Jacques Henri Prévost

                         

 

 

Bien nombreux les Chemins

 

Incarnatus – Tome 2

 

 

Mythes traditionnels et exotiques


 


 

 

Jacques Henri Prévost

 

 

 

Série incarnatus

(en trois tomes)

 

 

Tome 1 -  Lentement vers la Lumière

 (Aux sources de l'ésotérisme occidental)

 

Tome 2 -  Bien nombreux les chemins.
 (Mythes traditionnels et exotiques)

 

Tome 3 -  Et chaque amour, enfin

(Vers une spiritualité contemporaine)

 


 

 

 

 

 

 

 

Du même auteur

 

Le Ciel, la Vie, le Feu
Le Pèlerin d’éternité

L’Univers et le Zoran

L’Argile et l’Âme

Prolo Sapiens

Lentement vers la Lumière

Bien nombreux les Chemins

Et chaque Amour enfin

Recueil de cuisine végétarienne
Mon Cancer et Moi
Le sourire malicieux de l’Univers

 

 

 

 

 

                         


 

 

 

Jacques Henri Prévost

 

 

 

Bien nombreux les chemins

 

 

Incernatus -Tome 2

 

 

 

 

 

 

 

 

Copyright

 

©  Jacques Prévost –Cambrai -  France

 

 

 

 

 


 

 

Jacques Henri Prévost

 

 

 

Bien nombreux les Chemins

Mythes traditionnels et exotiques

 

TABLE DES MATIERES

 

15 - Mille chemins sur la montagne
31 - La résurrection selon Platon
55 - Le Mythe de l’Arche de Noé
71 - Le Mythe de la Quête du Graal
103 - La Bagavad Gita dans l’Indouisme
121 - Les derviches tourneurs Soufi
139 - Contes persans et soufi
161 - Zoroastre et les Pârsis.

175 - Le Bardo Thodol tibétain
201 - Le Tao të King en Chine
213 - Le Cao Dai indochinois
227 - Le Jaïnisme

243 - Le Shintô japonais
255
- Le Vaudou


 

 

Les autres tomes

 

 

Tome 1

 

 

Aux sources de l’ésotérisme occidental

                                

Les appels de la Lumière.
Les dieux grecs.
Les Ennéades de Plotin.
Les enseignements d’Hermès Trismégiste.
Les antiques religions à Mystères.
La religion des Romains.
La Gnose et les Gnostiques.
De la Gnose aux Cathares.
De Giodano Bruno à l’Univers vivant.
Robert Fludd et la Rose+Croix.
Béguines et Cathares des Flandres.
La Foi des Cathares.

 


 

Les autres tomes



Tome 3


Vers une spiritualité contemporaine

 

 

Un temple à l’esprit, et à la liberté
Orphistes et Pythagoriciens

La Divine Comédie de Dante
L'origine des Rose+Croix
L’Homme triple
Le Cosmos est-il vivant ?

La Vie mystérieuse
Amour et Désir chez les Théosophes
Krishnamurti et l’inconcevable « Otherness »

Jung - Du livre rouge à la Fleur d'or
L'illusion de la connaissance
La Kundalini et les Chakras

 



 

 

 

 

 

 

 

 

Tome 2

 

 

 

Mythes traditionnels et exotiques

 

 

 

 

 

 



 

 

 

Mille chemins vers la montagne

 

 

Nous sommes tous, en tant qu’hommes, plongés dans une réflexion fondamentale. Nous constatons que la religiosité, l’inspiration artistique, et la recherche scientifiques sont des réponses toutes personnelles à la perception d’un manque. Elles expriment la nécessité que ressentent les hommes d’assouvir une faim non satisfaite. Exprimées dans des formes différentes, ces  élans, ces espoirs, ou ces ressouvenances d’un état de meilleure satisfaction semble être une caractéristique constante attachée à la nature humaine. Cherchant à établir ou rétablir son bonheur, l’Homme-individu base la conduite de sa vie sur le type de recherche, d’expression sensible, de religiosité, ou de foi, qui correspond à sa propre nature.

 

Après tous les enseignements que nous avons tirés du passé, nous constatons que diverses démarches plus modernes constituent aussi des illuminations, des flambées fortuites de connaissance. Elles éclairent alors un domaine caché réservé aux seuls humains conscients. Issus de la même source, ces éclaircissements de la conscience semblent bien pouvoir prendre plusieurs chemins. Plusieurs moteurs très différents ont fourni l’énergie nécessaire pour faire émerger les révélations citées ci-dessus jusqu’au niveau d’une expression consciente exprimable.

 

Comme pour toutes les théories scientifiques, religieuses ou philosophiques, la diversité des contenus et des expressions utilisées démontre également que les instruments mentaux utilisés pour faire passer l’illumination intérieure au niveau conscient ne sont pas très adéquats. Une importante question se pose, qui est de savoir à quel niveau de conscience notre être intime est assoiffé de connaissance ou d’absolu.

 

Le corps met constamment en oeuvre des machineries variées qui remontent au début de l’aventure des vivants. Notre appareillage mental est également composé de divers mécanismes mis en place par l’évolution. L’homme conscient est la forme actuelle, le dernier avatar de l’espèce, mais les fonctions primitives qu’il intègre n’ont pas disparu dans les abîmes du temps.

                   

La soif de connaissance et la faim de Dieu sont irrationnelles.

 

On peut aisément comprendre que tous les efforts conceptuels pour atteindre la connaissance totale, (ou la Divinité)  par une construction intellectuelle théorique et raisonnable, soient vains et voués à l’échec. En fait, la relation de cette soif d’absolu avec les niveaux inconscients les plus archaïques du mental a des implications métaphysiques extrêmement importantes. Si on l’admet, il faut corrélativement accepter que la construction de l’Homme par l’évolution, y compris l’émergence de sa conscience et de son intelligence, résulte de la réalisation d’un plan antérieur, étranger et extérieur, lequel atteindrait maintenant le point où ce moteur doit être activé. Cela signifierait que l’existence humaine a une cause qui a fixé son but au début des temps et de la vie, bien avant qu’apparaissent la corporéité et le conscient.

 

La prise de conscience qu’un plan surnaturel peut être en oeuvre et nous impliquer en tant qu’opérateur, ou objet actif, prend une signification presque brutale. Ce choc résulte du contact inattendu avec une altérité inconnue, ce qu’il est convenu d’appeler le sacré. La tradition hébraïque, par exemple, a été amenée à traiter cet aspect, et le Livre du Zohar décrit les multiples précautions que le Dieu hébraïque a du prendre en descendant au niveau de la matière pour accomplir sa création. Au-delà des descriptions théoriques, conceptuelles et imagées des littérateurs, demeure un vécu difficile, celui du contact effectif avec le Tout-autre inconnu et surtout la perception expérimentale de la réalité de cette altérité absolue.

Nous sommes déjà des Bouddhas.
Parler d’atteindre quoique ce soit est une profanation,
et, logiquement, une tautologie. (D.T. Suzuki).

Comme les mythes les plus antiques, les contes et légendes populaires ont aussi parfois un aspect initiatique. Cela devient évident pour l’observateur éclairé. Les écoles de mystère font prendre conscience de la présence de l’homme originel endormi au fond du cœur. Il est assoupi depuis si longtemps que nous avons oublié sa présence. Parfois cependant, une émotion l’éveille, ouvrant une voie permettant d’entendre un instant sa voix. Parmi toutes les formes de l’art des hommes, la poésie et la musique portent directement la parole de cet être mystérieux et secret, mais d’autres chemins mènent à lui.

 

Depuis toujours, les enseignements ésotériques nous révèlent sa présence et sa nature véritable. Ils dévoilent progressivement aux initiés quel est le sens des vieux mythes et des antiques traditions, expliquant ce que signifient les fables et les légendes venues vers nous du fond des âges. Beaucoup des histoires et des contes traditionnels contiennent une même révélation adaptée au lieu du récit, à la civilisation du moment, ou à la qualité de l’auditeur.

 

On la trouve même dans les vieux contes de fées. Celui de la Belle au Bois Dormant, par exemple, raconte dans un langage pour enfants comment l’âme admirable, endormie depuis si longtemps dans le donjon d’orgueil, au coeur de la forêt d’épines de tous les dangers de la vie terrestre, peut être un jour éveillée par le baiser d’amour du prince audacieux, le chercheur de vérité. Et l’histoire de Peau d’âne est construite sur le même schéma général.

 

De tous temps, donc, le même message initiatique est délivré aux chercheurs spirituels en usant des moyens divers disponibles dans les conditions et possibilités de l’époque. On a utilisé des allégories littéraires (la caverne de Platon), des légendes (les Chevaliers de la Table ronde), des contes, (comme celui de la Belle au bois dormant), des fabliaux philosophiques (Contes soufis). Et certains films actuels, (Truman Show, Matrix, etc..), tentent de le faire.

 

Beaucoup de ces récits ne sont pas inventés simplement pour distraire. Ils nous transmettent une image symbolique menant à la révélation initiatique enseignée par la sagesse traditionnelle. Ils représentent notre destin car nous recherchons tous notre double intérieur et secret. Et dans le château clos de notre coeur égoïste, une créature merveilleuse attend toujours le prince intrépide que nous pouvons être pour qu’enfin, d’un baiser, il l’éveille.

 

Avant de développer un peu plus des idées, je voudrais évoquer les travaux de Mircea Eliade. Ce chercheur, (1907 + 1986), est l'un des fondateurs de l'histoire moderne des religions. Au centre de l'expérience religieuse de l’homme, Eliade situe la notion du « sacré ». Il nous dit que la fonction du mythe est de donner une signification au monde et à l'existence humaine. Grâce au mythe, le monde se laisse enfin saisir en tant que cosmos parfaitement intelligible.

 

« Considéré comme littérature d’amusement, dit Eliade, le conte merveilleux contient un scénario d’initiation avec ses épreuves typiques, la lutte contre le monstre, les travaux impossibles, le mariage avec la princesse. Il implique une sorte de mort et de résurrection. L’initiation est renvoyée dans l’imaginaire. Cependant, dans la psyché profonde, les scénarios initiatiques conservent leur fonction et continuent d’opérer des mutations dans la conscience moderne. ».

 

Cette citation permet d’aborder les aspects un peu techniques de la structure habituelle d’un conte, sachant aussi qu’ils ne sont pas tous initiatiques. Le récit ou la fable pédagogique comporte quatre parties : un exposé de la situation, une montée de l’action, une chute surprenante, et une morale. C’est une structure rédactionnelle assez classique. Le conte, initiatique ou pas, ne comporte que trois phases, la morale en étant rarement exploitée.  

 

L’enseignement qu’on tire d’une fable est immédiatement utilisable. Le conte est distrayant. Mais lorsqu’il est initiatique, son rôle est différent. Il prépare l’auditeur à l’initiation à venir. En cette attente, le récit doit être simplement mémorisé. Comme un conte ordinaire, il raconte l’aventure émouvante de personnages sympathiques dans des situations étonnantes. La mémoire est stimulée car le lecteur est ravi. Survient alors parfois l’instant de l’initiation.

 

Il est difficile de devenir adulte. Impliquant mort et résurrection, l’initiation peut être pénible. Le conte initiatique aussi meurt et ressuscite. La révélation du sens anéantit la magie du récit féerique et ses aimables personnages. L’intelligence initiale du conte merveilleux est alors à jamais perdue, mais la contre partie de la perte est l’annonce merveilleuse de la résurrection. La Belle devient l’Âme endormie et le Maître soufi est l’Homme Éternel des origines.

 

Initialement, les mythes rappelaienrt des histoires estimées vraies. C’est souvent différent maintenant. Bien de mythes, anciens, ou modernes voudraient expliquer les profonds mystères des origines. Ils sont souvent traditionnellement associés à des rites de renouvellement. Au commencement, la situation était simple et pure, mais elle s’est dégradée au fil du temps Dans le passé, un personnage  merveilleux a créé ou sauvé le Monde ou l’Homme. En célébrant les rites qui rappellent cet acte extraordiniare, les inititiés, purifient la dégradation de la nature et permettent de restaurer ou de recréer la situation initiale.   

 

Dans le passé historique, l’initiation revenait probablement à un mentor familier. Les temps ont changé, et les contenus ésotériques se sont estompés. Quand manque l’initiateur, c’est aux chercheurs de redécouvrir, par eux-mêmes, le sens caché des récits merveilleux. Méditons donc un instant sur un micro conte initiatique, le superbe « logion 29 » de l’Évangile gnostique de Thomas. Comme chercheurs, il nous appartient d’en découvrir, de nous-mêmes,  la signification cachée.

 

Jésus disait :

« Si la chair vient à l’existence par l’esprit, c’est une merveille »

« Mais si l’esprit existe par la chair, c’est la merveille des merveilles »

 

Ou une autre sentence pour exposer l’essentiel dee la philosophie grecque après Platon

 «  L’essence engendre l’existence. »

Encore des mots pour formuler la problématique humaine

        « D’où vient que ce mortel puisse rêver d’éternité. » 

 

La reconnaissance de la présence d'une altérité immortelle, engendrée par l'esprit, dans le corps de chair mortelle, issu de la psycho matière terrestre, a des conséquences importantes. La nature intime du chercheur en est manifestement changée. Cette rencontre revêt un caractère sacramentel. Il ne s'agit plus d'une orientation de la conscience mais d'un état de fait. Dans cette situation, le chercheur devient un temple vivant car sa conscience admet que son corps biologique renferme une entité spirituelle sacrée. Reste à savoir ce qu'il en fera.

 

En ce sens, je vous propose iccid’inventer votre propre rite. J’invite les chercheurs conscients qui lisent ces lignes à réunir leurs pensées nouvelles dans l'élévation d'un temple mental collectif. Car un temple est un lieu de rencontre. Ses bâtisseurs le veulent toujours grandiose et magnifique. Fondons celui-ci sur les innombrables démarches humaines visant à rencontrer cet absolu qui nous manque, cet Esprit ou cette Connaissance que nous cherchons. Il est fort évident qu’Osiris, Ba’al, Dionysos, Krisna, Jésus, et tant d’autres mythes, racontent la même aventure.

 

C’est toujours l’histoire d’un dieu, fils de dieu, trahi et mis à mort, et qui, cependant, ressuscite un jour et rejoint un royaume qui n’est pas de ce monde. Avec le recul nécessaire, nous entendons l’éternelle histoire de la chute d’Adam qui, racheté par la grâce, regagnera un jour le royaume originel. Mettons donc sur le même plan toutes ces faibles images décrivant le cheminement du chercheur vers la réalité absolue, et nous y reconnaitrons la représentation de cet esprit immortel emprisonné dans notre prison corporelle.

 

Dans l’argile de notre corporéité, assemblons mentalement toutes les sciences, convictions, religions, expressions et philosophies humaines. Elles constitueront un immense pavement dont chaque dalle rayonnera la lumière d’une révélation particulière. Chacun se tiendra sur celle qui lui convient, et tous ces pavés lumineux seront également joints par les qualités d’âme des chercheurs authentiques et sincères, celles des fidèles de toutes les églises, les souffrances de leurs martyrs et les extases de leurs saints. Au dessus, se tendra le sombre ciel originel de tous les mystères, étoilé de toutes les révélations passées et à venir.

Et à l’entour s’étendra l’insondable océan de tous les possibles. Notre construction sans murs sera ouverte sur l’infini. Nous nous y tiendrons sans aucun rite ni sacrifice, car il y a déjà eu tellement de sang versé, tant d’horreurs commises, tant d’êtres immolés, torturés, mutilés ou humiliés, au nom de toutes les idées, offerts en vain à toutes les idoles des hommes, dans tous les temps du monde.

 

Éclairés par l’Esprit, nous voudrions nous tenir sur le pavé du temple comme des piliers lumineux reliant la terre au ciel. Hélas, notre noir héritage karmique nous barre encore le chemin, et nous restons simplement des êtres étonnants, petits singes christophores, enclouant l’un à l’autre Lucifer et Satan ! Petits simiens clairvoyants, toujours chargés d’ancestrales caractéristiques animales, nous portons intimement la conscience d’un important travail à faire.

 

Nous avons à rallumer dans notre âme
le soleil spirituel originel.

 

En vérité, pour pouvoir nous poser en hommes véritables, et libres maçons, nous devons comprendre ce qu’est notre vieil être intime et briser sa cristallisation. Nous devons transformer tout à la fois notre humaine et simiesque nature et cette image intérieure fabriquée de nous-mêmes. Dans cette attitude, nous retrouvons l’image traditionnelle des Rose-Croix, celle de l’Homme écartelé entre la Chair et l’Esprit, cette Croix d’épine symbolique sur laquelle il convient de faire fleurir la Rose d'Or de la Connaissance. Et donc, amis, réunis en ce lieu partagé, ouvert dans notre mental, élèvons nos âmes particulières vers l’image de la Totalité telle que nous l’avons construite, chacun dans sa pensée personnelle.

 

Mille chemins, disait Bouddha,

mènent au sommet de la montagne

 

Dans notre temple universel, nous ne nous posons pas en juges mais en simples témoins de l’inquiétude et de la souffrance humaine. Revêtus de la dignité de la conscience, nous tenant debout, non pas dressés à l’assaut des mystères du Ciel mais tournés par l’Esprit vers les réalités temporelles de la Terre, nous ouvrirons nos cœurs à la pluie de savoir, de sagesse et d’amour qui nous est personnellement et mystérieusement consentie, par grâce.

 

Nous le recevrons la dans notre être total, corps de chair, âme de feu, esprit de lumière, et, tous ensemble, comme les prêtres gnostiques et les derviches d’Orient, nous étendrons les mains sur nos frères les hommes, partout dans le Monde, et nous répandrons sur eux ce don..., éperdument !

 

Essayant de résoudre les questions insolubles posées par la raison sur son origine, son devenir, le sens de saa vie et de son existence, l’Homme interroge le ciel. Le ciel ne répond jamais aux questions raisonnables et ne parle qu’à l’Homme qui n’a plus de questions. Le silence des espaces infinis est la seule réponse. La question est toujours mal posée par une raison qui cherche à combler son vide de savoir. Elle ne pourra jamais combler ce manque inéluctable de connaissance totale.

Je t’interroge, Plénitude, et c’est un tel mutisme !

 (Saint John Perse).

 

Le grand Tout, reste mystérieux et inconnaissable. Lorsqu’on tente de l’approcher par la raison, on trouve seulement le vide, le chaos de la béance originelle. Hors la pensée, il n’y a rien pour alimenter la raison humaine, rien que ce vide effrayant que nous percevons. C’est la pensée créatrice qui peuple le vide. Notre univers matériel est la manifestation d’une pensée surhumaine. C’est pourquoi nous nous y sentons tellement étrangers. Lorsque nous laissons notre intelligence rejoindre la grande intelligence universelle, ce vide insondable et sacré s’emplit soudain d’un nombre immense de créatures et de toute la puissance qui les a créées. Tout autour de notre temple s’étend alors l’insondable océan de tous les possibles

 

Et le Serpent dit à la femme,

Si vous mangez du fruit de l’arbre

qui est au milieu du jardin,

vous ne mourrez point, vos yeux s’ouvriront,

et vous serez comme des dieux,

connaissant le bien et le mal. 

(Genèse - 3/4).

 

Les hommes, nous dit la Bible, enfant divins et créatures faites à la ressemblance de Dieu, sont comme des dieux, et ils engendrent des dieux et des mondes. Le chaotique océan des possibles attend leur pensée créatrice des genèses potentielles. Sous-dieux naissants, engendrés dans ce monde par l’Esprit, (dans l’acception du mot désignant la pensée du dieu créateur premier), les humains deviennent, peu à peu, adultes et autonomes. Ainsi, par le pouvoir créateur de la pensée, poursuivant inconsciemment une illusoire immortalité, nous devenons chaque jour plus capables de modeler l’argile plastique du Monde. Nous le faisons d’abord dans l’astral, son aspect invisible, puis dans la transformation ou l’organisation de la matière tangible et expérimentable, et même maintenant dans les propriétés et les destinées de nos propres corps biologiques. Inéluctablement, nous devrons choisir un jour de poursuivre cette recherche, ou décider de fonder notre véritable vie, notre propre domaine dans le royaume véritable et éternel du Père.

 

Denis de Rougemont a formulé cette éternelle tentation.

 

Tombé de l’Eternel, dit-il, Satan veut l’Infini.

Tombé de l’Etre, il veut l’Avoir.

 

La prise de conscience de cette obligation de choix entre l’Être et l’Avoir est assez terrifiante car les traditions ésotériques de l’hermétisme nous disent que nous avons déjà été placés, à l’origine, devant ce choix drastique.

 

Or le Noûs, Père de tous, étant Vie et Lumière, enfanta un Homme semblable à lui,dont il s’éprit comme de son propre enfant,car l’Homme était très beau, reproduisant l’image de son Père,et Dieu lui livra toutes ses oeuvres.

 

Alors l’Homme qui avait plein pouvoir sur le monde des mortels et les animaux sans raison,se pencha à travers l’armature des sphères, et il fit montre à la Nature d’en bas de la belle forme de Dieu.



 La Nature sourit d’amour car elle avait vu les traits de cette forme merveilleusement belle de l’Homme se réflèter dans l’eau, et son ombre sur la terre.

 

Pour lui, ayant perçu cette forme à lui semblable présente dans la nature et reflétée dans l’eau, il l’aima et voulut habiter là. Ce qu’il voulut, il l’accomplit, et il vint habiter la forme sans raison.

 

(d’aprés Hermés Trismégiste).

 

Face à l’éternelle tentation d’approprier le Monde, nous allons devoir utiliser le merveilleux privilège des adultes autonomes, le don de la liberté. Nous devrons sans retour choisir d’essayer de devenir dieu pour dominer matériellement la Terre, ou accepter de lâcher enfin notre frénétique emprise sur la matière et tenter de rejoindre hors de Terre le Royaume de l’Essence spirituelle.

 

La Terre n’appartient pas à l’Homme,

C’est l’Homme qui appartient à la Terre.

(Chef Seattle - Tribu Dewanish).

 

On pourrait croire que cette liberté de choix est difficile, nécessitant un grand effort de volonté. Ce n’est pas exact. Le chercheur doit seulement comprendre quel est son état réel. Ce n’est pas lui qui lutte, c’est la connaissance, la Gnose.

 

Dans notre temple universel, et, en cette acception, bien évidemment gnostique, témoins de la souffrance humaine cependant revétus de la dignité restaurée de l’Homme éternel, nous tenant consciemment debouts, non pas dressés par l’Ego à l’assaut du Ciel mais tournés par l’Esprit vers la Terre, nous ouvrons nos coeurs à la pluie d’amour de la grâce christique. Nous la recevons dans notre être total, corps de chair, âme de feu, esprit de lumière, et, ensemble, nous la répandons sur tous nos frères les hommes, partout dans le Monde.

 

Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu,

et que l’Esprit de Dieu habite en vous ?

(Paul. Corinthiens - 3/15).

 

Le cheminement difficile est parfois parsemé de quelques dons rafraîchissants qui soulagent un instant la fatigue du pélerin. Cette révélation bouleversante, inattendue et gratuite, estt celle de la restitution de l’Innocence. Elle remet à sa place relative et juste la compréhension de l’importance de la Liberté primordiale. Elle semble être en relation binaire avec cette liberté qu’elle équilibre, un peu comme la notion de Grâce christique équilibre celle de la Force créatrice luciférienne.

