gange parmi les rivières.
Je suis l’origine et la semence de tous les êtres, et il n’y a rien d’animé ou
d’inanimé qui puisse exister sans Moi.
Ô Arjuna ! J’ai de multiples faces dans toutes les directions. Contemple
mes milliers de formes de toutes formes et couleurs et ces multiples merveilles.
Je suis la mort et le destructeur, et Je suis venu détruire ces guerriers. Pour
Moi, tous sont déjà morts. Lève-toi donc et combats, car tu es seulement
l'instrument. Tu vas vaincre et tu jouiras de ton royaume. Je vais te décrire
l’objet de la connaissance qui procure l’immortalité. L'Être Suprême,
(Para-Brahman) est sans commencement ni fin. Il n'est ni éternel ni temporel.
Il est omniprésent et omniscient. Il perçoit tout sans les organes des sens.
Dépourvu des trois modes de la Nature matérielle, Il en jouit en devenant une
entité vivante. Il est intérieur et extérieur des tous les êtres, animés et
inanimés. Il est à la fois très proche car il réside dans l'intérieur de
l’homme, et pourtant très loin dans sa Demeure Suprême. Il est indivis et semble
pourtant divisé entre les êtres. Para-Brahman est la source de toutes les
lumières. Il se trouve au-delà les ténèbres de Māyā. Il est la
connaissance du Soi et son objet.
Ô Arjuna ! Sache que la Nature matérielle et l’Être Spirituel sont tous
deux sans commencement. Toutes les manifestations et les trois dispositions du
mental et de la matière sont nées de Prakriti qui est la cause du corps
physique, tandis que Purusha, la conscience, est la cause du plaisir et
de la douleur. Sache que l'Être Spirituel jouit des trois modes, Gunas,
de la nature matérielle en s’associant avec Prakriti. L’attachement
humain aux trois modes est due à l’ignorance causée par le Karma, des
incarnations précédentes. Il est la cause de la naissance en de bonnes ou
mauvaises matrices. Ceux qui comprennent vraiment l'union de la Nature
matérielle et de l’Être Spirituel dans ses trois modes n’ont plus à renaître.
Ma Prakriti est la matrice de la création. En elle Je place la Purusha, la semence
de la Conscience. De là provient la naissance des êtres. Quelles que soient les
diverses formes produites dans les matrices, la Nature matérielle est leur mère
car c'est elle qui donne les corps, et Je suis le père, moi Krishna, l'Être
Spirituel qui donne la semence et la vie.
Ô Arjuna ! Nos nourritures préférées sont aussi de trois sortes. Les
aliments qui accroissent la vertu, la force, le bonheur, et la joie, sont
goûteux, substantiels et nutritifs. Ils conviennent aux personnes du mode
bonté. Les aliments amers, aigres, secs ou brûlants causent douleur et
maladies. Ce sont ceux du mode passion. Ceux préférés par les ignorants sont
gâtés, fades ou impurs, tels les rebuts, la viande et l’alcool. Le devoir, la
charité, et l’austérité doivent être accomplis sans rechercher leurs fruits. La
connaissance qui perçoit la Réalité immuable, indivise dans le divisé, est
du mode bonté. La connaissance qui montre les réalités multiples dans les êtres
distincts appartient au mode passion. La connaissance irrationnelle qui
s’attache au seul singulier, le confondant avec le tout, relève du mode
ténébreux de l’ignorance. Fixe ton mental sur Moi, adore Moi et mets de côté
toute recherche de mérite. Abandonne-toi complètement à Ma volonté dans
une foi sincère, et Je te libérerai des chaînes du Karma. Je te le
promets, mon ami, car je t'aime. N’aie pas de peine !
Ô
Arjuna ! C'est là !
L’enseignement
précieux de la Gîta
Jagannâtha, le Seigneur de l’Univers.
La Bhagavad-Gîtâ est le sixième livre du Mahâbhârata qui en compte
dix-huit. C'est un poème symbolique, également de dix-huit chants, écrit par le
poète Vyâsa dont on ignore où et quand il vécut. La Bhagavad-Gîtâ
s'achève avant le combat. La bataille de Kurukshetra reprend ensuite jusqu'à la
victoire totale des Pandavas, et Krishna quitta alors la région de Dvârakâ.
Entré en méditation dans la forêt, Il fut frappé au talon par la flèche de
Jâras, un chasseur qui l'avait pris pour un daim. Son esprit se sépara de
son corps terrestre qui resta longtemps sans sépulture. Ses ossements furent retrouvés
et recueillis plus tard, et ces reliques sont vénérées à Puri. Le sculpteur
divin Vishvakarma représenta alors Krishna sous la forme de Jagannâtha ce qui
signifie "Le Seigneur de l'Univers".
La légende dit que le sculpteur fut dérangé dans son travail qui demeura
une ébauche grossière. C'est ainsi que les images les plus sacrées de
l'hindouisme sont aussi les plus étranges, les plus simples et les moins
figuratives du symbolisme hindou. Or, nous savons combien l'art de cette
culture est précieux, délicat et raffiné. La simplicité de cette représentation
est donc évidemment voulue et chargée de sens. Il est probable qu'en réalité,
les Hindous ne veulent donner à leur divinité suprême aucune figuration
anthropomorphe. Dans une mythologie très polythéiste, cela est tout à fait
étonnant. C'est que le mythe de Krishna ne s'aborde pas vraiment avec
l'intellect mais surtout avec le coeur. Ceci nous ouvre un large et nouveau
champ de méditation sur la signification profonde du mythe.
CHAPITRE 6
Les Derviches
Tourneurs Soufis
La danse sacrée
des derviches tourneurs
(ou SEMA)
(d'après Oguz UNAT
dans EPIGNOSIS N° 20 - Juillet 1989)
Les Derviches Tourneurs
sont les participants actuels du
mouvement musulman Soufi, issu de la Gnose originelle dont ils ont gardé la
philosophie et les symboles
La salle de la danse
Voici comment se présente géométriquement la piste de danse
ovale qui équivaut symboliquement à la création.
Le tapis rouge (l’Esprit divin)
L’arc de descente ---- ---- L’arc de
remontée
L’âme humaine
Le
tapis rouge symbolise le Cœur, et désigne un espace sacré tout comme le tapis
de prière des musulmans, orienté vers La Mecque, le centre du monde musulman.
C’est l’endroit où l’homme, par la prière, entre en contact avec le divin, où
le ciel et la terre, l’homme et Dieu " communiquent "
entre eux. C’est l’image " matérialisée du véritable
centre qu’est le Cœur. Il faut remarquer que le tapis rouge se trouve à
l’intersection des deux arcs descendant, (l'involution), et ascendant,
(l'évolution), de la danse en rond qui va commencer.
L’arc
de descente symbolise la descente des âmes dans le monde terrestre. C’est la
courbe de l'involution. L'arc de remontée, c’est la remontée des âmes vers
Dieu, la courbe de l’évolution, la réintégration de la matière dans l’Esprit.
Cette voie indique la Rédemption, dont la condition est l’amour, la soumission
(ISLAM), le sacrifice. Il faut que la vie se mette au service de l’Esprit.
Tandis que l’arc descendant signifie la chute, la révolte, qui fut la cause de
la sortie du paradis.
Les préludes à la cérémonie.
Les
derviches entrent dans la salle, habillés d’un ample manteau noir qui
représente la mort, la tombe, la lourdeur terrestre et l’enveloppe charnelle.
Ils sont coiffés d’une haute toque de feutre, qui est à l’image de la pierre
tombale. Leur habit blanc, symbole du linceul et de la résurrection, dépasse
légèrement le bas de leur manteau. Cette discrète présence de la couleur
blanche symbolise également la vie, la renaissance attendue.
Le
maître, le shaykh, entre le dernier
derrière les derviches. Son ordre d’entrée signifie que la quête de l’UN est
toujours précédée par une recherche dans le multiple. Donc, respectivement, le
maître incarne l'unité, et les danseurs la multiplicité. Mais en tant que
maître, le shaykh est aussi le premier, dont dépend la multitude. Ayant réalisé
l’UN, il contient en lui toutes les vertus en perfection, dont la plus
importante et la plus difficile à réaliser est l’humilité. Son entrée derrière
les danseurs indique qu’il a vaincu son ego et pacifié son âme. Il suit donc
humblement les derviches qui sont ses disciples, donnant ainsi l’exemple de
l’humilité. Le haut bonnet du maître est enroulé d’une écharpe noire (turban)
indiquant sa dignité. L’enroulement du turban renvoie à l’image du cercle
symbole de la totalité, de la perfection. Cela signifie que le shaykh a déjà
parcouru la voie initiatique, l’arc de la remontée et a réintégré sa nature
primordiale, exempte de toute imperfection. Ainsi, il a bouclé le cycle
d'involution et d’évolution.
Le
maître, après avoir salué les derviches, s’assied
devant le tapis rouge en peau de mouton, dont la couleur évoque le soleil
couchant, qui incendiait le ciel de Konya le soir du jour où mourut Mawlânâ, le
17 décembre 1273. Le maître se trouve donc au point d’intersection du temporel
et de l’intemporel, lieu où les oppositions sont dépassées, lieu où l’Unité est
réalisée.
C’est aussi l’endroit médian, le monde de
l’entre-deux, l’isthme. Le maître est ainsi identifié à l’arbre du monde,
reliant les mondes terrestre et céleste. Quant à la couleur rouge, image
sensible du Cœur, elle indique la finalité de l’œuvre, de la quête spirituelle.
Parallèlement à l'image du soleil couchant, le rouge indique l’œuvre parvenue à
sa maturité. En termes alchimiques, on
dira "l’œuvre au rouge" dont les deux étapes précédentes sont
indiquées par le manteau noir, "l’œuvre au noir", et par
l’habit blanc caché sous la cape, "l’œuvre au blanc". La couleur
rouge renvoie aussi à la rose, autre symbole alchimique, de laquelle un maître
éminent dit : "Que celui qui désire contempler la gloire divine,
regarde une rose rouge."
Fulcanelli nous parle aussi des roses ornant le
transept et le grand porche des cathédrales : "L’une n’est jamais éclairée
par le soleil c’est la rose septentrionale... La seconde flamboie au soleil de
midi c’est la rose méridionale... La dernière s’illumine aux rayons colorés du
couchant ; c’est la grande rose, celle du portail, qui surpasse en surface et
en éclat ses sœurs latérales. Ainsi se développent, au fronton des cathédrales
gothiques, les couleurs de l’œuvre, selon un processus circulaire, allant des
ténèbres, figurées par l’absence de lumière et la couleur noire, à la
perfection de la lumière rubiconde, en passant par la couleur blanche,
considérée comme étant moyenne entre le noir et le rouge".
On peut
étendre l’analogie pour constater que l’œuvre au noir, début du travail
alchimique, correspond à la voie exotérique destinée aux gens du commun et qui
contient toute la vérité. L’œuvre au blanc sera le SEMÂ proprement dit où l‘on
verra les derviches danser en habits blancs. Elle symbolisera la voie
ésotérique menant à l’union. Enfin l’œuvre au rouge symbolisera la Vérité,
l’union qui sera atteinte au terme du voyage initiatique de la danse
alchimique. Mais la danse n’est pas encore commencée, le travail alchimique
qu’est le SEMÂ n’est pas encore entrepris. Ce qui est donné, c'est le début et
la fin, l’alpha et l’oméga, ou aussi l’extérieur et l’intérieur, comme le
déclare un verset coranique "Il est le Premier et le Dernier, l’Apparent
et le Caché". Tout le SEMÂ sera justement la recherche de ce paradoxe seul
compréhensible et réalisable dans l’Union. Pour y arriver il faut entreprendre
un voyage initiatique. La voie initiatique, la quête alchimique, seront ce
moyen d’accès, cette lutte.
A ce
moment de la danse, un chanteur chante les louanges du Prophète, dont Rûmî a
écrit les paroles :
" C’est toi le bien-aimé de Dieu, l’envoyé du Créateur
unique..."
Ce chant est une mélopée imprégnée d’une profonde solennité. Son chant terminé, le chanteur se rassoit. Un joueur de flûte improvise un prélude. Puis le shaykh lève les mains de dessus ses genoux et frappe la terre. Ce geste signale que le SEMA va commencer. Mais son sens symbolique est très profond. Ce geste fait penser à un acte magique, créateur. Par là il évoque l’acte créateur démiurgique "Kun = Sois". Ce symbolisme est indissociable de la notion fondamentale de "Mithaq", le pacte primordial, qui renvoie à la préexistence des âmes.
Le SEMÂ sera donc considéré comme un éveil des âmes, pour se ressouvenir de ce jour où Dieu questionna l’humanité encore incréée et contenue dans les reins d’Adam "Ne suis-je pas votre Seigneur ?", et les âmes répondirent : "Oui, nous l’attestons." Le grand maître Junayd, qui voyait dans l’oratorio spirituel la préfigure du retour des âmes à leur état "de pensée de Dieu", dit qu’à cette question une douceur s’insinua dans les âmes. Le SEMA sera le moyen par lequel les âmes rechercheront cette douceur primordiale, ce germe d’amour divin déposé dans les cœurs.
Quelle fut l’origine du SEMÂ ? Les réponses à
cette question ne font pas l’unanimité. On pense tout naturellement au grand
maître soufi Nadjm-ad-KubrA, maître du père de Mawlânâ, Bahâ ud-Din Walad, et
du célèbre soufi Attâr. Mais avant Kubrâ un autre maître, très ancien, lui,
Dhu-l’Nûn l’Égyptien, aurait été le premier instaurateur du SEMÂ en 859h.
Junayd de Bagdad est lui aussi considéré comme un des plus grands théoriciens
et pratiquants de la danse spirituelle.
Quoi qu’il en soit, jusqu’à sa rencontre avec
Shamsî Tâbrizî (c’est-à-dire " le soleil de Tabriz "), Rûmi ne semble
pas avoir pratiqué le SEMA. Ses deux biographes les plus anciens Sipehsâlâr et
Aflâki sont formels là-dessus - Ils écrivent tous deux explicitement :
"C’est Shamsi Tabrizî qui enseigna à Rûmî la danse rituelle ou qui l’y
incita". C’est finalement le fils de Rûmî, sultan Walad, qui
fera du SEMA une pratique régulière, devenant ainsi la marque distinctive de
l’ordre.
Le tour du Sultan Valad.
Le
shaykh se lève ensuite ainsi que les derviches. Alors commence le tour appelé
le "tour du sultan Valad", le fils de Rûmî.
Les
derviches avancent lentement et font trois fois le tour de la piste. Chacun à
un endroit donné se retourne vers celui qui le suit et tous deux s’inclinent
profondément, puis reprennent leur tour. Cette circumambulation est l’image des
âmes errantes, s’agitant, cherchant à la périphérie de l’existence. Le premier
tour symbolise l’exotérisme, le deuxième l’ésotérisme, le troisième la Vérité.
Mais la périphérie de l’existence contient déjà cette dernière dans la
révélation de la Loi. Leur salutation mutuelle est le symbole de la solidarité
spirituelle, où les âmes se reconnaissent mutuellement comme étant d’une même
origine. C’est aussi la réciprocité des consciences, chacun des derviches
servant de miroir à l’autre.
On peut y voir également
l’interdépendance de toutes choses dans l’existence, leur accord et leur
harmonie. Le SEMÂ sera donc l’exploration, la découverte et la réalisation
pleine et effective de cette harmonie. La dualité exprimée par la présence des
deux danseurs est virtuellement dépassée, unifiée par le geste commun à tous
deux qui est la salutation. L’inclination est le symbole de la soumission, de
la mort de l’ego. Cette salutation est le signe du partage intérieur. Mais tout
ceci n’est que la préfiguration de l’accomplissement, lequel se fera dans le
SEMA.
A la
fin du 3ème tour, le maître s’assoit sur son tapis et les danseurs se mettent
dans un coin. Pendant quelques instants les chanteurs chantent en chœur. Le
chant terminé, les derviches, en un geste triomphal, laissent tomber leur
manteau noir, montrant leur habit blanc.
L’œuvre
au blanc commence. La chute du manteau est l’illusion qui disparaît. Les
ténèbres sont éclairées par la lumière qui va à présent guider le voyageur. Le
manteau noir, qui tombe, préfigure la mort, laquelle sera vaincue à la fin de
l’œuvre. La voie ésotérique c’est aussi le dépouillement.
Quand
le manteau noir, l’enveloppe charnelle, l’attachement terrestre est quitté,
c’est une seconde naissance, c’est-à-dire la résurrection, l’image même du jour
du jugement dernier. De même que l’homme ressuscitera ce jour-là pour
s’exhausser à un niveau d’existence spirituelle plus élevé, de même qui désire
parvenir à l’unité doit mourir et ressusciter dès ici-bas. C’est là le sens
simple du "hadith" du Prophète : " Mourez avant de mourir
".
Lorsque
les danseurs apparaissent dans leur habit blanc, c’est le corps de lumière qui
naît. En outre, ce geste hautement significatif indique que tout changement
d’état est précédé d’une phase d’obscurité et d’enveloppement.
La danse symbolique des derviches.
Le
shaykh est assis sur le tapis rouge, signifiant par là que l’Unité est toujours
là, accomplie, mais en attente. Voyant les derviches animés du désir sincère
d’accomplir le Grand Œuvre, il se lève et répond, pour ainsi dire, par une
affirmation à la demande des derviches qui s’avancent vers lui, s’inclinent, et
lui baisent la main, un par un. Ils demandent, ce faisant, la permission de
danser. Mais en même temps, ils prennent l’attachement à la voie initiatique,
la "baraka", qui est la
transmission de l’influence spirituelle donnée par le maître qui, ensuite,
baise la coiffe du derviche. Ainsi celui-ci bénéficiera de la force spirituelle
qui le protégera des épines de la voie et qui favorisera l’éclosion de la rose,
symbole suprême de l’Unité. En fait, la demande de permission de danser, et
l’accord par le Maître de cette permission qu’est l’initiation, signifient tout
simplement le renouvellement du pacte primordial, dont nous avons parlé.
Ensuite
les derviches, les bras croisés, les mains sur les épaules, se mettent à
tourner lentement, puis étendent les bras, la main droite tournée vers le ciel
et la main gauche tournée vers la terre. Ces deux positions des bras d’abord
pliés, ensuite étendus, correspondent respectivement à deux états (ahval) initiatiques sur la voie. La position
des bras croisés les mains posées sur les épaules est l’état de contraction
(qabd). L’ouverture de la danse est
un état de resserrement, car l’impureté fait encore obstacle à la croissance.
" C’est parce que les canaux
menant au cœur et en provenance de lui sont obstrués ".
On peut
très bien considérer le danseur comme un arbre, dont les branches sont coupées,
émondées en vue d’un meilleur accroissement, qui dépassera de beaucoup l’état
d’avant, où le derviche se sacrifie pour l’amour. " Celui
qui fera un beau prêt à Dieu, il le doublera en sa faveur, et il y a pour lui
une récompense généreuse ", dit le Coran. L’état de
contraction, de sacrifice, est donc nécessaire, si l’on veut avancer en
direction de la lumière.
Le deuxième état est l’état d’expansion
spirituelle (bast). C’est cet état qui est le signe de la maturité
spirituelle, par opposition à l’état de contraction dont le jeûne et la
retraite spirituelle sont deux aspects. L’expansion spirituelle symbolisera
l’ouverture au monde.
Au début de
la cérémonie, l’invocation de bénédictions sur le Prophète et la
"baraka" donnée par le shaykh constituent aussi des moyens
d’expansion, qui protégeront les voyageurs des rechutes, des oublis, et des
autres aléas de la quête, car le retour au monde suppose toujours ce risque
d’oubli au contact du multiple et de l’éphémère.
Ainsi
les bras ouverts, la main droite tournée vers le ciel et la main gauche vers la
terre le derviche symbolisera l’Axe de l’Univers, qui n’est autre que l’Arbre
de Vie. La main droite recueillera la grâce du ciel et la répandra sur la terre
par la main gauche tournée vers celle-ci. L’expansion des bras symbolise la
pureté atteinte, Il n’y a plus d’impureté qui empêche la juste circulation des
énergies dans les deux sens. A travers l’organe central qu’est le cœur, le
chaos du début se transformera en une énergie cohérente, aptitude à recevoir et
à donner, qui est l’Amour. Tout en tournant autour d’eux-mêmes, ils tournent
autour de la salle. Ce double tour figure la loi de l’univers à l’échelle
macrocosmique et microcosmique. C’est l’homme qui tourne autour de son centre,
qui est son Cœur, et ce sont les astres qui gravitent autour du soleil. Ce
double symbolisme cosmique recèle le véritable sens du SEMÂ : c’est la création
entière qui tourne autour d’un centre unique et invisible.
Les
deux premières danses sont effectuées en commun, la troisième se fait individuellement,
car ici le temps est dépassé. Le nombre 3 exprime que la dualité, la chute dans
le temps sont vaincues. Donc ce nombre 3 signifiera la " restitution de
l’état primordial ", l’état où l’homme recouvre le sens de l’éternité. C’est
le troisième œil de la tradition hindoue, et par là il obtient l’immortalité
virtuelle, car jusque-là il est encore dans l’état humain.
Les Derviches Tourneurs
reproduisent ainsi dans un seul geste la bénédiction des premiers prêtres gnostiques qui élevaient
les deux mains vers le ciel pour demander la nourriture spirituelle puis les
étendaient paume en-dessous pour répandre cette grâce sur leurs frères et sur
toute l’humanité.
La danse finale du Maître.
La
quatrième danse, faite par le maître tout seul, est la dernière phase du SEMÂ,
dont le sens se rapporte à " la conquête effective des états
supérieurs de l’être".
L’origine du SEMA remonte à la lecture psalmodiée
du Coran basée sur le souffle et une voix rythmée dont on sait qu’elle
est un art à part entière car tout le monde ne peut faire cette lecture très
particulière du Livre Sacré. Aussi existe-t-il des spécialistes
appelés "hâIiz", dont la voix mélodique fait ressortir dans
toute sa subtilité l’inimitable beauté poétique de la parole sacrée. Comme dans
toutes les traditions authentiques, la liturgie fait partie intégrante de la
Révélation, au même titre que les prières, et la musicalité est inséparable du
texte sacre. D’après une tradition, le prophète MUIZIAMMAD lui-même aurait
encouragé cette pratique liturgique en disant "Ornez le Coran par votre
voix".
L’intérêt
porté à la musique et à la danse dans l’Islam est très ancien : le SEMA, qui
signifie "ciel", était étudié conjointement à la physique, laquelle
était une branche du savoir toujours en rapport avec l’astronomie et
l’astrologie. Rien de surprenant donc que le mot SEMA en vienne à désigner la
ronde des astres. " Ô jour lève-toi. Les atomes dansent. les âmes éperdues
d’extase dansent. La voûte céleste, à cause de cet Être, danse ", s’écrie Rûmî.
Le SEMA exprime ainsi le tournoiement, le devenir incessant des atomes, des
astres et des âmes.
Le
shaykh danse en tournant sur la ligne droite au centre du cercle. Jusque-là il
était resté immobile, veillant scrupuleusement sur les derviches. Cette
non-participation à la danse se rapporte à la transcendance divine, et son
entrée dans la danse symbolisera l’immanence divine. Avec cette danse du
shaykh, l’unité viendra couronner l’effort de l’homme. La ligne droite est la
voie la plus courte, qui mène à l’Union. Mais les derviches n’ont pas le droit
d’y marcher, seul le maître peut se le permettre. Cette ligne symbolise
également les deux mondes exotérique et ésotérique qui, tout en se touchant,
sont séparés par elle. Seul le maître, en qui l’Unité est réalisée, ou le Grand
Œuvre, peut marcher sur elle. Ce qui signifie qu’il a atteint à la parfaite
maîtrise des deux mondes il se place au centre du cercle, il donne l’image
réalisée d’un des noms d’ALLAH : "Maître des mondes", dans
la sourate d’Al-Fâtihâ.
Lorsque le shaykh
commence sa danse, le "nay", la flûte, improvise une deuxième
fois : c’est le moment où s’accomplit le "tawhîd", l’Union
Suprême. Nous avons vu que le shaykh effectuait la danse, alors
que les trois premières étaient exécutées par les derviches. Nous retrouvons
ici le symbole de la tri-unité. Si " le nombre 3 exprime
l’Unité en langage de pluralité ", le nombre 4 symbolisera
l’accomplissement et la consécration totale de cette unité. Le chiffre 4 en
tant qu’il exprime la stabilité symbolise le cube et renvoie à la Kaaba, le
centre vers lequel les musulmans se tournent pour faire la prière, et qui est
l’image terrestre du centre suprême. La quaternité exprime certes la stabilité,
mais, dynamiquement, " la quaternité rayonne, et c’est Mâyâ
dans Sa fonction de communiquer Atmâ et de déployer ses potentialités ; dans ce
cas, elle établit le cosmos selon les principes de totalité et de stabilité. On
voit que la croix, avec ses quatre directions (les quatre fleuves du paradis),
est présente, son centre étant occupé par le maître. C’est le point d’où tout
part et où tout revient, le premier et le dernier le commencement et la fin.
Après
Sa danse, le maître revient à sa place et le SEMA " s’arrête "
un chanteur psalmodie le Coran. La récitation coranique est une réponse
de Dieu, signe que le Grand Œuvre est accompli ; la matière a atteint Sa
perfection. Le retour du maître à sa place symbolisera la subsistance
(al-baka), après l’extinction de
l’ego (al-jânb) dans le Divin. Mais une fois l’Union totale, la Transmutation
alchimique réalisées, l’homme atteint l’état de "soufi", et dès lors,
ayant fait l’expérience suprême, le soufi sera "celui pour qui l’or et la
boue ont la même valeur". La fin de la danse, le retour au monde dans
l’état de "subsistance", correspond à la réalisation
"ascendante". Jusque-là la Création était une illusion ; l’homme
véritable comprend après la "réalisation" que le monde, la
création, participent du Divin. Lumière sur Lumière.
Nous sommes la flûte, dit MawlAnà,
et notre musique vient de Toi.
Les deux instruments principaux de la danse sacrée
sont la flûte et le tambour. Les battements sourds de celui-ci durant le SEMÂ
évoquent sans doute les trompettes du jour du jugement. Mais ils symbolisent
également les grondements et les tremblements de la terre. Si le symbolisme des
tambours semble lié à la terre, en revanche, par son axialité, la flûte sera
symboliquement liée au ciel. D’ailleurs la plainte du roseau renvoie à la
séparation de l’homme d’avec sa partie céleste. Les deux aspects complémentaires
à la fois vertical et horizontal, céleste et terrestre, évoquent parfaitement
la croix dans l’ordre musical, alors que le derviche la symboliserait pour
ainsi dire dans l’ordre chorégraphique. La flûte et le tambour nous font penser
également à l’aspect féminin et masculin de l’œuvre alchimique dont la
réalisation en or alchimique donne l’androgyne. Le SEMA sera donc fa
réalisation de cet état " androgyne ". Cet état de
parfait accomplissement sera d’ailleurs symbolisé par la danse du shaykh.
Signalons
également un autre sens du nombre 4 dans la perspective de l’ésotérisme
musulman. Dans le récit du "Mîraj", l’assomption céleste du
Prophète MUHAMMAD, donné par Ibn Arabî, le quatrième ciel est occupé par le
prophète Idris, identifié à Hénoch, ce qui marque sa position centrale dans la
hiérarchie des sphères célestes, qui sont au nombre de 7. Cette sphère
correspond à celle du soleil qui correspond lui-même au " lieu
éminent ", jusqu’où Dieu éleva le Prophète en son corps,
sans lui faire subir la mort physique. "Il était véridique et prophète.
Nous l’avons élevé à une place sublime" (Coran, XIX, 57-58).
On se souviendra que le prophète Élie fut aussi élevé au ciel dans un char de
feu. La danse du shaykh, l’expression de l‘Union réalisée de toutes les
oppositions, évoque les deux notions fondamentales du "Haqq" (la
Vérité) et du "Khalq" (la Manifestation). Il établit ainsi le lien
entre l’Atmâ et la MAyA, dont le nombre 4, cosmique et hypostatique, est
l’expression symbolique.
Ainsi
se termine le SEMA ; il sera suivi de quelques autres salutations et d’une
séance de "dhikr mawlawî (Hû — Lui)". Ensuite, le maître, en qui se
réalise la communion de tous, se dirige lentement vers la sortie, suivi des
derviches et de l’orchestre. L’image du cercle, symbole de la
totalité et de la perfection, sera ainsi manifestée. Désormais, c’est la multitude
qui dépend de l’Unité.
Trois
citations de Djalal al-Din Rûmi
Ta beauté, ô mon aimée,
m'empêche de contempler la Beauté.
---
Dès l'instant où tu vins dans ce monde de l'existence,
Une échelle fut placée devant toi
pour te permettre de t'enfuir.
Car d'abord tu fus minéral, et puis tu devins plante;
Puis tu devins animal : comment l'ignorerais-tu?
Puis tu fus fait homme, doué de connaissance,
de raison, et de foi.
Considère donc la perfection de ce corps
tiré de la poussière.
Quand tu auras transcendé la condition de l'homme,
Sache que tu deviendras certainement un ange.
Alors tu en auras fini avec la Terre
et ta demeure sera le ciel.
Dépasse même la condition angélique
et pénètre dans cet océan,
Afin que ta goutte d'eau puisse devenir une mer.(.../...)
---
Recherche continuellement le royaume de l'Amour
Car ce royaume te fera échapper à l'ange de la mort.
Car je suis l'atome et je suis le globe du Soleil,
A l'atome, je dis "demeure", et au Soleil "arrête-toi".
Je suis la lueur de l'aube et je suis l'haleine du soir,
Je suis le murmure du bocage
et la masse ondoyante de la mer.
Je suis l'étincelle de la pierre et l'oeil d'or du métal...
Je suis tout à la fois le nuage et la pluie
et j'ai arrosé la prairie.
Purifie-toi du moi afin de voir et distinguer
ta propre et pure essence.
Et contemple dans ton seul coeur
toutes les sciences des prophètes,
Sans nul livre ni professeur, et surtout sans maître.
CHAPITRE 7
Contes persans et
soufis
Introduction
Le soufisme est un courant sunnite de pensée
spiritualiste, ésotérique et mystique qui apparut dans l'Islam à partir du 8ème
siècle et qui se propagea dans tout le monde musulman en s'adaptant aux
différentes cultures des peuples qui le composent. En contraste avec la
fréquente rigidité de la pratique formaliste de l'islam, il se révèle être une
philosophie et même une voie initiatique, d'amour, et de tolérance, mais
l'Islam a toujours été le théâtre de profondes et meurtrières dissensions.
L'originalité du Soufisme a parfois engendré une hostilité déclarée de la part
des hiérarchies dominantes allant même jusqu'à la persécution sanglante. De
nombreux maîtres soufi sont morts martyrisés. Citons notamment Hussein Ibn
Mansour al Hallâj, soufi de Bagdad, crucifié en 922. Certaines écoles se sont
alors réfugiées dans le secret, en transmettant leurs enseignements oralement
et discrètement en usant de fables et de contes souvent pittoresques et
savoureux, truffés d'anecdotes à la fois amusantes et symboliques à différents
niveaux, évitant ainsi les obstacles et dangers des dogmatismes. Ce sont
quelques réécritures de ces contes soufis qui seront présentées ici.
Le soufisme initiatique est organisé en
confréries fondées par des maîtres spirituels. La plus connue est celle des
"Derviches tourneurs", en Turquie et en Iran. La doctrine générale
affirme que toute réalité comporte un aspect extérieur apparent, exotérique, (zahir), et un aspect intérieur caché, ésotérique, (batin). Elle postule la recherche d'un état
spirituel purifié permettant d'accéder à cette connaissance. La première phase
de ce cheminement est celle du rejet de la conscience issue des cinq sens, par
la recherche d'un état d'« ivresse » spirituelle, d'une sorte
d'extinction (al-fana'), ou
d'annihilation de l'ego pour parvenir à la conscience de l'action présente de
Dieu. Après cette première étape, le soufi doit consciemment revenir au monde
extérieur précédemment rejeté. Les soufis distinguent les différents aspects de
cette phase par différents termes, (al-baqâ), la permanence, (sahw),
la lucidité, (rujû'), le retour
vers les créatures. L'élément commun à tous les soufis, c'est le
"dhikr", l'invocation répétée à Dieu par des formules tirées du
Coran.