Les deux voies paralléles, le courant dynamique, viril et conquérant, d’un coté, et la grâce féminine, offerte, acceptée et gratuite, de l’autre, semblent  correspondre aux Sizygies des éons gnostiques ou au schéma de l’arbre ésotérique des Sephiroh de la Kabbale. Et, conjointement à la restitution de l’Innocence originelle, une autre intuition apparaît, toute aussi nouvelle, émouvante et importante, qui est celle du retrait corrélatif de la charge karmique. Tout est soudain  immédiat et neuf à nouveau. A l’instant même, c’est le printemps du Monde, éternellement présent, hors du temps.

Si vous ne redevenez comme les petits enfants,

Vous n’entrerez pas dans le Royaume.

 

Ainsi, conduits par la main sur le difficile chemin d’élévation qui mène de la Chair à l’Esprit, pas à pas vers le Royaume, de faute en faute vers l’Innocence, de vie en vie vers l’Eternité, corps aprés corps vers l’Indestructible, de fragment en fragment vers la Vérité, et nous remémorant les toutes dernières paroles de Goethe agonisant, Mehr Licht ! (plus de lumière), nous avançons lentement, les uns avec les autres, vers la découverte de notre véritable identité divine progressivement révélée.

Les chercheurs doivent mener une lutte constante pour éviter le redoutable écueil, formé par la rationalisation excessive des révélations concédées par l’intelligence universelle. Il ne s’agit pas de construire un système rationnellement universel, mais seulement essayer d’arriver à la vraie connaissance, laquelle ne peut évidemment être que simple et lumineuse.

 

Plutarque nous raconte qu’il y avait à Saïs, en Egypte, un temple consacré à Isis, la fille du Soleil, la mère universelle. Il s’y trouvait une mystérieuse statue de la déesse au visage voilé. Sur le fronton, on pouvait lire un premier et important message.

 

Moi, Isis, je suis tout ce qui a été,
ce qui est, et ce qui sera.

Aucun mortel ne m’a jamais dévoilée.

Les Egyptiens comprenaient clairement qu’entre le moi de chaque homme, (son âme temporelle), et la connaissance de la réalité divine, (son âme véritable), un voile épais est toujours jeté. Ce voile est posé par la raison. La réalité n’est dévoilée qu’à celui qui vit dans la conscience éclairée par la grâce et pour lui, aucune illusion n’a plus cours. Il perçoit seulement, à l’intérieur comme à l’extérieur de lui-même, la simple et éblouissante réalité de l’universelle manifestation de l’être. La conscience naturelle ordinaire projette sur l’écran du monde ses propres illusions scintillantes et les considère comme la seule réalité. Ce monde illusoire de formes attirantes et d’images chatoyantes, c’est notre fascinant monde ordinaire, la Mäyä brillante du Veda hindou. C’est le message éternel que les anciens Egyptiens nous envoient du fond des âges, avec une instante invitation à méditer. Sachez aussi que sous la statue voilée, on lisait une autre devise ésotérique et grandiose, un autre important message d’Isis qui mérite aussi d’être longuement réfléchi.

 

Au chercheur encore inconscient de sa qualité cachée mais pourtant déjà chargé de lumière spirituelle et porteur lui-aussi du Christ intérieur, à l’inquiet quêtant toujours éperduement en ce bas monde la chaleur et l’amour, la lumière et le sens de la vie, il convient peut-être de rappeler  l’antique message laissé dans le temple de Saïs par la fille d’Atoum, le dieu solaire primordial et créateur, (à la fois Tout et Rien, Être et Non-être), afin de lui redire de méditer les lumineuses paroles de l’aimable déesse, image symbolique et éternelle de la Grande Mère de tous les vivants. Isis disait :

 

Le fruit que j’ai engendré, est le Soleil !

 

CHAPITRE 2

                                        

La réincarnation selon Platon

 

 

 

 

Selon Diogène Laërce, Platon serait né à Athènes, (ou peut-être à Égine), le sept mai de la quatre-vingt-huitième olympiade, ce qui dans le calendrier grec, place sa naissance dans les années ~428 ou ~427 avant notre ère. Il serait mort, au cours d'un banquet de noces, à l'âge de quatre-vingt-un ans. On sait peu de choses de cet énigmatique Diogène Laërce qui décrivit avec minutie la vie et les doctrines des philosophes antiques, et l'on pense qu'il vécut au début du 3e siècle. Laërce nous dit que le vrai nom de Platon était Aristoclès comme celui de son grand père. Il était le fils d'Ariston et de Périctioné, issus de deux illustres familles athéniennes, et il avait deux frères, Adimante et Glaucon, et une sœur, Potoné. Comme tous les jeunes Athéniens, Aristoclès pratiquait les trois disciplines obligatoires, lettres, musique et gymnastique. C'est son moniteur gymnaste, un lutteur argien, qui le surnomma Platôn (le large) pour une raison mal définie. À l'âge de vingt ans, il devint le disciple de Socrate, et après la mort du philosophe, il voyagea, allant même jusqu'en Égypte, mais les voyages ne lui étaient guère favorables. En Sicile, il fâcha le tyran Denys qui le fit vendre comme esclave. Racheté par ses amis, il revint vivre à Athènes et s'établit à l'Académie, (du grec "Akademeia", dans les jardins d’un riche citoyen nommé Akademos). C'était un beau et grand domaine garni d'arbres et de fontaines, près du bourg de Colone sur la route d'Athènes. Platon y donna son enseignement et il y eut de nombreux disciples dont Aristote qui le quitta et fut précepteur du prince Alexandre de Macédoine, celui-là même qui devait devenir le fameux conquérant. Contrairement à Socrate qui n'écrivait rien, Platon écrivait beaucoup. Il usait d'un mode fort populaire à l'époque, le dialogue imaginaire, et il exposait ses idées à travers des conversations d'interlocuteurs fictifs. Laërce lui attribue cinquante-six de ces dialogues. Platon interrompait parfois ces longs discours pour exposer différemment sa pensée en usant de mythes plus suggestifs que didactiques. On en compte au moins une quinzaine dans toute son œuvre. Certains permettent de percevoir comment le philosophe concevait la vie au delà de la mort, et ce sont ces mythes bien particuliers qui constituent la matière de cette étude.

                                 

Quelques mythes platoniciens choisis

 

Les mythes platoniciens les plus connus sont probablement ceux de l'Atlantide et de la Caverne. Platon évoque la légende de l'Atlantide dans les dialogues de Timée puis de Critias. D'antiques propos sont rapportés à Socrate, évoquant l'existence d'une île très grande et très puissante, au delà des colonnes d'Hercule, (détroit de Gibraltar), neuf mille ans auparavant. Son peuple voulait asservir les populations méditerranéennes, mais les Athéniens résistèrent et après de terribles cataclysmes, l'Atlantide fut submergée par la mer et disparut à jamais. Cette histoire, peut-être inspirée par l'explosion du Santorin, enflamma l'imagination de nombreux romanciers, et des aventuriers en cherchent encore aujourd'hui  les vestiges jusqu'au fond des mers. On trouve aussi, dans "la République", un dialogue entre Socrate et Glaucon, rapportant l'histoire dite, "allégorie de la caverne". Dans un lieu souterrain, des hommes sont enchaînés et ne voient que la lumière d'un feu lointain. Derrière eux est un muret au long duquel d'autres hommes portent des objets de toutes sortes qui dépassent ce mur. Certains porteurs parlent et d'autres se taisent. Les prisonniers ne connaissent de ces choses que les ombres projetées sur les murs, et ils n'entendent que les échos des sons. Que l’un d’eux soit libéré, il sera d’abord blessé par la lumière et souffrira des changements. En un premier temps, il ne percevra pas ce qu'on lui montre, puis il s’accoutumera et en verra la réalité. Prenant conscience de sa condition antérieure, il s'efforcera de retourner pour en informer ses semblables. Mais ceux-ci, incapables d’imaginer ce qui est arrivé, refuseront de le croire, le repousseront et le tueront peut-être

 

Voyons maintenant un mythe tiré du "Protagoras" dans lequel ce philosophe évoque les travaux d'Épiméthée et de Prométhée lors de la création du Monde. Remarquons d'abord l'extraordinaire transformation que Platon fait subir au traditionnel récit d'Hésiode racontant le partage truqué du bœuf lors du banquet des hommes et des dieux. Ici, Prométhée ne trompe plus Zeus qui va même l'aider. Quand le temps fut venu de la naissance des races mortelles, dit Protagoras, les dieux les façonnèrent de terre et de feu et autres matières, et ordonnèrent aux deux titans jumeaux de leur attribuer les qualités convenables. Épiméthée obtint de procéder seul au partage et l'effectua selon sa fantaisie. Aux uns, il donna la force, aux autres la vitesse, ou les ailes, ou les habitats souterrains, ou la grande taille. Il en revêtit certains de toisons ou de cuirs épais, ou de plumes, ou les chaussa de sabots ou de peau durcie. Il se préoccupa de leurs nourritures. Mais la sagesse d'Épiméthée était imparfaite et, quand l'Homme se présenta, plus rien n'était disponible. Prométhée fut donc appelé pour équiper l'Homme et assurer sa survie. Fort embarrassé, Prométhée se résolut à dérober le feu et les habiletés pratiques et artistiques d'Héphæstos et d'Athéna pour les donner à l'Homme. Seul parmi les animaux, ainsi pourvu d'un don divin, les hommes se mirent à honorer les dieux, à construire des temples et des habitations, à se vêtir et à parler. Mais vivant dispersés, ils étaient détruits par les animaux. Alors, Zeus inquiet envoya Hermès porter aux hommes la pudeur, la justice, et le sens politique, répartis en son nom de façon que chacun en ait sa juste part, afin que l'harmonie et l'amitié s'établissent dans les cités, sous peine de mort.

 

Les mythes platoniciens de réincarnation

 

La théorie de la renaissance (ou réincarnation) remonte à l'Orphisme qui la considérait comme une connaissance secrète réservée aux initiés des religions à Mystères. Platon ne la présentait pas comme une hypothèse mythique, mais comme une conviction philosophique. Dans le dialogue de Phédon, il dit que chaque âme use plusieurs corps, surtout si sa vie dure de longues années. Pour le philosophe, cette conviction a pour conséquence logique la mémoire de ces expériences qu'il appelle réminiscence. Insistant sur cette idée, il fait dire à Socrate, dans le dialogue de "Menon", que l’âme de l’homme est immortelle, que tantôt elle s’échappe, ce qu’on appelle mourir, et tantôt reparaît, mais ne périt jamais, et que, pour cette raison, il faut mener une vie la plus sainte possible. Quand Perséphone, dit Socrate, a reçu des morts la rançon d’une ancienne faute, elle renvoie leurs âmes vers le soleil d’en haut, à la neuvième année. Et concernant la connaissance, puisque l’âme est immortelle et qu’elle a vécu plusieurs vies, elle a vu tout ce qui se passe tant ici que dans l’Hadès, et il n’est rien qu’elle n’ait appris. Comme tout se tient dans la nature et que l’âme a tout appris, rien d’empêche qu’en se rappelant une seule chose, (ce que les hommes appellent faussement apprendre), elle retrouve d’elle-même toutes les autres, pourvu qu’elle soit courageuse et ne se lasse point de chercher, car chercher c’est bien autre chose que se ressouvenir. "Et je ne  puis donc, dit Socrate, t'enseigner aucune chose puisque je soutiens qu'il n'y a pas d'enseignements mais seulement des réminiscences".

 

Plus loin, Socrate insiste. Si l’âme est immortelle, il faut en prendre soin, non seulement pour le temps que nous appelons vivre, mais pour tout le temps à venir, et l'on s’expose à un terrible danger si on la néglige. Si la mort nous délivrait de tout, quelle aubaine pour les méchants d’être débarrassés à la fois de leur corps et de leur méchanceté. Mais pour l’âme immortelle, il n’y a d’autre moyen de se sauver que de devenir la meilleure et la plus sage possible. En quittant le corps, elle ne garde que l’instruction et l’éducation, qui sont ce qui sert ou nuit le plus au mort, quand il part pour l’autre monde. En effet après la mort, le génie que le sort a attaché à chaque homme le conduit en un lieu où les morts sont rassemblés pour qu'ils se rendent chez Hadès. Lorsqu’ils y ont reçu le sort qu’ils méritaient et qu’ils y sont restés le temps prescrit, un autre guide les ramène ici, après de longues périodes de temps. Mais la route de l'Hadès n’est ni simple, ni unique puisqu'on y a besoin de guides .Il y a beaucoup de bifurcations et de détours. L’âme réglée et sage suit son guide et n’ignore pas ce qui l’attend, mais celle qui est passionnément attachée au corps, reste longtemps éprise de ce corps et du monde visible. Ce n’est qu’après une longue résistance et beaucoup de souffrances, qu’elle est entraînée de force par le génie qui en est chargé. Rejoignant les autres, l’âme qui a fait le mal, ou commis des meurtres ou d’autres crimes, voit tout le monde se détourner d’elle et erre longtemps seule jusqu’à ce que la nécessité l’entraîne dans le séjour qui lui convient. Mais celle qui a vécu toute sa vie dans la pureté et la tempérance et qui a eu le bonheur d’être guidée par les dieux trouve tout de suite la résidence qui lui est réservée.

 

Voici ce qu'énonce Socrate dans le "Georgias".  Écoute donc ce que je crois être une vérité. Après l'avoir reçu des mains de leur père, Zeus, Poséidon et Hadès se partagèrent le Monde. La loi de Cronos était que le mortel qui avait mené une vie juste allât après sa mort dans les îles Fortunées, et qu'au contraire celui qui avait vécu dans l'injustice allât dans le lieu de punition appelé Tartare. Les hommes étaient alors jugés vivants par des juges vivants, qui fixaient leur sort juste avant leur mort. Hadès et les gouverneurs des îles Fortunées dirent à Zeus qu'on leur envoyait des hommes qui ne méritaient pas le sort assigné. Les jugements, dit Zeus, sont mauvais parce qu'on juge les hommes tout vêtus et lorsqu'ils sont en vie. Certains ont l'âme corrompue mais sont revêtus de beaux corps et de richesses et l'on atteste qu'ils ont bien vécu. Les juges eux mêmes, jugent vêtus, ayant devant leur âme leurs yeux, leurs oreilles et leur corps qui les enveloppe. Leurs vêtements et ceux des personnes qu'ils jugent sont autant d'obstacles. Prométhée ôtera aux hommes la prescience de leur dernière heure. Ils seront jugés après leur mort, dans une nudité entière de ce qui les environne. Le juge lui-même sera nu, mort, et examinera immédiatement, dans son âme, celle de chacun, aussitôt mort, et nu, afin que le jugement soit juste. J'établis donc pour juges trois de mes fils, deux d'Asie, Minos et Rhadamanthe, et un d'Europe, Eaque. Après leur mort, ils rendront les jugements là où aboutissent trois chemins, dont celui des îles Fortunées et celui du Tartare. Rhadamanthe jugera les hommes d'Asie, Eaque ceux d'Europe, et Minos décidera en dernier ressort dans les cas litigieux, afin que la sentence soit parfaitement équitable.

 

Dans ses divers dialogues, Platon fait référence aux croyances grecques traditionnelles acceptées depuis Homère, lesquelles incluent un jugement posthume des âmes envoyant au gouffre du Tartare celles des méchants et conduisant aux "Champs Elyséens" ou "Îles Fortunées" celles des justes à commencer par celles des philosophes, qu'à son habitude, il place  au pinacle de la société humaine, même après la mort. Il inaugure ainsi la propension constante des philosophes de tous les temps, à une autoévaluation fort optimiste de leurs propres mérites,  attitude qui reste commune de nos jours comme en attestent les échos médiatiques quotidiens. Platon donc, dans sa proche approche d'une justice, impartiale en soi, s'émeut des excès manichéens de ces jugements radicaux, et entreprend d'amender le mythe en modulant les échelles des peines et des récompenses en juste proportion de la responsabilité personnelle effective des intéressés. Ces concepts seront ultérieurement repris par l'Église Catholique dans l'enseignement médiéval de l'existence d'un Purgatoire pour la purification des âmes pécheresses. Platon a repris l'ensemble de sa théorie à la fin du 10e livre de "La République", dans l'histoire d'Er le Pamphyllien, qui suit.

 

 

Le mythe d'Er le Pamphylien

 

 

Á la fin du 10e livre de "la République" qui est le récit fait par Socrate à un ou plusieurs interlocuteurs mal identifiés, d'une conversation qu'il a eue la veille au soir dans la maison de Céphale, au Pirée avec une bande de jeunes menés par Polémarque, le fils de Céphale, dans le cadre de la première fête organisée par Athènes en l'honneur de la déesse thrace Bendis. Dans la dernière partie de la discussion, l'interlocuteur de Socrate est l'un des frères de Platon, Glaucon, à qui Socrate  conte l'histoire mythique d'ER, un guerrier natif du Sud de la Turquie actuelle, qui fut tué au combat  et se retrouva en vie douze jours plus tard sur le bûcher funéraire élevé sur le champs de bataille. IL aurait été renvoyé parmi les vivants pour témoigner du destin de âme engagées dans le royaume d'Hadès pour y être jugées puis  engagés dans un processus de purification passant éventuellement par des épisodes de réincarnations voire de métempsychoses. Elles sont d'abord, raconte-t-il rassemblées par leurs génies personnels dans une vaste prairie où la mécanique des mondes leur est révélée et passent devant les Juges qui siègent entre deux vastes ouvertures qui mènent dans la terre surmontées de deux autres ouvrant vers le ciel. Les Juges marquent les âmes selon leurs œuvres et les envoient vers les portes qui conviennent et elles y pénètrent pour un temps donné de purification avant d'en ressortir plus tard, si bien que des flots continus d'âme entrent et sortent continuellement de ces ouvertures, revenant de ces parcours cycliques soit encore impures et sales après leur parcours terrestre, ou descendant purifiées du ciel, mais parfois la porte mugit et ne laisse pas sortir les plus méchants que des monstres de feu renvoient au gouffre du Tartare

 

Lorsque ER s'avance, il lui est dit d'écouter et d'observer ce qui se passe en ces lieux afin de le rapporter aux hommes. Les génies personnels mènent ensuite les âmes devant les trois Moires (ou Parques), ces déesses qui produisent le tissu du destin des vivants en filant le fil de leur vie. Un Hiérophante tire alors au sort l'ordre dans lequel les âmes seront appelées à choisir le modèle de leur prochaine vie, ce qui permet à Platon d'établir la liberté et le responsabilité personnelle de chacun  su la détermination de son destin en dégageant la volonté divine. Pour cela, de nombreux modèles de vies sont proposés et chacun est invité à choisir ce qui lui convient. Hélas, la plupart des âmes choisissent hâtivement et sans fondement philosophique ni sagesse, des vies faciles, pleines de plaisirs et de tentations, et même parfois des vies animales libérant des passions primitives. Tous ces choix, aussi fâcheux soient-ils, sont alors  définitivement entérinés par les Moires qui leur attribuent un nouveau Génie qui les accompagnera pour l'accomplissement du destin ainsi fixé. Et puis, par une chaleur torride, toutes les âmes sont conduites au bord du fleuve Amélès dont les eaux amères donnent l'oubli tout à la fois des vies antérieures et des évènements liés au jugement actuel, mais on interdit à ER de boire de cette eau. Un tremblement de terre survient alors, et les âmes s'élancent soudain vers le monde supérieur où elles doivent renaître, tandis qu'ER rejoint son corps et se voit couché sur le bûcher. 

Platon enseignait qu'à l'origine, une divinité bienveillante suscita hors d'elle même un chaos matériel qu'un démiurge( artisan mais non créateur) entreprit ensuite d'organiser en le transformant continuellement de l'actuel vers le meilleur, tirant ainsi le cosmos du chaos par les vertus de la géométrie, puis rendant ensuite cet univers vivant, à l'image de lui même, qui est "le vivant en soi" puis y formant le Monde et ses habitants par le moyen des quatre éléments, puis des des âmes dans les corps et l'intellect dans les âmes, car le vouloir absolu de Dieu est aussi qu'à l'image de lui même, "parfait en soi", toute chose soit a plus belle et la meilleure qui puisse être, et pour cela l'intellect est nécessaire. Dans ce dialogue entre Socrate et Timée, Platon enseignait également que la Terre est au centre de l'Univers, (théorie du géocentrisme) et qu'elle est entourée de douze sphères concentriques sur lesquelles circulent tous les astres qui sont les corps des dieux. Le disciple le plus connu de Platon fut Aristote (le Stagirite), né à Sragire en Macédoine en ~322 qui demeura son élève pendant vingt ans, puis prit une certaine distance avec le Maître, fondant à Athènes dans l'enceinte du Gymnase sa propre école, dite péripatéticienne (du grec péripatein = promener) car ce il enseignait tout en marchant. Située au Lykeion, colline des loups, établissement d'entraînement des athlètes, l'école d'Aristote a donné le mot lycée. Diogène Laerce dit qu'il se suicida à l'âge de soixante-dix ans, en buvant de la cigüe comme Socrate. L'œuvre d'Aristote fut considérable et s'étendit à l'ensemble des domaines de la connaissance. Il opposa à la méthode platonicienne du dialogue et au concept théorique du "monde des idées", un empirisme qui réhabilitait les données de l'expérience.

 

             Influences de Platon et d’Aristote

 

Aristote accepta certaines idées platoniciennes, comme celles de l’immortalité de l’âme et de la nature divine des corps célestes, mais il remit en cause certaines idées du maître. Pour lui le plus haut degré de réalité n’est pas ce qui apparaît par le raisonnement, mais ce qui est perçu par les sens. Il affirma que la raison est vide tant que les sens n'entrent pas en action, et il posa les lois du raisonnement, fondant la logique comme instrument de précision  fondamental du discours philosophique. Il reprit aussi, et très malencontreusement, la vision géocentrique de Platon, (la Terre est centre du Monde), idée ultérieurement érigée en "vérité révélée" ou dogme par St Thomas d'Aquin. Ce concept entrava le développement de la science, jusqu'au 17è siècle, causant par ailleurs de nombreuses et graves condamnations telles celles de G.Bruno, brûlé vif, ou de Galilée, enfermé à vie dans sa propre maison. Aristote établit aussi une classification des êtres vivants, en partant du principe qu'ils ont tous une âme, mais de nature différente (âme nutritive, âme sensitive, âme appétitive et locomotrice). Seul l’homme a une âme rationnelle. Il édifia une échelle de la Nature, de complexité croissante de "l’âme", partant de la matière inanimée et s’élevant par degrés vers les plantes, les éponges, les méduses, les mollusques et ainsi de suite jusqu’au sommet où figurent les mammifères et l’homme. On voit que malgré l'intérêt suscité par ces grandes idées et le succès qu'elles ont rencontré, les certitudes excessives des philosophes et autres idéologues détenteurs autoproclamés de vérité peuvent avoir de grandes conséquences sur le fonctionnement des sociétés humaines, et qu'il convient donc de les accueillir avec suffisamment de recul et une prudence certaine.