Tuez moi, ô mes fidèles,
En mon assassinat est ma vie.
Ma mort est en ma vie,
Ma vie est en ma mort.
Pour moi, l'effacement de mon moi
est la plus glorieuse des grâces.
Demeurer en mes attributs
est ignoble malfaisance.
Mon âme, en ces ruines délabrées
S'est lassée de ma vie.
Dîwân (recueil poétique) de Hussein ibn Mansour Al Hallâj
Hallâj Dîwân - (traduction littérale) - Éditions du Rocher – 2008
Histoires de trésors et autres
La flèche et le trésor.
Une nuit, un homme pauvre rêva que le secret d'un trésor caché était
écrit sur un parchemin vendu dans une boutique de la ville. A son réveil, il
s'y précipita et il constata qu'en effet un parchemin y était en vente. Il
l'acheta aussitôt et commença à le déchiffrer. Il apprit alors que pour
découvrir le trésor, il devait se rendre en un certain endroit devant un
certain bâtiment, puis se tourner vers l'est et mettre une flèche sur son arc.
Il trouverait le trésor à l'endroit où tomberait la flèche. Il s'y rendit donc,
se tourna vers l'est, banda son arc et tira une flèche. Il creusa à
l'endroit où elle était tombée, mais ne trouva aucun trésor. Il recommença
chaque jour suivant, tirant bien des flèches et creusant des trous partout sans
succès. La rumeur de ces efforts parvint jusqu'au roi qui exigea qu'on lui
remit le parchemin afin de découvrir ce trésor pour lui même. De nombreux
archers furent envoyés qui tirèrent des milliers de flèches dans toutes
directions et creusèrent d'innombrables trous sans aucun résultat. Dépité, le
roi rendit à l'homme son parchemin en disant que si un tel trésor existait, il
serait désormais le sien puisque lui même n'avait pu le découvrir. Le pauvre
homme retrouva quelque espoir, et la nuit suivante, il rêva d'un mystérieux
personnage qui lui reprocha d'avoir été présomptueux et ne ne pas avoir suivi
les instructions du parchemin dont le message disait simplement de placer une
flèche sur l'arc en se tournant vers l'est. Il ne disait pas de tendre l'arc et
de tirer la flèche. C'est donc par vanité et pour marque sa volonté que l'homme
avait trouvé logique de bander l'arc et de tirer la flèche, alors qu'il
suffisait de la laisser tomber à ses pieds. Place la flèche sur l'arc et laisse
la tomber. Où tombera la flèche, creuse la terre, là sera le trésor. Ainsi
chacun juge de tout en fonction de la place où il se trouve, mais pourtant la
vraie connaissance est plus proche de l'homme que la veine jugulaire de son
cou.
Le paysan et le trésor.
Dans la ville d’Ispahan, vivait autrefois un paysan miséreux. Il n’avait
qu’une pauvre maison basse couleur de terre, un champ de cailloux avec une
source et un figuier. Il reposait sous son figuier quand un rêve lui vînt.
Il cheminait dans une cité magnifique aux riches boutiques. Au loin, on
voyait des minarets et des palais couleur d’or. Parvenu au bord d’un fleuve, il
s’avança sur le pont et, au pied de la première borne, il y avait un grand
coffre empli d’or et de pierres précieuses. Une voix lui dit : Tu es ici dans
la cité du Caire, en Egypte, et ces biens seront à toi. Cela entendu, il s’éveilla
sous son figuier. Il pensa qu’Allah l’aimait et voulait l’enrichir. « En
vérité, se dit-il, ce rêve est le fruit de sa grande bonté ». Il s’en alla sur
l’heure pour chercher le trésor. Le voyage fut périlleux, mais il parvint enfin
au Caire, la ville qu'il avait rêvée, les mêmes rues, les mêmes boutiques, et
les mêmes minarets, au loin. Il parvint au bord du même fleuve et du même pont,
et à son entrée, la même borne. Mais il n'y avait là qu’un mendiant qui tendait
la main. Pas de trésor, hélas. Le paysan désespéra. « Á quoi bon vivre, dit-il.
Plus rien de bon ne peut m’advenir dans ce monde ». Il voulut se jeter dans le
fleuve. Le mendiant le retint, disant : - Pourquoi mourir, par un si beau temps
? - L’autre raconta son rêve, son espoir, et son long voyage. Alors le mendiant
se prit à rire en disant - Voilà le plus grand idiot de la terre. Quelle folie
qu'un tel voyage sur la foi d’un rêve ! Auprès de toi, je me sens fort sage.
Toutes les nuits je rêve que je suis dans une ville inconnue dont le nom est
Ispahan. J'y vois une pauvre maison basse couleur de terre, un champ de
cailloux avec une source et un figuier. Je creuse un trou au pied du figuier,
et je trouve un coffre empli d’or et de pierres précieuses. Ai-je jamais couru
vers ce mirage ? Non, Je suis raisonnable, et je reste à mendier sur ce pont.
"Songe est mensonge", dit le proverbe. - Tu aurais dû demeurer où
Dieu t’a mis. Va, et sois moins naïf à l'avenir ! Le paysan avait reconnu sa
maison et son figuier. Il retourna à Ispahan, et creusant au pied du figuier,
il découvrit un immense trésor. Face contre terre il dit : « Allah est grand,
et je suis son enfant ».
L'invité repu.
Un homme vint voir Bahaudin Naqshband et lui dit : "J'ai voyagé, je
suis allé de maître en maître, j'ai étudié de nombreuses voies. J'en ai reçu de
grands bienfaits et retiré maints avantages. Je voudrais maintenant me joindre
au cercle de vos disciples, que je puisse m'abreuver à la source de la
connaissance, et progresser de degré en degré sur la voie spirituelle, (la tariqa)."
Bahaudin ne répondit rien, mais demanda que l'on servît le dîner. Lorsqu'on eut
apporté le riz et le ragoût, et que son hôte s'en fut restauré, le maître
insista pour qu'il en reprît. Et il en fut ainsi à plusieurs reprises. Puis il
lui fit offrir des fruits et des gâteaux, et fit signe qu'on apporte
d'autres mets, des légumes, des salades, et des confitures, tout cela en
abondance. L'invité se sentit d'abord flatté, et, voyant que Bahaudin semblait
toujours plus ravi lorsqu'il avalait, il mangea autant qu'il pouvait. Quant son
appétit paraissait faiblir, le sheikh soufi se montrait fort contrarié. Pour ne
pas le mécontenter, le malheureux ingurgita presque un deuxième repas. Quand
son invité fut dans un état tel qu'il dût s'allonger sur des coussins, Bahaudin
dit enfin: "Quand tu t'es présenté devant moi, tu étais aussi plein
d'enseignements non digérés que tu l'es maintenant de viande, de riz, de
fruits... Tu te sentais mal à l'aise. Parce que tu ne sais pas ce qu'est le
vrai malaise spirituel, tu as pris cette sensation pour celle de la faim, la
faim de connaissances nouvelles. En réalité, ce dont tu souffrais, c'était
d'indigestion. Je peux t'instruire si tu es prêt maintenant à suivre mes
directives, prêt à rester ici avec moi le temps qu'il faudra pour digérer - au
moyen d'activités qui ne te sembleront pas initiatiques mais qui sont
l'équivalent de la substance qu'on absorbe pour pouvoir digérer un repas comme
celui-là afin qu'il soit transformé en éléments nutritifs plutôt qu'en graisse.
Le visiteur accepta cette proposition. Il raconta son histoire des dizaines
d'années plus tard alors qu'il était devenu le grand maître Sufi Khalil
Ashrafzada.
Le maître soufi.
Un jeune soufi voyageait avec son maître aux confins du désert. Ils
connaissaient mal le pays qui était fort rocailleux, et perdirent bientôt leur
chemin. Après quelques jours d'errance, ils vinrent à manquer de nourriture et
d'eau . Ils se préparaient à mourir quand ils aperçurent au bas de la
montagne une ville lointaine au bord d'un grand lac. La maître dit alors :
" Je suis épuisé et ne pourrai aller plus loin. Tu es jeune et tu peux
encore sauver ta vie en marchant un peu. Va vers la ville et rapporte moi de
l'eau. Je vais m'allonger à l'ombre de ce rocher et je t'attendrai". Le
jeune soufi gagna donc la ville et se désaltéra auprès du puits où des femmes
puisaient de l'eau. Il remarqua une jeune fille particulièrement belle
dont il tomba amoureux sur le champs. Il la suivit jusqu'à la maison de son
père, un commerçant dont il se fit rapidement connaître Le personnage
était vieux et veuf et il avait besoin d'aide pour son commerce. Il demanda au
jeune soufi de demeurer chez lui et de devenir son commis. Les jours, les mois
et les années passèrent. Le jeune soufi épousa la fille, et, lorsque le vieux
père mourut, il fit prospérer le commerce. Le soufi eut plusieurs enfants et
devint bientôt riche et fort influent dans la cité. Il arriva qu'un jour,
passant devant le puits de sa rencontre, il vint à penser au vieux maître qu'il
avait laissé dans la montagne au bord du désert. Pris de remords il décida
d'aller chercher ses restes pour leur donner une sépulture. Il revint donc vers
le rocher ou il l'avait quitté. Le vieux maître était toujours allongé dans
l'ombre protectrice du rocher, et, relevant la tête il lui dit simplement.
" M'as tu apporté cette eau que je t'ai demandée ?".
Rêves et Sagesse
Le rêve du derviche.
Une nuit, dans sa pauvre cellule, un derviche fit un rêve étrange. Il vit
une chienne qui était pleine et entendit les aboiements des chiots qui étaient
en son ventre. Cela lui parut vraiment très étrange. Comment ces chiots
pourraient-ils aboyer avant même d’être nés ? se demandait-t-il. Personne au
monde n’a jamais entendu telle chose ! Á son réveil, son étonnement augmenta encore.
Comme il était seul dans sa cellule, nul ami ne pouvait l’aider à percer ce
mystère. Il s’adressa donc à Dieu avec cette prière : « Ô Seigneur ! Je suis
frappé de stupeur par cette énigme ! Je voudrai comprendre sa signification »
Et du monde de l’inconnu lui parvint mystérieusement cette réponse : « Ce rêve
est simplement la représentation de la vanité du discours des ignorants. Ils
peuvent parler de tout alors qu’ils sont encore dans les voiles d'ignorance qui
les entourent. Leurs yeux sont restés fermés et ils bavardent cependant
inutilement de ce qu'ils ne connaissent pas. Leurs paroles sont aussi vaines
que les aboiements d’un chiot dans le ventre de sa mère. Il aboie mais il ne
sait ni ce qu'est le gibier ni ce qu'est de monter la garde, et il n’a jamais
vu ni le loup ni le voleur. Le désir de se mettre au premier plan et de
paraître important aveugle les ignorants et leurs paroles sont inconséquentes
et parfois téméraires. Ils décrivent la lune sans même l’avoir vue et vendent
de l’air à leurs clients. Cherche des relations qui te cherchent vraiment, et
ne te préoccupe point des beaux parleurs. Car il est mauvais d’être amoureux de
deux bien-aimés ! »
Les oiseaux blancs et les oiseaux noirs.
Les
hommes, les uns par rapport aux autres, sont comme des murs situés face à face.
Chaque mur est percé de trous, où nichent des oiseaux blancs et des oiseaux
noirs. Les noirs sont les mauvaises pensées et les mauvaises paroles. Les
blancs, les bonnes pensées et les bonnes paroles. Les oiseaux blancs ne peuvent
entrer que dans des trous d'oiseaux blancs. De même, les oiseaux noirs ne
peuvent nicher que dans des trous d'oiseaux noirs. Imaginons Ali et Youssouf
qui se croient ennemis l'un de l'autre. Youssouf, persuadé qu'Ali lui veut du
mal, est empli de colère et lui envoie une très mauvaise pensée. Ce faisant, il
lâche un oiseau noir qui libère donc un trou correspondant. Son oiseau noir va
vers Ali, cherchant un trou vide adapté à sa forme. Si Ali n'a émis aucune
mauvaise pensée et n'a pas envoyé d'oiseau noir vers Youssouf, aucun de ses
trous noirs ne sera vide et l'oiseau noir de Youssouf reviendra à son trou
d'origine, avec le mal dont il était chargé, lequel finira par ronger Youssouf
lui-même. Mais si Ali a émis aussi une mauvaise pensée, il a libéré un trou où
l'oiseau noir de Youssouf pourra entrer pour accomplir sa mission. En même
temps, l'oiseau noir d'Ali ira vers Youssouf, se logeant dans le trou libéré
par son propre oiseau noir. Ainsi les deux oiseaux pourront altérer chacun des
hommes visés. Leur tâche accomplie, ils reviendront tous deux à leurs nids
d'origine, car il est dit : "Toute chose retourne à sa source."
Le mal dont ils étaient chargés n'étant pas épuisé, se retournera contre leurs
auteurs, achevant de les détruire. Ainsi, l'auteur d'une mauvaise pensée, ou
d'une malédiction, est atteint tout à la fois par l'oiseau noir de son ennemi
et par les sien propre. La même chose se produit avec les oiseaux blancs. Quand
nous n'émettons que des bonnes pensées, les oiseaux noirs ennemis, ne pouvant
se loger chez nous, retourneront à leur expéditeur. Et si nos oiseaux blancs ne
trouvent pas de place chez lui, ils reviendront à nous chargés de la bonté dont
ils étaient porteurs. Ainsi, si nous n'émettons que de bonnes pensées, aucun
mal ni aucune malédiction ne pourront jamais nous atteindre.
Le marchand et le perroquet.
Un
marchand possédait un perroquet qui conversait avec ses maîtres si adroitement
qu'on le traitait comme un membre de la famille. Ce marchand décida d’aller en
Inde pour des achats, et demanda aux siens ce qu’ils voulaient qu’il leur
rapportât. Le perroquet répondit : « Je n’ai besoin de rien, mais si tu passes
près de la forêt où vivent les miens, informe les de l’état où je me trouve ».
Et voilà qu'au cours de son voyage, le marchand arriva justement à cette forêt
dont parlait son perroquet. Se souvenant du message à transmettre, il s’adressa
à des perroquets perchés sur les arbres en disant : « J’ai chez moi dans une
belle cage dorée un perroquet de votre famille qui m’a chargé de vous saluer ».
Alors, un perroquet pareil au sien poussa un cri, trembla et tomba mort du haut
de l’arbre. Le marchand attristé, pensa que le perroquet était mort de chagrin
en apprenant la captivité de son parent. Il retourna chez lui un peu désolé et
il distribua les cadeaux de l’Inde. Le perroquet lui dit : « As-tu transmis mon
message ? ».
« Oui, répondit le marchand, mais j’ai bien regretté de l’avoir fait ». «
Pourquoi donc ? », interrogea le perroquet. Le marchand raconta ce qui s’était
passé. L’oiseau écouta attentivement, puis se mit à trembler, et tomba mort au
fond de sa cage. Le marchand désolé jeta le corps du perroquet dans le jardin.
Mais aussitôt, le perroquet s'envola et se posa sur le mur. Stupéfait, le
marchand lui dit : « Cher perroquet, pourquoi cette mort et cette comédie ?
Reviens donc dans ta jolie cage ! ». Et le marchand supplia le perroquet de lui
expliquer tout le secret de cette affaire. Le perroquet lui dit : « C’est vrai
qu'il y a un sens caché dans cela. J’ai envoyé par toi un message disant que
j’étais prisonnier et triste, et demandant qu’on m’aide à me sauver. En
réalité le perroquet de la forêt n'était pas mort. Il voulait me
transmettre une vérité très sage. Tant que l’on se trouve prisonnier dans la
prison d'un monde étranger, il faut mourir à soi-même avant la mort fatale.
J'ai donc fait ce qu’il m’a enseigné. Maintenant je suis libre pour vivre dans
le monde auquel j'appartiens ». (Mathnawi Jalâl-ud-Din Rumî).
Autres contes
Le regard.
Il était
une fois, un vieil homme assis à l’entrée d’une ville du Moyen Orient. Un jeune
homme s’approcha et lui demanda - « Je ne suis jamais venu ici, comment
sont les gens qui vivent dans une ville ? » Le vieil homme lui répondit par une
question : - « Comment étaient les gens dans la ville d’où tu viens ? ». «
Egoïstes et méchants... C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’étais bien
content de partir » dit le jeune homme. Et le vieillard de répondre : « Tu
trouveras les mêmes gens ici ». Un peu plus tard, un autre jeune homme s’approcha
et lui posa exactement la même question. « Je viens d’arriver dans la région,
comment sont les gens qui vivent dans cette ville ? ». « Dis-moi, mon garçon,
comment étaient les gens dans la ville d’où tu viens ? ». « Ils étaient bons et
accueillants, honnêtes, j’y avais de bons amis, j’ai eu beaucoup de mal à la
quitter », répondit le jeune homme. « Tu trouveras les mêmes ici »
répondit le vieil homme. Un marchand qui faisait boire ses chameaux à côté
avait entendu les deux conversations. Dès que le deuxième jeune homme
s’éloigna, il s’adressa au vieillard sur un ton de reproche : « Comment peux-tu
donner deux réponses complètement différentes à la même question posée par deux
personnes ? ». « Mon fils, dit le vieil homme, celui qui ouvre son cœur change
aussi son regard sur les autres. Chacun porte son univers dans son cœur ».
L'invisible.
Un soufi
voyageait avec son maître en des temps troublés où périrent tant de grands
soufis comme Ibn Mansour al Halladj, A'd od-Din Mahmoud Chabestari, Abdeslam
Ben Mchich Alami, Baba ould Cheikhna Ahamada Hamahoullah et Cheikh Sid Mohamed
ould Cheikhna. Á cette époque les soufis étaient souvent poursuivis par les
religieux orthodoxes qui les persécutaient et envoyaient des soldats pour les
massacrer. Pour se reconnaître entre eux et écarter le danger, les soufis
portaient des signes particuliers sur leur vêture. Au cours de leur dangereux
voyage, les deux soufis rencontrèrent un jour un petit groupe d'autres soufis
qui semblaient fort effrayés. « Joignez-vous vite à nous, dirent-ils, des
soldats arrivent pour nous tuer et vous serez en grand danger si vous restez là
! ». Le maître soufi n'était pas très ému, à l'inverse de son compagnon fort
inquiet. « Ne crains rien, dit-il, je vais nous rendre invisibles. ». Et il ordonna
à son compagnon, d'ôter tous les signes distinctifs des soufis et de les
enfouir dans le sable. Puis ils installèrent un petit bivouac. Les soldats en
armes arrivèrent bientôt en suivant les traces des fuyards. Ils jetèrent à
peine un coup d'oeil aux deux compagnons et poursuivirent leur chemin. « Ne
t'avais-je pas dit que nous serions invisibles, dit le maître, les hommes ne
voient que l'extérieur des choses. L'intérieur est à Dieu. ».
L'homme et la cithare.
C’était un
homme droit et sincère qui cherchait le chemin du bonheur et de la vérité. Il
alla un jour trouver un vénérable maître soufi dont on lui avait assuré qu’il
pourrait les lui indiquer. Celui-ci l’accueillit aimablement devant sa
tente et, après lui avoir servi le thé à la menthe, lui révéla
l’itinéraire tant attendu : « C’est loin d’ici, certes, mais tu ne peux te
tromper, au cœur du village que je t’ai décrit, tu trouveras trois échoppes. Là
te sera révélé le secret du bonheur et de la vérité. » La route fut longue. Le
chercheur d’absolu passa maints cols et rivières. Jusqu’à ce qu’il arrive
en vue du village dont son cœur lui dit très fort : « C’est là le lieu ! Oui,
c’est là ! ». Hélas ! Dans chacune des trois boutiques il ne trouva comme
marchandises que rouleaux de fils de fer dans l’une, morceaux de bois dans
l’autre et pièces éparses de métal dans le troisième. Fatigué et découragé, il
sortit du village pour trouver quelque repos dans une clairière voisine. La
nuit venait de tomber. La lune remplissait la clairière d’une douce lumière,lorsque
tout à coup se fit entendre une mélodie sublime. De quel instrument
provenait-elle donc ? Il se dressa tout net et avança en direction du musicien,
et, stupéfait, il découvrit que l’instrument céleste était une cithare faite
des morceaux de bois, des pièces de métal et des fils d’acier qu’il venait de
voir en vente dans les trois échoppes du village. A cet instant, il
connut l’éveil. Il comprit que le bonheur est fait de la synthèse de tout ce
qui nous est déjà donné, et que notre tâche est d’assembler tous ces éléments
dans l’harmonie.
Le Chant de la
Perle
Le chant de la perle est extrait des "Actes de Thomas"
C'est une allégorie qui semble conter l'ascension de l'âme tombée sur terre décidant un jour de retourner au royaume
divin des origines.
(Impérissable étincelle de lumière subsistant au coeur de l'homme.)
Voyez donc cela par vous-même !
Les Actes de Thomas nous sont parvenus sous
deux versions. La plus 1récente est grecque, l'autre, en syriaque, est sûrement
l'originale, rédigée dans la première moitié du 3e siècle par un Syrien
d'Édesse. Dans l'évangélisation du monde, la tâche de Jude-Thomas Didyme (le
Jumeau) fut celle de l'Inde. Le roi de l'Inde, Gondaphor, acheta Thomas
comme esclave. Ils s'arrêtèrent en route pour le mariage de la fille du roi,
(mariage calamiteux). Thomas y chanta un poème sur l'union de l'âme avec la
Sagesse, un hymne qui décrivait le voyage du fils du roi, (le Christ ?) à la
recherche de la Perle. Ultérieurement, Thomas prit de l'importance au palais,
convertit beaucoup de gens mais dépensa l'argent qu'on lui donnait en
généreuses aumônes. Il fut arrêté, mis en prison puis tué à coups de lances. Son
corps, qui faisait de nombreux miracles, fut transporté en l'Occident. le Chant
de la perle aurait été inséré dans les Actes de Thomas, dans la relation de
l'emprisonnement de l'apôtre. Il expose le thème gnostique de la déchéance de
l'âme et de son retour dans le monde céleste.
Original en syriaque et version grecque
postérieure.
Ms unique : British Library, Londres (add. 14,
645)
Le chant de la Perle.
Lorsque
j'étais encore enfant et que j'habitais dans le palais du royaume de mon Père
et que je trouvais mon bonheur dans la richesse et la magnificence de mon
entourage, mes parents me firent quitter l'Orient, notre patrie, avec un bagage
et des vivres pour le voyage. Il tirèrent de notre trésor une part de richesses
dont ils firent un fardeau assez léger pour que je puisse le porter seul. Ils y
avaient mis de l'or de Beth Ellâgé, de l'argent du Gazak, des rubis de l'Inde,
des agates de Beth Koushân, et des diamants étincelants. Ils m'ôtèrent alors la
robe de gloire qui avait été tissée pour moi, ainsi que mon manteau de pourpre,
ajusté à ma taille. Ils convinrent avec moi d'un engagement irrévocable que je
devais garder en mon coeur. « Si tu te rends en Égypte, dit mon royal père, et
si tu rapportes la Perle unique qui se trouve au milieu de la mer et qui est
gardée par un dragon à la brûlante haleine, tu retrouveras ta belle robe de
gloire et ton manteau dessus, et, avec ton noble frère notre fils aîné, tu
seras l'héritier de notre royaume ». Je quittai donc l'Orient et voyageais vers
l'Égypte avec une petite escorte car la route était dangereuse et pénible et
j'étais encore bien jeune pour un tel voyage. Je passai Maishan, la cité des
marchands d'Orient, j'arrivai au pays de Babel, dans la ville de Sarboug.
Arrivé en
Égypte, mes compagnons me quittèrent. Je me mis aussitôt en quête du dragon, et
l'ayant trouvé, je me tins près de son gîte, attendant qu'il s'endorme pour m'emparer
de la Perle. Comme je demeurais seul et discret, pour les autres habitants de
mon auberge j'étais comme un étranger. Cependant, je rencontrai là un jeune
homme de ma race, bien fait et de bonne mine, qui devint mon ami. J'en fis mon
confident et lui fit part de ma mission. Je le mis en garde contre la
fréquentation indigne des Égyptiens dévoyés. Cependant, je m'habillai
bientôt de leurs vêtements, craignant que l'on me soupçonnât de vouloir
m'emparer de la Perle et que l'on excitât le dragon contre moi. Mais ils
s'aperçurent bien que j'étais étranger. Ils captèrent ma confiance, et par ruse
me firent partager leurs mets impurs. J'oubliai alors que j'étais fils de roi,
et j'en vint à servir le leur. J'oubliai même la Perle, pour laquelle j'avais été
envoyé. Abêti par leur nourriture, je tombai dans un sommeil profond. Mes
parents apprirent ce qu'il m'advenait et s'en affligèrent. Il fut proclamé dans
notre royaume que tous devaient venir à notre aide. Et les rois et les grands
de Parthie et tous les notables d'Orient résolurent que je ne serais pas
abandonné en Égypte. Mes parents écrivirent alors une lettre au nom de tous ces
princes.
Voilà ce
que disait la lettre qui me fut envoyée. « De la part de ton père le Roi des
Rois, et de ta mère, la souveraine de l'Orient, et de ton frère, le plus proche
de nous par le rang, salut à toi, notre fils en Égypte. Réveille-toi
présentement de ton sommeil et mets-toi debout, sois attentif et perçois bien
tous les mots de notre lettre. Souviens-toi maintenant que tu es un fils de roi
et vois dans quel esclavage tu es tombé. Pense à ta mission et à la la Perle,
pour laquelle tu as été envoyé en Égypte. Souviens-toi de ta robe de gloire,
souviens-toi de ton manteau éclatant, afin que tu puisses de nouveau les revêtir
et t'en parer, afin que ton nom soit écrit dans le livre des héros, et que tu
deviennes, avec ton frère, notre représentant, les nobles héritiers de notre
royaume ». Ainsi était la lettre que le Roi avait scellée de sa main droite
contre les méchants, les enfants de Babel et les démons rebelles de Sarboug. Et
cette lettre s'éleva merveilleusement sous la forme de l'aigle, roi des
oiseaux, et prit son vol pour venir se poser près de moi, et m'appela tout
comme un messager humain. Au bruit de sa voix, je m'éveillai et je sortis de
mon sommeil, je la ramassai, je l'embrassai, j'en brisai le sceau et je la lus.
Je
retrouvai dans les mots de la lettre tout ce qui était écrit dans mon coeur. Je
me me ressouvins que j'étais fils de roi, et que mon âme, née libre, soupirait
pour sa propre nature. Je me rappelai de la Perle pour laquelle on m'avait
envoyé en Égypte, et j'allai enfin enchanter le terrible dragon à la brûlante
haleine. Je le charmai et l'endormis en prononçant sur lui le nom de mon père
le roi, le nom de mon frère, le plus proche de lui par le rang, le nom de ma
mère, la reine de l'Orient. Je m'emparai alors de la Perle, et m'employai à
regagner la maison de mon Père. J'ôtai mes vêtements indignes et pris la route
vers la lumière de l'Orient. La lettre qui m'avais éveillé me montrait le
chemin. De même qu'elle m'avait éveillé par sa voix, de même elle me guidait
par sa lumière qui brillait devant moi, elle me donnait courage, et
m'entraînait par son amour. Laissant de coté Babel, j'arrivai au grand Maishan,
le port des marchands, au bord de la mer. Mes parents envoyèrent à ma rencontre
leurs trésoriers chargés de la robe de gloire dont j'avais été privé, et du
manteau éclatant dont elle était enveloppée. J'en avais oublié la splendeur,
car je l'avais laissée, enfant, dans la maison de mon Père.
Soudain,
placée devant moi, elle m'apparut comme mon image dans un miroir. Je la voyais
toute entière en moi, et je me voyais tout entier en elle. Nous étions
distinctement deux, et pourtant, un seul dans une forme unique. Et l'image du
Roi des Rois y était visible partout. Je voyais vibrer sur elle tous les
évolutions de la Sagesse. Je perçus ce que signifiait la robe: « Je suis
Cela même qui a agi dans les actes de celui qui est né dans la maison du Père,
et j'ai perçu moi-même combien j'avais grandi en proportion de ses travaux ».
Dans son mouvement, elle coulait toute entière vers moi, et me poussait à la
prendre des mains de ses porteurs ; et mon amour me pressait aussi de la
recevoir. Je la saisit enfin et me parais de la beauté de ses couleurs et je
m'enveloppai tout entier de mon manteau royal. Ainsi vêtu, je montai jusqu'à la
porte du Palais. Je courbai la tête et j'adorai la gloire de mon Père qui me
l'avait envoyée, et dont j'avais accompli les ordres, tout comme il avait fait
lui même ce qu'il avait promis. Il me reçut dans la joie, et j'étais de retour
dans son royaume, et tous ses serviteurs le louaient d'une voix forte de ce
qu'il tenu sa promesse puisque je comparaissais devant lui ayant apporté la Perle.
Mircea Eliade, dans son
ouvrage "Aspects du mythe", nous dit que cet Hymne de la Perle,
probablement d'origine iranienne, « a
le mérite de présenter sous une forme dramatique quelques uns des motifs
gnostiques les plus populaires ».
Ce
mythe gnostique central s'articule autour du thème du "Sauveur
sauvé", de l'amnésie et de l'anamnèse. Immergé dan la vie, le Prince
oublieux et captif, retrouve un jour le souvenir de son état royal. (C'est
l'homme originel qui a ressouvenance de sa nature divine).
Aspects du mythe de Mircea
Eliade
Gallimard - Collection Folio
essais - 1963
Commentaires.
(Les
vers arabes classiques sont souvent composés de deux hémistiches qui,
en raison de leur longueur, sont ici présentés sur deux lignes
successives).
J'ai enveloppé de
ma totalité le tout de ta totalité, ô Sacré, |
Tu te révèles à moi jusqu'à ce que Tu sois comme en
moi. |
Je tourne et je
retourne mon coeur en un autre que Toi, |
Et je n'y vois que mon dépouillement alors que Tu y
es ma joie. |
Me voilà, dans la
prison de la vie, préservé de la joie |
Tire-moi vers
Toi hors de la prison |
Celui qui le
cherche guidé par la raison, |
Il le laisse
vaguer et se distraire dans la détresse, |
Blanchir ses
cheveux en déguisant ses secrets, |
Et se dire en
son inquiétude : est-ce Lui ? |
Son invocation est mon invocation, |
Et mon
invocation est son invocation. |
Les deux invocants |
Seront ils autrement qu'ensemble. |
La révélation du désert
est la porte de la connaissance.
Le silence en est la clef.
CHAPITRE 8
Zoroastre et les
Pârsîs
Introduction
Les
Pârsîs, ou Farsis, sont les héritiers spirituels des fidèles de Zoroastre qui
émigrèrent d'Iran vers les provinces du nord-ouest de l'Inde au 8ème siècle.
Persécutés par les musulmans, ils ne pouvaient plus pratiquer leur culte. La
plupart des Perses se convertirent à l'Islam mais le culte zoroastrien persista
chez les Guèbres, au centre du plateau iranien, à Yazd et Kerman. Cependant, de
nombreux Persans s'installèrent en Inde, tout particulièrement à Bombay
(Mumbai). Ils contribuèrent à développer la ville qui devint leur centre
religieux. Ces Persans y furent appelés Pârsîs. Il existe d'autres petites
communautés parsi aux États Unis et dans le monde anglo-saxon. Leur population
décroît cependant régulièrement partout car les Pârsîs refusent les conversions
et pratiquent un mariage obligatoire strictement endogamique. Les hommes ont du
jadis porter la mitre et les femmes drapent encore le sari sur l'épaule gauche.