Annexe

Le récit de la descente d’Er aux  Enfers

Ce n'est point, dis-je, le récit d'Alkinoos que je vais te faire, mais celui d'un homme vaillant, Er, fils d'Arménios, originaire de Pamphylie. Il était mort dans une bataille; dix jours après, comme on enlevait les cadavres déjà putréfiés, le sien fut retrouvé intact. On le porta chez lui pour l'ensevelir, mais le douzième jour, alors qu'il était étendu sur le bûcher, il revint à la vie; quand il eut repris ses sens il raconta ce qu'il avait vu là-bas. Aussitôt, dit-il, que son âme était sortie de son corps, elle avait cheminé avec beaucoup d'autres, et elles étaient arrivées en un lieu divin où se voyaient dans la terre deux ouvertures situées côte à côte, et dans le ciel, en haut, deux autres qui leur faisaient face. Au milieu étaient assis des juges qui, après avoir rendu leur sentence, ordonnaient aux justes de prendre à droite la route qui montait à travers le ciel, après leur avoir attaché par devant un écriteau contenant leur jugement; et aux méchants de prendre à gauche la route descendante, portant eux aussi, mais par derrière, un écriteau où étaient marquées toutes leurs actions. Comme il s'approchait à son tour, les juges lui dirent qu'il devait être pour les hommes le messager de l'au-delà, et ils lui recommandèrent d'écouter et d'observer tout ce qui se passait en ce lieu. Il y vit donc les âmes qui s'en allaient, une fois jugées, par les deux ouvertures correspondantes (756) du ciel et de la terre; par les deux autres des âmes entraient, qui d'un côté montaient des profondeurs de la terre, couvertes d'ordure et de poussière, et de l'autre descendaient, pures, du ciel; et toutes ces âmes qui sans cesse arrivaient semblaient avoir fait mi long voyage; elles gagnaient avec joie la prairie et y campaient comme dans une assemblée de fête. Celles qui se connaissaient se souhaitaient mutuellement la bienvenue et s'enquéraient, les unes qui venaient du sein de la terre, de ce qui se passait au ciel, et les autres qui venaient du ciel, de ce qui se passait sous terre. Celles-là racontaient leurs aventures en gémissant et en pleurant, au souvenir des maux sans nombre et de toutes sortes qu'elle avaient soufferts ou vu souffrir, au cours de leur voyage souterrain - voyage dont la durée est de mille ans, tandis que celles-ci, qui venaient du ciel, parlaient de plaisirs délicieux et de visions d'une extraordinaire splendeur           

Elles disaient beaucoup de choses, Glaucon, qui demanderaient beaucoup de temps à être rapportées. Mais en voici, d'après Er, le résumé. Pour tel nombre d'injustices qu'elle avait commises au détriment d'une personne, et pour tel nombre de personnes au détriment de qui elle avait commis l'injustice, chaque âme recevait, pour chaque faute à tour de rôle, dix fois sa punition, et chaque punition durait cent ans - c'est-à-dire la durée de la vie humaine - afin que la rançon fût le décuple du crime. Par exemple ceux qui avaient causé la mort de beaucoup de personnes - soit en trahissant des cités ou des armées, soit en réduisant des hommes en esclavage, soit en prêtant la main à quelque autre scélératesse - étaient tourmentés au décuple pour chacun de ces crimes. Ceux qui au contraire avaient fait du bien autour d'eux, qui avaient été justes et pieux, en obtenaient dans la même proportion la récompense méritée. Au sujet des enfants morts dès leur naissance, ou n'ayant vécu que peu de jours, Er donnait d'autres détails qui ne valent pas d'être rapportés. Pour l'impiété et la piété à l'égard des dieux et des parents, et pour l'homicide, il y avait, d'après lui, des salaires encore plus grands.

Le supplice d'Ardiée

Il était en effet présent, disait-il, quand une âme demanda à une autre où se trouvait Ardiée le Grand. Cet Ardiée avait été tyran d'une cité de Pamphylie mille ans avant ce temps-là; il avait tué son vieux père, son frère aîné, et commis, disait-on, beaucoup d'autres actions sacrilèges. Or donc l'âme interrogée répondit : « Il n'est point venu, il ne viendra jamais en ce lieu. Car, entre autres spectacles horribles, nous avons vu celui-ci. Comme nous étions près de l'ouverture et sur le point de remonter, après avoir subi nos peines, nous aperçûmes soudain cet Ardiée avec d'autres - la plupart étaient des tyrans comme lui, mais il y avait aussi des particuliers qui s'étaient rendus coupables de grands crimes; ils croyaient pouvoir remonter, mais l'ouverture leur refusa le passage, et elle mugissait chaque fois que tentait de sortir l'un de ces hommes qui s'étaient irrémédiablement voués au mal, ou qui n'avaient point suffisamment expié. Alors, disait-il, des êtres sauvages, au corps tout embrasé, qui se tenaient près de là, en entendant le mugissement saisirent les uns et les emmenèrent; quant à Ardiée et aux autres, après leur avoir lié les mains, les pieds et la tête, ils les renversèrent, les écorchèrent, puis les traînèrent au bord du chemin et les firent plier sur des genêts épineux, déclarant à tous les passants pourquoi ils les traitaient ainsi, et qu'ils allaient les précipiter dans le Tartare. » En cet endroit, ajoutait-il, ils avaient ressenti bien des terreurs de toute sorte, mais celle-ci les surpassait toutes : chacun craignait que le mugissement ne se fît entendre au moment où il remonterait, et ce fut pour eux une vive joie de remonter sans qu'il rompît le silence. Tels étaient à peu près les peines et les châtiments, ainsi que les récompenses correspondantes.

La mécanique des mondes

Chaque groupe passait sept jours dans la prairie; puis, le huitième, il devait lever le camp et se mettre en route pour arriver, quatre jours après, en un lieu d'où l'on découvre, s'étendant depuis le haut à travers tout le ciel et toute la terre, une lumière droite comme une colonne, fort semblable à l'arc-en-ciel, mais plus brillante et plus pure. Ils y arrivèrent après un jour de marche; et là, au milieu de la lumière, ils virent les extrémités des attaches du ciel - car cette lumière est le lien du ciel : comme ces armatures qui ceignent les flancs des trières, elle maintient l'assemblage de tout ce qu'il entraîne dans sa révolution; - à ces extrémités est suspendu le fuseau de la Nécessité qui fait tourner toutes les sphères; la tige et le crochet sont d'acier, et le peson un mélange d'acier et d'autres matières. Voici quelle est la nature du peson : pour la forme il ressemble à ceux d'ici-bas; mais, d'après ce que disait Er, il faut se le représenter comme un grand peson complètement évidé à l'intérieur dans lequel s'ajuste un autre peson semblable, mais plus petit - à la manière de ces boîtes qui s'ajustent les unes dans les autres - et, pareillement, un troisième, un quatrième et quatre autres. Car il y a en tout huit pesons insérés les uns dans les autres, laissant voir dans le haut leurs bords circulaires, et formant la surface continue d'un seul peson autour de la tige, qui passe par le milieu du huitième. Le bord circulaire du premier peson, le peson extérieur, est le plus large, puis viennent, sous ce rapport : au deuxième rang celui du sixième, au troisième rang celui du quatrième, au quatrième rang celui du huitième, au cinquième celui du septième, au sixième celui du cinquième, au septième celui du troisième et au huitième celui du second, Le premier cercle, le cercle du plus grand, est pailleté, le septième brille du plus vif éclat, le huitième se colore de la lumière qu'il reçoit du septième, le deuxième et le cinquième, qui ont à peu près la même nuance, sont plus jaunes que les précédents, le troisième est le plus blanc de tous, le quatrième est rougeâtre, et le sixième a le second rang pour la blancheur. Le fuseau tout entier tourne d'un même mouvement circulaire, mais, dans l'ensemble entraîné par ce mouvement, les sept cercles intérieurs accomplissent lentement des révolutions de sens contraire à celui du tout; de ces cercles, le huitième est le plus rapide, puis viennent le septième, le sixième et le cinquième qui sont au même rang pour la vitesse; sous ce même rapport le quatrième leur parut avoir le troisième rang dans cette rotation inverse, le troisième le quatrième rang, et le deuxième le cinquième. Le fuseau lui-même tourne sur les genoux de la Nécessité. 

Devant les Parques

Sur le haut de chaque cercle se tient une Sirène qui tourne avec lui en faisant entendre un seul son, une seule note; et ces huit notes composent ensemble une seule harmonie. Trois autres femmes, assises à l'entour à intervalles égaux, chacune sur un trône, les filles de la Nécessité, les Moires, vêtues de blanc et la tête couronnée de bandelettes, Lachésis, Clôthô et Atropos, chantent, accompagnant l'harmonie des Sirènes, Lachésis le passé, Clôthô le présent, Atropos l'avenir. Et Clôthô touche de temps en temps de sa main droite le cercle extérieur du fuseau pour le faire tourner, tandis qu'Atropos, de sa main gauche, touche pareillement les cercles intérieurs. Quant à Lachésis, elle touche tour à tour le premier et les autres de l'une et de l'autre main. Donc, lorsqu'ils arrivèrent, il leur fallut aussitôt se présenter à Lachésis.

Le discours du Hiérophante

Et d'abord un hiérophante les rangea en ordre; puis, prenant sur les genoux de Lachésis des sorts et des modèles de vie, il monta sur une estrade élevée et parla ainsi :« Déclaration de la vierge Lachésis, fille de la Nécessité. Âmes éphémères, vous allez commencer une nouvelle carrière et renaître à la condition mortelle. Ce n'est point un génie qui vous tirera au sort, c'est vous-mêmes qui choisirez votre génie. Que le premier désigné par le sort choisisse le premier la vie à laquelle il sera lié par la nécessité. La vertu n'a point de maître : chacun de vous, selon qu'il l'honore ou la dédaigne, en aura plus ou moins. La responsabilité appartient à celui qui choisit, Dieu n'est point responsable.». 

 

        Les sorts

 

À ces mots, il jeta les sorts et chacun ramassa celui qui était tombé près de lui, sauf Er, à qui on ne le permit pas. Chacun connut alors quel rang lui était échu pour choisir. Après cela, l'hiérophante étala devant eux des modèles de vie en nombre supérieur de beaucoup à celui des âmes présentes. Il y en avait de toutes sortes toutes les vies des animaux et toutes les vies humaines; on y trouvait des tyrannies, les unes qui duraient jusqu'à la mort, les autres interrompues au milieu, qui finissaient dans la pauvreté, l'exil et la mendicité. Il y avait aussi des vies d'hommes renommés soit pour leur aspect physique, leur beauté, leur force ou leur aptitude à la lutte, soit pour leur noblesse et les grandes qualités de leurs ancêtres; on en trouvait également d'obscures sous tous ces rapports, et pour les femmes il en était de même. Mais ces vies n'impliquaient aucun caractère déterminé de l'âme, parce que celle-ci devait nécessairement changer suivant le choix qu'elle faisait. Tous les autres éléments de l'existence étaient mêlés ensemble, et avec la richesse, la pauvreté, la maladie et la santé; entre ces extrêmes il existait des partages moyens. C'est là, ce semble, ami Glaucon, qu'est pour l'homme le risque capital; voilà pourquoi chacun de nous, laissant de côté toute autre étude, doit surtout se préoccuper de rechercher et de cultiver celle-là, de voir s'il est à même de connaître et de découvrir l'homme qui lui donnera la capacité et la science de discerner les bonnes et les mauvaises conditions, et de choisir toujours et partout la meilleure, dans la mesure du possible. En calculant quel est l'effet des éléments dont nous venons de parler, pris ensemble puis séparément, sur la vertu d'une vie, il saura le bien et le mal que procure une certaine beauté, unie soit à la pauvreté soit à la richesse, et accompagnée de telle ou telle disposition de l'âme; quelles sont les conséquences d'une naissance illustre ou obscure, d'une condition privée ou publique, de la force ou de la faiblesse, de la facilité ou de la difficulté à apprendre, et de toutes les qualités semblables de l'âme, naturelles ou acquises, quand elles sont mêlées les unes aux autres; de sorte qu'en rapprochant toutes ces considérations, et en ne perdant pas de vue la nature de l'âme, il pourra choisir entre une vie mauvaise et une vie bonne, appelant mauvaise celle qui aboutirait à rendre l'âme plus injuste, et bonne celle qui la rendrait plus juste, sans avoir égard à tout le reste; car nous avons vu que, pendant cette vie et après la mort, c'est le meilleur choix qu'on puisse faire. Et il faut garder cette opinion avec une inflexibilité adamantine en descendant chez Hadès, afin de ne pas se laisser éblouir, là non plus, par les richesses et les misérables objets de cette nature; de ne pas s'exposer, en se jetant sur des tyrannies ou des conditions semblables, à causer des maux sans nombre et sans remède, et à en souffrir soi-même de plus grands encore; afin de savoir, au contraire, choisir toujours une condition moyenne et fuir les excès dans les deux sens, en cette vie autant qu'il est possible, et en toute vie à venir; car c'est à cela qu'est attaché le plus grand bonheur humain.

Les choix de vie

Or donc, selon le rapport du messager de l'au-delà, l'hiérophante avait dit en jetant les sorts : « Même pour le dernier venu, s'il fait un choix sensé et persévère avec ardeur dans l'existence choisie, il est une condition aimable et point mauvaise. Que celui qui choisira le premier ne se montre point négligent, et que le dernier ne perde point courage. » Comme il venait de prononcer ces paroles, dit Er, celui à qui le premier sort était échu vint tout droit choisir la plus grande tyrannie et, emporté par la folie et l'avidité, il la prit sans examiner suffisamment ce qu'il faisait; il ne vit point qu'il y était impliqué par le destin que son possesseur mangerait ses enfants et commettrait d'autres horreurs; mais quand il l'eut examinée à loisir, il se frappa la poitrine et déplora son choix, oubliant les avertissements de l'hiérophante; car au lieu de s'accuser de ses maux, il s'en prenait à la fortune, aux démons, à tout plutôt qu'à lui-même. C'était un de ceux qui venaient du ciel : il avait passé sa vie précédente dans une cité bien policée, et appris la vertu par l'habitude et sans philosophie. Et l'on peut dire que, parmi les âmes ainsi surprises, celles qui venaient du ciel n'étaient pas les moins nombreuses, parce qu'elles n'avaient pas été éprouvées par les souffrances; au contraire, la plupart de celles qui arrivaient de la terre, ayant elles-mêmes souffert et vu souffrir les autres, ne faisaient point leur choix à la hâte. De là venait, ainsi que des hasards du tirage au sort, que la plupart des âmes échangeaient une bonne destinée pour une mauvaise ou inversement. Et aussi bien, si chaque fois qu'un homme naît à la vie terrestre il s'appliquait sainement à la philosophie, et que le sort ne l'appelât point à choisir parmi les derniers, il semble, d'après ce qu'on rapporte de l'au-delà, que non seulement il serait heureux ici-bas, mais que son voyage de ce monde en l'autre et son retour se feraient, non par l'âpre sentier souterrain, mais par la voie unie du ciel. Le spectacle des âmes choisissant leur condition, ajoutait Er, valait la peine d'être vu, car il était pitoyable, ridicule et étrange. En effet, c'était d'après les habitudes de la vie précédente que, la plupart du temps, elles faisaient leur choix. Il avait vu, disait-il, l'âme qui fut un jour celle d'Orphée choisir la vie d'un cygne, parce que, en haine du sexe qui lui avait donné la mort, elle ne voulait point naître d'une femme; il avait vu l'âme de Thamyras choisir la vie d'Un rossignol, un cygne échanger sa condition contre celle de l'homme, et d'autres animaux chanteurs faire de même: L'âme appelée la vingtième à choisit prit la vie d'un lion : c'était celle d'Ajax, fils de Télamon, qui ne voulait plus renaître à l'état d'homme, n'ayant pas oublié le jugement des armes. La suivante était l'âme d'Agamemnon; ayant elle aussi en aversion le genre humain, à cause de ses malheurs passés, elle troqua sa condition contre celle d'un aigle. Appelée parmi celles qui avaient obtenu un rang moyen, l'âme d'Atalante, considérant les grands honneurs rendus aux athlètes, ne put passer outre; et les choisit. Ensuite il vit l'âme d'Epéos, fils de Panopée, passer à la condition de femme industrieuse, et loin, dans les derniers rangs, celle du bouffon Thersite revêtir la forme d'un singe. Enfin l'âme d'Ulysse, à qui le sort avait fixé le dernier rang, s'avança pour choisir; dépouillée de son ambition par le souvenir de ses fatigues passées, elle tourna longtemps à la recherche de la condition tranquille d'un homme privé; avec peine elle en trouva une qui gisait dans un coin, dédaignée par les antres; et quand elle l'aperçut, elle dit qu'elle n'eût point agi autrement si le sort l'avait appelée la première, et, joyeuse, elle la choisit. Les animaux, pareillement, passaient à la condition humaine ou à celle d'autres animaux, les injustes dans les espèces féroces, les justes dans les espèces apprivoisées; il se faisait ainsi des mélanges de toutes sortes. 

Le retour devant les Parques

 

 

Lors donc que toutes les âmes eurent choisi leur vie, elles s'avancèrent vers Lachésis dans l'ordre qui leur avait été fixé par le sort. Celle-ci donna à chacune le génie qu'elle avait préféré, pour lui servir de gardien pendant l'existence et accomplir sa destinée. Le génie la conduisait d'abord à Clôthô et, la faisant passer sous la main de cette dernière et sous le tourbillon du fuseau en mouvement, il ratifiait le destin qu'elle avait élu. Après avoir touché le fuseau, il la menait ensuite vers la trame d'Atropos, pour rendre irrévocable ce qui avait été filé par Clôthô; alors, sans se retourner, l'âme passait sous le trône de la Nécessité; et quand toutes furent de l'autre côté, elles se rendirent dans la plaine du Léthé, par une chaleur terrible qui brûlait et qui suffoquait : car cette plaine est dénuée d'arbres et de tout ce qui pousse de la terre. 

                                        Le Léthé

 Le soir venu, elles campèrent au bord du fleuve Amélès, dont aucun vase ne peut contenir l'eau. Chaque âme est obligée de boire une certaine quantité de cette eau, mais celles que ne retient point la prudence en boivent plus qu'il ne faudrait. En buvant on perd le souvenir de tout. Or, quand on se fut endormi, et que vint le milieu de la nuit, un coup de tonnerre éclata, accompagné d'un tremblement de terre, et les âmes, chacune par une voie différente, soudain lancées dans les espaces supérieurs vers le lieu de leur naissance, jaillirent comme des étoiles. Quant à lui, disait Er, on l'avait empêché de boire de l'eau; cependant il ne savait point par où ni comment son âme avait rejoint son corps; ouvrant tout à coup les yeux, à l'aurore, il s'était vu étendu sur le bûcher. Et c'est ainsi, Glaucon, que le mythe a été sauvé de l'oubli et ne s'est point perdu; et il peut nous sauver nous-mêmes si nous y ajoutons foi; alors nous traverserons heureusement le fleuve du Léthé et nous ne souillerons point notre âme. Si donc vous m'en croyez, persuadés que l'âme est immortelle et capable de supporter tous les maux, comme aussi tous les biens, nous nous tiendrons toujours sur la route ascendante, et, de toute manière, nous pratiquerons la justice et la sagesse. Ainsi nous serons d'accord avec nous-mêmes et avec les dieux, tant que nous resterons ici-bas, et lorsque nous aurons remporté les prix de la justice, comme les vainqueurs aux jeux qui passent dans l'assemblée pour recueillir ses présents. Et nous serons heureux ici-bas et au cours de ce voyage de mille ans que nous venons de raconter.

 


 

 

 

 

 


 

CHAPITRE 3

Le  Mythe de l’Arche de Noé

 

Introduction

 

"La vocation de l'homme est de laisser croître en lui l'arbre de la connaissance. A la fin de sa vie, il en devient le fruit. Le drame actuel c'est d'essayer de saisir la connaissance par l'extérieur et non par l'intérieur. Lorsque le noyau profond de l'être est lié au nom de Dieu, c'est le début de la construction d'un nouvel être. Un champ de conscience se construit et l'on acquiert la possibilité de faire monter de l'intérieur de nous-mêmes des énergies nouvelles. C'est le sens caché du mythe de l'arche traversant la destruction du Monde."    

 

"Ce que Noé fait monter dans l'arche de lui-même, ce ne sont pas des animaux. Ce sont ces énergies nouvelles qu'il est allé chercher dans les profondeurs de son être, dans cette immense réserve qu'est la vie. Finalement, c'est dans un monde nouveau qu'il aborde, enrichi de cette connaissance nouvelle. La colombe et le corbeau en apportent les signes extérieurs qui témoignent que l'arche vient d'émerger dans un nouvel état du monde. Ils signifient qu'en son être intérieur, Noé a accompli la totalité de son oeuvre sur lui-même."

 

Cette citation de Madame Annick de Souzenelle invite à revoir en profondeur certains thèmes de nos écrits fondamentaux qui sont souvent lus et transmis à un niveau trop primaire ou trop littéral. Ils apparaissent alors comme des fictions doctrinales ou des contes pour enfants. Ils seraient en réalité des mythes sciemment construits pour passer à travers les siècles et les civilisations. Ils ne raconteraient pas une histoire du passé mais porteraient un enseignement ésotérique présent expliquant le sens de la vie des hommes.

 

L'étude concernera les divers aspects de l'histoire de Noé, de l'Arche traversant le "Déluge" dans les différentes cultures qui en font mention. Divers éclairages seront également dirigés vers l'historicité éventuelle de ces évènements telle que les différentes disciplines scientifiques peuvent les envisager. Mais un regard différent sera également porté en reprenant plus précisément l'aspect mythique et les éventuelles significations cachées des personnages et des épisodes rapportés, tant par le récit biblique que par les autres légendes

 

L'Arche de Noé dans la Bible

 

Cette histoire d'une immense inondation  destructrice traversée par un vaisseau salvateur se retrouve dans plusieurs cultures, tout particulièrement au Moyen Orient. La plus connue et la plus détaillée est racontée par la "Bible" des Juifs et des Chrétiens. On trouve cependant des récits apparentés et parfois très antérieurs, comme ceux des tablettes sumériennes, ou des inscriptions babyloniennes, mais aussi en Grèce, en Inde et même chez les Romains. Il semble qu'un même évènement météorologique ou qu'une même source puisse être à l'origine de la multiplicité des récits qui n'en seraient donc que des reformulations variées. Plus ou moins divergentes dans les détails, elles reprendraient cependant l'essentiel de l'imagerie thématique originelle sans trop en altérer le contenu. Avant de nous pencher sur les éventuelles significations ésotériques, nous allons comparer les différentes sources disponibles.