L’Iran antique du
second millénaire avant J.C était pastoral, culturellement beaucoup plus proche
de l’Inde que de la Mésopotamie urbanisée. Vers ~700, l'Ayryana Vaejö, l'Iran
actuel, fut envahie par des peuples indo-européens nomades ou semi-nomades, les
Parsu, apparentés aux Scythes. Les Indo-ariens apportent le sanscrit, une
cosmogonie différente et une nouvelle vision du Monde. L’histoire de la Parsua
bascule alors et sa philosophie aussi. Elles seront ensuite marquées par la
figure de Zoroastre, Zartust ou Zarathustra, qui semble avoir vécu en Afghanistan
avant la formation de l’empire achéménide. L’Iran pré-achéménide connaissait un
vaste panthéon composite inspiré par la proximité sumérienne, les traditions
des Scythes et des Mèdes, et l’influence du dualisme indien, (Varuna et
Mithra). On y trouvait alors un conflit latent entre les deva, du jour
et du ciel, et les asura, de l’enfer et de la nuit.
La doctrine de
Zoroastre détruit l'antique construction naturaliste assez hétéroclite. Elle
coupe radicalement l’univers en deux sur le plan métaphysique, tout en
réunissant synthétiquement ses parties dans Ahura Māzdā,
l’unique créateur, le Boeuf, ou le Seigneur Sage. Il a engendré un Esprit
double qui se manifeste sous deux formes jumelles librement choisies, Asa
le lumineux, la Justesse, (ou Justice, ou Vérité), et Druj
l’obscur, l’Erreur, (ou Mensonge, ou Tromperie). Ils deviendront
ultérieurement les jumeaux Ohrmazd et Ahriman, la lumière d’en haut et
les ténèbres d’en bas. Dans le dualisme iranien naissant, on distingue déjà
radicalement les bons, les "asavan", et les méchants, les
"dregvan". L’homme bon doit donc travailler à la
reconstruction de son unité originelle pour retourner dans l’unique Ahura
Māzdā. Le culte comporte aussi d'étonnantes pratiques funéraires
très particulières que l'exposé tentera d'expliquer.
Le
Mazdéisme et Zoroastre
Le zoroastrisme doit
être comparé avec la religion indienne pour en comprendre la genèse. Ces deux
religions avaient un Dieu Soleil originel commun, Mitra pour les Indiens et
Mithra pour les Iraniens. Le Mitra originel indien a ensuite éclaté en trois
dieux, Mitra, Aryaman et Varuna. Le dieu solaire iranien a gardé son unité. Il
était le fils d'Ahura Māzdā qui semble avoir été originellement un
dieu cosmique. Mithra était alors étroitement apparenté au Soleil et, dans la
Perse antique, il était vénéré tout autant qu'Ahura Mazdā. Les
Zoroastriens ont substitué le culte d'Ahura Māzdā en tant qu'Être
Suprême à celui de Mithra, le Dieu Souverain. Pour cela leur religion est
appelée "Mazdéisme". Zartust ou Zarathustra ou Zoroastre semble avoir
vécu en Afghanistan avant la formation de l’empire achéménide. Dans les
Gātā, des hymnes sacrés qu'il aurait composés, il apparaît comme un
prêtre rénovateur inspiré par Ahura Māzdā.*
Dans la religion
mazdéenne, l'origine des entités rivales, Ohrmazd, (Ahura Mazda),et
Ahriman, (Angra Mainyu), est passée sous silence. L’homme est un enjeu
dans leur duel éternel. Pour vaincre définitivement Ahriman, la Ténèbre d’en
bas, Ohrmazd, la Lumière d’en haut, crée le monde terrestre dans le
temps et l’espace. Dans son essence, cette création est spirituelle. La matière
n’est qu’un état second. Après la création des Bienfaisants immortels,
le monde matériel est créé en six périodes ou saisons, le Ciel, l’Eau, la
Terre, les Plantes, le Boeuf premier-né, et le premier Homme Gayömart. La Fravasis
de chaque homme, c'est à dire son âme spirituelle, peut choisir de demeurer
éternellement à l’état spirituel ou de s’incarner pour participer au combat. A
chaque acte créateur d’Ohrmazd correspond une création opposée d’Ahriman avec
laquelle il attaque toute la création et la dégrade. Et c’est ainsi que l’homme
devient mortel.
Zarathushtra postule
qu'Ahura Māzdā est immortel par essence, le seul dieu du Bien,
l'incarnation de la Lumière, de la Vie et de la Vérité. Il condamne les
anciennes pratiques telles le culte du Haoma, (le suc d'ephédra qu'on retrouve
dans le Soma indien), ou le sacrifice du Taureau, animal réputé sacré, et
tous les autres sacrifices sanglants. Le Feu devient simplement un symbole
concret de la Lumière divine. Il n'est plus divinisé mais vénéré comme l'aspect
éminent d'Ahura Māzdā. La voie que prêche Zoroastre est celle de l’adhésion
à la Justesse et à la Vérité, manifestée en pensées, en paroles, et en actes.
En choisissant la Justesse, on refuse l’Erreur. A la Bonne pensée s’oppose la
Mauvaise, à l’Esprit Saint s’oppose le Destructeur, et ainsi de suite.
L’existence actuelle est régie par des couples opposés d’entités qui se sont
substitués à l'harmonieuse hiérarchie divine originelle qu'il faut continûment
s'attacher à restaurer.
Le destin complet du
monde s’accomplit en quatre périodes de trois mille ans chacune, soit douze
millénaires au total. La première période, celle de Zartust (Zarathustra),
commence avec l’histoire telle que que nous la connaissons. La seconde est
celle d’Usetar, son premier fils. Elle finira par l’hiver de Malkus, un mythe
analogue à celui du déluge. La période suivante est celle d’Usetarmah, second
fils. Elle se terminera en catastrophe. La dernière période, celle de Sösyans,
troisième fils, sera celle du sauvetage des hommes et de leur retour aux
origines. Zartust (Zoroastre) réapparaîtra comme le sauveur du genre humain.
Gayomart ressuscitera le premier suivi de tous les autres hommes qui seront
jugés par Isatvastar, un fils de Zartust. Ils subiront éternellement sur
eux-mêmes toutes les conséquences de leurs actes. Ce sera le début du règne
d'Ahura Māzdā, tandis qu’Ahriman, vaincu, retournera éternellement
dans sa Ténèbre.
Ormazd
et Ahriman
Au sommet du panthéon
zoroastrien décrit dans les Gāthā, on trouve donc Ahura
Māzdā, l'Être Suprême. Il est manifesté par deux formes jumelles et
opposées, Spenta Mainyu, Ohrmazd, l'Esprit Bénéfique, (ultérieurement identifié
à Ahura Māzdā), et Angra Mainyu, Ahriman, l'Esprit Mauvais, incarnation
du mal, des ténèbres et de la mort. Spenta Mainyu est accompagné de six groupes
de créatures divines, les Amesha Spenta, (Bienfaisants Immortels), ou
yazata, qui sont Vohu Manō, (la Bonne Pensée), Asha Vahishta, (la
Meilleure Rectitude), Xshathra Varya, (l'Empire Désirable), Spenta Armaiti, (la
Pensée Parfaite), Haurvatāt, (l'Intégrité), Ameretāt, (la Non-Mort).
Pour sa part, Angra Mainyu est aidé par des démons faux et malfaisants, les
daēva, dont le nom évoque les antiques dieux indo-européens, les deva du
Rig-Veda et du monde indien où ils ont conservé tous leurs caractères de déités
bienfaisantes.
Dans la pensée de
Zoroastre, on voit déjà apparaître la structure doctrinale qui prépare le
Manichéisme tout autant que le récit du combat de l'Apocalypse, dans la plaine
d'Armageddon. Ohrmazd est assisté des Bienfaisants Immortels qui deviendront
les Anges et les Archanges du Bien et de la Lumière. Ahriman, le prince
infernal des démons, est le modèle des Satan, Lucifer ou Belzébuth du futur.
Après la mort, les âmes attendent trois jours près du corps défunt, puis elles
vont vers le jugement rendu par Mithra, Sraosha et Rashnou, guidées par une
femme symbolisant leur conscience. Elles franchissent le pont Cinvat reliant la
Terre au Ciel. Il est large voie pour les âmes justes qui accèdent à la Maison
des Chants. Il est étroit comme la lame d'un sabre pour les méchantes âmes
jetées pour mille ans dans l'abîme. Et toutes attendent en ces lieux la
victoire finale d'Ahura Māzdā pour accéder au Paradis.
Les prêtres mazdéens
traditionnels, les Mages, n'ont pas accepté facilement le zoroastrisme.
Ils ont voulu l'influencer à leur avantage. Depuis des siècles, ils formaient
une caste héréditaire aux fonctions bien établies. Naturellement, ces mages
conservateurs constituent le clergé de la nouvelle religion. Ils refusent la
réforme en maintenant les sacrifices d'animaux et la consommation euphorisante
du "haoma" sacré. Ils font réapparaître les cultes d'anciens dieux
comme celui d'Anâhita, déesse de l'eau, et surtout celui de Mithra, dieu
solaire et guerrier qui présidait aux sacrifices de taureaux et aux rites du
"haoma". Transporté ultérieurement hors de la Perse, le culte de
Mithra devint une religion monothéiste initiatique et austère, fort populaire
parmi les soldats. Son symbole était le Soleil, brillant et invincible.
Appelé à Rome, le Sol invictus, le Mithriacisme faillit y évincer le
Christianisme débutant.
Comme dans bien des
religions issues de l'antiquité, une caste sacerdotale héréditaire est
aujourd'hui chargée de la célébration des cultes et rituels. Cette hiérarchie
complexe est placée sous l'autorité du zarathushtrotema, un chef
religieux. Originellement, il n'était soumis qu'au roi. Le grand prêtre
est l'invocateur, le zoatar. Il célèbre collectivement l'office avec
sept autres officiants. Les prêtres, les athravan, sont issus de
familles déterminées. Le feu sacré est le symbole d'Ormazd, dieu de la Lumière.
Abrité dans un vase de bronze posé sur une pierre, il doit brûler constamment
dans les temples. Dans certains lieux, il brûlerait depuis plus de mille ans.
Cinq fois par jour, le prêtre entre dans l'adarân, la chambre du feu. Il y
célèbre un rite spécifique et récite des passages de l'Avesta. Pour que son haleine
ne souille pas la flamme, le bas de son visage est masquée d'une étoffe blanche
(paitidana).
Le
Parsisme et les rites
Depuis l'islamisation
de l'Iran, le zoroastrisme s'est diffusé en Inde où il maintenant connu sous
l'appellation de parsisme. Ses fidèles sont des Pârsîs ou Farsis. Quoique
peu nombreux, ils occupent souvent des positions éminentes dans la société,
surtout à Bombay. Le parsisme comporte des obligations éthiques personnelles et
des rites sociaux qui concernent la vie de la collectivité. Chaque Parsi, homme
ou femme, doit choisir entre le bien et le mal, en aidant au développement de
la création positive d'Ormazd et en luttant contre l'oeuvre d'Ahriman. Il a un
devoir absolu de pureté dans la pensée, la parole et l'action. Son engagement
est marqué par le port d'une tunique blanche, le sudreh, et d'une ceinture de
laine, le kûshi, qu'il reçoit lors de la cérémonie d'initiation appelée naojote,
au plus tard à 15 ans. En principe, il ne peut quitter sa tunique salie ou
usagée que pour en changer (avec les prières et rituels appropriés).
La naissance ne paraît
marquée par aucun rite particulier, mais l'enfant peut être présenté au temple
lorsqu'il a un an pour être béni par le prêtre et marqué au front avec de la
cendre du Feu sacré. Le mariage est obligatoire et la stérilité est une
malédiction. Certains rites anciens peuvent être repris comme le bain de la
mariée. En principe, les Parsis ne se marient qu'entre eux. Dans la Perse
antique, il était absolument interdit d'épouser un infidèle. Leur seul
contact reste une source de souillures. Si l'on a mangé de la nourriture
étrangère ou si l'on a voyagé, il est faut effectuer des rites
purificateurs. La transgression des valeurs traditionnelles est un péché qui
doit être confessé à un prêtre et puni. Certains péchés ne peuvent être
rachetés ni dans ce monde ni au delà, notamment la contamination de la terre,
de l'eau, du feu ou de l'air, y compris par l'ensevelissement ou la crémation
des défunts.
Le zoroastrisme issu
de l'antique religion indo-iranienne n'est pas monothéiste même si les divers
dieux sont conçus comme des expressions d'Ahura Māzdā, le Seigneur
Sage. Les quatre éléments ont ainsi conservé une grande part de leurs
caractères divins originels. Au delà du sacré, ils sont perçus sur divers plans
ésotériques complexes. Il y a trois sortes de feux rituels, cinq sortes de feux
de la nature, et même une acception particulière du feu qui manifesterait la
nature ardente du fluide vital, mâle et solaire, fondamental. C'est aussi par
le Feu divin que les offrandes parviennent à l'Être Suprême. Avant Zoroastre,
il s'agissait de sacrifices d'animaux dont une partie était brûlée, le reste
étant consommé par les fidèles. En ces temps, on sacrifiait un boeuf,
plus souvent un mouton (qu'on appelait boeuf sacré). Et c'est face au Feu
ardent sacré que l'on pratique maintenant le sacrifice salvateur du Haoma.
Le Haoma en Iran,
appelé Soma en Inde, est extrait de la plante Ephedra, (Ephèdre, ou Raisin
de mer). Cet arbuste à fleurs jaunes et baies rouges contient naturellement
des alcaloïdes dont l'adrénaline et l'éphédrine. La médecine chinoise l'utilise
encore aujourd'hui. Avant Zoroastre, on faisait fermenter le suc pour ajouter
l'ivresse aux effets euphorisants. Le dieu Haoma réside dans chaque plant comme
la déesse des eaux réside dans chaque source. Il faut broyer la plante pour en
extraire le jus, et c'est alors le dieu qui meut supplicié pour fournir le
breuvage sacré ouvrant la voie d'immortalité. La cérémonie du Haoma est donc un
sacrifice rituel impliquant la mise à mort effective du dieu. Son sang est
offert au Feu divin, témoin d'Ahura Māzdā, puis consommé au bénéfice
des hommes. D'abord réservé aux hautes castes puis aux initiations, il est
maintenant accessible à tous les fidèles.
Influences
du Mithraïsme
Nous avons vu
l'importance prise par le culte de Mithra, dieu solaire et sauveur des hommes.
Le monde hellénistique tendit à l’assimiler à Hermès. Il était la lumineuse
image du Soleil, violent et guerrier, impossible à vaincre. Assimilé
tardivement au Sol Invictus d’Aurélien, son importance devint considérable,
surtout chez les militaires. Selon ce mythe, et sur l’ordre du Soleil apporté
par un corbeau, Mithra met à mort un taureau qu’Ahriman vient d’infecter pour
vicier la source de la vie dans le monde. Avant qu’il soit corrompu, il répand
le sang de l'animal. De cet épanchement, Mithra fait naître les plantes et les
autres créatures. Il arrache ses proies à l’Esprit du Mal et monte sur le char
du Soleil. Il est donc à la fois démiurge et sauveur. Le culte solaire fut
lancé à Rome par Aurélien qui fit élever un temple magnifique en 274. La
fête de la renaissance du Soleil fut fixée au 25 Décembre.
L'initiation de Mithra
comportait sept degrés. La communauté est dirigée par le Père qui porte une
mitre, une baguette et un anneau. Á Rome, le Père des Pères était le chef
suprême de l’église. Les initiation comportaient un baptême d’eau, un marquage
au fer rouge, et un simulacre de mise à mort. Les premiers temples sont
des grottes naturelles où coulent des sources. Ils furent ensuite construits en
pierres. Les fidèles s’allongent sur deux banquettes pour prendre les repas
sacramentels. Un couloir central va des vasques de l’entrée jusqu’à l’autel de
Mithra. La voûte est décorée d’étoiles et les murs ornés de peintures. Le culte
est quotidien, mais l'on sanctifie surtout le Dimanche, jour du Soleil. Le
sacrifice cultuel est suivi d'un repas commémorant le banquet de Mithra et du
Soleil après la mort du taureau. On y partage aussi du pain, de l'eau et du vin
(La vigne locale remplaçant l'éphédra du haoma perse
Bien avant que le
culte de Mithra gagne Rome, le zoroastrisme influençait déjà les cultures
grecques et romaines implantées dans l'Est méditerranéen. On en retrouve la
marque chez les Esséniens de Judée qui méritent un peu d’attention. Leur
importance a été confirmée par la découverte des Manuscrits de la Mer Morte, en
1947 dans le désert, à proximité de Khirbet Qumrän, près des ruines d’un grand
monastère essénien. Les manuscrits et les ruines de Qumrän authentifient divers
textes qu'on croyaitt apocryphes et permettent d’identifier un groupe bien
séparé du reste la société judaïque du ~1er siècle. L’ordre essénien
était une communauté pratiquant le noviciat, le célibat, la mise en commun des
biens, la charité fraternelle, une discipline austère, et le strict respect de
la Loi de Moïse. Les Esséniens se disent détenteurs de révélations secrètes
ésotériques et de la connaissance du temps.
La pensée essénienne
semble avoir été influencée par les Iraniens dualistes. Ils croient que le
monde est l’objet de l’affrontement de deux puissances invisibles, les Esprits
de Lumière de l’armée de Dieu, et les Esprits des Ténèbres commandés par
Bélial. Ils seraient la communauté mère autour de laquelle le Peuple préparera
la victoire de la lumière sur les ténèbres et l’établissement du Royaume. Une
guerre apocalyptique opposera Israël aux fils de perdition promis à la
destruction. Ils attentent un messie-roi suivi d’un messie-prêtre avant les
temps eschatologiques de la fin du Monde. La doctrine du Christianisme originel
est fondamentalement eschatologique. Les nouveaux Chrétiens croient en la fin
du Monde imminente. Le Salut approche, le Mal sera vaincu et le royaume de Dieu
fondé. Un nouveau ciel et une nouvelle terre seront créés, et la nouvelle
Jérusalem apparaîtra descendant des cieux.
Le Mazdéïsme
a influencé d'autres formes de pensée. On a voulu y rattacher la Gnose qui
était un système de pensée partiellement issu du Vêdânta indo-iranien. C'était
initialement une vision métaphysique considérant que le Monde divin et le Monde
où nous vivons appartiennent à deux natures distinctes. La dualité professée
par la Gnose diffère sensiblement du système indo-iranien. Le Manichéisme en
est beaucoup plus proche. Mani était un Parsi qui professait une religion
synthétisant celles de Zoroastre, de Bouddha et de Jésus. L'homme primitif
serait né de la confrontation du Bien et du Mal. Le mal ayant triomphé, l'homme
actuel n’est pas le fils de Dieu mais l'enfant du Diable. Malgré la fin
tragique de Mani, le manichéisme se répandit très largement en Orient comme
en Occident, pendant plus de mille ans. Il a engendré divers prolongements dont
les Mazkadites iraniens, les Zandaqa musulmans, les Pauliciens byzantins, les
Bogomiles bulgares, les Patarins rhénans, et les Cathares italiens et français.
Les
Tours du Silence
Chez les Zoroastriens, les quatre éléments
fondamentaux sont sacrés ainsi que la vie qui est un don divin d'Ahura Māzdā, Dieu
père et lumineux. La mort et la décomposition des corps sont l'oeuvre d'Ahriman,
Démon et Prince des ténèbres. L'inhumation et la crémation des morts
souilleraient la Terre ou le Feu, et elles sont donc interdites. Cela conduit à
des pratiques très spécifiques. Traditionnellement, en Iran et en Inde, les
corps dénudés des Farsis devaient être exposés sur des dalles de pierre au
sommet des Tours du Silence, les dakhmâ, pour y être rituellement
consumés par les rayons du soleil, puis leurs ossements devaient être déposés
dans la fosse centrale. Les Nasālāsar, un groupe de Pârsîs
spécialisés, prenaient en charge les corps de défunts pour les mener du
domicile jusqu'à la Tour. Leurs parents pouvaient les accompagner mais n'y
entraient pas. Ils priaient dans une petite chapelle voisine.
Ceci fut longtemps la sombre réalité
cachée au sommet des Tours du Silence.
C'était la face obscure des Pârsîs.
Mais les vautours sont déjà partis,
Et les tours s'effondrent lentement dans
le passé.
La face lumineuse d'Ahura Māzdā demeure encore,
comme l'antique dieu indo-iranien de vie et de vérité
Au 19ème siècle, les occidentaux découvrirent
les pratiques funéraires des Pârsîs. Ils en firent des récits terrifiants. Il
est probable qu'à l'origine les cadavres étaient simplement exposés au soleil.
En fait, ils étaient inévitablement décharnés par les oiseaux et les vols des
vautours furent bientôt associés aux funérailles. Lorsque les Pârsîs étaient
très nombreux, il y avait beaucoup de cadavres et plus encore de rapaces. La
situation a beaucoup changé. La modernité s'est installée et les activités des
vautours horrifiaient et dérangeaient énormément le voisinage. Puis le nombre
des Pârsîs a diminué et l'urbanisation a définitivement chassé les vautours.
Les autorités sanitaires ont été forcées d'agir. En Iran, les Tours du Silence
ont été autoritairement murées et l'exposition des cadavres est absolument
interdite depuis 1978. Les corps sont maintenant coulés dans des blocs de béton
et ces lourds sarcophages sont inhumés.
En Inde, en raison de l'importance et de
l'influence de la communauté, la situation est politiquement beaucoup plus
délicate. Il resterait encore cinq tours à Bombay, qui semblent être cachées au
milieu d'un cimetière jardin boisé de 22 hectares, le doongerwadi, dans
le quartier huppé de Malabar Hill. Ces anciens réservoirs de béton de
30m de diamètre placés sur de haut piliers poseraient aujourd'hui un grave
problème d'hygiène publique. Il reste 60 000 Pârsîs à Bombay et il y a donc
plusieurs décès par semaine. Au temps des vautours, les cadavres étaient décharnés
dans la journée. Malgré l'utilisation de produits chimiques, leur dégradation
nécessiterait maintenant six mois. La communauté doit donc engager une
adaptation qui ne se fait pas sans conflits. La question ne sera réglée que par
une forte évolution des usages. Celle-ci est en cours mais la résistance des
grands responsables religieux est importante.
La tradition de l'exposition des cadavres au
soleil est en effet très ancienne. On en trouve déjà la trace dans les récits
d'Hérodote. Il semble pourtant que la doctrine laissée par Zoroastre ne
prescrive rien d'obligatoire en ce domaine. Une association prône activement le
renoncement radical à la tradition, laissant chacun choisir entre crémation ou
inhumation. On a aussi essayé des miroirs solaires pour dessécher les corps.
Des élevages de vautours ont même été proposés. Le Zoroastrisme est
fondamentalement tout autre chose. C'est d'abord un culte rendu à la lumière
divinisée. Il fut longtemps la religion d'état de l'Iran antique. La cosmogonie
qui le fonde a marqué les civilisations anciennes dans leurs histoires comme
dans leurs cultures. Même en Occident, les religions traditionnelles en
conservent encore aujourd'hui la marque indélébile dans leurs doctrines, leurs
rites, leurs ornements et objets sacerdotaux.
CHAPITRE
9
Le Bardö Thodol, (ou livre des morts),
dans le Bouddhisme tibétain.
Introduction
Le Bardo Thödol
tibétain a été comparé au Livre des Morts égyptien. On peut trouver certaines
analogies entre les deux recueils qui ont également pour objet d'assister les
défunts après la mort du corps physique. Leurs âmes entreraient alors dans un
"monde intermédiaire" avant de se fondre dans le mystère originel.
Mais il y a cependant énormément de dissemblances dans les formes, les époques,
et surtout les desseins. Le Bardo Thödol, (le livre tibétain des morts), est
récité en présence du corps défunt mais il est aussi destiné à aider les
vivants. Il présente les étapes de la traversée du monde intermédiaire à la
lumière des enseignements du Bouddhisme. Il décrit le chemin qui peut mener de
la fin de la vie biologique du corps à une vie éternelle purement spirituelle,
le Nirvana.
Le Livre des morts
égyptien est intégré à un environnement magique et technique centré sur la fin
de la vie terrestre et la mise au tombeau. Il est déposé dans le sarcophage et
il est associé à une pratique de momification et à des offrandes destinées à
retarder le processus de la mort totale. Ses formules veulent aider l'âme à
affronter efficacement le jugement. Elles apportent aussi les connaissances
nécessaires à la survie dans un monde intermédiaire différend et parfois
dangereux, peuplé de dieux et de démons multiples et réels, avant la fusion
dans l'au-delà ultime. L'Égyptien désire toujours demeurer en deçà de la mort
véritable. Mais dans l'univers ésotérique assez sinistre des Égyptiens, Isis,
mère de tous vivants, est une veuve éternelle, et Osiris est un dieu
mort, à jamais immobile.
Le "livre des
morts" tibétain se propose d'accompagner l'âme égarée en l'aidant à se
détacher des attraits de l'incarnation dans la matière. Il l'incite à les
reconnaître comme des illusions fomentées par le mental, comme le sont aussi
les dieux et les démons multiples. Dans le monde intermédiaire, cette prise de
conscience pourrait permettre d'échapper aux perpétuelles réincarnations. Positionné
dans une démarche essentiellement métaphysique, le Tibétain voudrait dépasser
toutes les illusions du monde qui sont la cause du cycle des renaissances, afin
de se fondre un jour dans l'au delà de la réalité divine. Le Bardo Thödol tend
à sublimer la mort physique et les épreuves du passage pour faire accéder l'âme
à cette vie spirituelle ultime, la fusion dans l'éternel Nirvana de la vie
divine.
Le
Bouddhisme.
C'est Siddhartha Gautama qui fonda le Bouddhisme, il y a environ 2500
ans. Il était de la lignée princière des Shâkya. Siddharta Gautama renonça aux
avantages procurés par sa famille et, après plusieurs années d'ascèse inutile,
s'orienta vers la méditation. Après quarante-neuf jours de réflexion profonde
sous l'arbre "Bodhi", il perça le mystère de la souffrance et
atteignit l'illumination. Siddhartha devint alors un "Bouddha", ce
qui signifie un "éveillé", et il commença à enseigner. Sa doctrine se
présentait seulement comme une solution philosophique au problème de la
douleur. Elle ne postulait rien sur l'existence ou la non-existence d'un
Dieu. Elle est cependant maintenant perçue comme une véritable religion
et elle est diffusée comme telle dans le monde entier.
En se basant sur sa propre
expérience de l'illumination, Gautama formula sa théorie des "Quatre
Nobles Vérités":
·
La vérité de la douleur, comme synonyme de l'attachement à l'existence
terrestre, et la captivité de la chaîne des renaissances.
·
La vérité sur l'origine de la douleur, notamment l'aspiration et la
recherche de joie, désir et possession.
·
La vérité sur la cessation de la douleur: la destruction de la soif
existentielle.
·
La vérité sur le chemin qui mène à la cessation de la douleur. Cette voie
s'appelle le "Noble Sentier Octuple" dont les huit étapes sont les
suivantes: La compréhension juste. La pensée ou l'intention juste. La
parole juste. L'action juste. Les moyens d'existence justes. L'effort juste.
L'attention juste. La concentration juste. Chacun peut parvenir à l'illumination en suivant ce "noble sentier
octuple". En ce chemin, il trouvera l'aide nécessaire auprès des
"Trois Joyaux" traditionnels qui sont les trois éléments fondamentaux
du bouddhisme.
·
Le
premier joyau est le Bouddha, la figure historique et sacrée de
"l'Éveillé".
·
Le
second joyau est le Dharma, la doctrine ou vérité révélée par Gautama Bouddah.
Elle est également la loi cosmique universelle, "le Grand ordre"
auquel le monde est soumis.
·
Le
troisième joyau est la Sangha, la communauté des adeptes vivant conformément à
cette vérité révélée.
Le contexte bouddhique du Bardo Thödol.
Le Bardo Thödol, le Livre des Morts tibétain, est un ouvrage composé
à la lumière des enseignements du Bouddhisme Mahayana, dans son expression
tibétaine particulière appelée Vajrayana. Il existe en effet trois courants
dans la pratique du Bouddhisme.
Le Hinayana, ou Petit Véhicule. Il s'inscrit dans la tradition des
Theravada, la pure doctrine enseignée par Gautama. Il ne concerne que les
moines qui apprennent individuellement à éviter la souffrance et à se libérer
du cycle perpétuel des réincarnations afin d'accéder au Nirvana.
Le Mahayana, ou Grand Véhicule, (ou voie du milieu). En plus des moines,
ce courant propose de délivrer tous les hommes en recourrant à l'aide des
bouddhas et des bodhisattvas. Aidé dans sa recherche d'absolu, l'adepte doit
aussi oeuvrer pour le bien général de l'humanité.
Le Vajrayana, ou
Véhicule de Diamant, est surtout pratiqué au Tibet et au Népal. Issu du
Mahayana, il est très ritualisé. Chaque être doit prendre conscience qu'il est
un bouddha en puissance et travailler à sa réalisation. Les textes
"tantra" décrivent le chemin permettant d'atteindre ce but en une
seule vie. L'initiation nécessaire est donnée par un maître, le Guru. On y
pratique des contemplations, des récitations de mantra, et divers rites ou
mudra. L'objet de culte le plus caractéristique est le "Vajra", qui a
donné son nom au courant tibétain du Vajrayâna. C'est un objet liturgique formé
de deux couronnes accolées à la base. Le Vajra est le diamant indestructible,
la foudre ou l'éclair. Il symbolise le dynamisme masculin. La
"Ghantâ", la cloche, symbole féminin, lui est associé dans les
rites du bouddhisme tantrique.
Origine et vocation du Bardo Thödol
Dans la tradition bouddhique tibétaine des réincarnations, il y a six
mondes et six époques de la vie. Il y a aussi six passages à franchir pour se
libérer du cycle perpétuel des réincarnations et atteindre l'état de bouddha
afin d'accéder au Nirvana. Trois se situent entre la naissance et la mort, les
trois autres entre l'agonie et la nouvelle naissance
Le Bardo Thödol contient une partie des instructions nécessaires à ce
chemin, et il insiste particulièrement sur la seconde série. Il fut dicté par
un adepte, Padmasambhava, à sa femme, Yeshe Tsogya, qui écrivit les textes.
Pendant les violents conflits religieux avec les Taoïstes, Padmasambhava les
enterra dans les collines de Gampo au Tibet central, pour les protéger. A cette
époque troublée, de nombreux "termas", ou trésors cachés, furent
ainsi enterrés dans tout le Tibet. Plus tard, Karma Lingpa, la réincarnation de
l'un de ses disciples, retrouva le texte du bardo prés du monastère du grand
maître Gampopa.
Les six Bardo
Pour aborder le Bardo Thödol, il faut d'abord bien comprendre l'idée de
base sous tendue par le mot "bardo": bar, signifie "entre",
et do "île", ou "marque". C'est donc un espace entre les
choses, comme une île au milieu d'un lac. Une situation vient d'avoir lieu
et une autre situation n'est pas encore en place. Il y a un intervalle entre
les deux. Tel est le bardo. Les Tibétains distinguent six états du Monde.
Il y aurait donc, dans l'existence, divers bardo ou situations de passage. Dans
la philosophie bouddhiste de la réincarnation perpétuelle, il ne peut y avoir
de mort sans naissance. On peut donc appliquer ce concept à l'espace
expérimenté entre la mort actuelle et la nouvelle naissance.
Les enseignements du Bardo Thödol considèrent six
" bardo" ou périodes intermédiaires:
La vie entre la conception et la mort. Le premier bardo concerne l'intervalle entre le moment de l'entrée de
l'âme dans la matrice maternelle et le moment de l'extinction de l'existence physique.
Dans la tradition tibétaine, l'âme réincarnée n'est pas vierge à la conception
mais marquée par les empreintes karmiques laissées par les actes commis dans
les existences passées. Ce karma détermine la durée de la nouvelle incarnation.
Les actes et les hasards de la vie actuelle vont y ajouter leurs propres
empreintes.