 

Selon la Bible des Juifs et des Chrétiens, pour punir la méchanceté des hommes, Dieu décida de les noyer tous avec tous les animaux. Mais, sur l'ordre de Dieu, Noé construisit une sorte de coffre étrange et gigantesque que la Bible appelle arche (du latin "arca", boîte). Il y mit à l'abri sa famille ainsi qu'un couple de chaque espèce animale. La Bible donne des renseignements précis sur les divers protagonistes et sur l'Arche elle même. Elle devait être faite de bois de "gopher", une sorte de cèdre, enduit de bitume. Elle devait avoir 140 mètres de long (300 coudées), 23 m de large et 14 m de haut, avec trois niveaux, un toit à pignon, une seule fenêtre, en haut, et une seule porte sur le coté. Pour l'époque, cela paraissait gigantesque. La Bible dit que sa construction a duré plus de cent ans. Noé était  âgé de 500 ans quand se mit au travail, ce qui fait de lui le champion des charpentiers.  Il n'eut que trois fils, ce qui n'en fait pas celui de la fertilité.

 

Et donc, en l'an 600 de la vie de Noé, au 2ème mois, au 17ème jour, tous les réservoirs du grand abîme furent rompus. La pluie se déversa sur la terre pendant 40 jours et 40 nuits. En ce même jour, Noé entra dans l'arche avec ses fils, Sem, Cham et Japhet, la femme de Noé, les trois femmes de ses fils, ainsi que toutes les espèces d'animaux terrestres et toutes les espèces d'oiseaux, de chacune un mâle et une femelle. Ils entrèrent dans l'arche et Dieu ferma la porte sur eux. Les eaux s’accrurent et soulevèrent l’arche au-dessus de la terre. La crue des eaux devint de plus en plus forte et toutes les montagnes furent recouvertes par une hauteur de quinze coudées. Avec la crue des eaux expira toute chair respirant l'air et se mouvant sur terre et tout homme. Tous ceux qui respiraient et vivaient sur la terre ferme moururent. Il ne resta que Noé et ceux qui étaient avec lui dans l'arche. La crue des eaux dura cent cinquante jours sur la terre.

 

Alors Dieu se souvint de Noé et de tous les animaux qui étaient avec lui dans l'arche. Il fit passer un vent sur la terre, et les eaux s'apaisèrent. Les sources de l'abîme furent fermées et la pluie ne tomba plus du ciel.  Les eaux se retirèrent de dessus la terre au bout de 150 jours. Le 7ème mois, le 17ème jour, l'arche s'arrêta sur les montagnes d'Ararat.  Les eaux diminuèrent jusqu'au 10ème mois et, le 1er jour du mois, apparurent les sommets des montagnes. Au bout de 40 jours, Noé ouvrit la fenêtre qu'il avait faite et lâcha le corbeau, qui sortit, partant et revenant. Il lâcha aussi la colombe mais elle ne trouva aucun lieu sec pour poser son pied, et revint à lui dans l'arche. Il attendit encore sept autres jours et lâcha de nouveau la colombe pour voir si les eaux avaient diminué sur la surface de la terre. Elle revint à lui sur le soir et une feuille d'olivier était dans son bec. Noé connut ainsi que les eaux avaient enfin diminué sur la terre. 

 

Il attendit encore 7 autres jours et lâcha la colombe qui ne revint plus à lui. L'an 601, le 1er jour du 1er mois, Noé vit que la surface avait séché. Et le 27ème jour du 2ème mois, la terre fut sèche. Alors Dieu parla à Noé, disant - Sors de l'arche, toi et ta femme, tes fils et les femmes de tes fils et fais sortir les animaux afin qu'ils se répandent et se multiplient. Et Noé sortit, avec ses fils, sa femme et les femmes de ses fils. Et tous les animaux, chaque mâle avec sa femelle, sortirent de l'arche. Noé bâtit un autel à l'Éternel et offrit des holocaustes. Et l'Éternel dit en son coeur - Je ne maudirai plus la terre à cause de l'homme parce que ses pensées sont mauvaises dès sa jeunesse, et je ne frapperai plus tout ce qui est vivant. Tant que la terre subsistera, les semailles et la moisson, le froid et la chaleur, l'été et l'hiver, le jour et la nuit ne cesseront point. Et Dieu bénit Noé et ses fils, et leur dit - Soyez féconds, multipliez-vous, et remplissez la terre. 

 

Dieu dit encore à Noé - Sachez-le aussi, je redemanderai le sang de vos âmes à tout animal, et je redemanderai l'âme de l'homme à l'homme qui est son frère. Si quelqu'un verse le sang de l'homme, par l'homme son sang sera versé, car Dieu a fait l'homme à son image. J'établis mon alliance avec vous et avec votre postérité et avec tous les êtres vivants de la terre, et il n'y aura plus de déluge pour détruire la terre. J'ai placé mon arc dans la nue, et il servira de signe d'alliance entre moi et la terre. Quand j'aurai rassemblé des nuages au-dessus de la terre, l'arc paraîtra dans la nue et je me souviendrai de mon alliance entre moi et vous et les eaux ne deviendront plus un déluge pour détruire toute chair. L'arc sera dans la nue et je le regarderai, pour me souvenir de l'alliance perpétuelle entre Dieu et tout être vivant sur la terre. Tel est le signe de l'alliance que j'établis entre moi et toute chair sur la terre.


Autres légendes et récits apparentés

 

Les sources du récit biblique semblent se trouver dans des traditions mésopotamiennes plus anciennes comme l'épopée de Gilgamesh, un récit assyrien apparu 1200 ans avant JC. à Babylone. Une partie raconte comment l'envie prit aux plus grands dieux de provoquer le déluge. "O roi de Shurupak, démolis ta maison pour te faire un bateau ! Renonce à tes richesses pour te sauver la vie ! Mais embarque avec toi des spécimens de tous les animaux ! Le bateau que tu dois fabriquer sera une construction carrée (…) Six jours et sept nuits durant, bourrasques, pluies battantes, ouragans et déluge continuèrent de saccager la terre. Le septième jour arrivé, tempête déluge et hécatombe cessèrent (…) A l'horizon, une langue de terre émergeait : c'était le mont Niçir où accosta le bateau (…) Je pris une colombe et la lâchait ; elle s'en fut puis revint. Je pris une hirondelle ; elle s'en fut puis revint. Je pris un corbeau ; il s'en fut, mais ayant vu les eaux se retirer, il ne revint plus. (Traduction de J.Bottéro, Gallimard 2003)

 

Mais on a retrouvé à Babylone un récit akkadien provenant de l'an ~1600 montrant que cette tradition était déjà établie à cette époque. Il existe aussi un récit sumérien encore plus ancien, l'épopée d'Atra-Hasis daté de 1700 avant JC. On y trouve l'histoire du roi Ziusudra. Les dieux du ciel et de la terre, An et Enlil, ne pouvaient plus supporter le vacarme fait par les hommes. Il décident d'envoyer un déluge sur la Terre pour les détruire. Ziusudra en est informé par Ea, le dieu de la sagesse, qui lui conseille de construire un grand navire pour sauver sa famille.  Les dieux envoient le déluge et pendant sept jours et sept nuits, une gigantesque tempête inonde la terre. Le bateau est  ballotté par les eaux puis le calme revient. Enfin apparaît le dieu-Soleil Utu. Ziusudra ouvre une fenêtre et envoie une colombe puis une hirondelle qui reviennent l'une et l'autre. Il envoie alors un corbeau qui ne revient pas. Le roi se prosterne et fait un sacrifice puis il s'installe dans une île paradisiaque pendant que ses descendants repeuplent la Terre.

La légende est présente chez les Grecs (Lycaon). Empli de colère par la perversité humaine, Zeus choisit le déluge pour laver la surface de la terre.  Poséidon appelle les fleuves à  submerger les villes et celui qui n'est pas englouti meurt de faim. Seul le Mont Parnasse s'élève au-dessus de l'eau.  Deucalion, fils de Prométhée, et Pyrrha, sa femme, se sont réfugiés dans un petit bateau. Lorsque Zeus voit que ces rescapés sont honnêtes et pieux, il disperse les nuages. Les eaux refluent et la mer revient à ses anciens rivages. Arrivé au Mont Parnasse, Deucalion et Pyrrha remercient les dieux, et ne voient autour d'eux qu'un désert. Implorant Zeus de les aider à rendre la vie à la terre, ils reçoivent le conseil de voiler leurs têtes et de jeter derrière eux les ossements de leur grand-mère. Deucalion comprend que cette grand-mère est la Terre. Aidé de Pyrrha, il ramasse des pierres qu'il jette par-dessus son épaule. Les pierres que jette Deucalion  se transforment en hommes. Celles que jette Pyrrha se transforment en femmes.

Après que l’inondation eut balayé les terres,
 pendant sept jours et sept nuits,
et que le bateau géant eut été secoué
 par les tornades et les grands flots,
Outou, le dieu qui épand la lumière
 dans le ciel et sur la terre, apparut.
Il fit pénétrer ses rayons dans le grand bateau.
Ziusudra se prosterna devant Utu
 et lui immola un boeuf et un mouton

(Tablette akkadienne en terre cuite)

Ovide, dans ses 'Métamorphoses' donne une très belle et très poétique version littéraire de ce déluge grec. Un mythe similaire est d'ailleurs connu en Inde qui fut jadis partiellement sous influence culturelle grecque. Le mythe du Déluge apparaît pour la première fois dans le Satapatha Brahmana, un rituel probablement daté du VIIe siècle avant notre ère. Ici, c'est un poisson doué de parole qui avertit Manu de l’imminence du Déluge. Il lui conseille fermement de construire un bateau. Lorsque la catastrophe éclate, c'est ce poisson qui tire le bateau vers le nord et l’arrête près d’une montagne. Manu y attend patiemment le reflux des eaux. Puis il offre un sacrifice et obtient des dieux une fille. Il s'unit à elle, engendrant tout le genre humain. Dans le Mahabharata, Manu est un ascète. Dans le Bhagavata Purana, c'est le roi-ascète Satyavrata qui est averti de l’ approche du Déluge par Hari (Vishnu) qui a pris la forme d’un poisson. Mais, dans le mythe hindou, rien ne semble relier le déluge avec un ressentiment quelconque des Dieux vis à vis des hommes.

 

Le Coran aussi reprend l'histoire de l'Arche, et raconte qu'Allah aurait décidé de noyer le peuple de Noé pour le punir d'avoir rejeté la foi. Il aurait averti son messager, lui demandant de construire une arche pour être sauvé avec les autres croyants et un couple de chaque être vivant.  « Et en effet Nous avons envoyé Noé vers son peuple. Il demeura parmi eux mille ans moins cinquante années. Puis le Déluge les emporta alors qu'ils étaient dans un état d'injustice » (Coran sourate al-Ankabut:14). « Et il se mit à construire l'Arche. Et chaque fois que des notables de son peuple passaient près de lui, ils se moquaient de lui. Il dit: 'Si vous vous moquez de nous, eh bien, nous nous moquerons de vous comme vous vous moquez de nous' » (Coran sourate Houd:38).  « Puis, lorsque Notre commandement vint et que le four se mit à bouillonner [d'eau], Nous dîmes : "Charge [dans l'arche] un couple de chaque espèce ainsi que ta famille - sauf ceux contre qui le décret est déjà prononcé - et ceux qui croient.  » (sourate Houd :40).

 

 

Les habitants de ces territoires très voisins

 puisaient dans le même fonds culturel.
Ils croyaient ce récit important
 et se sont efforcés de nous le transmettre.

 

« Parce qu'il était vertueux, et par la grâce de Dieu, un homme a traversé le désastre
 de la mort universelle permettant ainsi à l'humanité d'aborder un nouveau Monde »

 

La vision de la Science

 

Tous ces récits proviennent de l’Est de la Méditerranée. Ses abords ont été longtemps fertiles et accueillants. Depuis la haute antiquité, de nombreux peuples les ont habités. Leurs traditions voisines procèdent d'un fonds culturel commun. Avant d'envisager leur possible signification mythique, il est raisonnable d'étudier leur historicité.L'interrogation fondamentale concerne l'inondation du Monde par les eaux. Un Déluge est-il scientifiquement imaginable, à quelle époque et dans quelles circonstances ? Concernait-il la Terre entière ou s'agissait-il un phénomène local ? Les réponses dépendent en fait de la formulation des problèmes. La science fonctionne sur des bases définies. Elle fournit alors des informations que l'on peut estimer fiables à l'intérieur du cadre donné. Les sources attribuant le Déluge à la volonté de dieux, quels soient-ils, on ne peut métaphysiquement envisager qu'ils aient  violé leurs propres lois physiques. C'est donc dans l'histoire de la Terre qu'il faut rechercher la source des eaux d'un quelconque Déluge.

 

En se basant sur les traces laissées au fond des mers, la science nous dit que le niveau des océans s'est élevé de cent vingt mètres au cours des dix derniers millénaires. La Glaciation de Würm s'est alors achevée et les immenses glaciers ont fondu. Dans le lointain passé et pendant des millions d'années, il n'y avait parfois aucune glace sur les pôles. Mais dans l'histoire plus récente de la Terre, le climat a souvent fraîchi. Des calottes glacées se sont alors formées, au Nord comme au Sud, s'étendant et se résorbant plus ou moins largement avec un rythme approchant soixante mille ans. Il y a dix mille ans, nos véritables ancêtres ont vécu la fin de la Glaciation de Würm. Ils ont donc subi la montée progressive des eaux et le recul des rivages, mais peut-on imaginer qu'ils en aient gardé aussi longtemps la mémoire. De nos jours, la montée des eaux n'est pas encore achevée. Même si elle a pu être irrégulière, sur la période totale, cela ne représente qu'un peu plus d'un centimètre par an. Ce n'est pas un désastre brutal.

 

Cependant, la montée des eaux océaniques a pu avoir des conséquences catastrophiques localisées. Une thèse développée en 1997 par Ryan et Pitman envisage qu'il y a 7500 ans, le "Lac Noir" devint une mer. Avant  que cède la barrière du Bosphore, la Mer Noire était le plus grand lac du Monde. Son niveau était 100 mètres au-dessous du niveau actuel. C'était un lac d'eau douce très profond, et ses rives étaient évidemment habitées. Le niveau de la mer Égée montait régulièrement et la Méditerranée vint un jour, soudainement, envahir la Mer Noire. Aujourd'hui, sa taille approche celle de la France. Les chercheurs d'Ifremer ont trouvé sous l'eau la trace de l'ancien rivage ainsi que des fossiles d'animaux d'eau douce. La rapidité de la montée des eaux est controversée. Certains proposent quinze centimètres par jour. Cela aurait engendré une grande panique, peut être inscrite dans la tradition orale. D'autres parlent d'un maximum d'un mètre par an, recul moins effrayant. Noter que la Mer Noire n'est qu'à mille kilomètres de la Mésopotamie.

 

On a aussi envisagé des crues cataclysmiques des deux grands fleuves de Mésopotamie où l'on situe l'origine de l'Épopée de Gilgamesh et la source des récits du Déluge. Cette région très plate est située entre le Tigre et l'Euphrate. Dans l'Antiquité, on l'appelait le "Pays des marais", et l'on y naviguait sur des embarcations faites de roseaux liés. Les marais ont été récemment asséchés avec de très graves conséquences écologiques. Un programme international travaille actuellement à leur restauration. D'importantes crues simultanées des deux fleuves pouvaient inonder rapidement  des surfaces immenses. Cette hypothèse peut être associée à celle de la remontée généralisée du niveau de la mer consécutive à la fonte des grands glaciers. On peut alors imaginer l'envahissement progressif des rives du golfe Persique dont la pente est extrêmement faible. Cette avancée continue de la mer a pu provoquer de massifs exodes de populations côtières et donner ainsi naissance à des légendes de cités englouties dans de dramatiques inondations.

 

On peut aussi impliquer d'énormes éruptions volcaniques telle celle du Santorin, dans les Cyclades en mer Égée, dont l'explosion soudaine 1600 ans avant J.C.  anéantit l'île de Théra et la ville d'Akrotiri, ensevelissant ses habitants. Le tsunami qui s'ensuivit  détruisit beaucoup d'autres villes dont Cnossos, sur la côte de la Crête. La civilisation minoenne ne s'en remit jamais. Le panache de l'éruption devait être visible de très loin et pourrait être la véritable nuée ardente qui guidait les Hébreux lors de la sortie d'Égypte. L'éruption du Santorin a peut-être inspiré Platon dans l'histoire de la destruction de l'Atlantide.  Mais il y a d'autres volcans en Méditerranée, d'autres raz-de-marée et d'autres légendes possibles. On voit que la Science peut présenter diverses hypothèses proposant la survenue de catastrophes locales plus ou moins soudaines. Cependant, rien ne correspond strictement aux évènements relatés dans les différents textes. Il semble donc qu'ils aient été remaniés pour être le support d'un mythe intentionnellement construit.

 

Faire émerger le sens du Mythe

Un mythe est un récit composé pour expliquer les origines ou les destins des hommes et de la Terre. Il y a des mythes banals, liés à l'histoire des peuples ou des nations, comme celui des Gaulois pour les Français, ou celui du May Flower pour les Américains. Il y a aussi des mythes sacrés intemporels qui relatent les évènements fabuleux du commencement des temps. L'histoire de Noé dans le Déluge est l'un des plus anciens de ces mythes sacrés. Le mythe s'enracine souvent sur un fait réel auquel il est faiblement relié, et cette liaison lui donne sa légitimité. Sur cette base 'crédible', le corps plus ou moins fabuleux du mythe se constitue, se chargeant de sens et de contenu au fil du temps. Le mythe se met à vivre et à se développer dans cet espace humain mystérieux qui est celui de la pensée collective. Certains diront qu'il devient une 'forme pensée'. Les Gnostiques parleront d'un 'éon' apparu dans l'astral de la Terre, et les Ésotéristes diront qu'il s'est lié à un 'égrégore', c'est à dire un agrégat progressivement constitué en assemblant l'énergie de multiples pensées.

Un égrégore n'est ni bon ni mauvais. Il est simplement nourricier. Le mythe de Noé et du Déluge existe depuis près de 4000 ans.  Depuis lors, l'égrégore rassemble les réflexions, les méditations, les émotions ou les illuminations d'innombrables chercheurs de spiritualité travaillant sur ce thème. Ces nourritures demeurent dans l'inconscient collectif de l'humanité et l'on peut toujours y accéder à travers les récits qui s'y référent. Le plus récent, la Bible judéo-chrétienne, fut écrite 700 ans avant notre ère, mille ans après les tablettes sumériennes dont elle dérive. Le récit du Déluge est contenu dans le premier livre, la 'Genèse' qui semble avoir été composé assez tardivement. Il décrit la re-création du Monde après sa destruction par les eaux. Seuls les passagers de l'Arche furent sauvés, comme à Sumer. L'explication de la création du Monde par les dieux sumériens ne satisfaisait pas la monolâtrie juive. La  cosmogonie en sept jours telle que nous la connaissons, Adam, Ève, le Serpent, l'arbre et la découverte du Bien et du Mal, apparurent peut être à ce moment là.

Un mythe s'interprète toujours à plusieurs niveaux en fonction du lecteur. Au premier degré, il donne une réponse naïve à une question simpliste. La légende biblique de Noé raconte alors simplement la construction de l'Arche et l'inondation générale du Monde. Au second niveau, on trouve déjà l'image en miroir d'une seconde création corrigeant la première altérée par le Mal. Il s'y associe aussi l'importante notion d'une alliance entre Dieu et les hommes. Elle est conclue sur la base du comportement de Noé qui fut  celui d'un 'juste' (au sens de justesse), s'écartant du péché.  Il faut creuser. Au niveau suivant, on comprend le sens de la destruction de toute vie terrestre par le Déluge. Elle signifie que la mort de tout vivant est inéluctable sur le plan terrestre car tous sont mortels par nature.  Mais celui qui construit son 'Arche' peut survivre. Notons que Dieu pourrait détruire la vie tout en sauvant Noé. Il violerait alors ses propres lois. Ce sont les eaux de la nature qui détruisent le Monde, et Noé et ses fils construisent de leurs mains leur vaisseau salutaire.

Comme le Monde ou l'homme, le mythe vient du mystère et y renvoie. Il donne des réponses à travers les questions qu'il soulève et sa richesse se mesure par leur nombre. Nous savons maintenant qu'en hébreu les racines des mots sont corrélées à des significations implicites. Noé est ainsi relié à la consolation et à la repentance. Les noms de ses fils, Shem, Ham, et Yaphet évoquent la jouissance, la puissance, et la possession qui sont les énergies vitales déployées dans la vie terrestre. Sanctifiées par Noé, elles deviennent les vertus qu'il va utiliser pour traverser la mort. En les maîtrisant, il transforme son corps en Arche de salut. Ce processus est lent. La Bible dit qu'il dure cent ans. Noé emmène aussi des animaux. Ils symbolisent les énergies qui émergent des profondeurs de son inconscient. Enrichi par cette nouvelle connaissance, il entreprend dans l'arche de lui-même, le voyage vers le Monde purifié et renouvelé. Et Noé n'entre pas seul dans l'Arche. Il y entre avec sa femme, ses fils et les femmes de ses fils, ce qui, dans un mythe, porte un sens. 

Dans toute la Genèse on trouve cet aspect bipolaire et sexué. Ultérieurement, la Kabbale donnera une portée extrême à cette particularité, en séparant dans l'arbre des Sephiroth, les deux manifestations divines, Yachin masculin, et Boaz féminine, dont l'équilibre assure la création du Monde. A. de Souzenelle attire également l'attention sur ce point particulier. Noé entre donc dans l'Arche de lui-même avec ses deux natures, à la fois Homme et Femme, Ish et Isha, mais aussi Yachin et Boaz, sa vie spirituelle et sa vie naturelle. Á ce moment, elles sont encore séparées. Cette séparation concerne d'ailleurs tous les aspects couverts par le mythe de l'Arche, tels les fils de Noé et leurs femmes et les animaux sélectionnés par leurs sexes. La Bible ne nous dit rien de ce qui se passe dans l'Arche pendant les neuf mois de réclusion, mais ses passagers en sortent unis par couples pour être bénis et repeupler le Monde. La nécessité de l'unification des deux natures est probablement le message essentiel du mythe antique de l'Arche de  Noé.

Nous sommes une partie de la Terre,
et elle fait partie de nous.
Les fleurs parfumées sont nos soeurs.
Le cerf, le cheval, le grand aigle, ce sont nos frères.
Les crêtes rocheuses, les sucs dans les prés,
 la chaleur du poney, et l'homme,
tous appartiennent à la même famille.
Nous savons au moins ceci :
La Terre n'appartient pas à l'homme,
 c'est l'homme qui appartient à la Terre.
Toutes le choses se tiennent..
(Chef Seattle - tribu Duwamish).

On peut développer d'autres aspects du mythe, la recherche n'est pas close. Mais je voudrais élargir la réflexion à la dimension cosmique. Comprenons que nous n'habitons pas la Terre. Elle n'est pas notre maison, ni notre mère, ni notre vaisseau spatial, car elle n'est en aucune façon séparée de nous. Chacun de nous est la Terre, non pas toute la Terre mais un aspect personnel de la Terre. La planète vit et meurt dans la vie et la mort de chaque homme. Elle rit et pleure dans ses rires et ses pleurs. Elle aime dans chaque amour, elle est consciente dans chaque conscience. Dans sa nature ordinaire, l'humanité remplit ces fonctions dans la Terre vivante. Dans sa nature céleste, nous ignorons encore où va son Arche cosmique à travers le Déluge universel. Le mystère touche aux limites de la compréhension humaine, non pas à celles de la rencontre de Dieu. L'élévation des capacités d'amour ou de conscience d'un seul homme élève celles de l'humanité entière, donc celles de la Terre,  et peut être celles de la Monade universelle.

L'unification des deux natures
 est probablement le message essentiel
du mythe antique de l'Arche de  Noé.


 

 

CHAPITRE 4

 

 

Le mythe de la Quête du Graal

 

 

 

Introduction

 

Étrange mystère d’un mythe, progressivement naissant dans des récits "bretons" qui en content la quête, puis passant au fil du temps de la fantaisie littéraire à l'ésotérisme initiatique, et enfin de l'intuition spiritualiste à la révélation sacrée. Il n'y a pas vraiment d'histoire du Graal, mais un foisonnement de récits romancés de diverses aventures humaines de violence, de sexe et de sang. De cette tourbière émerge finalement la véritable Quête du Graal. Et le mythe devient, au delà même de l'objet "Graal", celui de la naissance d'une pure recherche spirituelle.

 

La Quête du Graal est une démarche spirituelle mythique. Les mythes sont des récits ésotériques expliquant le destin des hommes. Ils s'enracinent souvent sur des faits relativement historiques qui fournissent une base plausible sur laquelle s'édifie le corps essentiellement imaginaire du mythe. Le mythe s'installe progressivement dans l'espace de la pensée collective. Son contenu est généralement crypté et  le chercheur l'interprète à son propre niveau. Le mythe de la Quête du Graal existe depuis le 13e siècle. Son fondement historique est très antérieur. Il fait référence aux antiques mythologies celtiques ou galloises ainsi qu'aux épisodes du règne de l'hypothétique roi Arthur, au cinquième siècle. Les récits imaginaires constitutifs du mythe sont beaucoup plus récents. Les plus anciens datent du douzième siècle et les développements se situent plutôt au treizième. Sept ou huit cents ans séparent donc les deux fondements du mythe qui ont été rapprochés par le génie des différents auteurs de la "Geste du Graal". Et huit cents ans de plus nous ont éloignés du sens qu'ils ont alors caché dans les récits qui nous sont parvenus.

 

Le roi Arthur aurait existé à la fin du 5e siècle. La Bretagne, l'Angleterre actuelle, avait été conquise par les Romains au début de l'ère chrétienne. Sauf au nord, sa population était très romanisée.  Le pays était périodiquement envahi par des tribus barbares. Les Angles, Les Jutes, les Saxons et les Frisons l'attaquaient par l'Est. Les Pictes, les Irlandais et les Scots l'assaillaient par le Nord et l'Ouest. Au 2e siècle, pour contenir les envahisseurs, les romains construisirent le mur d'Hadrien puis celui d'Antonin. Ces barrages, haut de six mètres, épais de trois, garnis de fortins et  longs de cent vingt kilomètres, allaient d'une mer à l'autre. Ils ne continrent cependant pas des raids de plus en plus fréquents. Les légions romaines furent débordées et, en 410, l'empereur Honorius décida d'abandonner la "Bretagne".  Rendus à la vie civile, les occupants durent s'organiser pour se défendre seuls. Des chefs de guerre constituèrent alors les bases de la future classe féodale. Parmi ces chefs, un certain Artus ou Artorius (Arthur) qui semble avoir existé vers la fin du 5e siècle ou au début du 6e, serait parvenu à unifier provisoirement les populations du Sud.

Le second volet du mythe apparaît au 12e siècle sous la pression des interrogations spirituelles de l'époque. Il se manifeste dans divers écrits romancés liés à la littérature courtoise diffusée en Occitanie puis en France et en Grande Bretagne. Ces romans élitistes sont essentiellement destinés à un public aristocratique cultivé et averti. Les seigneurs sont à la guerre ou aux croisades et les dames s'ennuient derrière les murs des châteaux. Elles y ont développé une culture délicate et raffinée. Les ménestrels et les troubadours chantent des chansons et narrent des "lais" et des romans  courtois dont ils content les épisodes successifs comme nos actuels romans feuilletons. Le roi d'Angleterre Henri I Plantagenêt utilise alors la légende arthurienne pour promouvoir ses projets politiques. Il fait ajouter l'épopée aux nombreux lais des troubadours. Cette littérature "arthurienne" connaît un très grand succès, au point que l'Église s'inquiète de l'intérêt qu'y portent les moines. La légende arthurienne voudrait conter toute  l'histoire de la "Bretagne" jusqu'à la mort d'Arthur. Le Graal est ensuite christianisé et devient le récipient qui a recueilli le sang du Christ.

Le second volet du mythe apparaît au 12e siècle sous la pression des interrogations spirituelles de l'époque. Il se manifeste dans divers écrits romancés liés à la littérature courtoise diffusée en Occitanie puis en France et en Grande Bretagne. Ces romans élitistes sont essentiellement destinés à un public aristocratique cultivé et averti. Les seigneurs sont à la guerre ou aux croisades et les dames s'ennuient derrière les murs des châteaux. Elles y ont développé une culture délicate et raffinée. Les ménestrels et les troubadours chantent des chansons et narrent des "lais" et des romans  courtois dont ils content les épisodes successifs comme nos actuels romans feuilletons. Le roi d'Angleterre Henri I Plantagenêt utilise alors la légende arthurienne pour promouvoir ses projets politiques. Il fait ajouter l'épopée aux nombreux lais des troubadours. Cette littérature "arthurienne" connaît un très grand succès, au point que l'Église s'inquiète de l'intérêt qu'y portent les moines. La légende arthurienne voudrait conter toute  l'histoire de la "Bretagne" jusqu'à la mort d'Arthur. Le Graal est ensuite christianisé et devient le récipient qui a recueilli le sang du Christ.

La Légende du Roi Arthur

Les premiers romans courtois apparaissent au début du 12e siècle. Tous les sujets sont tirés de  l'Antiquité, (Romans d'Alexandre, de Thèbes, d'Énée, de Troie, etc..). Les personnages sont placés dans des situations romanesques, ce qui est une façon nouvelle. La prose est souvent très descriptive et agrémentée de poèmes. Par opposition aux récits antiques ou historiques traditionnels, le genre évolue ensuite pour constituer ce qui a été appelé "la matière de Bretagne".  Elle est caractérisée par la fantaisie et la variabilité des personnages mais elle respecte une unité de lieu, le royaume mythique des deux Bretagne, (la Continentale, l'Insulaire, et le Pays de Galles), et une époque de référence, le 6e siècle, après le départ des Romains. Les thèmes "bretons" sont variés. Celui de Tristan et Iseult est très populaire. Puis, en 1138, Geoffroy de Monmouth publie l'Historia Regum Britanniae. Cette œuvre de propagande est reliée aux romans antiques. Elle veut établir la légitimité surnaturelle de la dynastie des Plantagenêts dans l’histoire de l’Île de Bretagne en la reliant au mythique Brutus de Troie. C'est aussi le début des récits impliquant le roi Arthur.

Arthur, roi des trois Bretagne, (insulaire, continentale et galloise), représente l'unité bretonne. Quoique la civilisation celtique n'ait jamais connu de roi unique, l'imaginaire populaire produisit un roi idéal, fort et brave, sage et fédérateur, pourvu de conseillers avisés. Au delà de la mort, il porte toujours les espoirs des Bretons et sa "dormition" est temporaire. Il reviendra un jour réunir les deux Bretagne. Arthur est le fils d'Uther Pendragon, roi des Bretons, et d'Ygraine (Ygerne). Le surnom Pendragon proviendrait d'une comète en forme de dragon. Uther s'en serait inspiré pour créer ses étendards aux dragons blanc et rouge. Selon Geoffroy, Uther aurait fécondé Ygraine en prenant par la magie de Merlin, la forme de son mari, le duc de Cornouailles. Arthur naquit de cette union au château de Tintagel. Confié à Merlin, le bébé fut élevé par le père de Kay. Lors d'un tournoi, Kay demanda à Arthur d'apporter son épée, oubliée sous sa tente. Arthur ne la trouva pas mais il en vit une autre, plantée dans une enclume, et il l'enleva. C'était pourtant une épée magique que seul le futur roi pouvait ôter. Personne n'avait jamais réussi et le jeune Arthur fut donc déclaré Roi.

Les détails de ces romans courtois varient, mais ils racontent déjà des histoires d'hommes et de femmes, de féeries et de maléfices, de douceur et de violence, d'amour et de haine. Arthur est un enfant adultérin né des amours d'Ygraine et d'Uther qui a tué le duc, son époux. Le duc de Cornouailles avait déjà une fille qui devint la fée Morgane, prêtresse de la Mère-Lune sur l'île d'Avalon. Elle sera élevée par Viviane, Fée et Dame du Lac.  Durant la nuit des festivités de Beltane, Morgane masquée s'offre au chasseur masqué qui a tué le roi des cerfs. Puis elle découvre qu'il était Arthur. De cette union naît Mordret qui sera confié à une tante ambitieuse, Morgause. Ses sortilèges empêcheront Guenièvre, femme d'Arthur, d'enfanter afin de permettre à Mordret d'hériter du trône. Apprenant qu'il a un fils, Arthur fait exécuter tous les nouveaux nés du pays. Guenièvre reste stérile et se console avec Lancelot. Les amants doivent fuir en tuant plusieurs chevaliers de la Table Ronde. Dans une grande bataille contre les Saxons, Arthur affronte et tue son fils, mais il est lui même blessé à mort et ordonne que l'on rende Excalibur à la Dame du Lac.

 

Dans ces sources galloises, les décors sont en place. Le roi Arthur a fondé la ville et le château de Camelot. Il a épousé Dame Guenièvre qui aimait Lancelot. Il a instauré un royaume de justice et de paix. Son conseiller est l'enchanteur Merlin. C'est l'écrivain Wayce qui a imaginé l'immense table ronde permettant d'accueillir tous les chevaliers en position d'égalité. Arthur doit établir sa qualité en affrontant les nobles du royaume. Pour l'aider, l'épée magique, Excalibur, lui sera confiée par une main mystérieuse sortant du lac. Avant de mourir, Arthur demanda que l'on rende l'épée au lac. La Dame du Lac (la fée Viviane) s'en saisit et disparut. La légende dit qu'Arthur n'est pas mort mais seulement endormi. Son corps fut transporté en bateau sur l'Île d'Avalon où il est veillé par des fées. Et si la "Bretagne" est à nouveau menacée, il s'éveillera de sa "dormition" pour la défendre et restaurer le royaume idéal de Camelot. Geoffroy de Monmouth et Robert Wayce ont été les premiers à évoquer les chevaliers de la Table ronde mais aucun n'a jamais parlé du Graal. En cette phase galloise de la naissance du mythe, le mystère du "Graal" n'existe pas encore.

                                                               

Le roman initiatique inachevé
de Chrétien de Troyes

Le Normand Robert Wayce, ou Wace, a donc traduit en vers français l’antique épopée galloise arthurienne. Sous sa plume, Arthur devint un valeureux combattant conquérant l’Irlande puis le Danemark et la Norvège, et même Paris. Son épée magique exterminait les géants et les monstres. Arthur tenait sa cour ordinaire en son château de Camelot où l’on trouvait la Table Ronde de nulle préséance. D’autres auteurs gallois ont écrit en prose, faisant d’Uther Pendragon un personnage mythique dont le bouclier était un arc en ciel. Le prestige du Père magnifiait le fils.  Puis, au 12e siècle, des poètes armoricains comme Marie de France ont popularisé les lais bretons, des oeuvres littéraires extrêmement soignées, écrites en vers. Elles étaient destinées aux conteurs qui les enjolivaient à plaisir. Parmi les thèmes, on trouvait souvent Tristan et Iseult et les exploits d’Arthur, mais aussi beaucoup d’autres aventures moins connues.  Dans  la matière de Bretagne initiale, la Table Ronde est surtout la table ouverte du Roi, la merveilleuse table des festins offerts et partagés entre nobles et pairs. Plus tard, elle deviendra une Table nourricière et mystique, réservée aux  élus les plus purs, image symbolique du Monde, illuminée par la lumière du Graal qui rayonne en son centre.

Né en Champagne vers 1135, Chrétien de Troyes écrivit en français d'époque divers romans basés sur les thèmes traditionnels. On peut citer Guillaume d’Angleterre, Érec et Énéide, Cligés ou la Fausse Morte, Yvain le Chevalier au lion, Lancelot le Chevalier à la charrette, qui sont des romans d’aventures. Un Tristan, (le premier en français), a été perdu. Ensuite, peut être devenu prêtre, l’écrivain commença un récit d’aventure mystique, le célèbre Perceval, dans lequel apparaît enfin le Graal. Chrétien de Troyes fréquentait les cours de Champagne et de Flandres plutôt que la célèbre cour d’Aliénor d’Aquitaine. Il y exprimait toute la perfection de son art de l’écriture lorsqu’il mourut  vers 1190, laissant deux œuvres inachevées, Lancelot et, hélas, Perceval. Les romans de Chrétien ne devaient pas être contés mais lus à voix haute devant une assistance, comme cela se pratiquait habituellement à l’époque. Pour soutenir l’attention des auditeurs, Chrétien associait donc avec beaucoup de soin la richesse de l’ornement, la forme narrative et le rythme de la diction. Sa  façon littéraire achevée est caractérisée par la fantaisie des descriptions, la dynamique des dialogues et l’expression poétique des vers octosyllabiques, hélas intraduisibles en français moderne. 

Voici une courte traduction ancienne
 du "Lai du Chèvrefeuille",
 de Marie de France, où Tristan dit aimer Iseult

Belle amie, ainsi est de nous:
De nous deux, il en est ainsi
Comme du chèvrefeuille était
Qui au coudrier se prenait.
Quand il s’est enlacé et pris
Et tout atour le fût s’est mis,
Ensemble ils peuvent bien durer.
Qui les veut après désunir
Fait bientôt coudrier mourir
Et le chèvrefeuille aven lui.
Belle amie, ainsi est de nous:
Ni vous sans moi, ni moi sans vous.

Au début de l’histoire, le personnage Perceval est un jeune homme très naïf, presque idiot qui ne connaît même pas son nom. Il habite avec sa mère qui l’élève à l’abri des tentations.  Dans la forêt, il rencontre un jour des chevaliers du roi Arthur et veut le devenir. Il quitte sa mère, la voit tomber à terre mais ne revient pas en arrière. Il parvient sans encombre à la cour du roi Arthur  qui vient d’être bafoué par un inconnu. Il y pénètre à cheval, défie le félon, le tue, prend ses armes et son cheval, puis quitte le château. Perceval rencontre Gornemant de Goort, (un prud’homme, un preux), qui lui apprend l’art du combat et l’arme chevalier. Il est  reçu dans le château de Blanchefleur qui le prie de combattre ses ennemis et l’initie aux choses de l’amour. Après avoir vaincu Clamadeu, Perceval envoie ses prisonniers au roi Arthur. Poursuivant son errance, il rencontre le Roi Pêcheur, un infirme qui l’invite en son château. Perceval ne s’en étonne point, et non plus quand ce roi lui remet une épée extraordinaire. Et il ne pose aucune question devant le défilé fantastique du cortège du Graal. Il s’endort mais le lendemain, le château est vide. Par manque de questions, Perceval a manqué le Graal et le roi n’a pas été guéri. Ayant perdu sa mère, Perceval devra reprendre sa quête.

 

Autre superbe dialogue amoureux
trouvé dans le lai breton,
Yvain, le Chevalier au Lion.
Dans ce roman arthurien, de Chrétien de Troyes,
le Graal n'est jamais évoqué.
Les interlocuteurs sont ici Yvain et la Dame de Landuc

En ce vouloir m’a mon cœur mis.
- Et qui le cœur, beau doux ami ?
- Dame, mes yeux  - Et les yeux, qui ?
- La grand beauté qu’en vous je vis

C’est dans ce roman de Chrétien de Troyes que le Graal apparaît pour la première fois. « Tandis qu’ils causent à loisir,  paraît un valet qui sort d’une chambre voisine, tenant par le milieu de la hampe une lance éclatante de blancheur. Entre le feu et le lit où siègent les causeurs, il passe. Et tous voient la lance et le fer dans leur blancheur. Une goutte de sang perlait à la pointe du fer de la lance et coulait jusqu’à la main du valet qui la portait. Alors viennent deux autres valets, deux fort beaux hommes, chacun en sa main un lustre d’or niellé. Dans chaque lustre brûlaient dix cierges pour le moins.  Puis apparaissait un graal que tenait entre ses deux mains une belle et gente demoiselle, noblement parée, qui suivait les valets. Quand elle fut entrée avec le graal, une si grande clarté s’épandit dans la salle que les cierges pâlirent comme les étoiles ou la lune quand le soleil se lève.  Après cette demoiselle en venait une autre, portant un tailloir d’argent. Le graal qui allait devant était de l’or le plus pur.  Des pierres précieuses y étaient serties, des  plus riches et des plus variées qui soient en terre ou en mer, et nulle gemme ne pourrait se comparer à celles du graal.  Tout ainsi que passa la lance devant le lit, passèrent les demoiselles pour disparaître dans une autre chambre. »

 

Les suites et les variantes du Roman du Graal

 

Le roman de Chrétien de Troyes a donc reçu à l’époque plusieurs suites déclarée, (ou continuations dites Pseudo-Wauchier 1et 2, Manessier, Gerber de Montreuil, l’Élucidation). Ce sont aussi des romans courtois avec bien des féeries et des aventures amoureuses et guerrières. Ces diverses suites n’ont pas la qualité littéraire des œuvres qu’elles s’efforcent de suivre. Elles la complètent néanmoins et commencent une évolution vers la christianisation du mythe. L’auteur de la « Première continuation » est inconnu. Le texte reprend le récit au point où Chrétien l’a interrompu. Repartant à l’aventure, Gauvain est reçu dans le château d’un preux blessé. Pendant le repas, il voit passer le cortège du Graal, avec la lance qui saigne, le tailloir d’argent, puis le Graal porté par une  jeune fille qui pleure suivie du cercueil d’un chevalier mort portant une épée brisée sur la poitrine. Les questions de Gauvain auront des réponses s’il peut réparer l’épée brisée. Il faut ici les mériter. Gauvain ne répare pas  l’épée et s’endort. Puis il reprend sa quête et retrouve le château du Graal. Au cours du repas, le cortège apparaît de nouveau. La table se couvre alors magiquement de mets savoureux de par la fonction nourricière du Graal. Mais, de nouveau, Gauvain ne peut réparer l’épée. 

 

Mais ici, le roi veut bien répondre aux questions. Gauvain reçoit quelques réponses qui amorcent la christianisation du mythe. La lance n'appelle plus la vengeance. Elle serait celle de Longin qui a frappé le Christ en croix. Elle saignera jusqu’à la fin des temps. L’épée brisée a tué le roi du cercueil et causé le dépérissement de son royaume. Hélas, Gauvain s’endort encore avant de savoir ce qu’est le Graal, et se retrouve le matin sur une falaise en bord de mer. Le récit s’interrompt là, sans conclusion, comme celui de Chrétien de Troyes. L’auteur de la « Seconde continuation » abandonne Gauvain. Son héros, c’est Perceval qui entre aussi dans un château et y trouve un jeu d’échec qui joue seul et si bien qu'il le bat. Furieux, Perceval le jette par la fenêtre au grand déplaisir d’une jeune fille qui l’avait reçu de la Fée Morgane. L’aventure magique et romanesque continue, et Perceval retrouve le château du Roi Pêcheur. Il y voit la lance et le Graal, puis l’épée rompue portée par un valet. Le roi répondra aux questions si l’épée est réparée. Perceval la ressoude mais l’écrivain facétieux interrompt son récit. On dit que le mystère du Graal s’accroît lorsque l’on approfondit son étude. Je crois que l’objet Graal importe peu. C’est la Quête qui est importante.

Manessier, le troisième continuateur, christianise encore plus l’histoire. Après la réparation de l’épée, le Roi confirme que la lance est bien celle dont le soldat Longin a percé le flanc du Christ. Le Graal est le vase qui a recueilli le sang qui a coulé hors de la plaie. C'est Joseph d’Arimathie qui l’a apporté en Bretagne. L’épée brisée est celle d’un félon, Partinal, qui a tué Goon et blessé le Roi Pêcheur. Perceval tue Partinal et apporte sa tête au Roi Pêcheur qui en guérit. Et Perceval vainc même le Diable monté des enfers. Honoré par Arthur, il retrouve Blanchefleur mais ne l'épouse pas. Après la mort du Roi Pêcheur, il lui succédera pendant sept ans puis il finira ses jours au fond d'un monastère, nourri par le Graal. Le "Roman du Graal" peut aussi mis en parallèle avec plusieurs œuvres d’autres auteurs qui ont traité du même sujet en puisant probablement aux mêmes sources. Ces récits concurrents restent reliés aux mythologies celtiques et galloises  traditionnelles. On y retrouve les décors et les personnages des légendes arthuriennes de la Cour de Bretagne, mais ils intègrent occasionnellement certains thèmes venus du Christianisme. Des ouvrages comme Peredur ou Perlesvaux peuvent apporter des éclairages complémentaires sur le mythe.

Les aventures de Peredur sont inspirées par le même récit gallois inconnu que celui de Perceval. Le personnage est un jeune garçon naïf qui a rencontré des chevaliers dans la forêt. En allant les retrouver à la cour du Roi Arthur, il subit une initiation sanglante et compliquée, et finit par apercevoir le cortège du Graal. Deux hommes entrent dans la chambre, portant une énorme lance dont trois ruisseaux de sang coulent jusqu'à terre. Deux jeunes filles suivent soutenant un grand plat sur lequel est une tête d'homme baignant dans son sang.  Il n'y a pas de connotation chrétienne dans ce roman qui relève de la pure tradition vengeresse celtique avec les symboles du Chaudron de Dagha et de la Lance d'Assal.  On est certainement très près du récit originel. C'est aussi par une nécessité de vengeance que commence le roman de Perlesvaux qui reprend les épisodes du Roman du Graal et le personnage de Gauvain. L'histoire intègre Joseph d'Arimathie. Dans la salle à manger, deux pucelles paraissent, l'une tenant la Lance, l'autre le Graal. Deux anges les suivent avec des candélabres. Le cortège revient avec une forme d'enfant puis du Christ sur le Graal qu'on verra encore sous cinq aspects secrets, le dernier étant décrit comme celui d'un calice.

 

Les romans du Graal christianisé

L'auteur de Peredur met occasionnellement en scène des éléments tirés de la mythologie celtique. Son héros visite un château où arrivent des chevaux portant des cadavre. Des femmes baignent les corps dans un cuveau puis les enduisent d'onguent magique. Et les morts ressuscitent. C'est le "chaudron de résurrection", le "Chaudron de Bran" de la tradition celtique. Peredur découvre une vallée où coule une rivière. Sur une rive, il y a des moutons blancs, sur l'autre, des moutons noirs. Chaque fois que bêle un mouton blanc, un noir traverse l'eau et devient blanc, et vice versa. Peredur est à la frontière qui sépara les vivants des morts. Il comprend alors que les âmes sont immortelles, passant alternativement de ce Monde à l'Autre.  Le roman de Perlesvaux est encore plus proche de la source galloise primitive. Le récit est très vengeur et sanguinaire. On y trouve plus de deux cents têtes coupées et même un dragon. Et Perlesvaux fait décapiter douze ennemis dont il recueille le sang dans un chaudron pour y noyer leur chef. C'est bien un rituel celte vengeur typique. Le personnage est cependant le premier Chevalier du Graal que la présence de Joseph d'Arimathie relie à la christianisation du mythe. Quant à la violence, il faut se souvenir que l'on est alors au 12e siècle, vers la fin du temps des Croisades.