Le rêve. Le deuxième
Bardo est, sur un plan plus subtil, l'expression actualisée de
toutes ces empreintes karmiques dans le corps mental. À partir de la naissance,
l'âme incarnée prend conscience du monde extérieur au moyen des sens. Lorsque
l'on s'endort, ces parcelles de conscience rejoignent la conscience
basale (alaya vijnâna). Pendant le sommeil, elles s'éveillent et déterminent
les types et le décours des rêves. Elles marquent la conscience de base puis se
résorbent en elle.
La concentration. Le
troisième Bardo est l'espace dans lequel agit le processus purificateur volontaire
de concentration et de méditation qui pourra permettre à la qualité divine de
l'âme de s'exprimer.
L'agonie. Le quatrième
Bardo, le Tchika Bardo ou Bardo de l'agonie, est celui des moments entourant la
mort. C'est le karma provenant des vies passées qui détermine la durée de
la vie. Le moment de la mort survient quand il est épuisé. L'âme et le corps
mental se séparent du corps physique et il n'y a plus de réveil. Le processus
de mort dure environ trois jours et demi. C'est la période des dissolutions que
nous allons approfondir un peu plus tard.
La luminosité. Le
cinquième Bardo est dit de la Dharmatä. C'est celui de la nature intrinsèque de
la réalité absolue ou divine. Après la dernière dissolution, l'âme expérimente
la lumière, l'ineffable clarté de la divinité ultime. Pour les mystiques, cette
période peut durer très longtemps, mais pour les êtres ordinaires, elle
s'efface aussitôt pour faire place au dernier Bardo.
Le devenir. Le sixième
Bardo est le Bardo de l'orientation. C'est un passage dramatique qui détermine
l'avenir prochain de l'âme du défunt. Son corps mental va s'orienter dans des
états infernaux purificateurs ou paradisiaques. En fonction de l'évolution des
charges karmiques réalisée dans la vie achevée, la nouvelle naissance va se
faire, soit dans un corps physique éventuellement encore plus grossier, soit
dans un corps mental plus subtil.
Le quatrième passage, le Tchika Bardo.
Les trois premiers Bardo sont des passages entre différents états de
l'incarnation de l'âme dans un corps vivant de sa vie quotidienne. Les trois
Bardo suivants sont ceux du passage à travers la mort jusqu'à la réincarnation
suivante. Puisque j'expose ici les conceptions tibétaines du passage de l'âme
à travers la mort, c'est donc à partir du quatrième intervalle, le Tchika Bardo
que je vous propose d'approfondir cette étude. Cette période délicate constitue
le Bardo de l'agonie. C'est pendant ce temps, selon la tradition bouddhiste,
que le phénomène des dissolutions externes et internes se produit.
Les dissolutions externes sont des transformations visibles ou des
séparations progressives intéressant successivement les cinq éléments
constitutifs du monde ésotérique tibétain, la terre, (principe de cohésion),
l'eau, (principe de fluidité), le feu, (principe de chaleur), l'air, (principe
de mobilité), et l'éther qui est l'espace ouvert
pour les quatre autres. Elles sont accompagnées de signes biologiques évidents.
La force physique s'amenuise, les humeurs liquides se tarissent,
la chaleur corporelle diminue, la respiration s'affaiblit puis cesse et la
raideur de la mort survient.
Les dissolutions internes (ou subtiles) succèdent aux dissolutions
internes. Elles concernent les pensées et les émotions telles la colère,
l'envie et l'ignorance. Par exemple, trente-trois énergies liées à la colère se
dissolvent, puis quarante autres liées à l'envie, puis sept liées à
l'ignorance, etc.. Toutes ces dissolutions subtiles se produisent dans le corps
mental. L'agonisant perçoit les signes des dissolutions externes et internes.
Elles se traduisent par des visions parfois effrayantes. Il appartient aux personnes
présentes d'intervenir pour adoucir et harmoniser cette transition de l'agonie
qu'on appelle Tchika Bardo.
Le livre expose les interventions et les prières possibles ainsi que les
méthodes de méditation praticables pendant le processus de l'agonie. Il
conseille aux vivants d'éviter de retenir le mourant par une sollicitude
excessive. Il propose aussi des exercices à mener pendant la vie pour se
préparer à contrôler consciemment le processus de sa propre mort. Ces exercices
spirituels sont cependant transmis prudemment par le maître à ses disciples
pour éviter de perturber trop profondément leurs esprits.
Après la fin des dissolutions subtiles, commence le cinquième Bardo,
celui de la lumière. L'âme y expérimente la véritable réalité du Monde avec la
clarté de sa conscience divine. L'agonie est une situation d'incertitude
pendant laquelle l'agonisant peut pas savoir s'il est en train de mourir ou
s'il pourra survivre. Cette situation procure un certain recul qui lui permet
de voir l'existence d'un point de vue différent. Dans les six mondes des
vivants, il a expérimenté l'action de principes opposés, le bien et le mal, le
plaisir et la souffrance. Il se détache maintenant de ses expériences
passées et porte sur ces six mondes un nouveau regard basé sur les différents
types d'instincts.
Les descriptions des six mondes matériels et subtils sont à l'origine des
concepts de "samsãra", (la notion d'existence phénoménale) et
de "dharmakãya", (le passage dans la condition de
"l'éveil"). Nous le retrouverons donc dans le passage par la
conscience claire, le Bardo de la Dharmatã accompagné de toutes ses visions.
Le cinquième
passage, le Bardo de la Dharmatä.
Dans la pensée
tibétaine, le processus de la mort biologique dure environ trois jours et demi.
Pendant cette période, on peut chuchoter des passages du Bardo Thodöl à
l'oreille du défunt qui est supposé pouvoir encore les entendre. Il peut alors
être guidé à travers le passage du bardo de la dharmatã qui est le passage par
l'expérience de la luminosité divine. Le terme Dharmatã concerne la
nature intrinsèque véritable des choses, leur pure qualité d'être. Le Bardo de
la Dharmãta est donc l'intervalle de la conscience claire, de la vérité
et de la disparition des illusions. Le dharmakãya, le corps de vérité
permettra d'accéder à la base fondamentale et neutre de l'être.
Dans ce cinquième
bardo, le défunt voit apparaître ce qu'il a fait, ou pensé, dans son
corps terrestre. Il perçoit aussi tout ce qu'il aurait pu faire et n'a pas
réalisé durant sa vie, et tout ce qu'il a laissé s'épanouir ou pas. La
traversée de ce bardo conduit au dharma, à la vérité, mais elle est
encore reçue en termes de samsãra, (l'existence phénoménale). Cet espace
à franchir entre le samsãra et la vérité, ce bardo de la dharmatä, est celui
qui permet la manifestation des cinq énergies, (les cinq tathãgatas),
et la vision des divinités paisibles et terribles. Mais l'âme du défunt ne
supporte pas toujours cette clarté. Elle passe alors directement au bardo de
l'orientation.
Dans la dharmata,
la véritable nature de la réalité se manifeste par une communion avec des
énergies qui ont des analogies avec les éléments constitutifs de l'existence
phénoménale, terre, feu, eau, air et espace, mais qui ont maintenant les
qualités d'éléments subtils. La manifestation peut prendre diverses formes,
sons, forces, ou lumières, par exemple. Ensuite, des divinités apparaissent,
les tathãgatas. Elles sont les formes personnifiées des impulsions
intellectuelles ou sensibles du vivant qui mobilisent ces énergies.
Les divinités
paisibles sont les premières à se manifester. Ce sont les personnifications de
tous les sentiments humains positifs, altruistes, esthétiques et pacifiques,
contenus dans le cœur. Elles se manifestent cependant dans une autre dimension,
celle d'une paix immuable et absolue qui peut effrayer car elles ne réagissent
à aucune tentative de communication. Elles sont seulement le contenu énergétique
de la conscience. Si le défunt comprend que ces visions sont ses propres
créations, il fusionne avec elles et se libère. Il se dissous dans la
non-dualité et devient un bouddha.
Sinon, il doit faire
l'expérience des divinités féroces, les Hérukas. Les mêmes archétypes génèrent
alors une expression nouvelle. L'énergie étant ici activée par la crainte, la
passion, ou l'intellect, les divinités paraissent irritées et hostiles. Car
l'unité n'est pas qu'énergie paisible et harmonieuse. Ces visions expriment le
contenu énergétique de la conscience appréhendé sous la pression de la peur. Si
le défunt comprend qu'elles ne sont que ses créations, il fusionne avec elles,
se libère et devient un bouddha. Dans la conception tibétaine, aucun être
humain n'a d'existence individuelle réelle, et aucune de ces divinités non
plus. Les expériences du bardo seront différentes selon les convictions de
chacun. La traversée de la mort est toujours le reflet de l'existence actuelle
et des existences passées.
En fonction de la
façon dont elles ont été vécues, en bien ou en mal, avec générosité ou égoïsme,
l'agonie, la mort, puis le devenir de l'âme dans la renaissance ou la
transcendance, adviennent conformément aux orientations karmiques
correspondantes. "C'est l'instant du souffle dernier où le
défunt, dans une plénitude de paix et de bonheur, se prépare soit à quitter
définitivement le monde, soit à parcourir à nouveau tout le cycle, de la
naissance à la mort, riche d'une sagesse nouvelle: la connaissance de la nature
illusoire de la vie". C'est pourquoi surviendra un sixième passage, le
dramatique Bardo du devenir. Et si la sortie transcende du cycle perpétuel des
réincarnation n'est pas enfin réalisée, une nouvelle naissance suivra dans un
corps physique éventuellement encore plus grossier ou dans un corps mental plus
subtil.
Le sixième passage, le Bardo de l'orientation.
Toutes les âmes sont soumises à l'implacable loi du "Samsara", la migration. Le cycle des existences est une suite de renaissances successives dans des milieux existentiels différents. Nul ne peut y échapper tant qu'il ne s'est pas délivré de la haine, du désir et de l'ignorance. L'âme qui n'a pas encore atteint l'état de Bouddha explore alors les différents domaines subtils possibles. Elle s'oriente obligatoirement vers celui qui correspond à sa propre situation karmique actuelle. C'est dans ce domaine, ou royaume, que la nouvelle naissance va se réaliser et qu'un nouveau cycle existentiel sera expérimenté.
Le premier domaine exploré par l'esprit
est celui d'un monde infernal. Il est la contrepartie des actes accomplis sous
la pulsion de sentiments haineux. C'est la haine instinctive fondamentale qui
construit l'enfer dans le mental. Les bouddhistes en ont imaginé de brûlants et
de glacés, avec d'horribles supplices de broyage ou de découpe en morceaux.
Afin que cesse cette situation épouvantable, l'agonisant doit prendre
conscience que ce monde provient du retournement contre soi-même d'une lutte
dont l'objet extérieur n'est plus.
Le second domaine est le royaume des pretas. Ces entités
faméliques ne seraient pas des esprits incarnés mais des êtres subtils avides
toujours affamés de désirs d'absorption et de possession, des goules
insatiables. C'est cette avidité instinctive fondamentale qui crée ce royaume
dans le mental. Elles sont régies par YAMA, le Seigneur de la Mort. Le
mourant doit comprendre qu'il le suscite lui-même à partir de ses frustrations
liées aux faims insatisfaites de sa vie physique.
Le domaine suivant, le troisième, est celui du monde animal. C'est un
royaume d'ignorance et d'inconscience. Dans leur concept de la réincarnation
cyclique, les bouddhistes pensent que les animaux ont aussi une âme. Ils
souffrent et sont engagés dans un chemin qui doit un jour les mener à
l'illumination. Pour cela, ils peuvent nécessiter l'aide qu'un
"éveillé" peut apporter.
Le quatrième domaine est le royaume intelligent des hommes. La passion y
demeure, sous toutes ses formes, positives et négatives. Beaucoup d'appétits
s'y incarnent sans toutefois atteindre généralement les excès des mondes
inférieurs. Leurs contraires s'y manifestent aussi, comme la sensibilité
et la générosité envers les autres, la tolérance et le désir d'autonomie et de
progrès. On y trouve une très précieuse énergie d'élévation qui, devenue
consciente, peut ouvrir la voie vers la libération.
Le domaine des "asuras", des anti-dieux ou dieux
jaloux est le cinquième monde des instincts fondamentaux. C'est le
royaume des princes de pouvoir. Leurs passions s'y manifestent dans des luttes
ardentes et des rivalités jalouses. L'intelligence élevée s'y déploie pour
conquérir le succès et la gloire. Ces combattants mentaux ressemblent à des
titans cherchant à s'emparer des cieux. Ces tentations recréent
l'obscurité de la haine et peuvent renvoyer les glorieux dans les mondes
infernaux.
Le sixième domaine est le "devo-loka", le royaume
d'orgueil, le monde peuplé d'êtres qui se sont élevés au dessus de la condition
humaine. La fierté de leur réussite les maintient dans un état paisible
permanent, le" samãdhi", qui leur apporte du plaisir mais les
éloigne de la véritable libération. Il y a trois régions dans ce royaume divin.
Celle du désir comporte six paradis plus ou moins édéniques. Celle de la forme
pure en comprend seize essentiellement faits de lumière. Au delà, il y aurait
encore quatre paradis sans forme. C'est en ce domaine que se situeraient les
illusions les plus asservissantes et dangereuses de l'ego.
Cependant, à ce moment, certaines âmes parviennent à l'état
"Bodhi", état de conscience que le Bouddhisme appelle "
Éveil". C'est le stade ultime de la connaissance de la véritable nature du
Monde et donc la révélation de la nature propre de l'âme qui est la nature de
Bouddha. L'âme qui transcende cette suprême révélation atteint l'état Bodhi et
sort du cycle des réincarnations. La Bouddhéité est à la fois un état de
connaissance parfaite, de liberté totale et d'amour illimité. Cette capacité
d'amour et d'immense compassion va pousser certaines de ces âmes à devenir
Boddhisattvas.
Dans le Theravada, le terme Bodhisattva désigne le Bouddha
historique avant qu'il n'atteigne l'Éveil. Dans le Mahayana,"La
Noble Sagesse Suprême", le Grand Véhicule du Bouddhisme, les Boddhisattvas
sont des êtres parvenus au bout du chemin de l'illumination. "Bodhi"
signifie "esprit illuminé" et "sattva" "être".
Ces entités spirituelles d'un très grand mérite sont considérés comme des divinités.
Elles ont renoncé temporairement à entrer dans le "nirvana "
afin de pouvoir mener tous les êtres du monde sensible jusques aux portes de
l'illumination. Elles n'y entreront elles mêmes qu'après l'entrée du dernier.
Rappelons ici que le Mahayana est le Grand Véhicule du Bouddhisme, le
fondement de l'idée de l'unicité de l'être total. Dans ce concept, toute
division est illusion et l'ultime vérité est la révélation de la non-dualité
intrinsèque de l'être. Nous rencontrons ici la particularité de la pensée
orientale par rapport à nos habitudes d'Occident. Nous opposons généralement
les contraires, le blanc et le noir, le bien et le mal, etc.. Les orientaux les
autorisent à cohabiter. C'est pourquoi, dans le symbole du yin yang, l'on
trouve toujours du blanc dans le noir et l'inverse.
Le Bouddhiste peut ainsi concevoir qu'un être spirituel ayant intégré
l'essence du non-dualisme puisse se consacrer à libérer des êtres phénoménaux
qui, dans sa révélation, sont déjà libres et inséparables puisque, sans le
savoir, nous sommes tous déjà des Bouddhas. On peut ainsi concevoir que les
boddhisattvas sont des sortes de ponts de diamant qui n'apparaissent et ne
vivent que par le passage étincelant de l'illumination, laquelle pourtant
confond les deux rives dans l'unicité de l'être véritable. Par conséquent et en
ce sens, les boddhisattvas sont et ne sont pas et ils ont et ils n'ont pas de
signification en dehors de cela.
Au stade suprême du Bodhi, l'être éveillé réalise qu'il est un
Bouddha et il atteint le "Nirvana". Mais nous sommes ici au
coeur de la pensée orientale. Nous allons y découvrir une précision détaillée
et une hiérarchie subtile, même dans cet situation de bouddhéité. Ces Bouddhas
sont des hommes qui ont atteint la samyak sambohdi, c'est à dire la
connaissance parfaite. Ils ont maintenant transcendé la condition humaine
et ont acquis des qualités nouvelles.
La première qualité est l'état de "Vue Pénétrante", de
"Connaissance parfaite" de soi-même et des autres, de
"Sagesse" et de "Conscience" en ce qui concerne les êtres
et les choses, la nature et l'univers tant subtil que phénoménal. La réalité
apparaît avec ses caractères véritables, éternelle et absolue, mais toujours
changeante et transitoire.
La seconde est l'état de "Liberté" et d'autonomie. La
libération des chaînes du Karma, du cycle des renaissances et des souillures
existentielles provoque un état de pureté sublime et entraîne une immense
créativité spirituelle.
La dernière capacité acquise est la qualité d'émotion universelle. Elle
se manifeste par un amour extrême et une compassion illimitée étendus à tous
les vivants. Et c'est aussi un état permanent de joie et de bien être et
d'extatique.
Un Bouddha
est un être humain ayant réalisé l’état de samyak sambodhi. Il est donc
une incarnation vivante de la Vue Pénétrante, de la Liberté, du Bonheur et de
l’Amour. Au début de la tradition bouddhique il n’y avait que le seul Bouddha
historique, le Sakyamuni humain historique. Durant sa vie même, il semble que
ce Bouddha originel ait spirituellement distingué deux aspects de sa propre nature.
Il considérait d’une part l’individu historique, "L'Éveillé"
et d’autre part le principe abstrait de "l’Éveil". Il séparait
donc le Bouddha et la Bouddhéité. Ultérieurement, la personnalité historique
fut appelée rupakaya, ou « Corps de Forme » (rupa signifie
« forme », kaya « corps » ou « personnalité »).
Le principe de l’Éveil, indépendant de la personne qui le réalise, fut appelé
dharmakaya, « Corps de la Vérité » ou « Corps de la
Réalité ». Cependant, le Corps de Forme et le Corps de Dharma sont tous
deux des corps du Bouddha.
Après la mort du
Bouddha historique, le Mahayana introduisit un troisième corps entre les deux
autres. On l'appela "sambhogakya", le corps de Bonheur Mutuel,
qu'on peut interpréter comme l'archétype personnel de Bouddha, intermédiaire en
dessous du niveau de l’Absolu mais au-dessus et au-delà de l’histoire.
Conceptuellement, il y avait donc trois kayas, trois « corps »
alignés verticalement, de haut en bas, le Corps de Dharma, puis le Corps de
Ravissement Mutuel, et enfin le Corps Créé, le nirmanakaya. Cela devint
la doctrine du trikaya, la doctrine des Trois Corps du Bouddha, qui est
très importante dans le Mahayana et le Vajrayana.
Le Bouddha de
compassion
Tchenrézi est le
nom tibétain du bodhisattva de la compassion (en sanscrit : Avalokiteshvara).
Il est la divinité la plus populaire du Bouddhisme tibétain. Comme tous les
bodhisattvas, il a fait le vœu de se consacrer à soulager la souffrance et à
aider tous les êtres à atteindre la bouddhéité. Sa compassion est universelle.
Elle s’étend à tous les vivants, aux amis comme aux ennemis, aux proches comme
aux inconnus. Tchenrezi est l'expression d'un idéal personnifiant l’élan vers
l’autre, amour, compassion, altruisme, bienveillance. Il exprime donc la
perfection de la compassion sans limite. C'est pourquoi il est appelé le
Bouddha de la Compassion.
Tchenrézi est à la
fois une manifestation divine et une réalité intérieure. Dans le Bouddhisme,
les deux aspects doivent être finalement confondus car l'amour et la compassion
existent de façon primordiale dans le "Corps de Vérité", Dharmakâya,
et par conséquent dans chaque être.La compassion et l’amour du prochain sont
évidemment les valeurs fondamentales du bouddhisme. Tchenrezi est généralement
représenté avec quatre bras, ou même mille, et parfois avec onze visages.
En Chine et au Japon, il peut prendre la forme féminine. Les mille bras
illustrent la volonté de venir en aide à la multitude.
Dans le Monde
existentiel, Tchenrézi est présent dans toutes les actions et tous les mots qui
témoignent de l'amour et de la compassion universelle. Là où est l'amour, là
est Tchenrézi. La formulation de son nom transmettrait au récitant les qualités
de son esprit. C'est ce qui explique le pouvoir bénéfique la récitation de son
mantra, qui est le plus usité. Le mantra "OM MANI PÉMÉ HOUNG" est
utilisé couramment pour désigner Tchenrèzi.
La symbolique de TCHENREZI
Les 4 bras (Parfois 1000) sont Amour, Compassion, Joie, Équanimité sans mesure.
Les 2 Jambes dans
la posture du Vajra unissent compassion et vacuité.
Le joyau tenu dans
les deux mains jointes réalise le bien pour tous les êtres.
La couleur blanche
est totalement pure et libre de tout voile.
Le rosaire dans la
main droite attire tous les êtres vers la libération.
Le lotus dans la
main gauche dispense la compassion pour tous les êtres.
Le disque de lune derrière le dos symbolise la plénitude de l'amour et de la
compassion.
La peau de biche
représente l'esprit d'éveil et la bonté envers tous ainsi que l'impermanence.
Les différents bijoux symbolisent la richesse des qualités de l'esprit d'éveil.
Les soieries de 5 couleurs sont une image des 5
sagesses.
Le Bouddha de
Médecine.
Le Bouddha de
Médecine Bhaisajyaguru occupe une place importante au Tibet. C'est sur
lui que s'appuie la médecine traditionnelle. De nombreuses pratiques tantriques
(sadhana) lui sont consacrées. Il est généralement représenté en posture de
méditation. Il tient de la main gauche un bol médicinal et de la main droite,
une tige de myrobolan en fleurs. Son corps est généralement coloré en bleu
comme son aura. Ce Bouddha guérit les maux du corps par la médecine tibétaine
traditionnelle. Il soigne aussi les maladies de l'âme comme la haine et la
colère. Il est le symbole même de la compassion indéfectible à la racine du
Bouddhisme. Dans le vajrayâna tibétain, il représente l’énergie thérapeutique
de la sagesse primordiale.
Ayant considéré les
souffrances et maladies innombrables des êtres, le bodhisattva « maître
des remèdes », Bhaishajyaguru, développa un très grand amour et un très
grand désir de les secourir tous. Il progressa sur la voie spirituelle, formula
douze grands souhaits et atteignit enfin l’état de Bouddha médecin. Voici les
douze voeux de Bhaishajyaguru.
1 - Répandre sa
lumière dans d’innombrables mondes et rendre les autres égaux à lui.
2 - Illuminer tous
les êtres plongés dans les ténèbres.
3 - Combler les
besoins de chacun avec équanimité.
4 - Ramener les
égarés dans la voie du Mahâyâna.
5 - Amener ceux qui
ont foi en lui à suivre sa discipline.
6 - Guérir tout
être souffrant d’infériorités physiques ou d’afflictions mentales.
7 - Guérir tout
malade du corps ou de l’âme, et pourvoir en amis, famille et foyer tous ceux
qui en sont privés et les guider vers l’Éveil.
8 - Faire que les
femmes défavorisées et celles qui le souhaiteraient renaissent hommes jusqu’à
l’Éveil.
9 - Protéger les
êtres de l’illusion, leur montrer la vue juste et la voie des bodhisattvas vers
l’Éveil.
10 - Sauver ceux qui sont en détresse, emprisonnés ou condamnés à mort.
11 - Nourrir les
affamés, abreuver les assoiffés.
12 - Procurer des vêtements aux êtres nus ou indigents.
Le
Bouddhisme Tantrique.
Le Tantrisme est
une pratique religieuse particulière que l'on trouve dans le bouddhisme
tibétain comme dans l'hindouisme. Elle comporte des exercices rituels et des
pratiques, (mantras, mudras, visualisations mentales, postures corporelles,
yoga, etc..), qui produisent des transformations physiologiques, psychiques et
spirituelles. Elles sont destinées à favoriser l'accès des pratiquants à
"l'Éveil". Leur but est réveiller la force cosmique profonde
endormie à la base de la colonne vertébrale, le serpent de la kundalini. Cette
force cosmique, réveillée par l'initiation, permettrait à l'être de fusionner
avec sa source divine.
Le Bouddhisme
tibétain à trouvé sa source dans l'expansion du Mahayana (Grand
Véhicule), qui prône une large diffusion des enseignements du Bouddha et
l'application de l'esprit de compassion. Née aux Indes, la" voie des
tantra" est un prolongement régional de ce Mahayana. Elle est devenue
une religion qui s'est propagée au Cachemire, au Bengale et au Tibet. Le terme
"tantra" désigne les méthodes méditatives et les multiples
pratiques yogi permettant de parvenir plus rapidement à la bouddhéité.
Alors que les écoles du Hinayana (Petit Véhicule) prônent le renoncement aux
désirs et aux passions, les tantras préconisent l'utilisation de tout le
potentiel de ces passions humaines, pour ceux qui en sont capables.
L'énergie contenue dans les désirs pourrait être mise au service de
l'Éveil. Car si l'on reconnaît que les passions et les émotions sont aussi des
qualités de la nature de Bouddha, il est possible de les transformer en sagesse
par divers "moyens habiles". La voie des tantra est donc celle qui
veut transmuter les poisons en remèdes.
Dans le Bouddhisme
tibétain, pour atteindre le nirvana, (l'Éveil), il n'est plus tout à fait
nécessaire de rejeter le samsara (la vie dans le monde phénoménal). Car samsara
et nirvana sont des modes de perception opposés d'une même réalité. Le samsarâ
n'est qu'une perception karmique impure engendrée par notre ignorance. Les
concepts métaphysiques spiritualistes sont très difficiles à transmettre au
plus grand nombre. Devenu religion, le Bouddhisme tibétain a donc fait ce que
font toutes les religions du Monde. Il a transformé les concepts complexes en
représentations simplifiées plus abordables. Il a utilisé des images, des
légendes, des musiques, des objets rituels, des instruments cultuels, des
cérémonies et des rites précis qui parlent subtilement à l'intelligence à
travers les attitudes, le comportement, la sensibilité et l'émotion.
Les "moyens
habiles" utilisés dans le Vajrayana, reposent sur d'innombrables
récitations de mantra et des visualisations symboliques des passions ainsi que
sur des exercices réalisés sous le contrôle d'un maître. Tout cela permettrait
de transformer les émotions en sagesse et d'atteindre ainsi plus facilement
l'Éveil. Comprenons que les multiples images ou statues de déités paisibles ou
effrayantes, masculines ou féminines, ne représentent pas des divinités
réelles. Elles concernent des concepts métaphysiques complexes qu'elles
permettent d'appréhender par la voie des sens. Et elles peuplent les temples
tibétains d'extraordinaires oeuvres d'art absolument magnifiques. Cette première
voie tibétaine est dite la voie des moines. Pratiquée dans les monastères, elle
semble réservée à une élite car elle reste à la fois compliquée et exigeante.
Des formes plus simples sont pratiquées par les fidèles ordinaires. Même si le
rôle des tantra varie beaucoup en importance, tous les lamas et les fidèles
tibétains pratiquent au minimum les rites attachés aux mantra les plus connus,
comme celui concernant Tchenrezi, le boddhisattva de la Compassion.
Il faut cependant
distinguer le bouddhisme tibétain (influencé par le tantrisme) du bouddhisme
purement tantrique tel qu'il est pratiqué par les adeptes du yoga, tout
particulièrement en Inde. Car il existe un tantrisme hindou qui cherche à faire
émerger l'énergie divine de la kundalini humaine à travers le culte de la
Grande Déesse Chakti, l'Énergie créatrice. Il peut accorder une certaine importance
à l'union des principes masculin et féminin. Au Tibet, le bouddhisme se présente comme un parcours initiatique
progressif. Une partie de ses pratiques tantriques reste secrète. Par ailleurs,
les véritables significations du symbolisme sexuel utilisé partiellement dans
les textes et l'iconographie tantrique bouddhique ou hindoue ne sont
généralement pas clairement perçues par les occidentaux. Les très précieuses
représentations artistiques des nombreuses déités masculines ou féminines les
montrent parfois en union sexuelle, ce qui est en réalité un symbole de l'union
avec l'Énergie créatrice (chez les hindous) ou de la réalisation de la Sagesse
(chez les bouddhistes tibétains).
Le décryptage de cette image tantrique d'un couple enlacé, permet de
dépasser assez facilement la symbolique de la simple union des principes
masculins et féminins. Il découvre en effet celle de la complémentarité des
contraires comme dans le symbole spiralé du Ying et du Yang. On y trouve à
l'évidence le noir et le blanc, l'activité et la passivité, simultanément
opposés et complémentaires. Ainsi l'élément masculin, ici représenté
passif, a forcément une face cachée, active par nature. Il en est de même de
l'élément féminin, ici actif, et pourtant passif par nature. Cependant, si vous
allez voir l'image hindoue au verso de cette page, vous constaterez aisément
que la symbolique hindoue semble plus miser sur l'épanouissement de l'énergie
des passions humaines que sur la réalisation contemplative de la sagesse.
CHAPITRE 10
Le Tao të King et le Taoïsme en Chine.
Avant
les Cieux et la Terre,
il y avait une substance primordiale.
Elle était sereine et sans forme.
Elle existant de par Soi, homogène,
omniprésente, sans aucune limitation.
C'était la Mère Universelle, Volonté.
Je ne sais pas son nom mais je l'appelle Tao.
Si je suis forcé de la qualifier, je l'appelle :
sans bornes, illimitée, immense, infinie.
Sans bornes, je la dis Inconcevable.
Inscrutable, je la dis Inaccessible.
Inaccessible, je la dis Omniprésente.
Tao est l'Unique, le Principe et la Fin.
Elle embrasse Tout et Tout retourne à Elle.
Il est
un être confus qui existait avant le ciel et la terre.
Ô qu'il est calme ! Ô qu'il est immatériel !
Il subsiste seul et ne change point.
Il circule partout et ne périclite point.
Il peut être regardé comme la mère de l'univers.
Moi, je ne sais pas son nom.
Pour lui donner un titre, je l'appelle Voie (Tao).
En m'efforçant de lui faire un nom, je l'appelle grand.
De grand, je l'appelle fugace.
De fugace, je l'appelle éloigné.
D'éloigné, je l'appelle (l'être) qui revient.
C'est pourquoi le Tao est grand, le ciel est grand,
la terre est grande, le roi aussi est grand.
Le Tao të
King ou "Livre de la Voie et de la Vertu"
Avant
d'attaquer cette étude, il convient de préciser qu'il faut bien distinguer la
pensée taoïste qui est une philosophie antique, et la religion taoïste. Toutes
deux, en Occident, sont couramment appelées 'taoïsme' ce qui est
évidemment ambigu. Nous commencerons donc par le commencement, à savoir
par l'origine et les bases de la pensée taoïste. On dit que la philosophie
taoïste aurait été fondée, il y a deux mille six cents ans, par Lao Tseu qui a
exposé cette pensée dans un ouvrage universellement connu, le Tao të
King, (qu'on prononce 'Dao'). Ce n'est pas tout à fait exact.
Il en a établi les bases dans les propositions contenues dans son
ouvrage. Leur interprétation est cependant délicate comme on peut s'en rendre
compte en comparant les deux traductions suivantes.
On traduit
le surnom Lao-Tseu par "Le vieil enfant" car il serait né avec des
cheveux blancs. Il aurait été archiviste à la Cour impériale de Chine, six
cents ans avant notre ère. Puis il aurait quitté la cour, et au lieu dit 'passe
de Han Kou', il aurait transmis au garde de la frontière, le Tao të King, un
texte qui comporte plus de cinq mille caractères chinois. Ensuite, Lao Tseu
disparaît. Quatre cents ans plus tard, le personnage est devenu une légende
tout autant qu'un saint homme. Son ouvrage est magnifié et un mouvement
philosophique se constitue alors autour de sa pensée. Á ce moment naît
tardivement le Taoïsme philosophique. Il pose essentiellement des principes
métaphysiques primordiaux en'aborde pas les notions de Yin et de Yang qui
apparurent ultérieurement.
La pensée
taoïste originelle
L'homme qui
connaît (le Tao) ne parle pas.
Celui qui parle ne le connaît pas.