Un romancier franc-contois reprend ce thème dans le récit "Joseph". Après la crucifixion, écrit Robert de Boron, Joseph d'Arimathie voulut ensevelir le corps et en demanda l'autorisation à Pilate qui lui remit aussi le "vaissel", l'écuelle de Jésus, (celle de la Cène). En descendant le corps, Joseph vit que la blessure de lance saignait encore, et il recueillit le sang du Christ dans ce "vaissel". Plus tard, il fut emprisonné et laissé sans nourriture, et reçut alors miraculeusement ce "vaissel" qui le nourrissait comme le chaudron des traditions celtiques. Vespasien sortit Joseph de sa prison, lui donnant le bateau qui l'amena en Bretagne. D'autres chrétiens l'accompagnaient dont le roi Bron. Chaque jour, la fraternité prenait un repas rituel sur une table où était placé le "Saint Vaissel". Seuls ceux qui avaient été touchés par la grâce de Dieu étaient admis à ce "Service du Graal" qui annonçait le nouveau rituel de la Messe catholique. (Á l'époque, l'Église énonçait le dogme de la "Transubstanciation", Présence réelle dans l'Eucharistie, (Latran 4 - 802). Il fallait croire ou mourir, et les Cathares moururent). Le "vaissel" sanglant et nourricier de Robert de Boron devint "l'Objet de la plus haute Vertu". Sa quête cessa d'être la poursuite d'une vengeance pour devenir une ascèse visant à acquérir la "Connaissance parfaite".

Joseph d'Arimathie confia le Graal à Bron, le Roi Pêcheur, et s'en retourna en Orient. Le roman suivant est bâti autour du Graal réceptacle du Saint Sang. Perceval doit un jour en devenir le gardien car il est le petit fils du Roi Pêcheur. Perceval tente sa chance sur le "siège périlleux" mais il n'en est pas encore digne et la pierre se fend. On retrouve ici tous les personnages arthuriens dont ce roi douloureusement blessé d'un coup de lance. Son royaume est en détresse. Après de nombreuses aventures, Perceval arrive au Château du Graal, assiste au défilé mystérieux et demande à quoi sert cette vision. Cette question suffit à guérir le roi qui lui révèle les secrets du Graal avant de mourir. Le "Vaissel" est saint car il a reçu le sang du Christ, et la Lance est celle de Longin, le soldat qui l'a percé sur la Croix. Le siège périlleux se ressoude et Perceval devient "Roi du Graal". Puis, Robert de Boron reprend encore le thème dans son "Lancelot". Ce chevalier aurait pu être "l'Élu" s'il n'avait été l'amant adultérin de Guenièvre qu'il aime éperdument. On lui fait cependant féconder Élaine, la fille du roi pêcheur, qui a pris magiquement l'aspect de la reine. Le même sortilège avait permis la naissance d'Arthur. L'enfant né de cet amour est appelé Galaad. Il sera élevé dans un monastère près de Camelot. 

Galaad est un personnage très particulier. Dans "La Quête du Saint Graal", indûment attribué à Gautier Map, un autre écrivain  conte quelques épisodes de son histoire. Nouveau dans la quête, Galaad n'est pas contaminé par l'antique contenu païen de la "Matière de Bretagne". Sa destinée est d'être le prêtre du Graal car il est pur chrétien. Cela signifie qu'il n'est pas sujet aux pulsions qui gênent les autres chevaliers dans leur quête. Comme Arthur, Galaad retire aisément une épée fichée dans un roc. Il reçoit un bouclier magique et arrive au Château des Pucelles où sept chevaliers abusent de jeunes femmes et libère ces prisonnières. Avec ses amis et "Celle qui jamais ne mentit", il voyage dans une nef merveilleuse et y reçoit une épée fabriquée par Salomon pour laquelle la dame confectionne d'étranges attaches, (les renges), avec ses propres cheveux. Ses amis échouent dans leur démarche, mais Galaad surmonte toutes les épreuves. Il guérit le roi blessé et lève les malédictions du royaume. Il est donc couronné Roi du Graal et, face à la vision céleste, il s'agenouille et rend l'esprit. Une main mystérieuse apparaît, s'empare du Vaissel et de la Lance et les emporte au ciel. Le Graal devient à jamais inaccessible en tant qu'objet. Don de Dieu,  il est devenu pur symbole de la Grâce offerte par l'Esprit Saint.

Le  Graal de Montsalvage


Il y eut d'autres prolongements à cette maturation de la légende du Graal. Au Moyen Âge, sous la domination de l'Église romaine et le vécu des Croisades, la pensée européenne pouvait paraître relativement homogène. Les différents princes influençaient néanmoins les cultures locales. Les légendes médiévales, y compris celle du Graal, revêtirent donc, outre Rhin, des caractères spécifiques. Le thème de la Quête fut repris et adapté par Wolfram von Eschenbach, un écrivain bavarois qui publia son propre Parzival. Mettant en doute l'originalité de l'inspiration de Chrétien de  Troyes, il en utilisa pourtant partiellement la matière. Wolfram déclarait s'inspirer lui même d'une oeuvre en français de "Kyôt le Provençal", un Occitan inconnu, et il assurait que l'origine de la légende était orientale. En fait, l'étude de Parzival  montre que l'écrivain allemand puisait au moins à deux autres sources, l'une classiquement celtique, le Perceval de Chrétien, et l'autre orientale, probablement iranienne. Il est à noter que ce texte contient des connotations dualistes qui n'existent dans aucune version celtique. Elles peuvent avoir été inventées par Wolfram sous l'influence de la proximité des Bogomiles européens, ou provenir de la source provençale proche des Cathares d'Occitanie.

Dans le récit de Wolfram, le père de Parzival a combattu en Orient et y est mort. Parzival a un frère demi-blanc demi-noir, Vairefils, un oriental qui l'accompagne dans la Quête. Parzival a aussi un fils nommé Lohengrin. Et le Château du Graal s'appelle Munsalvsche, c'est à dire Monsalvage. Wolfram décrit un extraordinaire cortège du Graal. "Un écuyer entra, dit-il, portant une lance dont jaillissait du sang coulant le long du bois jusqu'à la main et se perdant dans la manche. Des sanglots et des pleurs emplirent la salle dont l'écuyer fit le tour avant de sortir. Une porte d'acier s'ouvrit et deux blanches vierges entrèrent, portant chacune un chandelier d'or avec un cierge allumé, puis deux duchesses avec des chevalets d'ivoire. Suivaient huit autres dames dont quatre portaient de grands flambeaux. Les quatre autres soutenaient une pierre précieuse illuminée par les rayons du soleil, et qui tirait son nom de son éclat. Deux princesses richement parées les suivaient, portant deux couteaux d'argent d'un blanc brillant. Puis apparut la Reine au visage couleur d'aurore. Sur un coussin d'émeraude verte, elle portait la racine et le couronnement de ce que l'on souhaite en Paradis, le Graal qui surpasse tout idéal terrestre. Le nom de la porteuse du Graal était "Repense de Joie".

Wolfram von Eschenbach a beaucoup enrichi les récits dont il s'est inspiré, même quand il confond les tailloirs de Chrétien avec des couteaux d'argent. Le Graal qu'il décrit transcende toute appartenance terrestre. Ici, la Quête est essentiellement une démarche alchimique. Le Graal de Wolfram contient une puissance secrète venue d'ailleurs. Sa révélation a été apportée sur terre par des anges qui l'ont laissée à la garde d'hommes aussi purs qu'eux mêmes. La Quête est un cheminement purificateur qui transmute la nature pécheresse des humaine pour leur permettre d'approcher ce mystère. L'histoire des parents de Parzival prépare le roman. Gahmuret est le père d'un fils métis en Orient, Vairefils. Revenu en Anjou, il y rencontre les personnages arthuriens et il épouse Herzéloïde. Il retourne ensuite à Bagdad où il est tué. La Reine veuve donne le jour à Parzival qui grandit sous sa protection. Un nommé "Le Hellin" s'est emparé de son héritage, que le jeune homme doit reconquérir. La suite est assez analogue au récit de Chrétien de Troyes. Après maintes aventures, Parzival arrive au château d'Anfortas, le Roi Pêcheur blessé, et il assiste au cortège du Graal. Parzival ne pose aucune question. Il demeure donc dans l'ignorance, et manque cette première occasion

Parzival reprend son chemin. Il rejoint la cour du Roi Arthur où la hideuse fille renvoie tous les chevaliers à la quête. Puis il rencontre son oncle, l'ermite Trévrisent, qui lui expose quelques secrets du Graal. La virginité de la Terre Mère été souillée quand Caïn tua Abel. Elle est depuis plongée dans les ténèbres de la pensée. Dans le Château de Montsalvage, les Templiers gardent le Graal qui les nourrit et leur conserve force et jeunesse. Le Graal est une pierre précieuse merveilleuse. Chaque Vendredi Saint, une colombe descend conforter ses pouvoirs. Nul n'entre dans son sanctuaire sans avoir été choisi et s'il n'est vraiment pur. Chez Wolfram, la pureté du coeur signifie l'abstinence sexuelle. Tous ses couples sont mariés, toutes les femmes sont chastes et toutes les filles sont vierges, y compris les "Filles Fleurs" du Château des Demoiselles.  Anfortas cherchait l'amour. Son manque de chasteté l'a rendu infirme. Parzival connaît maintenant son destin et retourne à Montsalvage. Il demande à Anfortas, "Bel oncle, de quoi souffres-tu ?". Cette seule parole guérit le roi de sa honte. Il survivra mais ne régnera plus. Parzival devient roi du Graal et rend la prospérité au royaume. Et Vairefils épouse Repense de Joie et retourne en Orient où il aura un fils, le fameux Prêtre Jean.

Ce roman complexe accumulait les aventures de Parzival, l'épée trois fois rompue, le mariage avec Condwiramur, et le fils Lohengrin, le Chevalier au Cygne, futur gardien du Graal. Albrech de Scharpfenberg adapta dangereusement l'histoire dans un long poème intitulé "Titurel" qui voulait clore le roman. Après le règne de Parzival, écrit-il, le péché envahit la Terre et Dieu transporta Monsalvage en Inde où l'on retrouve le Prêtre Jean. Le Graal est ici un talisman divin, le Château est son Temple, et les Templiers sont des guerriers élus, armés pour la Guerre Sainte. Dans cet avatar, le mythe change de nature. Son évolution va s'arrêter. Les mythes naissent, s'animent et se chargent de sens avec le temps. Dans l'espace mystérieux de la pensée collective, ils constituent des assemblages autonomes de "formes pensées". La Quête du Graal contient les illuminations de nombreux chercheurs de spiritualité. Ces "nourritures" restent disponibles dans l'inconscient collectif de l'humanité et s'interprètent au niveau du lecteur. Au premier degré, les questions naïves reçoivent des réponses simplistes. Au degré suivant, les réponses reflètent les questions vers l'intérieur, comme des miroirs, car elles viennent de l'intuition, et au dernier degré, il n'y a pas vraiment de questions ni de réponses.

Le mythe du Graal apparaît d'abord comme une histoire celtique de vengeance sanguinaire et parfaitement païenne. Il évolue ensuite au fil du temps dans des récits successifs d'auteurs divers en passant de la féerie anecdotique à l'ésotérisme initiatique. Avec sa christianisation, il se spiritualise et se charge d'une révélation sacrée. Il n'y a jamais eu de véritable fondement historique de la légende du Graal. On trouve seulement alors un foisonnement de récits romancés de diverses aventures humaines mêlant la violence, l'amour, le sexe et le sang, décrivant cyniquement la nature du Monde et la vie des hommes. C'est pourtant dans cette nature ordinaire que se préparait lentement la révélation puis l'émergence de la Quête purement spirituelle du Graal. L'histoire de la naissance du mythe préfigure donc étonnamment son contenu qui est lui-même l'illustration ésotérique du chemin de la Quête Spirituelle.

                                        

Le Graal chez Richard WAGNER

 

 

Introduction

 

Le thème du Graal dans les opéras de
Richard  Wagner

 

Le thème du Graal mérite d’être approché sous un éclairage particulier, celui de sa présence dans les opéras de Richard Wagner. C’est probablement à travers ce moyen que le thème du Graal touche le plus large public puisque ces opéras sont fréquemment joués dans le monde entier. Wagner a fait une synthèse de deux thèmes. Le premier, c’est la légende bretonne christianisée, le second c’est le récit de la Quête écrit par Wolfram von Eschenbach, un écrivain bavarois qui mettait en doute l'originalité de l'inspiration de Chrétien de  Troyes. Wolfram déclarait s'inspirer d'une œuvre de "Kyôt le Provençal", un Occitan inconnu, et il assurait que l'origine de la légende était orientale. L'étude de son Parzival  montre que l'écrivain allemand puisait au moins à deux autres sources, l'une classiquement celtique comme l’avait fait Chrétien de Troyes, et l'autre probablement iranienne. Ce texte contient d’ailleurs des connotations dualistes qui n'existent dans aucune version celtique. Elles pourraient avoir été introduites par Wolfram sous l'influence de la proximité des Bogomiles européens, évoquant leur dualisme par la primauté donnée à la lance dans le cortège du Graal, ou provenir de la source provençale énoncée, probablement proche des Cathares d'Occitanie puisqu’on est alors au 13e siècle.

 

Dans le récit de Wolfram, le père de Parzival a combattu en Orient et y est mort. Parzival a un frère demi-blanc demi-noir, Vairefils. Parzival a aussi un fils nommé Lohengrin. Le Château du Graal s'appelle Monsalvage. Wolfram décrit un extraordinaire cortège du Graal. "Un écuyer entra, dit-il, portant une lance dont jaillissait du sang coulant le long du bois jusqu'à la main et se perdant dans la manche. Des sanglots et des pleurs emplirent la salle dont l'écuyer fit le tour avant de sortir. Une porte d'acier s'ouvrit et deux blanches vierges entrèrent, portant chacune un chandelier d'or avec un cierge allumé, puis deux duchesses avec des chevalets d'ivoire. Suivaient huit autres dames dont quatre portaient de grands flambeaux. Les quatre autres soutenaient une pierre précieuse illuminée par les rayons du soleil, et qui tirait son nom de son éclat. Deux princesses richement parées les suivaient, portant deux couteaux d'argent d'un blanc brillant. Puis apparut la Reine au visage couleur d'aurore. Sur un coussin d'émeraude verte, elle portait la racine et le couronnement de ce que l'on souhaite en Paradis, le Graal qui surpasse et transcende toute existence terrestre". Ici, la Quête est essentiellement une démarche alchimique. Le Graal de Wolfram contient une puissance secrète venue d'ailleurs. Il a été apporté sur terre par des anges qui l'ont laissée à la garde d'hommes aussi purs qu'eux mêmes. La Quête est donc un cheminement purificateur qui transmute la nature pécheresse des humains pour leur permettre d'approcher ce mystère.

 

La légende orientale du Graal parvint dans les cours princières d’Europe au début du 13ème siècle sous la forme du Parsifal, « le Parsi fol, ou Parsi fou », de von Eschenbach qui se serait inspiré du Parsiwalnameh, une légende d’origine persane. Les Parsis ont donné leur nom à la Perse. Le mot Parsi comme le mot Cathare signifie « Pur ». Dans le récit du Graal, Perceval ou Perlesvaux, Parzival ou Parsifal, est surnommé « le Fou Parfait » en raison de la pureté de ses intentions dans la recherche de l’Absolu symbolisé par le Graal. La légende proviendrait d’un poète provençal, Kyot, qui l’aurait découverte à Tolède dans un manuscrit arabe perdu dont l’auteur était nommé Flégétanis. Le professeur autrichien von Sutschek envisage aussi une origine indo-iranienne du mythe qu’il situerait dans le récit persan Parsiwalnameh précité dont le thème central est « Le chant de la Perle », lequel avec quelques autres légendes aurait servi de base à la légende de Parsifal. Selon certains auteurs, les ressemblances entre ces récits et les versions occidentales de Parsifal seraient étonnantes. Les noms des personnages dans Parsiwalnameh et dans Parsifal se ressembleraient beaucoup, tels Gajmurat, Gaschmuret, Trefrezand, Trevizent, Na Fartus, Amfortas, Clinschor, Klinsor,  Arta Churus, Artus, etc.. Certaines traditions situeraient aussi le château du Graal en Iran, à la forteresse d’Alamut, siège de la Fraternité ismaélienne, qui succomba douze ans après Montségur.

Richard Wagner a utilisé le thème du Graal dans deux opéras. Lohengrin, (le Chevalier au Cygne), fut créé à Weimar en 1850. Le musicien y exploitait pleinement son originalité artistique, un orchestre enrichi en cuivres et un fond musical continu d’où émergent les thèmes appelant les évènements chorégraphiques ou lyriques sur la scène. Wagner s’inspira ici des écrits médiévaux de von Eschenbach et de la Geste des Lorrains, mais l'action de Lohengrin se déroule dans le Brabant. Au quatrième acte, après avoir tué le comte Friedrich, (protecteur du Brabant), Lohengrin doit révéler son identité au roi de Germanie, Henri l'Oiseleur. Je viens, dit-il, d'une contrée lointaine où se trouve le château de Montsalvat. Il entoure un temple lumineux contenant le calice sacré du Graal que des anges ont apporté sur Terre pour ennoblir la Chevalerie. Ce Graal sacré est caché aux regards des profanes. L'élu admis à son service en reçoit une force surnaturelle, mais, s'il est reconnu, il doit partir. C'est le Graal qui m'a envoyé vers vous. Je suis le chevalier Lohengrin, fils de Parsifal, le roi du Graal. Et Lohengrin s'en va donc tandis que l'opéra s'achève.

 

Dédié à Frantz Liszt, "Lohengrin" connut un grand succès. L'opéra toucha le roi Louis II de Bavière, au point qu'il accorda ensuite son mécénat à Wagner, finançant la construction du Palais des Festivals de Bayreuth puis la production de nombreux opéras dont la tétralogie de l'Anneau des Nibelungen, (Siegfried et les nains gardiens des trésors dans la tradition germanique). En 1882, trente deux ans après Lohengrin, Wagner produisit Parsifal, son œuvre ultime, l'opéra mystique du Graal.  En son âge avancé, il était devenu mystique et végétarien. Il admirait beaucoup Schopenhauer, un idéaliste platonicien pour qui la vision du Monde est la représentation mentale d’une réalité ultime. Sous cette influence, Wagner composa son dernier opéra et en écrivit lui-même le livret, car il préférait la littérature à la musique et admirait plus Shakespeare que Beethoven. Inspirée tout à la fois par les écrits occidentaux initiés par Chrétien de Troyes et les sources orientales venant de W. von Eschenbach, l’œuvre syncrétique est profondément marquée par l'évolution spirituelle de l'auteur.


Un étonnant Graal dual

 

La très grande particularité du Graal de Wagner est d’être dual et chrétien. Il est constitué tout à la fois d’une coupe et d’une lance et toute son efficience dépend de leur réunion en un même lieu ou en une même main. La coupe sacrée me semble inspirée par celle dans laquelle Josphef d’Arimathie aurait recueilli le dernier sang du Christ agonisant dans les derniers romans chistianisés de la quête arturienne du Graal. Sa nature est divine et elle semble figurer la partie éternelle et spirituelle de l’âme humaine. La lance  est bien terrestre. Elle serait celle avec laquelle le léginaire romain langon perça le flan de Jésus pour vérifier sa mort. Elle est donc bien un symbole mortel, mais par la vertu de sa réunion à la coupe de vie éternelle, elle devient instrument guérison. Il n’y a rien de comparable dans les la geste médiévale, et c’esrt probablement dans sa source dualiste iranienne que Wagner a trouve son étonante et si novatrice inspiration.



L’opéra mystique Parsifal de
Richard  Wagner

 

Acte 1 - Scène 1

 

Au lever du rideau. Gurnemanz et ses écuyers sont endormis dans la forêt près du château du Graal. Soudain, on entend les trompettes sonner le réveil dans le château. Les hommes se mettent en prière et deux chevaliers arrivent, saluant Gurnemanz. La santé du roi Amfortas, disent-t-ils, ne s'améliore aucunement. Survient Kundry, une sorcière fort agitée. Elle donne à Gurnemanz un flacon contenant un baume pour soigner le roi, puis tombe épuisée sur le sol. Kundry refuse les remerciements d'Amfortas que l'on amène au lac sur une civière et qu'elle regarde maintenant avec hostilité. Les écuyers se moquent d'elle, mais Gurnemanz la remercie pour l’aide qu’elle voudrait apporter.

 

Gurnemanz rappelle alors ses souvenirs, racontant qu'Amfortas, (roi des Chevaliers du Graal et fils de Titurel leur fondateur), essaya de tuer le magicien Klingsor. Il voulait le frapper de la Sainte Lance que gardaient les Chevaliers de l’Ordre du Graal en même temps que le Saint Graal lui-même. La lance était celle qui infligea la blessure au Christ sur la croix. Mais Klingsor envoya la belle Kundry vers Amfortas qui succomba à son charme. Tandis qu'il était dans ses bras, Klingsor lui arracha la lance et la lui plongea dans le côté. Ainsi Amfortas reçut-il une blessure qu'aucun remède ne peut guérir et ainsi fut perdue la Sainte Lance dont il avait la garde.

 

Gurnemanz conte aussi que Klingsor voulut un jour devenir Chevalier de l'ordre du Graal. Mais il ne pouvait respecter le vœu de chasteté exigé et l'Ordre le refusa. Il se castra lui-même et établit alors un jardin magique dans lequel il installa des femmes d’une grande beauté, toutes appliquées à la perte des Chevaliers. Amfortas fut de ceux qui succombèrent et sa chute causa la perte de la Lance du Graal. Un seul homme pourra la reconquérir, un innocent au cœur pur". Voici qu'un jeune étranger apparaît près du lac et abat un cygne, action sacrilège en ces lieux, et on le traîne devant Gurnemanz. Il est évident qu’il n’a pas conscience de l'interdit, et les reproches de Gurnemanz lui font lâcher son arc avec honte et regret.

 

On s’aperçoit vite qu’il ne sait ni son propre nom, ni celui de son père. Il sait seulement que sa mère s'appelle Herzeleide. Kundry qui sait tout car elle voyage dans le temps et l'espace, révèle alors que le père était Gamuret, un Chevalier qui fut tué aux Croisades avant la naissance de son fils. Pour sauver l’enfant d’un pareil sort, sa mère Herzeleide l’emmena dans un endroit éloigné, lui évitant tout contact avec les hommes. Quand le jeune garçon suivit quelques chevaliers dans la forêt, Herzeleide mourut de chagrin.  Gurnemanz imagine que ce jeune naïf pourrait être " l'innocent au cœur pur", le sauveur d'Amfortas annoncé par les prophéties. Il propose à l'inconnu de l’accompagner au château du Graal à Monsalvat et la scène s'achève tandis que leur marche est décrite par l'intermezzo.

 

Acte 1 - Scène 2

 

La grande salle du Château de Monsalvat est préparée pour le service de l'exposition du Saint Graal. Les Chevaliers entrent en file indienne pour prendre place autour de l'autel où le Graal reste couvert d'un voile. On amène Amfortas à qui la voix de l’invisible Titurel ordonne de commencer la cérémonie. Conscient de sa déchéance, Amfortas refuse d'accomplir sa tâche sacrée car il est en proie à une grande souffrance physique et morale, disant qu'il préfère mourir. Cependant, le chœur chantant dans la coupole rappelle la promesse de salut qu’apporterait "un innocent au cœur pur".

 

Alors le roi fait dévoiler le Graal dont émane alors une lumière surnaturelle. Le jeune étranger observe tout cela en silence, profondément ému par la souffrance et les plaintes d'Amfortas qu'il essaie de conforter. La cérémonie s'achève, et les Chevaliers quittent la scène. Après leur départ, Gurnemanz demande au jeune homme s'il a compris ce qu'il a vu, et il répond que non. Alors, Gurnemanz, déçu, le fait chasser honteusement du château. Le rideau tombe sur cette scène tandis qu'une voix rappelle la prophétie de "l'innocent au cœur pur".

 

                                          Acte 2      

 

Dans son château enchanté, Klingsor consulte un miroir magique et y aperçoit l’approche d’un mystérieux jeune homme qui est le seul espoir de guérison pour le roi Amfortas. Klingsor appelle la sorcière Kundry qui demeure sans cesse aux ordres du magicien. Seule, l'arrivée de celui qui résistera à ses charmes pourra la délivrer. Une sonnerie de cors appelle aux armes les Chevaliers de Klingsor. L’adolescent s’empare d’une épée et disperse les assaillants et le château magique d'enfonce dans la terre, laissant sa place à un merveilleux jardin.  Parmi les parterres fleuris, un groupe de jeunes de jolies filles, les Filles-Fleurs s'agitent inquiètes du sort des Chevaliers de Klingsor. L'adolescent s'empresse de les rejoindre, et les jeunes filles l'entourent et se disputent ses faveurs.

Soudain une voix nouvelle appelle le garçon du nom de "Parsifal", et Kundry, richement vêtue, tendant les bras, l'invite à la rejoindre. Le jeune homme obéit, et se laisse enlacer par Kundry qui lui murmure des mots amoureux. La femme lui donne un baiser passionné. Mais à cet instant, Parsifal prend soudain conscience de la situation. La signification du Graal et l'objet des agissements de Kundry parviennent à son esprit et il repousse la séductrice.

 

Cette attitude plonge Kundry dans le désarroi. Elle sait que Parsifal est celui qui lui apportera le salut, mais elle le voit encore comme une proie. Elle demande que Parsifal lui donne un seul baiser afin que le péché qui l'a poursuivie depuis qu’elle ait rit de la mort du Christ puisse être lavé. Le jeune homme refuse, car ce geste les condamnerait tous deux à la damnation éternelle.

Désespérée, Kundry appelle Klingsor qui apparaît, brandissant la Sainte Lance. Il la projette sur son ennemi, mais l'arme s'arrête miraculeusement à portée de Parsifal qui s'en empare et fait un signe de croix. En un instant, le château de Klingsor tombe en ruines et le jardin merveilleux se transforme en désert aride, et Parsifal emporte la Lance et quitte la scène.

 

Acte 3 - Scène 1

 

Vingt ans ont passé. Gurnemanz est vieux et vit maintenant solitaire  dans une hutte d'ermite dans la forêt du Graal. Il découvre Kundry qui dort au seuil de son refuge et la réveille doucement. Kundry a beaucoup changé. La sorcière est devenue une servante dévouée. Un chevalier en armes approche et se trouve bientôt devant Kundry et Gurnemanz. Il ne se fait pas  connaître et ne répond pas aux questions. Gurnemanz lui reproche de porter des armes en ce Vendredi Saint. A ces mots, l'étranger se désarme et Gurnemanz reconnaît Parsifal qui tua autrefois le cygne et  porte aujourd’hui la Sainte Lance perdue par Amfortas.

Parsifal raconte ses longues errances avant qu'il revienne par grâce au château du Graal. Apprenant que Titurel est mort et que l'Ordre est très affaibli depuis qu'Amfortas refuse d'accomplir l'exposition du Graal qui donne la force et la jeunesse, il s’adresse d'amers reproches. Gurnemanz et Kundry reconnaissent enfin la nature sacrée du Chevalier. Ils le lavent et le parfument, et Parsifal baptise Kundry. Puis ils se dirigent tous trois vers le château au son des cloches. Un intermezzo décrit cette marche.

 

Acte 3 - Scène 2

 

Les Chevaliers enterrent ce jour le défunt Titurel. La grande salle est éclairée, et des Chevaliers arrivent portant le cercueil de Titurel. Un autre groupe porte Amfortas étendu souffrant sur sa litière. Il refuse toujours de remplir son devoir de prêtre. Il montre la blessure ouverte que lui infligea Klingsor et il supplie ses Chevaliers de mettre fin à sa vie.

 

Parsifal paraît alors, la Lance à la main, et vient se placer près d’Amfortas. Il se proclame le nouveau Roi du Graal. Tandis que les Chevaliers restent silencieux, il étend le bras et pose, un court instant, la Lance sacrée de mort et de vie sur la blessure en rappelant que seule l'arme qui l'a causée peut la guérir. L'émerveillement transfigure Amfortas dont la plaie est soudainement guérie.

 

Cette joie se répand aussitôt parmi les participants.  Parsifal restitue la Lance sacrée aux Chevaliers et découvre lui-même le Graal dont la lumière divine illumine les lieux. Kundry, heureuse et libérée, sombre dans la mort et  la Rédemption si longtemps désirée. L’opéra s’achève en apothéose.



           

CHAPITRE 5


La Bhagavad Gita dans l’Hindouisme.

 

 

Introduction

 

                                                                                   

La Bhagavad Gita, "le Chant de Dieu", en sanscrit, est actuellement considérée comme l'un des textes les plus importants de l'Hindouisme. En Occident, c'est probablement le plus connu et le plus diffusé. Il constitue la partie centrale du grand poème épique "Mahabharat", homologue à la Bible des Hébreux. La littérature sacrée hindoue est extrêmement abondante et compte au moins 250 000 vers.  Quant au Mahabharat, il compte 100 000 vers qui rapportent une histoire guerrière datant de 1500 ans avant l'ère chrétienne. Il aurait été écrit par Ganesh, le dieu du savoir et de la vertu. Plus récente, la Bhagavad Gita compte plus de 700 vers et semble dater d'environ 2000 ans.

 

Pour étudier les écrits sacrés hindous,  on les a répartis en plusieurs corpus. Les plus anciens sont les "Védas", parmi lesquels on distingue le "Rig-Veda", le "Samaveda", le "Yajurveda", et le "Atharvana". Les vedas comportent aussi les "Upanishad" qui sont à la base de l'une des six grandes philosophies hindouistes,  la "Vedanta, (la connaissance finale)". Cette importante métaphysique nous invite à découvrir la réalité suprême, le Brahman, absolu et indifférencié, manifesté en chaque existence par deux réalités fondamentales, la matière et la conscience individuelle, l'Atmân, le Soi, ou l'Âme.  Il y a plus de cent Upanishad, tous composés à partir de l'an 700 avant notre ère.

 

Le Mahabharat est le second de ces corpus. Il compte dix-huit grands livres. C'est le récit d'une guerre entre les "Kaurava", les forces du Mal, et les "Pandava", les forces du Bien, une lutte épique qui dure dix-huit jours mais qui comporte bien des préliminaires. C'est une sorte d'Armaguédon qui ne se situe pas à la fin des temps comme dans le Christianisme. Dans le mythe hindou, il a déjà eu lieu. La Bhagavad Gita se situe au début du combat, et le récit commence avant la bataille. Arjuna se rend compte qu'il pourrait tuer ses cousins dans le camp adverse. Il reçoit alors les avis de Krishna qui sert de cocher divin. Ce corpus comprend aussi la "Ramaya", la grande geste de Rama.

 

Le dernier corpus est le plus récent. C'est celui des Purana, "les temps primitifs", en sanscrit. Ils ont été écrits à partir du quatrième siècle après J.C.  A l'origine, ces textes étaient destinés aux fidèles peu lettrés. Ils contiennent des contes et légendes qui permettent de propager facilement les thèmes et pratiques de l'Hindouisme dans les castes populaires.  On y trouve aussi des cosmogonies et un rappel de la théorie des Âges cycliques de Manu, les quatre Yuga, le Krita-Yuga, le Tetra-Yuga, Le Dwarpara-Yuga, et le Kali-Yuga, l'Âge de Fer de la destruction totale par "Kâli la noire", dans lequel toutes les valeurs morales s'inversent. C'est cet âge de fer qui serait, hélas, le nôtre.

 

Il existe plusieurs cosmogonies védiques mêlant la création du Monde et celle des hommes à partir d'un couple primordial composé du Ciel et de la Terre. A l'origine, dit l'une, était le Chaos. Les ténèbres s'étendaient sur les eaux illimitées. Puis apparut l'oeuf cosmique, l'Être flottant à la surface. Comme chez les Grecs, la coquille se brise formant le Ciel et la Terre, "Prajapati" apparait, l'Être Unique, le Père Originel. Prajapati crée la Lumière et les Dieux. Il crée aussi Yama et Yami, le premier couple humain, source d'une première race. Hélas, tout se gâte et un déluge survient. Les hommes sont détruits sauf un seul. Comme Noé, Manu, sauvé des eaux, devra repeupler la Terre.

 

En vérité, tout est Brahman.

C'est lui que l'on appelle "ni ceci", "ni cela !"

 

 

Le contexte religieux Hindou.

 

                                                                         

Á l'arrière plan de la plus ancienne religion hindoue, le védisme,  on trouve une entité cosmique originelle appelée en sanscrit Dyaus. Franchissant les siècles, ce mot antique est venu jusqu'à nous. Les Grecs le prononçaient "Zeus",  les Latins, "Deus", et nous mêmes disons "Dieu". Il était le père, "Pati" ou "Pitar" en sanscrit, Dyaus Pitar, le "Jupiter" romain,  le "Dieu le Père" chrétien. Nous trouvons dans le Veda, connaissance des choses divines, la racine du nom français de Dieu. Le panthéon hindou est complexe. Il décrit en chaque être la manifestation de nombreux  dieux et déesse, héros et démons qui sont les objets vénérés de cultes innombrables.       

 

La religion devient lentement brahmanique après les invasions aryennes, 1000 ans avant notre ère. La société est divisée en quatre castes, brahmanes, guerriers, producteurs, serviteurs. Les hors-castes sont impurs, (intouchables).  Un couple de dieux souverains, (Varuna et Mitra, opposés et complémentaires), régit les brahmanes. Indra, dieu de la foudre et des combats, répond aux guerriers. Deux dieux jumeaux, (les Nasatya, en conflit avec les autres), patronnent les producteurs. Une autre rivalité existe entre ces jeunes Asura, et les Deva primordiaux.  Deux divinités liturgiques règlent la vie sacramentelle, Agni, le Feu, et Soma, boisson sacrée et Force Vitale.

 

Le Védisme utilise divers thèmes pour expliquer la création avec ses mécanismes changeants et destructeurs. L'existence est "Maya", l'illusion. On y trouve aussi l'idée d'un "Sacrifice primordial" impliquant l'Homme. Le devenir des défunts dépend de leurs comportements terrestres et débouche généralement sur une réincarnation. Le foyer familial est le lieu cultuel où se déroulent les sacrements et sacrifices des rites d'Agni, le Feu ou le Soleil, dont le chef de famille est le prêtre. Les rites associés au Soma, le breuvage d'immortalité, sont plus complexes. Le Feu Universel  brille aussi dans le coeur. Symbole de l'intelligence et de la vérité, il y est alors "l'Atman". 

 

L'Hindouisme est le fruit de l'évolution progressive du Védisme puis du Brahmanisme. Il devient une sorte de métaphysique construite autour de la croyance générale en une entité éternelle, primordiale mais inconnaissable, qui régit l'ensemble de l'univers. Elle est perceptible sous d'innombrables aspects.  Avec les Upanishad, apparaît l'idée du Brahman. C'est le "Souffle fondamental", à la fois force cosmique et âme universelle. Il se manifeste dans chaque être sous deux aspects, "le Prana", ou souffle vital personnel, et "l'Atman", le Soi, l'âme particulière. L'Hindouiste qui parvient à identifier son Atman individuel au Brahman cosmique réalise son salut.

 

Dans l'Hindouisme, le temps est conçu de façon cyclique. A chaque phase de création succède une phase de destruction. L'univers suit les mêmes lois. Il ne se crée ni ne se détruit, mais se matérialise et se résorbe à chaque tour de la roue du Dharma. Pour imager cette cosmogonie, on fait ultérieurement appel à un double concept en juxtaposant le Brahman, l'Essence, l'Esprit, Purusha au masculin,  et la Pradhana, l'Existence, la Matière, Prakriti au féminin. Le Principe Créateur prend alors un aspect sexué. Purusha est appelé Prajapati, "le Père", et l'épouse est Shakti, "l'Énergie créatrice". Ce couplage tantrique des dieux est fréquent dans le panthéon hindou.

 

 

Avatars, Héros, et demi-dieux.

 

 

L'image du Brahman primordial a évolué en concept trinitaire cyclique, la "Trimurti", avec Brahmâ (créateur), Visnu (stabilisateur), et Shiva (destructeur).  Visnu est un dieu bienveillant qui s'incarne dans des "avatars" pour rétablir les équilibres terrestres menacés. Le septième est le très populaire "Rama", le huitième, le séduisant "Krishna", le suivant est (politiquement) "Bouddha". Kalkin, le prochain reste à venir. Shiva est nécessaire à l'ordre cyclique. Il est le ravisseur et la mort. Il est aussi le maître des forces vitales et son symbole est le "lingua" signe phallique de l'infinitude. Laksmi est la compagne de Visnu. Devi, Durga et Kâli comptent parmi les shakti de Shiva.

 

A l'origine, le védisme était seulement une philosophie fondée sur l'idée de la nécessité du dépassement du Soi personnel, l'Atman, pour arriver à la véritable connaissance de la divinité, le Brahman. Cette position lui a permis d'intégrer sans conflit les divers cultes rencontrés lors de l'invasion aryenne. Ils ont été incorporés dans le concept général sous la forme de multiples contes et légendes qui sont à l'origine des innombrables figures mythiques racontées dans les écrits sacrés. Lorsque l'aspect religieux a remplacé l'approche métaphysique, les nécessités cultuelles ont imposé des choix plus stricts. Cela explique le grand nombre des sectes et pratiques existant en Inde.

 

L'Hindouisme, le "Sanatanadharma" ou "loi éternelle", est une religion de salut. Les fidèles oeuvrent pour obtenir l'immortalité en échappant au samsara, au cycle perpétuel des réincarnations provoqué par leur Karma, le poids de leurs actions présentes et passées. Quatre moteurs passionnels déterminent leurs actions. Ce sont la quête de la justice, (dharma), la recherche de la richesse, (artha), celle du plaisir, (kama), et la volonté de libération spirituelle, (moksha), qui aboutit à la fusion de l'Atman avec le Brahman. C'est l'ignorance, la (avydia), qui charge le karma individuel. Et c'est la gnose, la (vydia), la vraie connaissance, tant métaphysique que spirituelle, qui le libère.

 

Il y a différentes voies pour aller vers cette délivrance, le Yoga, la Samkhya, la Dévotion. Les plus récentes sont teintées de Bouddhisme mais restent reliées aux traditions anciennes. La Samkhya est une philosophie libertaire axée sur la connaissance. Le Yoga impose des règles éthiques de comportement. La Dévotion donne de l'importance aux sacrifices, offrandes, processions et méditations. Souvent tantrique, elle peut comporter d'inlassables récitations de mantra devant des images substituts des divinités. Les nombreux groupes religieux sont organisés en sectes caractérisées par le choix des textes sacrés de référence et des dieux d'élection auxquels leurs cultes s'adressent.

 

Les sectes shivaïtes sont les plus anciennes et les plus nombreuses. Shiva y est la plus haute manifestation du Brahman car ses deux aspects sont nécessaires aux formations et destructions successives du monde. Les caractères positifs sont privilégiés mais le coté négatif existe avec les cultes de Kâli la noire. Le mouvement tantriste Saktiste est plus récent. Issu du shivaïsme, il met en avant Durga, guerrière et Mère universelle. Il renforce le rôle des gourous, figure les chakras par des lotus et la kundalini par un serpent lové. Les sectes Visnouïstes recherchent l'amour et la connaissance de la divinité. Devenues prestigieuses, elles ont engendré le culte pratiquement exclusif de Krishna.

 

« Conduis-moi du non-être à l'être,
conduis-moi de l'obscurité à la lumière,
et conduis-moi de la mort à l'immortalité »


(Brihad-âranyaka-upanishad 1.3.28)


Krishna et Arjuna.

 

 

Comme toutes les divinités de l'hindouisme, Krishna est un symbole.  Il est le "Guide", le "Maître", le "Gourou" qui enseigne la vérité spirituelle.  Il personnifie l'Intelligence originelle qui se tient au delà de l'intellect. Il est aussi l'acte accompli dans la conscience pure qui permet d'éveiller Buddhi, cette nouvelle conscience supérieure qui ouvre la voie vers la libération des chaînes karmiques et la renaissance dans la sublime sagesse. Krishna est un "Héros", un demi-dieu, car il est né, dit la légende, d'un cheveu de Visnou et de Devaki, sa mère, dont le nom complet,  (Daivi prakriti), signifie "nature intelligente". La vérité sur Krishna est dévoilée par le mythe de sa naissance. Il est d'origine divine, incarné dans la corporéité humaine.

 

Traditionnellement, Krishna a échappé au massacre systématique des nouveaux- nés perpétré par le Râja Kamsa,  son oncle, alarmé par un oracle. L'enfant Krishna fût confié à des éleveurs de boeufs et grandit auprès des "gôpi, les jeunes gardiennes de troupeaux. Il les charmait de bien des façons, au point d'en devenir également un symbole érotique. Il en épousa plusieurs dont Râdhâ, "Srimati Râdhâ", ou Madame Râdha, dont le nom signifie "Réussite", sa préférée, et Rukminî, "Ornée d'Or". Les succès amoureux de Krishna auprès des gôpi, ces femmes qu'il aurait toutes séduites, ont un sens caché. Ils symbolisent l'attrait du principe divin qui attire à lui les âmes individuelles de tous les chercheurs en quête de libération.

  

Axées sur l'éthique comportementale personnelle, les doctrines  du salut, les "sotériologies" orientales , (du grec "sôter, sauveur" et "logos, discours"), peuvent désorienter notre pensée Le Bouddhisme enseigne les voies d'illumination permettant de quitter les insuffisances du Monde, et l'Hindouisme propose une "intelligence de l'être" associée à des pratiques ascétiques et méditatives ou bien à l'amour et à la confiance en Dieu. C'est là qu'intervient Krishna, parfois comparé à Jésus. Mais Krishna est un symbole tantrique de l'union du divin et de la nature dans le couple qu'il forme avec Râhda. Il est polygame et agit dans un arrière plan érotique et polythéiste. Ce n'est pas très comparable à l'environnement où évoluait Jésus.

 

Il y a d'autres différences dans l'enseignement du rédempteur Krishna. Elles apparaîtront dans les conseils donnés à Arjuna au cours de la bataille de Kurukshetra. Le prince Arjuna, "le Lumineux", est le personnage central de la Gītā. Le roi Pandu était maudit et ne pouvait engendrer, mais les dieux pouvaient féconder ses deux épouses, ce qu'ils firent. Parmi ses cinq nobles frères, Arjuna est le fils d'Indra, dieu de l'Esprit. Il fut choisi pour hériter du royaume des Pandava. Son oncle, Dhritarashtra, écarté du trône parce qu'il était aveugle, trompa Arjuna, qui joua son pouvoir aux dés et le perdit pour douze ans. La treizième année, Arjuna revint avec ses frères et tout son peuple mais son oncle lui dénia ses droits. Ce fut la guerre, (et la Gītā).

 

Les combattants sollicitèrent tous deux le soutien de Krishna, mais le Dieu voulait rester neutre. Les Kaurava choisirent l'aide de l'armée de Krishna, et les Pandava l'assistance de Krishna sans arme. Krishna conduisit donc le char de guerre du prince Arjuna qui combattait avec un arc. Les naissances miraculeuses, les préliminaires, l'omniprésence des dieux, les armes fantastiques et les six cents millions de morts montrent bien le caractère assurément mythique du combat. Les symboles sont évidents. Le char d'Arjuna est le corps du chercheur, les chevaux sont les cinq sens. Krishna, le conducteur est l'intelligence, et le combattant, c'est le chercheur de vérité lui même. Le champ de bataille, c'est la clarification de la conscience.

 

Laisse là toute autre forme de religion, et abandonne-toi tout simplement à moi.

Toutes les suites de tes fautes,  Je t'en affranchirai.

N'aie nulle crainte !

 

(Bhagavad Gita - Ch.17/66)  


Enseignement de Krishna avant le combat.

 

Quand la conque du général kuru annonce le défi au combat, Arjuna prie Krishna de le conduire entre les deux armées. Il aperçoit alors de nombreux parents chez les kuru et réalise qu'il devra les tuer pendant la bataille. Horrifié, il jette ses armes, préférant perdre son royaume que nuire à ceux qu'il aime. On est ici, bien sûr, au coeur du récit mythique, et les combattants, les Kuru comme les Pandava sont des symboles des différents aspects de la nature humaine. Les Kuru représentent sa part matérielle et actuelle. C'est pourquoi, dans un premier temps,  ils détiennent le pouvoir. Les Pandava, tendant à la spiritualité, en sont temporairement écartés. Arjuna représente tous ceux qui tentent de développer leur nature supérieure. Il va devoir combattre ses instincts héréditaires, ses habitudes, tout ce que sa nature propose pour ses plaisirs. Ses parents dans les rangs ennemis, ce sont ses propres passions qu'il va devoir détruire. Il ne se sent pas de force pour le faire. Krishna va convaincre Arjuna qu'il se trompe. 

 

Ô, Arunja ! Lève-toi car le sage ne se lamente ni pour les vivants ni pour les morts. L'Esprit, "Atma", ne peut tuer ni être tué. Il ne commence pas d'être et ne cesse pas d'exister. L'Esprit ne naît jamais, ne meurt jamais, en aucun temps. Tous les êtres sont invisibles avant la naissance et après la mort. Ils prennent de nouveaux corps et ne se manifestent qu'entre la naissance et la mort.  Ton devoir de guerrier est de mener une guerre juste. Tu dois l'accomplir sans désir et sans revendiquer de résultat. Accomplis ton devoir sans souci d'intérêt, ni de succès ou d'échec, et tu seras sans péché. L'équanimité du mental dans l'action est la voie suprême du Karma-Yoga. Le Yogi se détache alors de tout lien,  de toute souffrance ou aversion. Il entre en Nirvana et s'unit à l'absolu. Le Samnyāsa, la voie de la connaissance transcendantale de Soi est un autre chemin pour réaliser le salut. Mais l'état qu'atteint le pratiquant, le Samnyāsī, n'est pas distinct de celui du Yogi.  La conscience est la même et les deux états sont indissociablement liés. 