Je
voudrais cependant tenter de vous en rapprocher et je vais donc devoir vous en
parler. J'en dirai d'abord que le Dao serait la source d’où sortent toutes les
choses déterminées. Et par opposition, il est donc l’indéterminé. C’est
pourquoi il est si difficile à définir. Cette indétermination même le rend
insaisissable. Si on le nomme, on le détermine ou on le qualifie et il perd
alors tout son sens. Mais il est cependant possible de comprendre sa
nature. Car il est cela même au cœur de tout qui donne naissance à
tout. C'est en ce sens, qu'il peut être expérimenté par l'esprit, de
l'intérieur, mais qu'il ne peut jamais être rationalisé, de l'extérieur,
par l'intellect.
Le Dao qu’on
tente de saisir
n’est pas le Dao lui-même,
Et le nom qu’on veut lui donner
n’est pas son nom adéquat.
On nomme
souvent cette indétermination "le vide absolu ou le non-être". Et,
puisque toute chose particulière et déterminée émerge de cette source
mystérieuse, nous pouvons considérer que nous sommes une partie de ce qu'elle
est en son tout. Donc, comme toute chose, nous sommes nous mêmes en
liaison avec l’indéterminé, ce qui permet peut-être de comprendre au moins ce
qu’il n’est pas. Le Tao serait le lien reliant l'indéterminé au déterminé,
le plein au vide, l’être au non-être. Car le déterminé ne peut provenir que de
l’indéterminé. Toutes les choses et les êtres proviennent du déterminé et sont
donc en liaison avec l'indéterminé primordial.
Á
l'encontre du Taoïsme religieux qui propose des pratiques bien spécifiques, la
philosophie taoïste n'impose aucune discipline de vie ni méthode particulière
pour accéder au bonheur. Elle conseille simplement de se libérer de toutes les
questions métaphysiques qui encombrent la pensée. Elles resteront de toute
façon sans réponse parce que elles ne peuvent essentiellement en recevoir. Il
est dit que le Tao ne peut être décrit mais toute perception intuitive du Tao
ne peut être absolument fausse puisque le Tao englobe aussi toute activité
mentale indéterminée. Il est dit aussi que le Tao pourrait être
approché par la "non-pensée" et la "non-action", ou "wei-wu-wei".
Tous les
êtres sont issus de l’Être
et l’Être est issu du Non-Être.
Par le non-être saisissons son secret
et par l’être abordons son accès.
La
philosophie taoïste affirme que tout chercheur dispose des fondements de la
connaissance à l'intérieur de son être puisqu'il est en liaison avec la Réalité
primordiale. Pour la retrouver, il doit donc chercher à s'associer au cours
naturel de l'univers. Le mouvement qui va de l'indéterminé au déterminé est à
la base de toute chose. Dans la nature, les transformations s'accomplissent
d'elles mêmes. S'opposer à la marche des évènements est une erreur et il ne
convient pas d'agir en ce sens. Il faut aussi laisser s'établir intérieurement
la liaison avec le vide originel et abandonner la particularité de l'être
individuel pour retrouver la vérité et la simplicité premières.
Les principes du Tao philosophique.
Le Wei wu wei, (ou non-agir), et le
non-être.
En
Occident, le principe taoïste du "non-agir" semble généralement assez
mal compris. Le comportement proposé par Lao-Tseu n'implique absolument pas la
passivité. Bien au contraire, il incite au rejet des passions et des désirs qui
visent à satisfaire la personnalité actuelle et sont en contradiction avec la
loi naturelle fondamentale de l'évolution. Non agir, c'est cesser de s'opposer
à force naturelle d'émergence procédant du Tao. Non agir, c'est donc libérer la
puissance intérieure vivante qui transformera notre nature matérielle et
animale en un mystère à venir, celui qu'en ce temps nous sommes généralement convenus
d'appeler la dimension spirituelle.
Nous
faisons tous partie de la nature qui est perpétuellement en transformation.
C'est son essence même que d'être en mouvement. Dans sa vie terrestre,
l'objectif de l'homme est de se mettre en harmonie avec ses lois essentielles,
c'est à dire de suivre ses 'voies'. Cette notion de voies de
la nature a pu faire assimiler le Tao à un chemin à suivre pour accéder à la
connaissance ultime. Mais le Tao n'est pas un chemin. Il est ce mystère
insaisissable mais réel qui relie le plein et le vide, l'être et le non être.
Le vide n'est en aucune façon le néant puisqu'il engendre toute chose. Le plein
est contraire au vide mais ils sont complémentaires et n'existent pas l'un sans
l'autre.
Nous ne
pouvons concevoir le Tao parce qu'il est la Réalité absolue et que notre
intelligence est limitée. De ce fait, il ne peut être appréhendé par l'esprit,
d'aucune manière. Pour nous, il n'a donc aucun sens sens et parait être le
néant. Tout ce que nous pouvons concevoir comme appartenant au réel n'est
que l'apparence intelligible des choses. En réalité, elles sont engendrées par
la Réalité absolue et finalement elles retournent toutes en elle. Notre
illusion est immense. Tout ce que nous concevons comme "réel" ne
l'est pas, mais ces aspects de la réalité émanent cependant de la Réalité
absolue. La réalité véritable est l'unique totalité de la Réalité absolue.
Le Tao
étant inconcevable, on ne peut cheminer vers lui par ni la pensée ni par l'action.
En effet, le Tao étant perçu comme vide absolu ou néant, nous ne pouvons pas
nous orienter consciemment vers cet indéterminé. Cependant, sans penser ce
néant, nous pouvons nous laisser intuitivement attirer par la Réalité absolue.
Nous n'irons pas vers elle mais nous laisserons son courant, son mouvement,
venir à nous. Pour que cette réunion sacramentelle soit possible, il faut
que notre être privé, notre personnalité, se libère de ses attaches terrestres
et se retire. C'est ce retrait que Lao Tseu suggère par l'idée de 'non
être' qui complète la pratique du Wei wu wei.
« L'œuvre une fois accomplie, retire-toi...
Telle est la
loi du Ciel ! »
La religion
taoïste et le syncrétisme
Le Taoïsme
antique s'était enraciné sur un fonds de croyances populaires, la recherche
d'une forme d'immortalité, et plus tardivement, sur la notion de
complémentarité du Yin et du Yang. Au coeur de cette antique pensée
philosophique, il faut replacer l'Homme. Car c'est bien le rôle de la
philosophie d'aider chacun à trouver sa juste place et son équilibre au sein de
l'immense et insaisissable mystère de son origine et de son destin. Dans
le Taoïsme, celui qui parvient à réaliser la fusion de son énergie vitale (le
gi) avec l'énergie universelle devient un homme accompli, un "homme du
Dao", un "zhenren". Mais, petit à petit, la spiritualité
céda la place aux rites et la philosophie taoïste se transforma en une religion
qui semble définitivement établie vers la fin du deuxième siècle de notre ère.
Imaginons en Occident un édifice exposant
simultanément les symboles des trois religions du Livre
devant
lesquels les fidèles pourraient,
librement et pacifiquement,
pratiquer
leurs différents cultes respectifs.
On voit
que cela est actuellement devenu possible en Chine.
Cette
religion taoïste s'est diversifiée en de nombreuses écoles faisant référence à
deux principaux courants. Le "daojia" est un dao mystique,
religieux et élitiste qui recherche l'état zhenren par la méditation
mystique, l'étude des textes taoïstes classiques, l'ascèse ou l'érémitisme. Par
contraste, le "daojiao est un dao populaire qui utilise plutôt la magie,
l'alchimie, la médecine chinoise traditionnelle, la maîtrise sexuelle et la
diététique. Le daojiao a du affronter le confucianisme et le bouddhisme dont
les clergés étaient très organisés. S'influençant mutuellement, les trois
religions ont alors partagé certains concepts. Dans la Chine moderne, elles se
confondent la plus souvent en une religion syncrétique sans prêtres dont les
diverses pratiques utilisent parfois les même s temples.
Les écoles
religieuses taoïstes
Dans la
croyance taoïste, le corps physique est mortel dans la mesure où il s’éloigne
du Tao. En conséquence, la préservation et le développement de l’énergie
vitale, (le qi), par des exercices de respiration et d’autres techniques y
compris alchimiques pourraient permettre d'amener le corps en harmonie avec le
Tao et d’atteindre ainsi l’immortalité. Cette quête taoïste demeura longtemps
au coeur de la culture chinoise Sous l’influence ultérieure du bouddhisme, on y
ajouta la pratique des bonnes actions. Au 2ème siècle après J.-C.,
Zhang Ling se proclama "Maître céleste" au nom de Lao Tseu. Celui-ci
devint alors l'homme qui avait donné vie à la terre. Ainsi naquit l'école patrilinéaire
des "Maîtres Célestes" qui fleurit en Chine jusqu'à l'instauration du
régime communiste. Son siège est maintenant à Taiwan.
Parmi les
autres écoles du taoïsme religieux, la seule qui ait actuellement survécu est
celle de la "Perfection Totale", une école monastique fondée sous les
Yuan. Les taoïsmes religieux et philosophique ont aussi exercé une influence
sur la diaspora chinoise. Ils ont été diffusés en Corée et au Japon où ils
influencèrent le Shinto originel. Le zen japonais et le bouddhisme Chan en sont
très proches. Par ailleurs, les techniques militaires décrites par Lao Tseu ont
fait évoluer les méthodes individuelles. Les hommes de l’époque ont différencié
philosophiquement deux pratiques de combat, l’une cherchant à les doter d’une
arme de mort, l’autre à les élever spirituellement. On trouve là les origines
de la dangereuse boxe de Shaolin, source du Karaté, et l'art de l'esquive
caractérisant le Jiu- jitsu.
L'actuel
syncrétisme religieux chinois a produit des comportements cultuels qui sont à
la fois des philosophies et des religions. De façon étonnante, aucun ne fait
cependant appel à la notion d'un créateur du Monde ou d'un souverain Maître de
l'univers. Ils révèrent des forces naturelles, des principes cosmogoniques, des
personnages historiques ou légendaires déifiés. Ils y ajoutent le culte des
ancêtres, la pratique de vertus cardinales ou morales traditionnelles ainsi que
la recherche d'une certaine forme d'immortalité. Las actes des hommes ne
doivent pas marquer la nature. Des offrandes peuvent être faites dans les
temples. Elles sont même parfois carnées chez les Confucéens. Les autres
fidèles tiennent les idéaux végétariens en haute estime comme en témoigne la
forte progression actuelle du végétarisme.
Le Yin-Yang
ou Taijitu
Le concept
central du Taoïsme, le Dao, est partagé par le Confucianisme et même par une
partie des Bouddhistes, mais les uns et les autres l'interprètent cependant
différemment. Aux yeux des Occidentaux, l'aspect le plus caractéristique du
Taoïsme est celui développé par l'école du Yin Yang dont les symboles
entrelacés signifieraient la structure de la nature manifestée. Ils feraient
référence aux cotés ombrés d'une colline ou d'une vallée dont les aspects
contrastés auraient attiré l'attention des Maîtres. Pour cette école, le Yin
est l'énergie femelle et son reflet lunaire, la froideur, l'obscurité et la
passivité, et le Yang est l'énergie solaire, la force mâle, la lumière et la
chaleur. Le Yin et le Yang sont des principes totalement indépendants, sans
aucune notion de valeur relative, de bien ni de mal. Elles ne peuvent jamais
exister l'une sans l'autre et se complètent mutuellement, assurant l'équilibre
de toute existence.
L'utilisation
du Taï Ji peut prendre un sens implicite en fonction de son orientation. Dans
le tableau ci-dessus, ce sens est YIN pour le symbole bleu et le restera si on
le remet à l'endroit. Il est Yang pour le rouge. Le sens est renforcé par
l'association avec une couleur. Ici, les couleurs renforcent les polarités
des symboles. Autour des spirales du Taï Ji des groupes de trois bâtonnets sont
disposés en octogone. Certains sont rompus, d'autres ne le sont pas. Il s'agit
d'une autre forme symbolique du développement de la théorie taoïste des deux
Yi, (les deux principes fondamentaux résidant au sein du Dao). Le tiret
interrompu symbolise le Yin et le tiret continu représente le Yang. Les deux
Yi, le Yin et le Yang, pris deux à deux, produisent quatre combinaisons
particulières, les quatre formes, (les quatre Xiang), qui engendrent eux-mêmes
les huit trigrammes spécifiques du Ba Gua, la couronne entourant le Taï Ji.
Le Yi-Jing, ou Livre des Mutations, n'est
pas un livre taoïste
Le Yi-Jing (ou Yi King) est un ouvrage majeur de la Chine antique. Il a
été élaboré plus de mille ans avant notre ère, et les parties les plus
anciennes remonteraient à la première dynastie des Zhou occidentaux. La
tradition chinoise en attribue la composition à quatre sages, Fo Hi, le roi
Wen, le duc de Zhou, et Confucius. Le système complexifie les trigrammes inventés
par le légendaire Fuxi, en les combinant et en ajoutant les points cardinaux.
Le Yi King n'est donc pas vraiment un livre. C'est plutôt un traité technique
dont la finalité est de systématiser l'interprétation d'hexagrammes oraculaires
en les reliant aux états du Monde et à leurs évolutions. Il est destiné à
faciliter la prise de décisions et la résolution des problèmes par la
divination. Le Yi King ne paraît pas être constitutif du Taoïsme mais semble
demeurer son compagnon constant. Il l'a précédé, l'a côtoyé, et survivra
probablement à son affaiblissement actuel.
CHAPITRE 11
Le Cao Daï
indochinois
Introduction
Le Cao Dai
est la troisième religion du Vietnam. Elle a été fondée dans les années vingt à
Tây Ninh, près de Saigon, par un adepte taoïste nommé Ngô Van Chiêun. C'est une
religion syncrétique qui tente d'unifier les concepts du bouddhisme, du
confucianisme, du taoïsme, du christianisme, de l'islam, du judaïsme, et même
de quelques formes locales d'animisme. Le nombre actuel des fidèles est mal
connu en raison de la situation politique du pays. Il se situe entre deux et
quatre millions dont les deux tiers étaient originellement bouddhistes.
Le Caodaïsme admet fraternellement tous les hommes de bonne volonté sans distinction
de croyance, de race, ni de rang social. C'est sur la ferveur et les mérites
des fidèles que se bâtit la hiérarchie. Les Caodaïstes sont monothéistes. Ils
croient en un seul dieu dont le même esprit s'est manifesté chez divers grands
sages et prophètes tels Lao-tseu, Confucius, Bouddha, Moïse, Jésus ou Mahomet.
On trouve aussi au Vietnam une autre religion syncrétique assez analogue, issue
du Bouddhisme, le Hoa Hao. Elle compte au moins deux millions de fidèles et
réunit bouddhisme, taoïsme, confucianisme et culte des ancêtres, mais elle
exclut les autres confessions.
Ngô Van Chiêun, le fondateur taoïste de la religion caodaïste en 1919,
était un fonctionnaire annamite, délégué administratif dans l’île de Phu Quôc
au Siam. Il pratiquait le spiritisme et découvrit l'existence d'un monde
occulte. Il travaillait avec des médiums qui le mirent un jour en contact avec
un "Esprit Supérieur" répondant à l'étrange appellation de "Cao
Dai", Le Palais suprême. En 1926, Ngô Van Chiêun rencontra d'autres
spirites qui utilisaient des tables frappantes qu'ils remplacèrent bientôt par
un accessoire préconisé par Allan Kardec, la «corbeille à bec», dont la tête
écrit directement les messages reçus. Les communications devinrent alors plus
rapides, plus abondantes et moins fatigantes. Le 24 Décembre 1925, jour de
Noël, l'Esprit connu sous le nom de Cao Dai se révéla comme étant l'Être
Suprême et conseilla de le représenter sous la forme symbolique d'un oeil
toujours ouvert signifiant l'omniprésence de Dieu. Usant de la voie spirite, la
manifestation divine évitait de soumettre la nouvelle religion à l'autorité
morale d'un Père fondateur qui aurait faire preuve d'intolérance. Favorisant
ses propres croyances et refusant les vérités proclamées par d'autres
religions, il en eut altéré l'universalité.
Le Cao Dai étonne par l'étendue de son syncrétisme et de sa
tolérance. Il surprend encore, et doublement, par l'utilisation du symbole
maçonnique de l'oeil ouvert dans un triangle, puis par l'utilisation du canal
spirite dans sa révélation fondatrice. Ce n'est pourtant pas, en soi, plus
scandaleux, (au sens étymologique), que l'illumination reçue par de nombreux
fondateurs. Les voies de Dieu ne sont elles pas impénétrables? Après la
révélation de la divinité de l'Esprit invoqué, Ngô Van Chiêun recruta plus de
vingt mille fidèles en deux mois. La nouvelle religion d'étendit rapidement et
il en devint rapidement le grand prêtre. Il fit construire près de Saigon la
cathédrale de Tay Ninh avec dôme et clochers. C'est un temple immense et
merveilleux qui comprend une longue et haute nef très décorée appuyée sur des
rangées de colonnes enroulées de dragons. Au fond se dresse un autel sur lequel
repose une énorme sphère lumineuse représentant l'univers. C'est le "Globe
du Très-Haut", fait d'une ossature de bambou tendue d’étoffe transparente.
Il est illuminé de l'intérieur par une lampe perpétuelle qui figure l'âme de
tous les vivants. L’œil rayonnant de Cao Daï y est représenté sur un fond de
nuages et d’étoiles.
Le Cao-Dai
et le Hoa Hao ont parfois des attitudes surprenantes. Issues du Bouddhisme, ces
groupes sont végétariens et s'interdisent le meurtre et la violence. Cependant,
à partir de 1940, ils se politisèrent et constituèrent des milices armées qui
intervinrent dans les conflits régionaux. L'armée privée du Cao Dai soutint
ainsi les envahisseurs lors de l'invasion japonaise. Associée à de nombreuses
dissensions internes, cette attitude amena l'autorité coloniale française à
fermer les temples et à en déporter les dirigeants à Madagascar en 1941. Après
la guerre, la situation s'améliora progressivement et la liberté des cultes fit
rétablie. Pendant le conflit indochinois, le Coa-Dai joignit d'abord le front
du Viêt Minh puis appuya l'armée française. En 1954, les accords de paix signés
à Genève mirent fin à cette situation ambiguë, mais les groupes armés religieux
restèrent en activité. Le Président du nouveau Vietnam, Ngö Dinh Diêm,
décida alors de briser la puissance de ces milices privées en les intégrant de
force dans l'armée nationale. En 1956, les hauts dignitaires s'engagèrent enfin
à revenir à des activités strictement religieuses, rendant au Cao-Dai sa
traditionnelle sérénité.
La religion
du Cao Daï
Le
Caodaïsme est une doctrine visant essentiellement à la fusion des trois
principales religions de l'Orient, le Bouddhisme, le Taoïsme, et le
Confucianisme, dont elle recommande de vénérer les fondateurs comme l'on vénère
le Christ en Occident. Pour réaliser l'unité fraternelle des religions, le
Caodaïsme pratique une très large tolérance envers toutes les formes de foi
religieuse, acceptant même les adeptes de l'antique "Culte des
Génies" et ceux du Christianisme. L'appellation Cao-Dai est le nom
symbolique choisi par l'Être Suprême qui s'est révélé au fondateur de la
nouvelle religion par la voie de la médiumnité. Le Caodaïsme tend à concilier
toutes les convictions religieuses tout en s'adaptant à tous les degrés de
l'évolution spirituelle. Le Caodaïsme croit en un seul Dieu, c'est à dire à un
grand Être dont l'Esprit s'est manifesté aux grands sages et aux prophètes tels
Moïse, Jésus, Mahomet, Bouddha, Confucius et Lao-tseu. L’Être suprême, s’était
déjà manifesté dans Bouddha et Jésus-Christ au cours des deux grandes périodes
antérieures. C'est pourquoi le nom complet du caodaïsme est "Daï dao tam
ky phô do" qui signifie "la grande voie de la troisième période
qui délivre les âmes captives aux enfers". Les caodaïstes nomment
cette délivrance « amnistie ».
Inspirée
pour une grande part des doctrines des anciennes religions orientales, le
Caodaïsme en reconnaît les principes comme étant des vérités éternelles,
exprimant la Loi Divine essentielle. Cependant, lorsqu'elle considère que
certaines de ces vérités ont été altérées ou déformées par la superstition ou
l'ignorance, la nouvelle religion se propose de rétablir leur véritable sens.
L'enseignement général du Cao-Dai est résumé dans les formules suivantes. Au
plan moral, il rappelle les devoirs de l'homme envers lui-même, sa famille, la
société et l'Humanité. Au plan philosophique, il enseigne le mépris des
honneurs, de la richesse, du luxe et des servitudes liées à la matière et
préconise la recherche de la tranquillité de l'âme. Au plan cultuel, il prône
l'adoration de Dieu, Père de tous, et la vénération des Esprits Supérieurs. Le
Cao-Dai admet le culte des ancêtres mais proscrit les offrandes carnées et les
papiers votifs. Au plan spiritualiste, il croit en la survivance de l'âme et à
son évolution par les réincarnations, ainsi qu'aux conséquences posthumes des
actions humaines réglées par la loi du karma. Au plan vue initiatique, il
révèle aux adeptes qui s'en montrent dignes, les vérités permettant d'engager
le processus d'évolution spirituelle menant à la béatitude.
Le nombre
des fidèles caodaïstes exige un important clergé. Il comporterait 3.115 membres
élus et hiérarchisés dont un Pape, (Duc Giao Tông), 3 Cardinaux
Censeurs, (Chuong Phap), 3 Cardinaux régulateurs du culte, (Dâu Su),
36 Archevêques, 72 Évêques et 3000 Prêtres. Le fondateur avait prévu un
Bouddha, deux ou trois Immortels, trente six Saints, soixante douze Sages, et
trois mille Prêtres. Les tenues sacerdotales sont distinctives. Le
Pape porte une robe blanche brodée du "Bat Quai", (les 8
trigrammes) et il est coiffé de la Mitre pontificale. Les 3114 autres
dignitaires sont répartis en trois branches portant des tenues de couleurs
différentes. Les "Thai Thanh" représentent la branche du
Bouddhisme et portent des vêtements jaunes. Les "Thuong Thanh",
les Taoistes, sont vêtus de bleu, et les "Ngoc Thanh" confucianistes
sont en rouge. Dans les trois branches, il y a un nombre illimité
d'élèves-prêtres. Comme les fidèles, ils sont vêtus de blanc. Un collège
féminin a ses propres dignitaires avec une "femme cardinal" à sa
tête. Cette Vénérable a les mêmes devoirs et les mêmes pouvoirs que ses
homologues masculins. Elle a donc autorité sur les prêtres masculins.
Cependant, le collège féminin n’est pas éligible pour occuper les titres de
Pape ni de Censeur
La
structure hiérarchisée du clergé reflète le schéma de la conception du Monde selon
le Cao Dai. On retrouve le même concept trinitaire dans l'architecture du grand
temple de Tay Ninh. Au fond se situe le "bát-quái-Çài", le
Temple Octogonal de la Direction Divine. Il figure l’âme de la religion. On y
trouve l’autel consacré à Dieu et aux esprits supérieurs, tels les bouddhas,
les immortels, les saints et les génies. C'est la partie très sacrée du
sanctuaire, réservée au divin. Plus bas, on trouve le "hiŒp-thiên-Çài",
le Temple de l’Alliance Divine. Il représente l’organe de la communication
entre le monde invisible et le nôtre. C'est également un lieu sacré qui est
réservé au pouvoir spirituel. Les plus hauts dignitaires s'y mettent en liaison
spirite et spirituelle avec la divinité et ses émanations, et ils y élaborent
les lois religieuses. Enfin, plus éloigné de l'autel, s'étend la grande nef du "cºu-trùng-Çài",
le Temple des Neuf Degrés de l’Évolution, qui représente le corps de la
religion, la partie physique du Monde. Cette partie du temple est accessible à
tout le clergé, des plus hauts dignitaires jusqu'au reste de la hiérarchie. On
y célèbre les offices et les divers actes du culte. Les hommes s'y
tiennent à droite et les femmes à gauche, et ils gagnent les étages par des
escaliers différents.
Les
adeptes du Caodaïsme se répartissent en deux degrés, le "thuong
thua", le degré supérieur, et le "ha thua", le degré
inférieur. Tous les religieux proprement dits, des dignitaires aux simples
moines, constituent le premier degré. Ils s'alimentent de façon exclusivement
végétarienne et respectent certaines obligations rituelles et cultuelles. Ils
s'interdisent tout luxe et toute relation sexuelle, et leur vie est entièrement
vouée au service de la religion. Les autres fidèles constituent la masse des
croyants. Ce sont des adeptes du second degré qui vivent de façon ordinaire.
Leurs obligations religieuses consistent à pratiquer le culte quotidien et à
observer les règles de conduite prescrites par le nouveau code religieux, le Tân
luat. Tous les fidèles sont astreints aux "Ngu gioi cam",
les 5 interdictions tirées de la morale bouddhique, ne pas tuer, ne pas être
cupide, ne pas commettre d'acte de luxure, ne pas faire grande chère, ne pas
pécher en paroles. Les adeptes du second degré doivent arriver progressivement
à l'alimentation végétarienne. Ils commencent par s'abstenir d'aliments
carnés un nombre déterminé de jours par mois. Ils débutent par le "soc
vong", un régime temporaire de deux jours par mois, passent au "luc
trai", (six jours), puis au "thap trai", (dix jours), et enfin
au mois complet.
Les objets sacrés sur l’autel Cao Daï
Au centre,
en dessous de l’Oeil divin, la "Lampe du Premier Principe ou de la
Monade" brille jour et nuit. Elle symbolise le TAO qui illumine tout
l'Univers, et elle est aussi "La Lampe de la Conscience" qui illumine
chaque homme. Un vase de fleurs de cinq couleurs est placé sur la gauche. Un
plateau de fruits est placé sur la droite. Une tasse d'eau pure est disposée du
côté des fleurs et une tasse de thé du côté des fruits. Elles représentent respectivement
le "Principe Positif ou Yang et le Principe Négatif ou Yin". Entre
les deux tasses sont posés trois verres d'alcool. Ensemble, les fleurs,
l'alcool et le thé représentent les "Trois Précieux Éléments"
constitutifs de l'être humain. Dans cette symbolique ternaire, les fleurs représentent
le "Sperme ou l'Essence" de la matière, l'alcool représente le
"Souffle ou l'Énergie vitale", et le thé représente "l'Esprit
Divin ou le Principe Intelligent".
En avant
et au milieu de l'autel, il y a un brûle-parfum. On y brûle cinq baguettes
d'encens à chaque séance de prière. Ces cinq baguettes d'encens représentent
les cinq organes internes de l'homme, le coeur, le foie, l'estomac, les poumons
et les reins. Ils correspondent respectivement aux cinq éléments composant
l'univers dans la tradition chinoise, le Feu, le Bois, la Terre, le Métal, et
l'Eau. Le nombre cinq est aussi celui des cinq degrés croissants de
l’initiation. Enfin, à droite et à gauche du brûle-parfums, se trouvent
deux chandeliers avec deux bougies blanches qui représentent encore la
dyade du Yin et du Yang. L'ensemble veut signifier que le pratiquant qui unifie
en lui les Trois Précieux Éléments, l'Essence de la matière, le Souffle vital
et l'Esprit divin, en s'aidant des méthodes et techniques de la méditation
caodaïste parvient à l'Illumination et se crée un deuxième corps d'éther
invisible avec lequel, au moment de la mort de son corps physique, son
esprit regagnera le Séjour des Bienheureux.
Les cinq baguettes sur l'autel du
Cao Dai symbolisent les cinq degrés de l’initiation bouddhique, la pureté, la
méditation, la sagesse, la connaissance supérieure, la libération karmique.
L'adepte initié doit pratiquer la méditation. Cet exercice l'aide à se détacher
du Monde pour arriver à une intimité avec le Soi Supérieur, cet Être qui réside
secrètement à l'intérieur de chaque homme. Dans ce recueillement de l'âme
recherchant l'identification avec l'Âme universelle, l'adepte dissipe les
illusions du monde et découvre les vérités essentielles.
Aspects du
Culte
Même si
des religions comme le Christianisme occidental ont été secondairement
intégrées au projet, l'unification des trois grandes religions orientales,
Bouddhisme, Taoïsme et Confucianisme, constitue l'objectif majeur du Caodaïsme.
Le concept essentiel est celui du Tao qui désigne la force, le souffle de
l'infini immense et sans forme préexistant à l'Univers. En "Cela"
existent deux principes opposés et complémentaires, le Yang positif, et le Yin
négatif. Il s'unissent pour donner naissance à la Grande Source de Lumière
Divine et à l'Être Suprême appelé Dieu, source de toutes choses. Sur le plan
terrestre, le Tao est à la fois l'énergie et la voie mystique que suivent les
âmes incarnées par erreur dans le monde terrestre pour revenir vers leur nature
et leur demeure premières. Pour les aider dans cette démarche, Dieu est
intervenu au cours de deux périodes dans le passé, en s'incarnant dans des
êtres humains. Cela permit la fondation de nombreuses religions, mais elles
n'ont pas atteint complètement leurs buts. Dans une humanité aujourd'hui plus
évoluée, le mot "Cao Dai" a été donné par Dieu pour désigner son
intervention par la voie du spiritisme, en cette troisième période d'amnistie,
c'est à dire de pardon ou de rachat des âmes.
Il y
aurait eu deux périodes de manifestations divines avant cette troisième période
actuelle du Coa Dai. La première période date de plus de 2500 ans
avant J.-C. Les religions suivantes furent alors créées, l'Humanisme par
l'Empereur Fou-Hy (4477-4363 avant J.-C.) en Chine, le Culte des Saints en
Chine par l'Empereur de la Littérature (Van Xuong Dê Quân), le Judaïsme en Asie
Mineure par Moïse, le Taoïsme en Chine par le Maître Suprême du Tao (Thai
Thuong Dao Tô), le Bouddhisme par le Très Ancien Bouddha Dîpankara (Nhiên
Dang Cô Phât) et l'ancien Bouddha Amitabha (A Di Dà Phât) en Inde, et le
Védisme ou Brahmanisme primitif en Inde également. Le seconde période commence
au 5e siècle avant J.-C. et se termine vars l'an 1500. De nouvelles religions
apparurent, le Confucianisme fondé par Confucius en Chine, le Culte des Génies
par Khuong Thai Công en Chine, le Christianisme par Jésus Christ en Judée,
l'Islam par Mahomet en Arabie, le Taoïsme par Lao Tseu en Chine, ou le
Bouddhisme par Cakyamuni en Inde. En cette Troisième Période, pour le salut de
l'humanité, Dieu lui même aurait fondé le Caodaïsme sous le nom "Cao ñài
Tiên Ông ñåi BÒ Tát Ma-Ha-Tát" (L'Immortel Bodhisattva-Mahâsattva Cao
Dai).
Dans le temple
de Tây Ninh, on vénère les statues
ou images de Confucius, de Laozi, du Bouddha, du Christ, de Quan Vo, (général
chinois divinisé), de Li Taibo, (grand poète taoïste), ou de la déesse
bouddhique Quan Am. De façon plus surprenante, on invoque aussi Jeanne d’Arc, Shakespeare,
Pasteur, Lénine, Churchill, Camille Flammarion, le spirite Allan Kardec, Sun
Yat-sen et surtout Victor Hugo (auteur des "Misérables"),
quoique le poète ne soit pas en France un modèle de vertu. Face à
la lampe sphérique figurant la Monade universelle, on fait chaque jour
des offrandes et l’on dit des prières à six heures, midi, dix-huit heures et
minuit. Puis on chante un hymne en l’honneur de Dieu et des Trois Grands Saints. Lors des
grandes cérémonies, un prêtre conduit les prières et les hymnes. Des fleurs, de
l’alcool, du thé et cinq baguettes d’encens sont offerts sur l'autel durant le
culte. Les fleurs symbolisent le sperme, Tinh, l'essence de la matière,
l’alcool, le souffle vital, Khi, et le thé, l’esprit, Than, les
trois composantes essentielles de l’homme. Dans la pureté du coeur, on travaille
à transformer l’énergie vitale en énergie mentale, puis en énergie spirituelle.
Et les cinq baguettes d'encens symbolisent les cinq degrés de l’initiation
bouddhique.
Être
Caodaïste
Le Cao Dai
est une religion austère qui demande à ses adeptes un engagement important. Les
candidats doivent être parrainés par deux adeptes qui initient le catéchumène à
la doctrine aux lois de la religion. Le jour de son adhésion, le néophyte fait
acte de foi devant l'autel. Un dignitaire vient alors installer "l'autel divin"
chez le nouveau converti. Le culte caodaïste est un acte d'adoration. La prière
altruiste doit être journellement pratiquée par les fidèles, et elle est
considérée comme nécessaire au salut des âmes. Pour être admis à l'Initiation,
la première condition est une totale pureté, du corps, des actes, du langage,
et de la pensée. La conversion confère le titre d'adepte. Il y a deux
catégories d'adeptes. Ceux du degré inférieur, (Ha Thua), ont encore des
attaches avec le monde et suivent un régime végétarien partiel. Ils doivent
observer les "cinq interdictions" et les autres lois
religieuses applicables à leur catégorie. Ceux du degré supérieur, (Thuong
Thua), suivent un régime exclusivement végétarien. En plus des "cinq
interdictions", ils se conforment aux "quatre principales
observances". Les adeptes du degré inférieur qui respectent les
obligations peuvent être admis à recevoir un début d'initiation dans des
cellules de méditation.
Les cinq
interdictions s'imposent à tous les fidèles. 1 - Ne pas tuer les êtres
vivants. 2 - Ne pas être cupide, ne pas voler ni garder un objet trouvé, ni se
livrer aux jeux d'agent. 3 - Ne pas commettre d'acte de luxure, ne pas prendre
la femme d'un autre ni exciter à l'amour par des paroles flatteuses. 4 - Ne pas
faire grande chère, éviter tout excés de table et se garder de l'ivresse, ne
pas user de boissons enivrantes ni de mets recherchés. 5 - Ne pas pécher en
parole ni mentir, ne pas tromper ni altérer la vérité, ne pas se vanter,
ni juger ou se moquer des autres, ne pas pousser à la haine ni prononcer
d'injures, ni blasphémer, ni manquer à sa parole. Les adeptes du degré
supérieur doivent aussi suivre les quatre observances. 1 - Obéir aux ordres des
supérieurs, accepter les suggestions des inférieurs, se montrer poli envers
tout le monde, reconnaître ses torts et s'en repentir. 2 - Ne pas tirer vanité
de ses talents, s'oublier pour les autres et les aider dans la religion, se
garder des rancunes personnelles. 3 - Être d'une honnêteté absolue en matière
d'argent. Enseigner sans hauteur et sans morgue. Conseiller sans irrévérence. 4
- Conserver une attitude respectueuse vis à vis des supérieurs, présents ou
absents. Placer l'intérêt général avant l'intérêt personnel.
Le Cao Dai
pourrait être comparé à la religion syncrétique chinoise. Cependant, le Cao Dai
respecte toutes les croyances d'autrui quand elles ne conduisent pas au
fanatisme et à l'hérésie. En dehors de l'adoration fondamentale du Dieu
Suprême, ses adeptes peuvent librement vénérer d'autres dieux s'ils ont conquis
leur cœur. Les Caodaïstes considèrent que les autres religions émanent aussi de
la divinité. Ils admettent toute religion fondée sur les révélations de la
conscience et du cœur ou sur la nature psychique de l'individu et sur les
sentiments d'amour et de solidarité de la société humaine. Dans une attitude de
très grande tolérance, ils tendent donc à synthétiser tous les systèmes
religieux et philosophiques pour essayer de satisfaire au besoin de certitude
métaphysique des âmes contemporaines. Ils ignorent également l'esprit de race
et les patries terrestres et les confondent toutes dans l'Unité divine
embrassant tout l'univers. Ils témoignent de fraternité envers tous les hommes
et de bonté envers les animaux, et même envers les végétaux. Les Caodaïstes
doivent se vouer en toute circonstance au service du prochain. Ils doivent être
prêts à aider leurs semblables et à tendre une main secourable à tous ceux qui
ont besoin de son aide.
CHAPITRE 12
Le Jaïnisme
La svastika
dans le Jaïnisme
Étrange rencontre que celle de l'antique
symbole de la non violence la plus absolue avec celui du brutal et récent
mouvement nazi. La svastika est une image habituelle de la destinée cyclique de
l'univers dans diverses religions orientales. Pointant vers la droite, elle
symbolise sa construction ou son évolution tandis que vers la gauche, elle
représente son involution ou sa destruction. La svastika est encore plus
importante dans le Jaïnisme où, avec le cobra à sept têtes, elle figure aussi
le septième saint, Thîthankara Suparshvanâtha. Les Thîthankara sont les 720
maîtres jaïns divinisés après avoir atteint la libération de l'âme par la
résolution de leur karma. Mais les Jaïns utilisent aussi d'autres symboles.
Origine du Jaïnisme
Le
Jaïnisme est un mouvement religieux indien indépendant du Bouddhisme.
Cependant, comme lui, c'est à la fois une religion et une philosophie. Le
Jaïnisme aurait été fondé par le réformateur Pärshvanatha, fils d’un roi de
Bénarès. Parvenu à la connaissance suprême par la méditation et l’ascèse, ce
prophète aurait unifié différentes chapelles et fait connaître la Loi jaïna à
ses nombreux disciples, avant de se laisser mourir de faim. D'autres sources
considèrent que le véritable fondateur du Jaïnisme fut son successeur,
Mahâvira, le 24e et dernier des grands guides spirituels de la tradition jaina.
Il réforma la religion des Jaïns au 6e siècle avant J.C. et en durcit la
discipline. Le Jaïnisme semble être antérieur à l’hindouisme. Les Védas,
écritures sacrées hindouistes très anciennes, indiquent que les Jaïns sont les
premiers Tirthankara, (les Maîtres
divinisés). La différence essentielle entre la spiritualité jaïniste et
l’hindouiste, c'est que le Jaïnisme est une religion sans dieu. Pour les Jaïns,
le divin réside dans tous les êtres vivants mais pas dans l'inanimé. C'est un
concept dualiste qui différencie JIVA,
l'âme, et AJIVA, la matière. La
Jiva est l’énergie sensible de la conscience, de la connaissance et de
l’intuition. L’Ajiva est ce qui ne contient pas cette énergie sensible. Il y
aurait actuellement 5 millions de Jaïns en Inde et dans d'autres pays.
Le
Jaïnisme est une philosophie basée sur le principe de la non violence. C'est l'AHIMSA,
la règle éthique suprême. La règle va bien au-delà de l’abstention de toute
violence. Elle requiert la sollicitude et l’amour dans le comportement
quotidien. Pour les jaïns, l'Ahimsa signifie la non violence assumée en
permanence dans la pensée, dans les paroles et dans les actes. Ce principe
fondamental n’admet aucune dérogation ni incitation active ou passive à la
violence. Il exige une considération attentive des relations établies avec tous
les êtres vivants. L’engagement jaïna influence la vie de tous les jours. Les
Jaïns sont végétariens mais la pratique du végétarisme n'est qu'un principe
parmi d’autres. Les Jaïns doivent être vertueux et sont tenus d'exercer une
profession accordée à leur philosophie. En effet, dans le Jaïnisme, chaque
pensée, chaque mot, chaque acte, est une cause qui entraîne une conséquence, un
karma, une charge qui lie l'âme à la matière. La violence, l’avidité et la
haine alourdissent cette charge et renforcent ce lien, tandis que la quête de
connaissance et les bonnes actions, l’affaiblissent. Le but de la vie est de se
libérer du lien karmique. L’âme doit se détacher de la matière et mourir en
état de liberté pour sortir du cycle des réincarnations. Les saints
Tirthankaras dont les statues sont honorées dans les temples auraient réalisé
cette libération.
La seconde
règle éthique de la philosophie jaïna est l’ANEKANTAVADA. Elle incite à
comprendre la relativité de ce qui est perçu de la réalité qui est trop
complexe pour être envisagée d'un seul point de vue. Il faut donc l'appréhender
sous divers aspects pour en prendre une certaine connaissance. Ceci implique
une grande tolérance à l'égard de l'avis des autres, et les Jaïns n'imposent
pas leurs opinions par la violence verbale. Les Jaïns appliquent le principe de
non violence, (ou de non nuisance), de la façon la plus large possible. Ils ne
consomment aucune chair animale, n'acceptant que les végétaux et des produits
laitiers. Les plus stricts s'abstiennent aussi de racines pour ne pas blesser
de petits animaux en les extrayant du sol. De nombreux moines et nones, et même
les laïcs, prononcent des voeux d'ascétisme , plus ou moins contraignants
selon leur état. Cette attitude devrait les amener à une plus grande pureté et
les détacher de l'avidité pour les biens matériels. Les religieux portent
généralement sur eux un petit balai ou un plumeau caractéristique avec lequel
ils nettoient le sol de la poussière et des insectes avant de s'asseoir. Les
moines sont répartis en deux écoles qui travaillent ensemble. Les
"Shvetambaras" sont simplement habillés d'un tissu blanc. Les
"Digambaras" sont "habillés par le ciel" et vivent
complètement nus, même en public.
La doctrine et la cosmogonie jaïna
La
doctrine Jaïna comporte trois fondements, les trois joyaux de la connaissance,
de la foi, et de la conduite. La connaissance est l’attribut essentiel de
l’âme. Elle repose sur les perceptions sensorielles qui permettent de
comprendre les véritables natures de l’espace et du temps. Les âmes,
éternellement vivantes, existent en nombre infini. Ces entités spirituelles
habitent les organismes corporels auxquels elles sont liées. Les organismes
possèdent plusieurs corps plus ou moins subtils, le corps physique des hommes
et des animaux, le corps de transformation des dieux et des démons, le corps de
transfert qui permet à certains hommes d’agir à distance, le corps ardent qui
donne l’énergie, et le corps karmique qui contient le poids du passé. L’âme
peut s’incarner dans les êtres mobiles d’espèces différentes mais aussi dans
des être immobiles. C’est le corps karmique, construit par les actes, qui cause
la servitude de l’âme, (pure de nature), tant qu’elle est attachée à un
organisme corporel, (impur de nature). Les liens de l’âme sont les passions
engendrées par le karma. Pour libérer l’âme, il faut se détacher des passions,
ce que permet la seule religion. A la mort, l’âme libérée de la matière
karmique rejoint le sommet de l’univers. Dans le cas contraire, elle reste dans
le corps karmique puis se réincarne dans une nouvelle existence, humaine,
divine, animale, ou infernale.
L'ancienneté de la religion jaïna a laissé tout le
temps nécessaire à l'élaboration d'une cosmogonie extraordinairement complexe
et structurée. Ici, l'espace est intemporel et composé de deux régions
concentriques. Comme une immense enveloppe indéfinie, un non monde ultra
cosmique vide et illimité entoure le cosmos où sont localisés tous les êtres
matériels ou animés, et où vivent aussi les âmes. Ce cosmos intérieur est
lui-même composé de trois mondes distincts superposés. Le supérieur est un
merveilleux monde divin. Le médian est le lieu matériel où vivent les hommes,
les animaux et les puissances stellaires. Le ténébreux monde inférieur est
rempli d'horreurs indescriptibles. Le temps régit le monde médian des hommes et
des astres qui tourne en reproduisant indéfiniment des conditions périodiques
analogues. Dans chacune de ces périodes, le Jaïnisme distingue deux phases,
l'une ascendante dans le bonheur et l'autre descendante dans le malheur, avec
chacune six degrés. Nous sommes malheureusement aujourd'hui dans le Kali-Yuga,
à la fin du cinquième degré de la phase descendante, l’âge de discorde et
d’hypocrisie. Au cours de cet âge de fer, la véracité, la pureté, la clémence,
la miséricorde, tous les principes de spiritualité, la mémoire, la durée de vie
et la force physique vont en se dégradant progressivement jusqu’à disparaître
presque complètement à la fin du cycle.
Le monde inférieur s'enracine sous le monde médian
des hommes. Il comprend sept régions superposées d'étendues croissantes avec la
profondeur. Des espaces importants les séparent. Ces lieux ténébreux sont
épouvantables, tantôt glacés, tantôt brûlants. Ils sont peuplés d'êtres
horribles ou misérables et de particules animales et végétales dont la
situation est en relation avec le poids de leur Karma. Dans les régions les
plus élevées vivent des divinités néfastes qui peuvent gagner le monde médian
des hommes. Les plus profondes sont des lieux infernaux peuplés par les âmes
des criminels. Le monde supérieur commence très au-delà des étoiles. Il compte
de nombreuses régions de pure beauté. Elles sont éclairées d'une brillante
lumière. De merveilleuses divinités y habitent, qui échappent aux lois
temporelles. Leur taille diminue avec la hauteur où elles siègent. La première
zone compte douze étages (kalpa) dont certains sont doubles. Comme les
communautés terrestres, ces domaines divins sont régis par des princes et leurs
épouses, leurs conseillers, leurs cours, et même leurs armées. Les divinités
des kalpa inférieurs vivent dans le luxe et la volupté mais le renoncement aux
désirs croit avec l'élévation dans les étages. Deux régions suivent également
découpées en plusieurs étages progressivement purifiés. Enfin, la coupole du
monde supérieur est le lieu de séjour des âmes libérées.
Entre ces deux extrêmes le monde médian est un
immense disque qui tourne autour du Mont Méru. C'est là que vivent les hommes
et les Génies stellaires avec les astres qu'ils gouvernent. Les continents
centraux ou lointains sont séparés par des océans. Le continent central
circulaire est appelé "Jambûdvïpa".
les différentes espèces humaines vivent dans une partie de ce lieu. C'est au
sud que se trouve l'Inde, le "Baratavarsa"
dont les frontières sont peuplées de barbares. Au delà habitent d'étranges
races humaines d'une beauté surprenante qui vivent librement à l'abri des lois
karmiques. Mais en Inde, ces lois régissent l'existence difficile des hommes
qui doivent y gagner leur délivrance. Dans ce monde vivent aussi de très
nombreux animaux et végétaux divers ainsi que d'innombrables animalcules et
particules dont certaines attendent encore leur première expérience karmique.
Des divinités le parcourent parfois, venant des mondes supérieurs ou inférieurs
pour y répande le bien et le mal. D'autres y résident de façon permanente,
comme les dieux locaux avec toutes leurs cours, ou les dieux régissant les
merveilleux chars des astres. Les cinq classes de dieux stellaires existent
tous en double, et les deux membres tournent autour du Mont Meru, à l'opposé
l'un de l'autre. Ainsi, au Nord comme au Sud de la montagne, au matin comme au
soir, on ne voit jamais qu'un soleil ou qu'une lune à la fois.
Le continent central circulaire du monde médian est
le "Jambûvïpa", ou "Île du Pommier rose", c'est-à-dire
l'Inde. Au Nord et au Sud du Mont Méru central, il est partagé en sept régions
par des chaînes de montagnes courant de l'Est à l'Ouest. Les rivières qui en
descendant vont se jeter dans l'océan circulaire qui entoure le continent. Le
Jambûvïpa, le Monde des Hommes, est soumis aux lois du temps et à celles du
karma. L'écoulement du temps dans ce monde est comparable à la rotation d'une
roue dont les périodes analogues appelée "éons" ou"kalpa"se
suivent en se répètant indéfiniment. Chaque Kalpa comporte deux phases de
chacune six degrés. L'humanité passe d'abord progressivement de la félicité la
plus élevée à la misère la plus noire. La roue continue de tourner et la
destinée reprend son cours en sens inverse, conduisant les hommes du malheur
total au bonheur complet. Au cours de chacune de ces très longues phases,
de nombreux personnages dits "éminents"
apparaissent. Parmi ceux-ci, on compte vingt-quatre prophètes, les "Jina" ou "Tirthamkara", (ou traceurs de gué) qui sont des
guides sur le chemin de la délivrance. S'y ajoutent douze "Souverains universels",
vingt-sept paladins ainsi que des législateurs. En ce cinquième âge qui est le
nôtre, nous serions aujourd'hui sur la fin d'une phase descendante ce qui explique
l'état misérable du Monde.
La communauté jaïna
Le
Jaïnisme est la plus ancienne "religion philosophie" du monde. On a
découvert dans la vallée de l'Indus des statues jaïns qui datent de plus de
3500 ans avant notre ère. Ses principes n'ont pas changé depuis 5000 ans. Son
influence en Inde demeure importante. Le Jaïnisme s'efforce d'y faire
disparaître le système des castes, il s’oppose à l’esclavage, il propose un
statut pour les intouchables et essaye de rendre les individus plus autonomes à
l'égard des superstitions. Zélateurs de la non violence, les Jaïns ont inspiré
la politique de Gandhi. Ils n’ont jamais essayé d'imposer leurs principes par
la force contrairement aux autres grandes religions, et ils acceptent tous ceux
qui voudraient y adhérer. L'appellation "Jaïn" vient du sanscrit Jina
dharma, la religion des Jina, c'est à dire des vainqueurs, des humains dont
l'âme a remporté la victoire. Tout le monde peut devenir un Jina. Il y a deux
catégories de Jina. On distingue les Jina ordinaires, qui sont simplement
soucieux de leur salut personnel, et ceux qui ont atteint la connaissance
suprême et montrent aux autres la voie de la libération. Ces guides
spirituels sont appelés "Tirthankaras". Les Jaïna ne croient pas en
un dieu créateur, et le monde serait incréé et éternel. Cependant, ils ne sont
pas athées. Ils croient que les seules véritables formes divines sont des êtres
qui ont réussis à libérer leurs âmes. Et une âme libérée devient un dieu.
L'activité
des Jaïna tend à briser le cycle des réincarnations de l'âme dans des formes
corporelles. Pour cela, ils doivent appliquer le principe de la non violence
afin de détacher les mauvaises particules karmiques de leur âme. Libérée, elle
sera promise à une infinité de bonheur, de connaissance, de perception, et de
pouvoir, devenant ainsi un dieu. Pour travailler à cette libération de l’âme,
il faut suivre des principes, ou vœux. Il y a deux sortes d'engagements. Les
fidèles laïques prononcent de petits vœux, en fonction de leurs possibilités,
et les religieux, moines ou ascètes, prononcent de grands voeux qu'ils
appliquent avec une grande rigueur. Le Jaïna s’engage à respecter cinq interdits,
ne pas nuire aux êtres vivants, ne pas mentir, ne pas voler, ne pas manquer à
la chasteté, ne pas s’attacher aux biens matériels. "Ahinsa", le
principe de non violence envers tous les vivants, conduit à ne pas manger de
viande, de poisson, ni même de miel, ne pas porter de cuir, de fourrure, de
soie ou autre matière nécessitant la mort d' un animal. Il ne faut pas tuer les
insectes dérangeants, éviter de les écraser en marchant ou qu'ils se noient
dans un seau, ou qu'ils se brûlent sur une bougie. etc.. Les ascètes balayent
le sol avant de marcher ou de s'asseoir pour ne pas écraser de petits insectes,
et ils se couvrent même la bouche d’un tissu blanc pour ne pas risquer d’en
avaler. "Ahinsa" est le vœu premier des Jaïna.
Le
principe de non violence est préconisé par beaucoup de religions mais les jaïns
en prescrivent la stricte application. Les voeux suivants découlent du principe
d'Ahinsa. Le second, "Satya", engage à ne pas mentir, ni
d'égarer dans la fausseté, et réfléchir avant de parler pour ne pas blesser par
ses paroles. "Asreya" est le vœu de l’honnêteté, ne pas voler ni
prendre ce qui n’a pas été donné. "Brahmacharya" concerne la
sexualité. Pureté sexuelle pour les laïques et chasteté pour les ascètes. Le
viol, la pédophilie, la zoophilie sont contraires à l’Ahinsa.
"Aparigraha" interdit l'avidité et toute forme d’attachement pour
l’argent et les biens matériels, et même pour les personnes. Par extension
c’est le voeu de restreindre les possessions qui attirent jalousie et violence.
Tous ces voeux conduisent à vaincre la nature matérielle par le travail
spirituel. Quatre vertus supplémentaires sont conseillées, "Maitri",
l'amitié envers tous les êtres vivants, "Pramoda", la joie de
rencontrer des êtres plus avancés, "Karunya" la compassion pour les
malheureux, "Madhasthya", l'indifférence envers la discourtoisie
subie. Dix vertus générales doivent être pratiquées, l'indulgence, la
sensibilité, la droiture, la pureté, la loyauté, la sobriété, l'austérité, le
renoncement, le détachement, et la chasteté. Ces principes purificateurs sont à
appliquer avec rigueur tant pour alléger le karma propre de chacun que pour
celui des autres.
Un Jaïn
est disciple d’un "Jina ou Tirthankara", un Maître spirituel. Le
"Sangha" actuel (communauté jaïne) est celui de Mahāvira. Il se
compose des Sādhus (moines), les Sādhvis (nonnes), les
Shrāvakās (hommes laïcs), les Shrāvikās (femmes laïques).
Le Jaïnisme a connu divers schismes qui ont engendré plusieurs sectes. Le
dernier a séparé les Digambara et les Svetambara qui interprètent différemment
la même doctrine. Les Digambara (vêtus de ciel), considèrent la nudité
(historique) comme absolument nécessaire à l'obtention du salut. Les Svetâmbara
(vêtus de blanc), assurent qu'elle n'est pas essentielle. Les Digambara disent
que la femme doit renaître sous la forme d'un homme pour obtenir la libération.
Les Svetâmbara affirment qu'elle est capable de la même réalisation
spirituelle. Les Digambara pensent qu'un ascète omniscient peut se passer de
nourriture, (inacceptable pour les Svetâmbara). D'autres différences mineures
concernent l'histoire du Jaïnisme, la parure de statues ou la nourriture des
ascètes. Les moines Svetâmbara mendient partout leur nourriture. Les Digambara
la prennent debout, dans la paume des mains, issue des seules maisons où leur
pensée secrète (sankalpa) est satisfaite. Les ascètes Svetâmbara
peuvent posséder quatorze objets utiles. Les Digambara n'en possèdent
que deux, un balai à plumes de paon (picchi) et un pot à eau en bois (kamandalu).
Dans la recherche
de son salut, l'âme est paralysée car elle est emprisonnée dans son association
avec la matière karmique du Monde. Le cheminement vers sa libération passe par
la "Ratnatrayamarga", une triple voie marquée par le concept
remarquable de "Justesse". La JUSTESSE, c'est la
qualité de ce qui est juste, exact, pertinent, parfaitement approprié à son
intention. Il est demandé aux Jaïns d'avoir "la foi juste",
d'être convaincus de la justesse des principes fondamentaux du jaïnisme, d'être
exempt de perversité, de soutenir les principes jaïns, de détourner les gens
des superstitions, d'être exempt d’orgueil. Ils doivent aussi avoir "la
connaissance juste", celle des principes jaïns acquis par l’écoute et
la lecture des écritures, en les comprenant correctement et avec l’ouverture
d’esprit convenable. Il leur faut enfin mener "la conduite juste"
en parfait accord avec la foi et la connaissance justes. Il leur faut encore
distinguer la conduite imparfaite des laïques et la conduite sans réserve
des ascètes qui essayent de réaliser présentement leur salut. Seule la vie en
religion conduit à la Délivrance (siddhi). Á sept ans et demi, un enfant
peut entrer en noviciat pour devenir moine. Il est ensuite consacré. Les
cheveux rasés, il revêt la robe monastique, reçoit un nouveau nom, prononce les
cinq vœux et entre dans un groupe pour pratiquer la Loi, "l’Acarya"sous
la stricte direction d'un Maître.
Les engagements des
Jaïns
Le moine
Jaïn est itinérant, se tenant dehors sauf pendant la mousson. Il ne possède
qu'une pièce d’étoffe qu’il ne doit ni laver ni réparer, un bol à aumône, et un
plumeau pour écarter les insectes (plus un bandeau placé devant sa
bouche). Ses journées comptent quatre périodes, réservées chacune à une
occupation précise, étude, méditation, tournée d’aumône, sommeil. Il doit
étudier les textes rituels et les formules convenues. Il ne mange que le jour
pour éviter d'avaler des moucherons. Les repas journaliers sont soumis aux
prescriptions de jeûne. Le moine doit confesser ses défaillances et les
racheter par des pénitences. Membre de la communauté, il doit y pratiquer
l’entraide et dispenser son soutien spirituel aux laïcs. Ceux-ci sont
étroitement intégrés à la communauté et astreints, eux aussi, à l’observance de
vœux. Tout Jaina s’engage à respecter les cinq interdits, ne pas nuire aux
êtres vivants, ne pas mentir, ne pas s’approprier le bien d'autrui, être
chaste, ne pas s’attacher aux biens matériels, et de plus ne pas manger de
nuit. Pour les religieux, ces cinq interdits sont des vœux majeurs extrêmement
rigoureux. Les laïcs assurent la vie matérielle des religieux, construisent et
entretiennent des temples, et soutiennent les déshérités, y compris les animaux
vieux et malades qu’ils recueillent dans des hospices spéciaux.
Le laïc
n’est soumis qu’à des vœux mineurs, mais sa vie n'est pas facilitée pour
autant. Ceux-ci sont en effet complétés par sept règles de moralité. Le laïc
s’interdit toute action inutile ou risquée et limite ses activités dans
l'espace. Il s’imposer la modération et médite plusieurs fois par jour. Il
limiter ses occupations. Il jeûne le jour et veille la nuit au moins deux fois
par mois. Il distribue toutes sortes d’aumônes. La vie du laïc progressant en
perfection rejoint ainsi la vie religieuse. Certains Jaïns pratiquent le culte
des statues des Jinas (Maîtres) et allument une lampe devant elles. Les
cultes plus élaborés comportent des rites journaliers effectués dans un temple.
Certains jaïns ne révèrent pas les statues, préférant la méditation et
les prières silencieuses. Le culte peut prendre de nombreuses formes. Il
existe un rite du bain de la statue (snatra puja) qui symbolise celui du
Tirthankara nouveau-né fait par les êtres célestes, que l'on peut faire chez
soi. Il y a aussi une pratique comprenant une série de prières destinées à
ôter les karmas. Les Jaïns ne vénèrent pas un Dieu éternel auquel ils ne
croient pas. Le culte concerne seulement les grands êtres qui ont atteint la
Divinité par eux-mêmes. Il ne font pas de sacrifices ni d'offrandes quelconques
ni de prières dans le but spécifique d'en obtenir des faveurs.
La base
essentielle de la religion jaïna est l'ascèse comportementale qui conduirait à
la libération de l'âme. Dans la communauté jaïne, les laïcs demeurent
étroitement reliés aux ascètes. L'état laïc prépare à celui d'ascète. Les
règles prescrites pour les laïcs et pour les ascètes ne diffèrent pas en genre,
mais en degré. Les seconds doivent les pratiquer de façon rigoureuse. Lorsque
qu'un laïc a observé convenablement les règles et franchi les étapes
coutumières, il est qualifié pour devenir un ascète. Son admission est une
cérémonie d'ordination appelée diksha. L'étape ascétique prescrit un
complet renoncement complet au monde. Le seul objectif devient la libération de
l'âme (moksha). L'ascète abandonne toute entrave, (y compris les
vêtements pour les seuls moines Digambara). Les moines Svetambara
et toutes les nonnes portent des vêtements très simples, blancs ou orange. Par
le respect des voeux monastiques et la pratique des jeûnes, mortifications,
études et méditations, les moines essayent de se débarrasser des charges du karma
pour échapper à l’esclavage de la transmigration. L’ascèse jaïna comporte
douze sortes d'ascèse, six externes et six internes, et les Jains distinguent
quatorze niveaux de qualification spirituelle au sein desquels les individus
s’élèvent mais peuvent aussi redescendre au niveau inférieur.
L'examen
des austérités montre la rigueur du déni de soi que les ascètes ont à mener.
Jeûner, c'est manger moins que suffisant, ou n'accepter la nourriture qu'à
certaines conditions gardées secrètes, renoncer chaque jour à un aliment
plaisant ou non cuit. Les ascètes s'exercent constamment à jeûner et ont
élaboré une technique efficace au point d'accepter le jeûne absolu lorsque la mort
arrive. Même les laïcs peuvent être autorisés à jeûner jusqu’à en mourir.
L'ascète s'assoit ou dort dans un lieu retiré et mortifie son corps. Il
pratique la confession, le repentir, le respect, la modestie, l'assistance aux
autres ascètes, l'étude des écritures du Canon, l'abandon de l'attachement au
corps et la concentration de l'esprit. La méditation est l'exercice spirituel
le plus important. L'ascète doit aussi pratiquer un certain nombre d'observances
propres. Les digambrara observent les vingt règles coutumières avec une rigueur
progressive. Ils y ajoutent la nudité, l'arrachage manuel périodique des
cheveux, l'interdiction de se baigner, l'obligation de dormir sur un sol dur,
l'abstention de se laver les dents, l'obligation de manger debout et l'interdiction
de manger plus d'une fois chaque jour. Les grands Maîtres auraient conseillé la
modération dans l'application de ces dures règles de conduite qui reflètent la
rigidité dogmatique du Jaïnisme.
Le Festival de Bahubali
La statue
colossale de Bahubali est un monolithe de granit de 22 mètres de haut.
C'est actuellement l'une des deux plus grandes statues du Monde.
Sculptée en 981 de notre ère, elle a plus de mille ans.
Elle s'élève au sommet d'une colline qui surplombe la ville de Shravana Belgola.
Tous les douze ans, un grand festival très populaire est organisé.
La statue est successivement arrosée de plusieurs bains colorés et reçoit
diverses offrandes.
Le plus célèbre des lieux de pèlerinage jaïns en Inde
du Sud est celui de Shravana Belgola, au Karnataka. La colossale statue debout
du roi Bahubali s'élève en haut d'un escalier de 620 marches sur une colline de
145 mètres. Elle mesure 22 mètres de haut et 8 mètres de large. Ce monolithe
fut taillé il y a mille ans dans un énorme bloc de granite. Un temple à
galeries l'entoura ensuite. C'est la plus grande des statues de Bahubali
existantes en Inde. Dans les temples jaïns, les statues sont rituellement
entièrement lavées chaque jour. Ce rite quotidien n'est effectué que sur les
pieds de cette gigantesque sculpture. Cependant, tous les douze ans, un grand
échafaudage est construit afin d'arroser copieusement la statue d'un mélange
d'eau et d'offrandes colorées diverses. Avec chants et danses, des centaines de
milliers de fidèles assistent à ces cérémonies. Les dernières ont eu lieu en
1993 et 2006. Fils de Rishabha, le premier Tirthankara, Bahuli et son frère
Bharat étaient rois de royaumes voisins. Jaloux de son frère, Bharat lui
déclara la guerre. On la remplaça par un combat entre les frères. Vainqueur,
Bahubali devint le souverain commun. Troublé par ce combat, il décida
d'abandonner son royaume pour se consacrer à l'ascèse jusqu'à atteindre
l'illumination spirituelle. Et il demeura debout, nu, pendant des mois, dans
une contemplation continue, de sorte qu'une vigne s'enroula autour de son corps
CHAPITRE
13
Le Shintô Japonais
Le
Soleil, symbole du Japon.
Le Shintoïsme est la plus
ancienne religion du Japon. Il remonte à l'époque Yayoi qui dura six siècles,
du 3ème siècle avant au 3ème siècle après notre ère. Le Yayoi a succédé à
l'époque Jômon, datant de 8 000 ans. Le terme Yayoi désigne la culture
du Chalcolithique japonais qui vit les débuts de l'âge du bronze et de l'âge du
fer. C'est le nom du quartier de Tôkyô où en furent découverts les premiers
vestiges. Le mot Shintô est dérivé des racines chinoise shen et tao
qui évoquent un cheminement vers les dieux. L'équivalent japonais traditionnel
est le terme kami-no-michi qui a la même signification. Les divinités
vénérées par les adeptes du shintô sont les kami dont trois mille
sanctuaires, ou "jinja", parsèment le Japon. Les kami sont
innombrables. Il y en aurait des millions car le terme désigne toutes les
manifestations des forces ou les énergies actives ou latentes dans la nature. On
peut même considérer que chacun peut invoquer un kami personnel.
Histoire et Développement.
Le mot "Shinto" est dérivé des termes chinois shen et tao,
qui signifient approximativement "chemin vers les dieux." Le terme
japonais traditionnel est kami-no-michi, qui signifie également "le
chemin vers les dieux." À un niveau plus fondamental, l'appellation Shinto
se rapporte à la conscience spirituelle et aux pratiques rituelles qui sont
propres au peuple du Japon. Quoiqu'il embrasse une grande variété de croyances
et de pratiques, le Shinto ne reconnaît aucun fondateur ni n'adhère à aucune
foi particulière ni à aucune doctrine. Il faut savoir que les Japonais n'ont
aucun mot formel particulier pour signifier la "religion" en soi. La
définition des activités rituelles des gens passe donc simplement par la
description de ce qu'ils font. Le mot japonais matsuri signifie
"rites" ou "festivités." Traditionnellement, de nombreux
rites furent associés à la famille royale ou à la maison impériale en tant que
médiateurs spirituels entre les royaumes temporels et éternels. Par cette
association, le terme matsuri-matsuri-goto (littéralement,
"affaires des festivités spirituelles") en est arrivé à s'appliquer
globalement au "gouvernement" en général, et il continue à signifier
cela aujourd'hui.
L'arrivée du bouddhisme
provenant de Chine (par l'intermédiaire de la Corée) au sixième siècle provoqua
la première utilisation du terme kami-no-michi. Il permit de distinguer
la religion indigène des apports faits par les missionnaires chinois et
coréens. Avant ces introductions, la conscience religieuse japonaise était
centrée sur une vaste mythologie et sur des légendes relatives à la création et
à l'origine des îles du Japon, ainsi que sur des forces occultes indigènes, ou
des énergies, appelées kami. Elle impliquait aussi une grande
vénération des ancêtres et le souci du bien-être de leurs âmes. Cependant, les
traditions chinoises marquées de bouddhisme, de confucianisme, de Taoïsme, et
par le Mahayana, ont eu un effet profond et durable sur la civilisation
japonaise. N'ayant aucune langue écrite propre, le Japon adopta l'écriture
chinoise ainsi qu'une grande partie de l'héritage artistique de la Chine. De
culture féodale, le Japon épousa certains aspects de pensée et d'éthique confucéennes
(par exemple, les cinq rapports constants). Le culte des ancêtres avait
toujours été pratiqué au Japon, et donc le concept confucéen et taoïste de la
piété filiale fut facilement accepté. En ce qui concerne le bouddhisme de
Mahayana, son grand nombre de Bouddhas et Bodhisattvas était simplement
considéré par les Japonais, comme la révélation des kami aux Chinois (et
aux Indiens avant eux).
Les
Kami.
Le Shintô est une
forme traditionnelle d'animisme qui donne, à travers ces "Kami",
un caractère divin à tout ce qui est ressenti comme puissant ou menaçant, ou
même à ce qui sort tant soi peu de l'ordinaire, tel une montagne, un arbre, une
croisée de chemins, une profession. Il trouve probablement son origine dans des
traditions primitives provenant des Jômon. Il ne faut pourtant pas considérer
que le Shintô soit polythéiste. Son approche est plutôt panthéiste, considérant
que toute la matière universelle est infiltrée par une énergie de nature
divine. Un Kami apparaît lorsque cette force se manifeste en troublant
l'uniformité de la nature. Bien évidemment, ces manifestations prennent des
formes multiples aussi bien dans la matière inanimée que dans les être qui
l'animent. C'est pourquoi il y a tant de Kami, à commencer par la déesse
du Soleil dont la puissance est manifestée dans le ciel, et le dieu des
tempêtes qui déchaîne les vents sur les cotes du Japon.
Izanagi
et Izanami, les Kami fondateurs
Cette mythologie
shintoïste était restée très floue jusqu'au 8ème siècle. Elle fut alors
consignée par écrit dans le Kojiki, une chronique rédigée pour lutter
contre l'introduction du Bouddhisme par les Chinois. Il fut établi que le Japon
devrait son origine à un couple de divinités, Izanami-no-Mikoto, l'Hôtesse,
(Celle qui invite), et Izanagi-no-Mikoto, l'Hôte, (Celui qui
invite). Penchés sur l'océan par delà le pont céleste qui relie Matsue et
Izumo, ils frappèrent les eaux d'une lance et en firent émerger l'île Onogorojima
dans laquelle ils s'installèrent. En s'unissant, ils produisirent toute la
nature et les autres îles de l'archipel et finirent par donner naissance à tous
les autres kami dont les plus importants sont Amaterasu, la rayonnante déesse
du Soleil, et son frère Susano-o, le terrible dieu des tempêtes. Mais les
Kami peuvent être aussi les ancêtres car ils sont la manifestation de la force
divine qui a généré la famille. Il est donc légitime de leur rendre un culte
assidu. Avec la recherche de pureté, le culte des ancêtres caractérise la
culture shintô.
Amaterasu,
la grande déesse du Soleil.
Les destins des deux
kamis les plus importants de la mythologie shintoïste sont agités. Le
terrible Susano-o vécut sur Terre et y épousa la princesse Kushinada. Leurs
descendants régnèrent sur le pays d'Idzumo. La brillante Amaterasu gagna le
ciel, baignant la Terre de ses rayons. Mais Susano-o se conduisit très mal,
terrifiant sa soeur qui s'enferma dans sa caverne, plongeant la Terre dans
l'obscurité. On lui présenta le Miroir de la Justice. Elle y contempla son
reflet, prit conscience de sa beauté et regagna le ciel. Réconciliée avec son
frère, elle en eut un fils, Oshi-o-Mimi. Elle chargea un jour son petit fils,
Ninigi, de ramener l'ordre dans les Îles Sacrées. Il s'y rendit avec les
symboles du Shintô, le Miroir de Justice, les Joyaux de l'Arbre, et le Sabre
Magique. Il y épousa la princesse Hanasakoya-Hime. Ses descendants (kami)
conquirent le Japon. L'un d'entre eux, "Iware", en fut reconnu
le premier empereur divin. C'est ainsi que le clan du Yamato légitima le
pouvoir absolu de l'empereur lorsqu'il supprima la féodalité et fonda la
dynastie impériale. Il proclama son ascendance divine depuis son ancêtre, la
grande déesse solaire Amaterasu-ô-mikami.
Le culte de la pureté.
Amaterasu-ô-mikami
occupe la première place parmi tous les kami. Ceux-ci ne sont perçus comme des
dieux mais plutôt comme des protecteurs qu'on se garde d'offenser. Le Shintô
n'est pas réellement une religion car il n'a pas de dogme ni de morale. C'est
une démarche spirituelle particulière aux Japonais. Elle consiste en une participation
consciente à la divinité universelle, pure et harmonieuse de la nature.
L'impureté, la laideur, la bassesse et la mort caractérisent le mal. Il y avait
un enfer et des démons dans le Shintô primitif. Le but du Shintô vise à
réaliser la purification du pratiquant. Il ne se fonde jamais sur une
démarche intellectuelle mais sur la perception intuitive du souffle divin qui
sous-tend la matière. Chacun peut le découvrir en lui même, en demeurant dans
sa propre vérité, dans la pureté, l'honnêteté, la paix intérieure et la
recherche de l'harmonie avec le reste du monde. Le souci de pureté est tel que
le sanctuaire en bois d'Amaterasu, à Ise, est détruit et reconstruit à neuf
tous les vingt ans, (ce qui paraît fort coûteux aux jeunes générations). Mais
l'imprécision du devenir de l'être après la mort a provoqué une synthèse
partielle avec le Bouddhisme.
Cérémonies
remarquables.
Le Shintô accompagne
l'individu de la naissance jusqu'à la mort. Diverses cérémonies marquent des
étapes de la vie. Quatre mois avant la naissance, la maman reçoit au sanctuaire
une ceinture de tissu blanc donné par la famille. A l'âge de sept jours,
l'enfant est prénommé. S'il meurt avant, il est mort-né. Les garçons sont
présentés au sanctuaire à 5 ans, et les filles à 3 et 7 ans. On peut évoquer
d'autres rites comme la fête de la première nourriture et les mariages. Les
Japonais célèbrent les évènements de la vie personnelle et de celle de la
communauté. Les festivals sont les occasions les plus importantes. Les festivals
shintô, (matsuri) sont annuels. Ce sont des fêtes locales. Elles ont
lieu en divers endroits à des dates variées et sous des noms différents. A
l'origine, elles étaient liées aux saisons et aux rythmes agraires, et l'on
priait pour une bonne récolte et pour être protégé des désastres. Certain
festivals comportent des processions avec des chars et des temples portatifs
appelés mikoshi. Il y a beaucoup d'amusement et d'excitation, avec des
spectacles divers, des courses et des concours variés. A Sapporo, il y a
même des sculptures de neige et de glace, à Hamamatsu, des cerfs-volants, à
Chichibu, des feux d'artifice. L'ambiance est vraiment très festive. Dans
l'esprit originel des "matsuri", l'on y recherchait simplement
le bonheur dans la pureté du coeur.
Talismans
et amulettes.
Les "shimenawa"
sont des tresses ou des torsades de paille de riz. Disposées dans les maisons,
elles auraient le pouvoir d'écarter les démons et les maladies. On les suspend
au dessus des entrées des sanctuaires pour signaler la présence d'un
kami. Les "gohei" sont des guirlandes de papier pliées
en zigzag. Comme les shimenawa, elles indiquent la nature sacrée du lieu où
elles se trouvent. Sur place, on peut aussi se procurer des
talismans, des amulettes et des planchettes de prière. Les "omamori"
sont des amulettes porte bonheur vendues dans les sanctuaires. Elles sont
souvent contenues dans un sachet de tissu mais ce sont parfois des pierres
gravées. Elles apporteraient la chance, la santé, la fertilité, le succès aux
examens, la sécurité au volant, etc.. On les porte sur soi, ou on les place à
l'endroit qui convient.
Tablettes
de prière (ema), et oracles.
Les "ema"
sont des planchettes sur lesquelles des prières sont inscrites. Elles sont
suspendues dans le sanctuaire car les fidèles n'y entrent pas. Ils prient
dehors, après avoir attiré l'attention des kami en sonnant d'une cloche ou en
agitant une crécelle de bois. Les "omikuji" sont des bandes de
papier qui dévoilent un oracle de bonne ou mauvaise fortune. S'il
est bon, l'omikuji devient un talisman à conserver. S'il est fâcheux, la bande
lette doit être fixée sur un arbre du sanctuaire afin que les kami conjurent la
prédiction.
Spectacles
divers et Théâtre No.
Les sanctuaires sont à
la fois des lieux de prière, de recueillement, de fête et de réjouissance, et
l'on s'y rassemble en de nombreuses occasions. On y trouve même du théâtre Nô,
de la danse, de la lutte Sumo, du tir à l'arc et d'autres activités. Les
arrangements floraux si particuliers au Japon sont inspirés par la pensée shintoïste.
Les fleurs sont étagées pour marquer les trois plans de l'existence, le ciel,
l'homme et la terre. Dans le théâtre Nô, tout est simplifié et raffiné à
l'extrême dans l'esprit traditionnel shintô manifesté dans les autres
expressions artistiques. Il comporte deux acteurs. Le waki est un faire
valoir qui lance l'action puis s'écarte de la scène. Le shite, est
l'acteur principal. Il danse et mime tous les rôles en usant de masques pour
interpréter les divers personnages. Il peut y avoir quelques assistants et un
accompagnement choral. Le genre comporte un répertoire d'environ 250 pièces
classées en cinq groupes. Le premier raconte l'origine d'un sanctuaire. Le
deuxième présente des guerriers qui sont en enfer. Le troisième raconte
des histoires romantiques avec de la musique, des costumes magnifiques et des
danses. Le quatrième évoque des personnages atteints de folie. Et le cinquième
groupe met en scène des démons bénéfiques ou maléfiques. Une pièce de chaque
groupe est jouée dans cet ordre formel à chaque représentation.
Tir à
l'arc, courses de chevaux et lutteurs Sumo.
Parmi les activités
festives pratiquées dans les sanctuaires, on peut citer le tir à l'arc, à pied
et même à cheval lorsque c'est possible. Le tir à l'arc (yumi) s'appelle
"Kyūdō". cela signifie la voie de l'arc. Cette
activité implique la vérité,"shin", la vertu, "zen",
et la beauté, "bi". Les tireurs doivent mettre en oeuvre
l'essence même de ces qualités. Le Sumo est une affaire de professionnels
exclusifs qui lui consacrent leurs vies. Aux yeux profanes, il semble
simplement que deux colosses peu vêtus cherchent à se pousser hors d'un cercle.
Mais le sport est ici presque secondaire. L'aspect rituel est très important.
Ainsi les lutteurs commencent-ils par jeter du sel dans l'arène pour la
purifier. Ils se balancent ensuite lourdement d'un pied sur l'autre pour
écraser de très haut les forces du mal. L'arbitre est vêtu comme un prêtre
shintô et il est issu d'une famille particulière. On pratiquait aussi jadis, le
"o-furo", ou bain en commun, une forme de rite collectif de
communion avec la nature, et l'on organisait parfois des courses de chevaux ou
de bateaux.
Le
mariage Shintô
Le mariage à
l'occidentale est actuellement très en vogue au Japon, où il apparaît comme
chic, exotique, et relativement peu coûteux. Le mariage shintô reste pourtant
une célébration classique importante qui consacre l'union des deux époux autant
que celle des deux familles. Les parents se rencontrent cérémonieusement avant
le mariage et ils échangent des cadeaux. Le marié porte la tenue
traditionnelle, noire ou bleue, composée du hakama, large pantalon plissé, et
du haori, une tunique longue. La mariée est vêtue d'un magnifique kimono, blanc
ou fleuri. Pour la dernière fois, elle a de longues manches. Mariée, elle
montrera ses coudes. Elle porte aussi une coiffure particulière, le
Tsuno-kakushi, (ou cache-orgueil), qui symbolise sa résolution
d'être une bonne épouse et de ne pas se montrer jalouse. Lors du rite coutumier
du Sansankudo, les mariés boivent chacun trois gorgées de saké
froid dans trois tasses de laque, car le chiffre 3 est bénéfique, puis
ils énoncent leurs voeux et déposent ensemble sur l'autel un tamagushi,
un écrit les résumant. La mariée revêt ensuite un superbe kimono de couleur. Un
somptueux festin termine la fête.
Les
autels domestiques
Les cérémonies de
funérailles shintô sont extrêmement simples. La mort est ici une tragédie car
le shintô ne promet rien dans une vie future. Cependant, par son décès même, le
défunt devient un ancêtre dont la vénération est l'un des fondements de la
famille japonaise. La plupart des maisons ont un kami-dana, une étagère
d'esprits (ou d'âmes), sur un mur intérieur de la maison. Après la mise en
terre, le nom du défunt est inscrit sur une tablette déposée dans le kami-dana.
Il contient habituellement des objets qui ont une signification spirituelle
pour cette famille particulière. Il recèle la liste des noms des ancêtres et,
souvent, la représentation d'un kami protecteur de cette famille. Les membres
font des offrandes régulières de nourriture et ils boivent aussi en
l'honneur du kami ou de leurs ancêtres. En raison de la grande simplicité des
funérailles shintô, on pratique souvent les rites funéraires bouddhiques. Le
Shintô n'étant théoriquement pas une religion, il coexiste sans problème avec
le Bouddhisme et ses rites. La plupart des foyers japonais traditionnels ont
donc deux sortes d'autels domestiques à la maison.
Les
"kami-dana" shintô sont
des étagères 'esprits (ou d'âmes).
Le kamidana doit être orienté face au Sud ou à l'Est à un endroit bien
éclairé et gardé extrêmement propre. Il ne doit jamais faire face au Nord ou à
l'Ouest. Chaque jour avant le déjeuner, on y fait une offrande de riz, de sel
et d'eau dans les petit vases prévus à cet effet. L'eau va au milieu, le sel à
droite et le riz à gauche. Les japonais mélangent fréquemment les deux
traditions et pratiquent successivement les deux cultes devant le Kamidana
shintô et devant le Butsudan bouddhique.
Les "Butsudan", petits autels domestiques
bouddhiques.
Le Bustudan est un petit autel relevant des rites bouddhiques. Il
ressemble à une armoire et parfois à un placard que l'on ouvre pour pratiquer
le rite. Il contient fondamentalement un écrit sacré, le Dai-mandala. On peut y
adjoindre une image ou statuette du Bouddha, la généalogie des ancêtres et de
jolies choses pour le décorer. Chaque jour, on fait y fait l'offrande
d'une tasse d'eau fraîche, on y allume une bougie, et on y brûle un peu
d'encens. On y célèbre un petit office, dit "Gongyo", le matin
et le soir. On le tient propre, on y met des fleurs et on l'informe des
évènements familiaux. C'est un moine bouddhiste qui inaugure le Butsudan en
pratiquant la cérémonie dite "Ouverture des yeux".
CHAPITRE 14
Le Vaudou
Introduction
Bien
qu'il soit actuellement fort popularisé outre Atlantique, le Vaudou est né en
Afrique. Ce très vaste continent est peuplé de nombreuses ethnies souvent mal
identifiées par les Occidentaux. Leurs cultures sont variées et et leurs religions
sont différentes. Le Vaudou étudié ici est seulement l'une d'entre elles, en
laquelle s'enracine le Vaudou Haïtien. Mais il y a beaucoup d'autres traditions
dans l'immense et secrète Afrique. Le mot 'vaudou' s'écrit de différentes
façons, voodoo, vodou, vodu, voudou, vudun, vaudoun. Il proviendrait du terme
"vodun" tiré du langage Fon. Le terme parait être composé de
"Vo" qui signifie en Fon "sacrifice", et de "Dù"
qui veut dire, "sens ou essence" (dans l’acception spirituelle du
terme). Selon B. Segurola et J. Rassinoux, il désignerait la manifestation
d’une force incompréhensible. Ce "vodun" mystérieux fait naître un
culte fait d’admiration, d’amour et de crainte. Le "Vodù" peut être représenté
par une sorte d'idole très improprement appelé "fétiche". En réalité,
l'objet, lorsqu'il existe, est seulement la demeure où réside l’esprit, le
'YE'. Le fidèle ne vénère pas la demeure mais cherche à se concilier ce
"YE". Les adeptes sont des "Vodusi", des épouses du Vodù.
Lorsqu'il est "venu sur leur tête", ils deviennent "Vo-dù".
En langue Fon, l’expression se dit "Vodù dé aci", qui signifie
"le Vodù a choisi une épouse et l’a chevauchée". La personne élue et
possédée manifeste alors la divinité du Vodù. Des érudits vaudous disent que
"le Vodu est l’être et le sens du sacré, la signification et l'essence du
sacrifice réalisé conformément au rituel".
Origines du Vaudou
Les
origines du Vaudou sont africaines. Il s'enracine dans un territoire qui
s'étend du sud et du moyen Bénin et de la région occidentale du Nigéria à celle
du bas du Togo, et qui couvre aussi une bonne partie du sud est du Ghana. On y
trouve des populations des diverses cultures Yoruba, et des peuples apparentés
aux Adja, tels les Fons, les Guins, les Ouatchis ainsi que les Evhés togolais.
Toutes ces ethnies, géographiquement et économiquement proches, sont également
culturellement reliés par les traditions cultuelles Orisha ou Vodun (Vodou),
dont les concepts sont équivalents. Il n'y a cependant pas un Vodun ou Vodou de
base, bien caractérisé, qui serait commun à toutes ces peuplades.
Nous
sommes en Afrique où la créativité est permanente et souvent floue et variable.
Chaque communauté d'initiés, chaque groupe d'adeptes, pratique une forme locale
de Vodun en révérant des entités ou des forces transcendantes qui s'y manifestent
de façon particulière. Originellement, cette religion avait donc de multiples
aspects dont la variété a encore été accrue aux Amériques par les déportations
massives d'esclaves noirs d'origines diverses et de cultures distinctes.
Dans ces territoires africains, quoique les variantes
locales soient multiples, la culture Orisha tend encore à perdurer. Les
appellations Vodun, Vaudou, ou Orisha désignent des êtres ou des
puissances invisibles que les hommes s'efforcent de contrôler pour se les
rendre propices. Leur acception la plus courante concerne les éléments ou les
grandes forces de la nature, le Ciel, l'Eau, la Foudre, la Terre. On y trouve
aussi des ancêtres célèbres ou prestigieux, le plus souvent ceux de lignée
royale. En Amérique, ces entités sont appelées "LOA".
Elles ne correspondent pas à notre notion de la divinité, mais sont plutôt
assimilables à nos Saints ou à des Génies.
Dans la pratique du Vodou, les Africains ne séparent
pas nettement le sacré du profane. Les deux caractères sont mêlés dans le
déroulement de la vie courante, l'exceptionnel mêlé au quotidien, le bien au
mal, le magique à l'ordinaire. Et chaque substance banale est pénétrée par
son propre vodoun. Chaque village, chaque famille, même chaque enfant,
peut avoir le sien qui joue le rôle de protecteur particulier. C'est pourquoi
les rites et les offrandes ont une grande importance car ils procureraient leur
efficacité dans ce monde d'ici-bas.
L'esclavage n'a pas été
inventé au 16e siècle avec la vente d'esclaves noirs aux planteurs américains.
Dans les guerres antiques, l'esclavage évitait (en partie) le massacre total
des vaincus. Le servage, autre forme d'esclavage, a sévi dans le monde entier.
Le mot "esclave" rappelle que les populations slaves d'Europe
alimentaient les marchés aux esclaves d'Afrique, du Moyen-Orient et du Maghreb
(comme celles d'Afrique orientale et subsaharienne).
Les prédateurs y vendirent
très longtemps leurs captifs, blancs ou noirs. Au 16e siècle, le développement
des Amériques créa une filière transatlantique. Des roitelets africains
vendirent même souvent leurs propres sujets aux avides marchands européens.
Cependant, d'autres hommes imposèrent progressivement au Monde l'abolition tant
attendue de l'esclavage. Les hommes blancs ou noirs actuels n'ont pas à
répondre de cette situation passée. Ils ont à vaincre l'esclavage économique.
Depuis le
7e siècle, les populations slaves d'Europe et celles d'Afrique orientale et
subsaharienne alimentaient les marchés aux esclaves du Moyen-Orient et du
Maghreb. Au 16e siècle, le développement des territoires créa un énorme marché
aux Amériques. Á la demande des planteurs, des marchands européens se
procurèrent des esclaves africains, d'abord par des razzias, puis en achetant
leurs propres sujets aux roitelets locaux. Les Yoruba de culture vaudou furent
alors déportés en nombre.
Rassemblés
dans les plantations de coton, ils reconstituèrent leurs cultes. Ils établirent
des rituels syncrétiques en combinant les diverses pratiques vaudou et en les
enrichissant d'apports bantous. Incapables de stopper le commerce des esclaves,
les églises chrétiennes tentèrent de les évangéliser pour sauver leurs âmes.
Les maîtres imposèrent alors le baptême et le culte chrétien devint une caution
morale à l'esclavagisme. Les adeptes du Vaudou masquèrent alors leurs LOA
sous des images et des symboles chrétiens. Au 19e siècle, les évangélistes
firent enfin cesser la traite négrière et l'esclavage fut aboli. Sous son
travestissement, le Vaudou persista.
Depuis
l'Antiquité, de très nombreux êtres humains ont été asservis et vendus comme
des outils vivants sur les marchés aux esclaves. Á l'origine, le mot désignait
des païens de race blanche, les captifs slaves que vendaient les Vénitiens. Á
travers le Sahara, d'autres esclavagistes arrachaient à l'Afrique quinze
millions d'esclaves noirs, castrant tous les mâles. Ces razzias provoquaient
d'importants massacres. Au 16e siècle, l'exploitation des Amériques provoqua
l'asservissement des Indiens.
Sous
Charles Quint, la Controverse
de Valladolid établit qu'ils avaient une âme et devaient être
évangélisés. Le légat du Pape préconisa leur remplacement par des Africains. En
deux siècles, le commerce triangulaire, la traite, transféra douze millions
d'esclaves noirs vers le continent américain. Cette nouvelle saignée ravagea le
continent en détruisant les empires africains. Cependant, sous la pression des
évangélistes et des humanistes, avec les risques de révoltes et grâce à la
mécanisation, l'anti-esclavagisme progressait. Au delà des polémiques, il faut
reconnaître que les nations coloniales imposèrent au Monde l'abolition de
l'esclavage, la rendant enfin universelle en 1948.
Le Vaudou africain
Le Vaudou
(ou Vodoun) est une religion africaine traditionnelle. Peu connue en Occident,
elle y est souvent qualifiée d’animiste ou d'idolâtre. Cette approche simpliste
montre seulement l'ignorance ou l'incompréhension des concepts qui la
sous-tendent. Cette conception de l'Univers se fonde sur l'idée de forces
naturelles sous-jacentes à l'existence. Leur nature est fondamentalement
spirituelle. Elles sont partout et dans tout, et gèrent le Monde. Leur réunion
constitue collectivement le démiurge suprême, origine et fin dernière de
l'existence. Cette divinité fondamentale ne reçoit cependant aucun culte
particulier.
Le Vaudou
africain originel est bâti sur une cosmogonie hiérarchisée et rationnelle lui
donnant les caractères d'une religion structurée. Les entités spirituelles du
panthéon sont des intermédiaires entre l'humain et le divin. On peut donc les
invoquer spécifiquement pour demander leur intervention ou leur protection. Ces
Maîtres des forces naturelles sont plutôt des "Génies de la
nature" que des "Dieux", au sens que nous donnons à la
personnalisation de l'idée de divinité. On y ajoute les Ancêtres ethniques et
familiaux.
L'étude des religions du Vaudou est assez déconcertante pour un
Occidental, car elles se fondent sur des concepts qui nous sont étrangers.
Elles ont des aspects singuliers. Elles font des sacrifices éventuellement sanglants
et usent de la possession mystique dans leurs pratiques cultuelles. Ces
confréries initiatiques, selon les groupes, s'adresseraient à des esprits
diversifiés. On les soupçonne aussi d'user secrètement de sorcellerie et de
magie maléfique. Il faut d'abord comprendre qu'avant même d'être une religion,
le Vaudou constituerait une approche métaphysique particulière du Monde, basée
sur l'Homme.
C'est à l'image de ce fondement (microcosmique) que l'Univers (macrocosmique)
serait bâti. Or, l'Homme existe à la fois physiologiquement et spirituellement.
Le Vaudou transpose donc cette dualité existentielle à l'ensemble du Monde, et
il attribue à tout être un double invisible accessible sur le plan spirituel.
Ce sont ces entités incorporelles, les Vodouns (ou Loas), qui sont invoquées
lors des cérémonies. Elles peuvent "chevaucher l'officiant",
en s'incarnant temporairement dans un corps en transe hypnotique.
Dans la conception globale Vaudou, et à l'image de leur concept de
l'Humain, toutes les choses et tous les phénomènes naturels ont donc une double
nature, à la fois matérielle et spirituelle. Les puissances invisibles correspondantes
sont les nombreux génies divins de la nature, appelés voduns, (ou orishas
chez les Yorubas). On peut citer Hevieso,
maître du ciel et de la Foudre, Sapata, maître de la Terre, Amuia
Ata, (Mamy Wata), la mère de l'eau. La position centrale de
l'Homme dans cet aspect premier permet aux adeptes d'agir magiquement sur la
Nature. Le second concept établit une autre division duale du Monde, en
séparant ses aspects masculin et féminin.
Ce sont les fameux "Jumeaux" dont on trouve des
représentations dans toute l'Afrique. Dans la mythologie vaudou du Togo,
Mawu-Lissa, dieu unique et androgyne à l'origine, créa le Monde en brisant sa
propre unité. Il sépara en lui les deux principes, Lissa, le masculin, et Mawu,
le féminin. Les principaux voduns sont les enfants
de ce couple de jumeaux primordiaux. Les jumeaux humains jouissent d'ailleurs
d'un prestige assez propice dans la culture Yoruba, mais parfois néfaste
ailleurs.
Le
troisième concept est celui de l'appartenance à un groupe. Les Africains sont
socialement plus intégrés à des groupes identitaires que les Occidentaux
individualiste. Les fondements des communautés sont la famille, le village, le
clan, la confrérie, la tribu et même l'ethnie. Il faut comprendre la famille au
sens très large, en y intégrant les parents, la femme, les enfants, les
familles des frères et sœurs, celles des oncles et tantes, tous les petits fils
et même les familles alliées par mariages aux descendants.
On arrive
alors au groupe identitaire du clan qui peut compter plusieurs centaines
de personnes. Le BALE, le chef du clan, est très respecté et jouit d'une
autorité importante. Il peut y avoir plusieurs clans dans un village et la
tribu est formée par l'union des communautés de villages. Les Bales
élisent un roi qui s'occupe des affaires de la tribu, occupant cette fonction
jusqu'à sa mort. Les familles et les villages choisissent leurs protecteurs
voduns. Chaque individu peut aussi choisir le sien. Ainsi naissent des
confréries de patronage. Les défunts, rois ou chefs de clan, et les ancêtres
illustres, sont béatifiés et deviennent alors des "voduns ancêtres".
Avant
d'être une religion au sens que nous donnons à ce mot, le Vaudou est une vision
du Monde. Nous bâtissons nos propres religions sur la base conceptuelle d'un
dieu créateur, origine du Monde et de l'Homme. La religiosité Vaudou s'établit
à partir de l'Homme vivant dans l'instant présent. C'est la pulsion de vie, en
interaction avec la nature, qui fonde cette spiritualité. Dans l'existence,
tous les êtres suivent cette pulsion car ils sont poussés par des forces
invisibles qui leur en insufflent le désir. Á chaque instant du Monde, les
conditions de la vie sont régies par des forces naturelles et surnaturelles
qu'il faut se rendre propices, ou dont il faut se protéger. Le rôle de la
religion Vaudou est d'établir une relation entre l'Homme et ces forces
invisibles. Elles interagissent continûment avec la vie humaine, favorablement
ou dangereusement. Le Vaudou enseigne ce que sont ces êtres, comment entrer en
contact, s'en faire aider ou s'en protéger, et trouver des alliés chez les
ancêtres qui ont rejoint dans la mort le coté mystérieux et invisible de la
vie. C'est la source des rites, des fêtes, des sacrifices, de la
mythologie, des croyances et des cultes Vaudou.
Il n'y a
pas de culte pour le “Segbo”, l'Esprit Suprême source de la vie. La
marche du monde dépend du couple de démiurges, Mawu-Lissa, (Mawu, mâle, et
Lissa, femelle). L'Esprit Suprême conduit aussi d'autres esprits qui sont
simplement des forces. Chaque homme s’attache à l’un de ces Voduns, par
choix personnel, familial ou tribal, ou par initiation en devenant "Vodunsi",
(épouse du Vodun). Les Voduns sont les forces de la nature, mer (Xu),
terre (Sahpata), tonnerre (Xebioso), fer (Gu), ou
des animaux dont le serpent lié à tout ce qui bouge (Dan, Ejo,
Dangbé, Aïdo-Hwédo, Oshumaré). Il y a
aussi des plantes. Deux Voduns sont essentiels, le Legba, génie
protecteur mâle (très), bon pour ses protégés, terrible pour ses
ennemis, et le Fa, génie de la divination, consulté pour trouver la
solution à tout problème ou décision. Le Bokono jette 18 noix à terre et
interprète la figure obtenue. Il faut distinguer le Bokono, Magicien,
l’Azeto, sorcier, et l'Azongbeto, guérisseur. On
vénère les ancêtres sur de petits autels en fer plantés dans la maison, car ils
sont toujours présents et actifs, surtout la nuit. On surveille alors ce qu'on
fait et ce qu'on dit.
Aspects du
culte en Afrique
En Afrique, le culte
vaudou n'a pas entraîné la construction de grands temples comme la plupart des
autres religions. Il ne semble en fait exister aucune vaste structure destinée
à accueillir collectivement une assemblée de fidèles. L'espace vaudou qui
correspond à un temple est composé de deux parties. Il y a d'une part une cour
ou un péristyle accessible au public. C'est là que se déroulent les cérémonies
et les sacrifices. S'y ajoute d'autre part une hutte ou un petit édicule sacré
dont l'accès est interdit. On y trouve l'autel consacré à la divinité.
Dans le passé, il y
avait aussi des lieux et des bosquets sacrés qui ont souvent été profanés ou
détruits par les colonisateurs ou les missionnaires, consciemment ou par simple
ignorance. Il semble que les autorités actuelles tendraient à réhabiliter les
manifestations et sites traditionnels. Elles encourageraient aussi la
cohabitation avec les religions implantées, comme le Christianisme et l'Islam.
Mais les concepts sous-jacents sont trop différents pour qu'on puisse imaginer
une quelconque forme de syncrétisme. Les fidèles intéressés associent
simplement des pratiques et les symboles traditionnels aux rites de la
religion nouvelle.
Dans la pensée vaudoue, il
n'y a pas de séparation entre le sacré et le profane. Le magique et le divin
sont indifférenciés et conditionnent la vie quotidienne, la routine et
l'exceptionnel, le mal et le bien, l'objet inerte et le vivant. Chaque chose
est habitée par son vodoun, mais plusieurs entités analogues peuvent se
partager le même. Ainsi Mamy Wata (mamy water, la mère de l'eau) est tout aussi
présente dans l'océan, dans une rivière ou dans une bouteille d'eau minérale.
On peut donc facilement l'honorer à domicile. Mais chaque rivière ou chaque ruisseau
peut également posséder son propre vodoun, associé à un lieu consacré. Chaque
forêt aura son vodoun et chaque arbre isolé pourra devenir sacré. Certains
objets, vases, colliers, paquets, poupées, ficelles, pourront acquérir une
fonction spécifique dans un groupe, une famille, ou devenir un gri-gri
protecteur pour un individu particulier. De simples pierres à l'entrée des
demeures deviendront éventuellement vodoun, car investies par l'esprit d'un
ancêtre. Dans le passé, on enterrait les défunts sous le sol des huttes et ils
recevaient une part des libations familiales par un tube aboutissant à leur
bouche.
Associés aux consultations
divinatoires, des rites traditionnels balisent la vie des fidèles de la
naissance à la mort. La femme enceinte doit suivre un régime alimentaire
précis. Après la naissance, elle reste enfermée une semaine. Puis, à la sortie,
le père donne le nom à l'enfant et formules des souhaits de vie (videton). Le
garçon amoureux achète son droit de rencontre avec de l'alcool. Avant les
fiançailles, on consulte l'oracle mais il faut montrer sa capacité à faire
vivre un foyer. Le mariage est conclu par une cérémonie suivie du constat de la
virginité de la dame. La polygamie est admise mais la première épouse, yawo,
conserve la primauté. Lors d'un décès, le corps du défunt est lavé, vêtu,
et honoré. Il est enterré dès la première nuit, dans le sol de sa case. Les funérailles
auront lieu plus tard quand tout le monde sera là, avec une veillée, des
chants, et l'offrande de nourriture. La liturgie ordinaire comporte des fêtes,
des prières, et des sacrifices. Un calendrier lunaire détermine les dates des
cérémonies et marchés. Les fêtes varient selon les voduns. Les sacrifices
(vosisa) concernent des animaux (poulets ou chèvres) et des libations
d'huile ou d'alcool.
Quoiqu'il perde actuellement
une part de son influence dans la société africaine, le culte vaudou y occupe
encore une place importante. Il est soutenu par une structure complexe et
organisée fondée sur une hiérarchie formée dans des sortes d'écoles ou de
couvents nommés "huxwé". Ces lieux fermés (où l'on entrait très
jeune) sont encore assez nombreux. On y conserve les traditions ésotériques et
le rituel initiatique communs. Depuis 1970, ces couvents sont surveillés
par les pouvoirs publics et les organisations de protection de l'enfance
(ONGS), ce qui ne signifie pas que le pouvoir des prêtres vaudou a disparu.
La culture africaine cache
plus qu'elle ne révèle", explique Patrick Nguema Ndong, éditorialiste sur
Radio Africa N°1. Le secret, c'est le "hunxo". Il est central dans le
Vaudou car il conforte la connaissance, le pouvoir et la peur. On trouve donc
dans le monde vaudou un aspect visible, public, accessible aux touristes
occidentaux, et un aspect invisible, caché, connu des seuls initiés. Il
est assez facile d'exposer le déroulement des cérémonies collectives publiques
et d'en commenter les pratiques, mais il est extrêmement difficile d'accéder
aux rituels secrets.
Les aspects visibles du culte comprennent des pratiques privées et des
fêtes collectives. Les fêtes sont organisées en l'honneur des divinités, sur
les lieux réservés. Elles rassemblent de nombreux participants dont des
prêtres, des adeptes, des fidèles et des gens qui ne sont que curieux. Une
partie des cérémonies reste secrète. Elle est accomplie par les prêtres dans la
partie interdite des lieux. Dans le péristyle accessible au public, les
participants assistent aux danses rituelles des adeptes des diverses divinités
et écoutent leurs chants. C'est là qu'ont lieu les sanglants sacrifices
d'animaux, petits et grands, égorgés et dont le sang est ensuite déversé
sur l'autel.
Dans le passé, c'était parfois du sang humain qui était ainsi répandu
(pratique abandonnée à la fin du 19e siècle). Pour les sacrificateurs vaudou,
le sang est un fluide magique dont la nature relie le visible et l'invisible,
et dont la qualité amène le divin à écouter la demande humaine. L'offrande de
sang aurait donc un effet médiateur favorisant l'efficacité de la démarche
engagée auprès de la divinité. Cette acception, commune à bien des religions
antiques, semble hélas persister dans l'inconscient collectif.
Jusqu'au niveau des
sacrifices sanglants, les rites vaudou ressemblent à ceux d'autres religions
traditionnelles. Mais un phénomène nouveau apparaît alors, la transe, qui
manifeste la venue de l'esprit de la divinité en cause, le YE, sur la
tête de la personne qu'il va posséder, le Vodusi (ou épouse du Vodù), qu'il
choisit et chevauche, paraît-il, à la façon d'un cheval. La possession du
Vodusi par le YE peut concerner un adepte préparé à cette situation qui se
déroule alors d'une façon attendue et codifiée.
Elle peut aussi affecter un
Vodusi spontané, qui la subit sans préparation. L'état de transe ressemble
à une crise d'épilepsie. Le sujet perd conscience. Il est agité de tremblements
et de spasmes, fait les yeux blancs et parfois bave. S'il est debout, il peut
tomber, mais les adeptes veillent et le soutiennent, ou le contiennent, afin
d'éviter toute blessure. L'accès se termine généralement par des cris ou des
flots de paroles suivis d'un retour au calme. Les adeptes s'agenouillent et
chantent la gloire du YE qui vient de se manifester en faisant descendre son
pouvoir. Le prêtre touche de sa clochette le front sacré de l'élu. Son visage
est caché puis on l'emmène vers un lieu d'initiation.
La descente inopinée du YE
peut être dramatique car le Vodusi qui a reçu l'Acé est définitivement coupé de
tous ses engagements civils antérieurs. Au "huxwé" (le couvent
vaudou), le nouvel élu entre dans un noviciat initiatique qui transforme sa
personnalité. Il est soumis à une discipline sévère avec des interdits
comportementaux, y compris sexuels. Il doit utiliser un langage particulier,
(sorte du verlan du dialecte local). Il subit des scarifications sur le corps
et participe à des rituels rigoureux. Il apprend à mettre en oeuvre les savoirs
occultes réservés aux adeptes, tels les vertus des sucs végétaux et des
sécrétions et venins animaux, la composition des médicaments et des poisons, le
traitement des maladies, etc..
Personne n'en sait plus sur
ce qui se passe en ces lieux, magie blanche ou noire, et même sorcellerie.
Aucun initié n'en parle. Le secret, le "hunxo", reste absolument
gardé. Il est indispensable au pouvoir du Vaudou qui se fonde, comme dans
d'autres religions, sur la notion du sacré, des connaissances spécifiques
mystérieuses et la peur de l'inconnu et de la mort. La formation achevée, un
rite de passage (AXWÃWLI) introduit enfin le novice dans la confrérie.
Introduction
du Vaudou en Amérique
En 1492, Christophe Colomb
découvrit l'Amérique, et il crut jusqu'à sa mort, être arrivé aux Indes en
ayant fait le tour du Monde. Il aurait débarqué dans une petite île des
Bahamas, (San Salvador). Plus tard, il découvrit le continent au niveau du
Vénézuéla. La mise en valeur commença donc dans les îles du Golfe du
Mexique, Hispaniola (Haïti/Saint Domingue), et les Antilles. Puis, l'Espagne et
le Portugal s'engagèrent vers le Centre et le Sud. La France et l'Angleterre se
disputèrent âprement la cote Est et le Canada. Les Français maîtrisèrent alors
un véritable empire, du Canada à la Nouvelle Orléans, puis divers traités
délimitèrent les zones d'influence.
Au 17e siècle, la France
possédait encore Haïti et la "Nouvelle France", la "Grande
Louisiane", un immense territoire de deux millions de km2, quatre fois
notre France actuelle. Il s’étendait de l'embouchure du Mississipi
jusqu’aux Montagnes Rocheuses. Cette "Nouvelle France" comprenait au
moins les territoires de nombreux États USA actuels, comme le Montana, les
Dakota du Nord et du Sud, l'ouest du Minnesota, le Kansas, le Wyoming, l'Iowa,
le Colorado, le Nebraska, le Missouri, l'Oklahoma, l'Arkansas et l'actuelle
Louisiane), mais cependant sans le Texas.
Au 16e siècle, tant en
Amérique du Nord que du Sud, les colons commencèrent à planter le coton,
l'indigo, et la très précieuse canne à sucre, toutes cultures nécessitant une
abondante main d'oeuvre. Les populations locales faiblissant, les planteurs
recherchèrent des ouvriers plus robustes. En Afrique, autour du Bénin, la
guerre sévissait et les rois guerriers locaux disposaient de nombreux ennemis
captifs qu'ils voulaient vendre contre des armes. Disposant de vendeurs et
d'acheteurs, des négociants avides organisèrent alors "le commerce triangulaire"
qui transportait alternativement des hommes et des marchandises.
Les captifs Yoruba et Fon furent
réduits en esclavage et déportés en grand nombre dans des conditions
abominables. Totalement démunis, ils n'espéraient qu'en leurs dieux. Abandonnés
par ceux-ci, les esclaves recréèrent alors un Vaudou nouveau, syncrétique. Malgré
les mélanges ethniques et les différences cultuelles, en dépit de leurs
insuffisances dogmatiques et de l'obligation du catholicisme, ils imaginèrent
un parler commun, le créole, et adoptèrent cette religion commune, le
Vaudou d'Haïti et de Cuba. Il en fut de même à Bahia, au Brésil et dans les
Caraïbes, avec le Candomblé ou le Macumba.
Les premiers esclaves
furent utilisés dans les colonies anglaises, mais les Français en employèrent
aussi beaucoup, d'abord à la Dominique et à Haïti, (les Indes Occidentales),
puis en Louisiane. Le triste sort des noirs mettait Louis XIV mal à
l'aise. Il s'opposait à la traite et fit rédiger le "Code Noir" pour
améliorer leur situation. Les églises aussi tentèrent vainement de stopper leur
commerce, puis décidèrent de les évangéliser pour sauver au moins leurs âmes.
Le culte chrétien fut alors imposé et devint une caution morale à
l'esclavagisme.
C'est dans les Îles
des "Indes" que fut recréé le Vaudou Haïtien. Les esclaves y
jouissaient d'une certaine autonomie et vivaient regroupés à l'écart des
maîtres. Ce communautarisme favorisa l'apparition des assemblées vaudou, et le
nouveau culte des Esprits se répandit rapidement d'Haïti jusqu'au Brésil.
L'obligation du baptême ne chassa pas les LOA, vite masqués sous les
images chrétiennes. Mais en Louisiane, pour retarder l'expansion du Vaudou, les
planteurs ne réunissaient pas leurs esclaves, interdisant d'en importer
provenant des Îles. Cette attitude persista jusqu'à la cession aux Américains
et la révolte d'Haïti. Les esclaves des "Indes" affluèrent, amenant
le Vaudou.
Le Vaudou d’Haïti et de Louisiane
Les révoltes éclatèrent dans
les possessions d'Amérique après la Révolution de 1789 parce que la Convention
tardait à y proclamer l'abolition de l'esclavage. Á la Dominique, le pouvoir
tomba dans les mains d'un révolté noir, Toussaint Louverture, qui proclama, en
1801, une constitution originale et très intéressante. Abolissant toute
distinction entre blancs et noirs, elle donnait une grande autonomie à l'île
qui s'affirmait cependant française. L'article 6 de son Titre III faisait du
Catholicisme le seul culte autorisé, bannissant le Vaudou.
C'est alors que les adeptes
gagnèrent la Nouvelle Orléans, en Louisiane, avec les maîtres blancs apeurés.
Bonaparte rejeta la sécession. Il fit rétablir l'esclavage dans les colonies
d'Amérique et envoya une expédition pour reconquérir la Guadeloupe puis la
Dominique. Capturé, Toussaint mourut en France. Il fut finalement remplacé par
Jean-Jacques Dessalines, un chef intraitable qui fit massacrer les blancs et
vainquit les troupes françaises. Il fit de l'île, la première république noire
libre et lui donna le nom d'Haïti, et s'en proclama empereur absolu sous le nom
de Jacques 1er. Sa constitution de 1805 y abolissait définitivement l'esclavage
et rétablissait une liberté assez relative pour le culte vaudou.
Au début du 19e siècle, on
trouvait dans toutes ces îles et territoires, un Vaudou très particulier qui
accentua encore son caractère avec le temps. Depuis l'édiction du Code Noir en
1685, l'évangélisation catholique, le baptême et la messe dominicale étaient
imposés aux esclaves, et le Vaudou leur était interdit. Ces obligations
religieuses ont marqué leurs comportements cultuels de plusieurs
façons. L'aspect le plus évident est l'appropriation d'une partie de
l'iconographie chrétienne. Associés aux "vévés", on trouve des
croix, des statues de saints et d'autres symboles dans les sanctuaires
vaudou d'Amérique.
En réalité, ils masqueraient les
"LOAS" vaudou sous des apparences acceptables aux yeux des maîtres.
Par exemple et parmi les déités traditionnelles, Saint Pierre pourrait
représenter Legba, Saint Jacques serait Ogou, la Vierge figurerait Erzulie, et
Saint Côme et Saint Damien symboliseraient les Marassa, les deux jumeaux. En
réalité, c'est beaucoup plus compliqué que cela. La symbolique est plus subtile
et beaucoup d'images ont été utilisées tant pour les déités amenées d'Afrique
que pour les esprits issus du continent américain. Il y a aussi des évolutions
conceptuelles importantes, un Vaudou rouge et un Vaudou blanc.
En principe, les cérémonies
vaudous commencent ici par l'invocation du Grand-Maître divin. En Afrique, cet
esprit suprême ne reçoit aucun culte. Il est un Vodun ou un Orisha comme ceux
qu'il conduit. Il procéderait en fait des forces naturelles dont il
personnifierait la somme. En Amérique, c'est le Grand Dieu chrétien qui est
appelé. C'est lui qui régit les LOAS de la nature qu'il peut mettre au
service des hommes. Il y a donc là un renversement majeur des concepts
déterminant l'essence de la divinité souveraine. Mais, quoique l'Afrique soit
devenue un peu mythique et inaccessible, ses traditions mystiques ont été sauvegardées.
Certains LOAS d'Haïti sont donc des Voduns issus du polythéisme Fon
et Yorouba du Bénin ou du Dahomey. Il faut y ajouter des déités "Zémès"
héritées des Amérindiens (Arawaks). Enfin, de nouveaux et nombreux LOAS
sont indigènes (ou créoles). Ils sont nés dans le nouveau milieu ou de nouveaux
ancêtres. Les LOAS de tradition africaine ont un caractère assez bénéfique.
Ils relèvent du culte "Rada". Les nouveaux LOAS nés de
l’esclavage reçoivent un culte différent dit "Petro", et sont d'une
nature plus équivoque. Il y a aussi d'autres familles d'esprits d'un genre plus
sombre, tels les GHEDES et
EXU)
Le rite Rada perpétue la
tradition africaine et l'aspect positif du culte dont il constitue la base. Son
panthéon rassemble les plus puissants LOAS. On y trouve Damballah Wédo,
génie du Ciel, du Soleil, de la Terre et de la fécondité. Maître des eaux, ses
symboles sont la couleuvre et l'oeuf. Sa forme féminine (son épouse) est Aïda
Wédo. Alliés dans l'arc en ciel, ils procurent bonheur et richesse. Papa Legba
est le gardien des chemins. Il ouvre les portes, y compris celles du monde
spirituel. Il est aussi le génie (mâle) de la fécondité et du destin.
Son épouse est Aïzan, protectrice
des marchés. Sa vertu est la pureté. Elle accorde la puissance à ses protégés
et confère la connaissance et le don de guérison aux houngans, les
prêtres. Erzulie-Freda est la grande divinité de la beauté et de l'amour,
symbolisée par la Vierge Marie. Ses protégés doivent l'épouser. Agoué, époux
d'Erzulie, est le génie de la mer et protège les marins. Il y a aussi
Ogou-Ferraille, patron des forgerons et génie de la guerre. Loko-Atisou,
l'esprit de la végétation est guérisseur. Zaka protège les cultivateurs. Sogbo
maîtrise la foudre. Badère conduit le vent. On y ajoute le Baron-Samedi, avec
un statut particulier. Et il y a beaucoup d'autres LOAS rada.
Le Baron-Samedi (Baron-la-croix,
Baron-Cimetière) est un LOA fort important. Il commande aux Guédés fossoyeurs,
les génies de la mort et du redevenir, et la Grande Brigitte (Grann
Brigitte) est son épouse. Portant habit noir, haut de forme et bâton, il
fume le cigare. Ses célébrations ont souvent lieu dans les cimetières, et son
attribut symbolique est la croix. Le Baron appartient à la fois aux cultes Rada
et Petro (comme Sogou, Agoué et Loko). Les doublons négatifs des LOAS
RADA ambivalents ont un attribut distinctif dans le culte Petro.
Celui-ci rassemble les LOAS
haïtiens et ceux venus du Congo. On peut citer Don Pedro, fondateur du rite,
Ti Jean Petro, son fils, Petro-yeux-rouges, le sorcier,
Marinét-Bras-Séché, sa maîtresse, Maître Grand-Bois, génie des
plantes, Maloulou, maître du Feu, les Taureaux, brutaux,
Baron-Piquant, un Kita néfaste, Brisé, guédé, Krabinay, violent,
Zombi, guédé de la chance, Makandal et Dessalines, esprits ancestraux
liés à l'insurrection haïtienne. Les loas congolais sont Kita, sorcier
togolais, Bumba, guédé, Bakoulou Baka, terrible, Mèt-Pamba, démon,
Zandor, congolais, Mondong-Moussai, tueur de chiens, Wangol, angolais,
Siniga, sénégalais, Ossange, Simbi, etc.. Tous ces LOAS négatifs
peuvent aussi adopter et posséder les fidèles de leur choix.
Les Rites du Vaudou Haïtien
Toutes
les cérémonies commencent par l'invocation
"Papa Legba, ouvre la barrière
Afin que je passe !"
Quoique sa doctrine demeure
complexe et floue, le Vaudou est donc une religion avec des prêtres, "houngan"
ou des prêtresses "mambo". Elle comporte de nombreuses
cérémonies ainsi que des prières et des libations. Le rituel est extrêmement
diversifié ce qui en rend la description fort difficile, et l'on ne peut
évoquer que les rites les plus courants. Le "boule-zen", est
un rite polyvalent utilisé lors des initiations, des funérailles, et des
services importants. Il s'articule autour d'une action remarquable impliquant
un baptême (purification) par le feu. Des marmites culinaires enduites d'huile
sont enflammées. On fait ensuite rapidement passer les objets rituels sacrés à
travers ces flammes.
Le "retrait de
l'eau" est autre rite polyvalent associé aux funérailles. Des vases
sacrés, les "govi", sont destinés à recueillir les esprits des
morts. Ceux-ci sont momentanément réfugiés dans l'océan (symbolisé localement
par un récipient plein d'eau et dissimulé sur lequel l'officiant, houngan ou
mambo, dessine un vévé). Il invoque longuement les LOAS et
demande à chaque âme concernée de quitter l'eau pour entrer dans le govi
afin de communiquer avec sa famille. Le rite entraîne souvent des
manifestations psychiques associées au spiritisme.
L'initiation, kanzo, à la
fois mort et résurrection, doit permettre aux les candidats de supporter les
transes et la descente du LOA. Complexe, elle dure des mois et comporte
plusieurs degrés successifs qu'on ne peut détailler ici. Une initiation encore
plus poussée précède la consécration des prêtres, houngans ou mambos,
qui sont intronisés dans le houmfort, le lieu de culte qui leur est
confié. Les prêtres y reçoivent alors leur collier rituel, le houngé-vé.
Les changements hiérarchiques sont marqués par le "haussement", une
triple élévation du houngan assis dans un fauteuil.
Aujourd'hui, l'inauguration d'un
houmfort, (sanctuaire), est devenue rare. Elle demeure l'occasion d'une
cérémonie importante très ritualisée. Dans le sanctuaire décoré, la Mambo donne
le départ au son des clochettes et tambours rituels. Elle invoque le Grand
Maître et les principaux LOAS puis procède à une aspersion d'eau vers les
points cardinaux. Elle trace ensuite le Vévé de Legba et l'asperge de
rhum avant de sacrifier plusieurs petits animaux, un poulet bigarré (zinga) à
Papa Legba, un pigeon blanc à Aïzan, un autre aux Jumeaux, un coq gris à Loko.
La cérémonie contient aussi un simulacre de combat avec le "la-place",
le sabreur du loa Ogou, à qui est sacrifié un coq rouge.
La cérémonie
traditionnelle constitue le fondement du rite vaudou. Elle est pratiquée dans
le Hounfor, le temple vaudou, sous la conduite du Houngan, le prêtre, ou de la
Mambo, la prêtresse, mais elle peut l'être à l'extérieur. Les initiés jouent
divers rôles, musiciens, danseurs, sacrificateur, spectateurs. Rappelons que ce
temple comporte au moins deux espaces, un péristyle en terre battue, accessible
à tous, et une chambre sacrée (bagui ou sobagui) qui est le sanctuaire
véritable et contient l'autel. Le péristyle est décoré de drapeaux et comporte
une colonne centrale rouge et bleue. Ce poteau-mitan symbolise le chemin
de la descente des esprits.
La cérémonie
comporte deux phases. Elle commence par l'appel des LOAS. L'espace de
culte est sacralisé par un jeté d'eau (jétédlo), puis les offrandes sont
rassemblées au pied du poteau-mitan, et on dessine les vévé des
divinités concernées. On dispose ensuite les objets sacrés rituels aux
points cardinaux et sur le poteau. Les fidèles engagent alors les danses
rituelles auX battements des tambours qui sont des éléments rituels importants.
Leur son obsédant établit le contact entre les deux mondes. La cérémonie rada
use de trois tambours allant de 50 cm à 1 mètre. Il n'y a que deux tambours
plus petits dans le rite petro.
La seconde phase de la cérémonie comporte un
sacrifice. Il peut s'agir d'offrandes rituelles de boissons, de liqueurs ou
d'aliments appréciés par les LOAS que l'on honore. Il existe un
inventaire précis de leurs goûts comme des couleurs qu'ils préfèrent. Ces offrandes
sont les "mangers secs". Les cérémonies plus importantes
appellent un sacrifice sanglant, (mais cela n'est pas particulier au vaudou).
Un animal est préparé, nourri, décoré, parfois parfumé. Ce peut être un
volatile, poule ou pigeon, ou une chèvre, un mouton, voire un chien. Puis les
tambours battent avec frénésie pendant que le sacrificateur l'égorge en
répandant le sang sur le sol de terre battue.
Le cadavre est ensuite offert aux quatre
points cardinaux. Les initiés mouillent de sang leurs mains puis, avec des
chants et des danses, ils appellent la descente des LOAS. Il arrive
alors souvent que l'un des initiés pris de transe se mette à danses
frénétiquement et d'une façon spécifique à l'esprit qui descend sur lui. La
transe devient spectaculaire lorsque le LOA entre dans ce corps. On dit
que la personne est chevauchée. Elle perd conscience et doit être assistée pour
ne pas tomber ni se blesser. Ici comme en Afrique, un lien définitif a été créé
entre le LOA et son élu, et il subsistera la vie entière.
Comme toutes les religions, le vaudou comporte des rites funéraires. Le
plus important, le
"desounen" est réservé aux personnalités. Il rompt le lien
mystique créé par l'initiation entre le défunt et son LOA protecteur. Le "kase-kanari"
est plus ordinaire. Cet adieu définitif au mort est symbolisé par le bris
collectif d'une jarre remplie d'aliments sacrés. Ses débris sont enterrés et
l'on trace un vévé dessus. Dans le vaudou, les défunts connaissent une forme de
survie et peuvent devenir des génies protecteurs ou maléfiques. On les craint
donc, et l'on fait, chaque année, des offrandes propitiatoires aux morts, le "manje-lémo" (le manger des morts).
Ces largesses se terminent par un banquet accompagné de chants et de danses.
En fait, le désir d'élévation spirituelle du fidèle est contenu dans une
unique séquence liturgique continue bornée par deux rites, l'initiatique et le
funéraire. Une catégorie particulière de LOAS
est en charge des problèmes liés à la mort. Ce sont les GUÉDÉS dont le chef est Baron-Samedi. Ils détiennent à la fois
les lois de la putréfaction et celles du renouveau. Ce sont des fossoyeurs mais
aussi des purificateurs. C'est pourquoi leur croix de mort symbolique porte des
signes de la vie.
Aspects complémentaires
La danse, la musique et les chants jouent un rôle essentiel dans les
cérémonies. La danse sacrée (danse-loa)
attirerait l'attention des LOAS. Son action est soutenue par des
chants traditionnels d'origine africaine. Ils ont été portés par la mémoire des
anciens esclaves, et beaucoup d'entre eux sont incomplets. Ce qui en reste est
donc répété en forme de litanie par les choeurs officiants. Les tambours sacrés
sont les instruments symboliques du culte vaudou. Ils sont souvent considérés
comme étant la voix des esprits ou celle qui leur parle car leur battement
diffère selon le LOA invoqué.
Leur rôle est tellement important qu'ils ont une identité. Le plus
grand des tambours Rada s'appelle manman, ou hounto, le second est hountoti, le plus petit est boula ou kata. Le plus grand tambour Petro se nomme aussi manman ou gros
baka, et le plus petit est pitit ou ti-baka. Les rituels utilisent un autre instrument important, l'ogan, une
petite cloche qui règle le rythme général de la musique, des chants et des
danses. En Afrique, elle est utilisée pour déclencher la transe des
initiés. Les rythmes du vaudou auraient inspiré la musique d'Haïti. Ses
chants sacrés constitueraient la source du blues de la Nouvelle Orléans
La réputation magique du Vaudou
inquiète et fascine à la fois. Ses prêtres ont une connaissance approfondie de
la pharmacopée naturelle et disposent de substances pouvant êtres des remèdes
ou des poisons. En général, le Houngan cherche à harmoniser les diverses formes
de vie. Dans cet aspect, il est un thérapeute qui soigne les corps et les âmes
avec ses moyens propres. La nature des soins proposés peut surprendre mais
l'intention n'est pas de nuire. Il joue aussi un rôle de prévention en
proposant des talismans (gri-gri) souvent associés à des prières. Il met
simultanément en oeuvre la chimie et la magie blanche en travaillant sur les
deux plans de la nature.
Dans un même soin, il combine des
médicaments reconnus avec des éléments évocateurs des LOAS dont il sollicite
l'assistance. On peut être surpris de trouver un clou de fer ou une vertèbre de
couleuvre dans le sachet d'un gri-gri. Cela signifie probablement que le
Houngan demande à Ogou ou à Dambalah Aïda d'appuyer son intention. Nous
savons que la vie terrestre de chaque fidèle vaudou est placée sous le patronage
de plusieurs LOAS communautaires ou personnels. Les soins médicaux et le
gri-gri protecteur doivent donc être soigneusement personnalisés par le savoir
du Houngan.
Le Vaudou utilise fréquemment les
services des devins qui s'aident de curieux moyens de divination dont l'un est
une boule prolongée par deux cordons portant chacune huit coques de noix. Le
devin les abat sur un plateau et la position ouverte ou fermée des coques
établit l'oracle. Le vaudou compte aussi des sorciers, les "Bokor",
qui ont beaucoup fait pour sa mauvaise réputation. Cédant à la vénalité,
ces prêtres utilisent les LOAS PETRO pour pratiquer la magie noire.
On achète leurs services pour
nuire à autrui. Ils fourniraient des produits toxiques comme l'arsenic ou le
calomel et des extraits vénéneux végétaux et animaux, voire des poisons
mortels. On les soupçonne de pratiquer des envoûtements sur les "dagides",
des poupées magiquement liées à leur victime. Elles sont percées d'aiguilles
pour projeter des souffrances. Nos sorciers européens connaissaient déjà cela.
Le Bokor transformerait des personnes en loup-garous ou en morts-vivants,
(zombis). Le Bokor utiliserait une drogue provoquant une léthargie profonde. Il
réveillerait ensuite la personne enterrée avec un contre poison. Le zombi
décérébré deviendrait son esclave. La "magie d'expédition", enverrait
des esprits défunts pour détruire les gens. C'est la face secrète et sombre du
Vaudou.
Jacques Henri Prévost
INCARNATUS
Tome 1 - Lentement
vers la Lumière
(Aux
sources de l'ésotérisme occidental)
Tome 2 - Bien nombreux les
chemins.
(Mythes
traditionnels et exotiques)
Tome 3 - Et chaque
amour, enfin
(Vers une spiritualité contemporaine)
Du même auteur
Le Ciel, la
Vie, le Feu
Le Pèlerin d’éternité
L’Univers et
le Zoran
L’Argile et
l’Âme
Prolo Sapiens
Lentement
vers la Lumière
Bien nombreux
les Chemins
Et chaque
Amour enfin
Recueil de
cuisine végétarienne
Mon cancer et Moi
Le sourire malicieux de l’Univers
© Jacques Prévost – Cambrai – France
Bien nombreux les Chemins
Incarnatus – Tome 2
(Mythes traditionnels et exotiques)
Comme les mythes antiques, les contes et légendes populaires peuvent avoir un
aspect initiatique pour l’observateur éclairé. Les écoles de mystère font
prendre conscience de la présence de l’homme originel endormi au fond du cœur.
Parfois cependant, une émotion l’éveille, permettant d’entendre un instant sa
voix. La poésie et la musique portent directement la parole de cet être
mystérieux et secret, mais d’autres chemins mènent à lui. Les enseignements
ésotériques nous révèlent sa présence et sa nature et dévoilent progressivement
aux initiés le sens des mythes et des antiques traditions, ce que signifient
les fables et les légendes venues vers nous du fond des âges. Beaucoup des
histoires et des contes traditionnels contiennent une même révélation adaptée
au lieu du récit, à la civilisation du moment, ou à la qualité de l’auditeur.
Dans
ce Tome 2
Mille chemins sur la
montagne
Réminiscence
et réincarnation selon Platon
Le Mythe de l’Arche de Noé
Le Mythe de
la Quête du Graal
La Bagavad Gita dans l’Indouisme
të King en Chine
Le Cao Dai indochinois
Le Shintô Les
derviches tourneurs Soufi
Zoroastre et les Pârsis.
Contes persans et soufi
Le Bardo
Thodol tibétain
Le Tao japonais
Le Jaïnisme
Le Vaudou