 

 

Ô, Arjuna ! Nous sommes nés bien des fois, Toi et Moi. Tu ne t'en souviens pas mais Moi, je m'en souviens. Lorsque s'affaiblit la justice, je rétablis l'ordre du Monde. Tout à la fois, Je crée, Je maintiens, Je dissous, Celui qui comprend cela ne renaît plus après sa mort. Je veux maintenant exprimer ce que sont l'action et l'inaction car leurs vraies natures sont incomprises. Le Yogi comprend qu'il y a de l'inaction dans l'action et de l'action dans l'inaction.  Qui agit librement et de façon désintéressée est un Karma-Yogi. Il ne gène pas la loi d'opposition des contraires. En réalité, quoi qu'il fasse, il ne fait rien et ne charge pas son Karma. L’Éternel Être est à la fois le sacrifice et l'offrande. C'est Brahman qui la verse dans le feu de Brahman. Le Yogi qui voit en tout la manifestation de Brahman peut comprendre. Beaucoup offrent en sacrifice leurs biens et les ascètes prononcent des voeux sévères. Le plus grand pécheur qui accomplit le sacrifice désintéressé traverse l'océan du péché. Il obtient la connaissance et atteint l’Éternel Être, le Brahman.   

          

Ô, Arjuna ! Dans sa fonction mentale, l'homme doit s'élever, non pas se dégrader. Le mental est son ami mais aussi son ennemi. Il est l'ami quant il est sous contrôle, et sinon il est l'ennemi. L'homme qui contrôle son son mental et ses sens est un Yogi. Il reste égal en toute circonstance, dans le plaisir ou la douleur, pour ses amis ou ses ennemis. Il demeure par le seul intellect dans la contemplation du Brahman, l'Être éternel de la Réalité absolue. Ayant ainsi complètement réalisé son Soi, il n'a rien de plus à attendre. Le Yogi n'est plus relié à la souffrance car il a abandonné tous les désirs. Ayant maîtrisé intellectuellement ses sens, ils a gardé son mental entièrement tourné vers le Brahman. Il est libéré de toute faute, et il atteint la félicité dans le contact du Brahman. Il voit alors tous les êtres d'un oeil égal. Il Me voit en tout et voit tout en Moi. Il n'est plus séparé de Moi et Je ne suis plus séparé de lui. Et le meilleur Yogi voit tous les êtres à sa propre image, et leurs plaisirs ou leurs douleurs comme étant les siens même.  

 Ô, Arjuna ! Je vais te révéler la connaissance du Soi et l’illumination. Qui la connaît n'a plus rien n'est à connaître. Le mental, l’intellect, l’ego, l’éther, l’air, le feu, l’eau et la terre sont les manifestations de mon énergie matérielle, (Prakriti). Je te montrerai ma nature supérieure, (Purusha), qui soutient l'univers entier. Je suis la saveur dans l’eau, la lumière dans la lune et le soleil.  Je suis le son dans l’éther et la virilité dans l'homme. Je suis le parfum dans la terre, la chaleur dans le feu, la vie dans les vivants. Je suis le germe éternel des créatures, l’intelligence des intelligents et l’éclat des diamants. Je suis la force du fort détaché du succès et de la convoitise. Je suis le désir dans les hommes qui agissent avec justice. Ceux qui n’ont pas de foi en cette connaissance ne m'atteignent pas et suivent le cycle des naissances et des morts. Je suis les sept déesses régissant la gloire, la prospérité, la parole, la mémoire, l’intelligence, la fermeté et le pardon. Je suis aussi toi-même.  Je suis la mort qui saisit tout et Je suis l’origine de tous les êtres à venir.

Krishna révèle son omniprésence
Les mille visages de Krishna.

"Ayant imprégné l'univers entier d'une parcelle de Moi-même, Je demeure".

 

Ô Arjuna !  L'univers entier provient de moi-même avec tous les êtres qu'il contient, mais Je ne dépends d'aucun  d’eux. Voici la force de mon mystère. Je ne dépends pas d’eux car Je suis leur créateur et leur protecteur mais ils ne dépendent pas de moi, car ils sont en moi, comme le vent souffle partout et demeure pourtant dans l’espace. Je suis le rituel, le sacrifice et l’offrande. Je suis la prière et le feu de l’oblation. Je suis le soutien de l’univers, le père, la mère, et le grand-père. Je suis l’objet de la connaissance, le OM,  le Reg, le Yajur, et le Sāma Véda. Je suis le but, le soutien, le Seigneur, le Témoin, la Demeure, le Refuge, l’Ami, l’Origine, la Fondation et la Dissolution. Je dispense la chaleur, J’envoie et retiens la pluie. Je suis la mort et l’immortalité. Je suis l’Absolu et le temporel. Je suis l’origine de tout, et tout émane de Moi. Je suis le commencement, le milieu, et la fin de la création. Je suis le jeu des tricheurs, l’éclat de ce qui brille, la victoire des victorieux, la bonté des hommes bons. Je suis le silence des secrets, et la connaissance des savants.

 

Ô Arjuna ! Je vais maintenant t’expliquer mes plus hautes manifestations divines, car elles sont sans fin. Je suis l’Esprit à l'intérieur des êtres. Je suis leur commencement, leur milieu, et leur fin. Je suis l'origine et le temps infini. Je suis Vişņu parmi les fils d’Aditi. Je suis le soleil resplendissant et la lune parmi les étoiles. Je suis Sāmaveda parmi les Védas. Je suis Indra parmi les dieux. Je suis le mental parmi les sens et la conscience des vivants. Je suis Siva parmi les Rudras et Kubera parmi les Yakşas et les démons. Je suis le feu parmi les Vasus, l’Himālaya et le mont Meru parmi les montagnes. Je suis le prêtre pour les dévots et le combat pour les guerriers. Je suis l’océan pour les eaux. Je suis le grand sage au dessus des sages. Je suis l’arbre banyan parmi les arbres. Je suis le Roi et l'Amour. Je suis le foudre parmi les armes et le printemps parmi les saisons. Je suis le crocodile parmi les poissons et le saint Gange parmi les rivières. Je suis l’origine et la semence de tous les êtres, et il n’y a rien d’animé ou d’inanimé qui puisse exister sans Moi.

 

 

Ô Arjuna ! J’ai de multiples faces dans toutes les directions. Contemple mes milliers de formes de toutes formes et couleurs et ces multiples merveilles. Je suis la mort et le destructeur, et Je suis venu détruire ces guerriers. Pour Moi, tous sont déjà morts. Lève-toi donc et combats, car tu es seulement l'instrument. Tu vas vaincre et tu jouiras de ton royaume. Je vais te décrire l’objet de la connaissance qui procure l’immortalité. L'Être Suprême,  (Para-Brahman) est sans commencement ni fin. Il n'est ni éternel ni temporel. Il est omniprésent et omniscient. Il perçoit tout sans les organes des sens. Dépourvu des trois modes de la Nature matérielle, Il en jouit en devenant une entité vivante. Il est intérieur et extérieur des tous les êtres, animés et inanimés. Il est à la fois très proche car il réside dans l'intérieur de l’homme, et pourtant très loin dans sa Demeure Suprême. Il est indivis et semble pourtant divisé entre les êtres. Para-Brahman est la source de toutes les lumières. Il se trouve au-delà les ténèbres de Māyā. Il est la connaissance du Soi et son objet.

 

 

Ô Arjuna ! Sache que la Nature matérielle et l’Être Spirituel sont tous deux sans commencement. Toutes les manifestations et les trois dispositions du mental et de la matière sont nées de Prakriti qui est la cause du corps physique, tandis que Purusha, la conscience, est la cause du plaisir et de la douleur. Sache que l'Être Spirituel jouit des trois modes, Gunas, de la nature matérielle en s’associant avec Prakriti. L’attachement humain aux trois modes est due à l’ignorance causée par le Karma, des incarnations précédentes. Il est la cause de la naissance en de bonnes ou mauvaises matrices. Ceux qui comprennent vraiment l'union de la Nature matérielle et de l’Être Spirituel dans ses trois modes n’ont plus à renaître. Ma Prakriti est la matrice de la création. En elle Je place la Purusha, la semence de la Conscience. De là provient la naissance des êtres. Quelles que soient les diverses formes produites dans les matrices, la Nature matérielle est leur mère car c'est elle qui donne les corps, et Je suis le père, moi Krishna, l'Être Spirituel qui donne la semence et la vie.

 

Ô Arjuna ! Nos nourritures préférées sont aussi de trois sortes. Les aliments qui accroissent la vertu, la force, le bonheur, et la joie, sont goûteux, substantiels et nutritifs. Ils conviennent aux personnes du mode bonté. Les aliments amers, aigres, secs ou brûlants causent douleur et maladies. Ce sont ceux du mode passion. Ceux préférés par les ignorants sont gâtés, fades ou impurs, tels les rebuts, la viande et l’alcool. Le devoir, la charité, et l’austérité doivent être accomplis sans rechercher leurs fruits. La connaissance qui perçoit la Réalité immuable, indivise dans le divisé, est du mode bonté. La connaissance qui montre les réalités multiples dans les êtres distincts appartient au mode passion. La connaissance irrationnelle qui s’attache au seul singulier, le confondant avec le tout,  relève du mode ténébreux de l’ignorance. Fixe ton mental sur Moi, adore Moi et mets de côté toute recherche de mérite.  Abandonne-toi complètement à Ma volonté dans une foi sincère, et Je te libérerai des chaînes du Karma. Je te le promets, mon ami, car je t'aime. N’aie pas de peine !

 

 

Ô Arjuna ! C'est là !

L’enseignement précieux de la Gîta

 

 

 

Jagannâtha, le Seigneur de l’Univers.

 

 

La Bhagavad-Gîtâ est le sixième livre du Mahâbhârata qui en compte dix-huit. C'est un poème symbolique, également de dix-huit chants, écrit par le poète Vyâsa dont on  ignore où et quand il vécut. La Bhagavad-Gîtâ s'achève avant le combat. La bataille de Kurukshetra reprend ensuite jusqu'à la victoire totale des Pandavas, et Krishna quitta alors la région de Dvârakâ. Entré en méditation dans la forêt, Il fut frappé au talon par la flèche de Jâras, un chasseur qui l'avait pris pour un daim.  Son esprit se sépara de son corps terrestre qui resta longtemps sans sépulture. Ses ossements furent retrouvés et recueillis plus tard, et ces reliques sont vénérées à Puri. Le sculpteur divin Vishvakarma représenta alors Krishna sous la forme de Jagannâtha ce qui signifie "Le Seigneur de l'Univers".

 

La légende dit que le sculpteur fut dérangé dans son travail qui demeura une ébauche grossière. C'est ainsi que les images les plus sacrées de l'hindouisme sont aussi les plus étranges, les plus simples et les moins figuratives du symbolisme hindou. Or, nous savons combien l'art de cette culture est précieux, délicat et raffiné. La simplicité de cette représentation est donc évidemment voulue et chargée de sens. Il est probable qu'en réalité, les Hindous ne veulent donner à leur divinité suprême aucune figuration anthropomorphe. Dans une mythologie très polythéiste, cela est tout à fait étonnant. C'est que le mythe de Krishna ne s'aborde pas vraiment avec l'intellect mais surtout avec le coeur. Ceci nous ouvre un large et nouveau champ de méditation sur la signification profonde du mythe.



 

 

CHAPITRE 6

 

Les Derviches Tourneurs Soufis

 

 

La danse sacrée
des derviches tourneurs
(ou SEMA)

(d'après Oguz UNAT
dans EPIGNOSIS N° 20 - Juillet 1989)

 

 

Les Derviches Tourneurs sont les participants actuels  du mouvement musulman Soufi, issu de la Gnose originelle dont ils ont gardé la philosophie et les symboles


 

 

La salle de la danse

 

Voici comment se présente géométriquement la piste de danse ovale qui équivaut symboliquement à la création.

 

Le tapis rouge  (l’Esprit divin)


L’arc de descente  ---- ---- L’arc de remontée

 

L’âme humaine

 

Le tapis rouge symbolise le Cœur, et désigne un espace sacré tout comme le tapis de prière des musulmans, orienté vers La Mecque, le centre du monde musulman. C’est l’endroit où l’homme, par la prière, entre en contact avec le divin, où le ciel et la terre, l’homme et Dieu " communiquent " entre eux. C’est l’image " matérialisée du véritable centre qu’est le Cœur. Il faut remarquer que le tapis rouge se trouve à l’intersection des deux arcs descendant, (l'involution), et ascendant, (l'évolution), de la danse en rond qui va commencer.

 

L’arc de descente symbolise la descente des âmes dans le monde terrestre. C’est la courbe de l'involution. L'arc de remontée, c’est la remontée des âmes vers Dieu, la courbe de l’évolution, la réintégration de la matière dans l’Esprit. Cette voie indique la Rédemption, dont la condition est l’amour, la soumission (ISLAM), le sacrifice. Il faut que la vie se mette au service de l’Esprit. Tandis que l’arc descendant signifie la chute, la révolte, qui fut la cause de la sortie du paradis.

Les préludes à la cérémonie.

 

Les derviches entrent dans la salle, habillés d’un ample manteau noir qui représente la mort, la tombe, la lourdeur terrestre et l’enveloppe charnelle. Ils sont coiffés d’une haute toque de feutre, qui est à l’image de la pierre tombale. Leur habit blanc, symbole du linceul et de la résurrection, dépasse légèrement le bas de leur manteau. Cette discrète présence de la couleur blanche symbolise également la vie, la renaissance attendue.

 

Le maître, le shaykh, entre le dernier derrière les derviches. Son ordre d’entrée signifie que la quête de l’UN est toujours précédée par une recherche dans le multiple. Donc, respectivement, le maître incarne l'unité, et les danseurs la multiplicité. Mais en tant que maître, le shaykh est aussi le premier, dont dépend la multitude. Ayant réalisé l’UN, il contient en lui toutes les vertus en perfection, dont la plus importante et la plus difficile à réaliser est l’humilité. Son entrée derrière les danseurs indique qu’il a vaincu son ego et pacifié son âme. Il suit donc humblement les derviches qui sont ses disciples, donnant ainsi l’exemple de l’humilité. Le haut bonnet du maître est enroulé d’une écharpe noire (turban) indiquant sa dignité. L’enroulement du turban renvoie à l’image du cercle symbole de la totalité, de la perfection. Cela signifie que le shaykh a déjà parcouru la voie initiatique, l’arc de la remontée et a réintégré sa nature primordiale, exempte de toute imperfection. Ainsi, il a bouclé le cycle d'involution et d’évolution.

 

Le maître, après avoir salué les derviches, s’assied devant le tapis rouge en peau de mouton, dont la couleur évoque le soleil couchant, qui incendiait le ciel de Konya le soir du jour où mourut Mawlânâ, le 17 décembre 1273. Le maître se trouve donc au point d’intersection du temporel et de l’intemporel, lieu où les oppositions sont dépassées, lieu où l’Unité est réalisée.

C’est aussi l’endroit médian, le monde de l’entre-deux, l’isthme. Le maître est ainsi identifié à l’arbre du monde, reliant les mondes terrestre et céleste. Quant à la couleur rouge, image sensible du Cœur, elle indique la finalité de l’œuvre, de la quête spirituelle. Parallèlement à l'image du soleil couchant, le rouge indique l’œuvre parvenue à sa maturité.  En termes alchimiques, on dira "l’œuvre au rouge" dont les deux étapes précédentes sont indiquées par le manteau noir, "l’œuvre au noir", et par l’habit blanc caché sous la cape, "l’œuvre au blanc". La couleur rouge renvoie aussi à la rose, autre symbole alchimique, de laquelle un maître éminent dit : "Que celui qui désire contempler la gloire divine, regarde une rose rouge."

Fulcanelli nous parle aussi des roses ornant le transept et le grand porche des cathédrales : "L’une n’est jamais éclairée par le soleil c’est la rose septentrionale... La seconde flamboie au soleil de midi c’est la rose méridionale... La dernière s’illumine aux rayons colorés du couchant ; c’est la grande rose, celle du portail, qui surpasse en surface et en éclat ses sœurs latérales. Ainsi se développent, au fronton des cathédrales gothiques, les couleurs de l’œuvre, selon un processus circulaire, allant des ténèbres, figurées par l’absence de lumière et la couleur noire, à la perfection de la lumière rubiconde, en passant par la couleur blanche, considérée comme étant moyenne entre le noir et le rouge".

 On peut étendre l’analogie pour constater que l’œuvre au noir, début du travail alchimique, correspond à la voie exotérique destinée aux gens du commun et qui contient toute la vérité. L’œuvre au blanc sera le SEMÂ proprement dit où l‘on verra les derviches danser en habits blancs. Elle symbolisera la voie ésotérique menant à l’union. Enfin l’œuvre au rouge symbolisera la Vérité, l’union qui sera atteinte au terme du voyage initiatique de la danse alchimique. Mais la danse n’est pas encore commencée, le travail alchimique qu’est le SEMÂ n’est pas encore entrepris. Ce qui est donné, c'est le début et la fin, l’alpha et l’oméga, ou aussi l’extérieur et l’intérieur, comme le déclare un verset coranique "Il est le Premier et le Dernier, l’Apparent et le Caché". Tout le SEMÂ sera justement la recherche de ce paradoxe seul compréhensible et réalisable dans l’Union. Pour y arriver il faut entreprendre un voyage initiatique. La voie initiatique, la quête alchimique, seront ce moyen d’accès, cette lutte.

A ce moment de la danse, un chanteur chante les louanges du Prophète, dont Rûmî a écrit les paroles :

 

" C’est toi le bien-aimé de Dieu, l’envoyé du Créateur unique..."

 

Ce chant est une mélopée imprégnée d’une profonde solennité. Son chant terminé, le chanteur se rassoit. Un joueur de flûte improvise un prélude. Puis le shaykh lève les mains de dessus ses genoux et frappe la terre. Ce geste signale que le SEMA va commencer. Mais son sens symbolique est très profond. Ce geste fait penser à un acte magique, créateur. Par là il évoque l’acte créateur démiurgique "Kun = Sois". Ce symbolisme est indissociable de la notion fondamentale de "Mithaq", le pacte primordial, qui renvoie à la préexistence des âmes.

Le SEMÂ sera donc considéré comme un éveil des âmes, pour se ressouvenir de ce jour où Dieu questionna l’humanité encore incréée et contenue dans les reins d’Adam "Ne suis-je pas votre Seigneur ?", et les âmes répondirent : "Oui, nous l’attestons." Le grand maître Junayd, qui voyait dans l’oratorio spirituel la préfigure du retour des âmes à leur état "de pensée de Dieu", dit qu’à cette question une douceur s’insinua dans les âmes. Le SEMA sera le moyen par lequel les âmes rechercheront cette douceur primordiale, ce germe d’amour divin déposé dans les cœurs.

Quelle fut l’origine du SEMÂ ? Les réponses à cette question ne font pas l’unanimité. On pense tout naturellement au grand maître soufi Nadjm-ad-KubrA, maître du père de Mawlânâ, Bahâ ud-Din Walad, et du célèbre soufi Attâr. Mais avant Kubrâ un autre maître, très ancien, lui, Dhu-l’Nûn l’Égyptien, aurait été le premier instaurateur du SEMÂ en 859h. Junayd de Bagdad est lui aussi considéré comme un des plus grands théoriciens et pratiquants de la danse spirituelle.

Quoi qu’il en soit, jusqu’à sa rencontre avec Shamsî Tâbrizî (c’est-à-dire " le soleil de Tabriz "), Rûmi ne semble pas avoir pratiqué le SEMA. Ses deux biographes les plus anciens Sipehsâlâr et Aflâki sont formels là-dessus - Ils écrivent tous deux explicitement : "C’est Shamsi Tabrizî qui enseigna à Rûmî la danse rituelle ou qui l’y incita". C’est finalement le fils de Rûmî, sultan Walad, qui fera du SEMA une pratique régulière, devenant ainsi la marque distinctive de l’ordre.

Le tour du Sultan Valad.

 

Le shaykh se lève ensuite ainsi que les derviches. Alors commence le tour appelé le "tour du sultan Valad", le fils de Rûmî.

Les derviches avancent lentement et font trois fois le tour de la piste. Chacun à un endroit donné se retourne vers celui qui le suit et tous deux s’inclinent profondément, puis reprennent leur tour. Cette circumambulation est l’image des âmes errantes, s’agitant, cherchant à la périphérie de l’existence. Le premier tour symbolise l’exotérisme, le deuxième l’ésotérisme, le troisième la Vérité. Mais la périphérie de l’existence contient déjà cette dernière dans la révélation de la Loi. Leur salutation mutuelle est le symbole de la solidarité spirituelle, où les âmes se reconnaissent mutuellement comme étant d’une même origine. C’est aussi la réciprocité des consciences, chacun des derviches servant de miroir à l’autre.

 

On peut y voir également l’interdépendance de toutes choses dans l’existence, leur accord et leur harmonie. Le SEMÂ sera donc l’exploration, la découverte et la réalisation pleine et effective de cette harmonie. La dualité exprimée par la présence des deux danseurs est virtuellement dépassée, unifiée par le geste commun à tous deux qui est la salutation. L’inclination est le symbole de la soumission, de la mort de l’ego. Cette salutation est le signe du partage intérieur. Mais tout ceci n’est que la préfiguration de l’accomplissement, lequel se fera dans le SEMA.

 

A la fin du 3ème tour, le maître s’assoit sur son tapis et les danseurs se mettent dans un coin. Pendant quelques instants les chanteurs chantent en chœur. Le chant terminé, les derviches, en un geste triomphal, laissent tomber leur manteau noir, montrant leur habit blanc.

 

L’œuvre au blanc commence. La chute du manteau est l’illusion qui disparaît. Les ténèbres sont éclairées par la lumière qui va à présent guider le voyageur. Le manteau noir, qui tombe, préfigure la mort, laquelle sera vaincue à la fin de l’œuvre. La voie ésotérique c’est aussi le dépouillement.

 

Quand le manteau noir, l’enveloppe charnelle, l’attachement terrestre est quitté, c’est une seconde naissance, c’est-à-dire la résurrection, l’image même du jour du jugement dernier. De même que l’homme ressuscitera ce jour-là pour s’exhausser à un niveau d’existence spirituelle plus élevé, de même qui désire parvenir à l’unité doit mourir et ressusciter dès ici-bas. C’est là le sens simple du "hadith" du Prophète : " Mourez avant de mourir ".

 

Lorsque les danseurs apparaissent dans leur habit blanc, c’est le corps de lumière qui naît. En outre, ce geste hautement significatif indique que tout changement d’état est précédé d’une phase d’obscurité et d’enveloppement.

 

La danse symbolique des derviches.

 

Le shaykh est assis sur le tapis rouge, signifiant par là que l’Unité est toujours là, accomplie, mais en attente. Voyant les derviches animés du désir sincère d’accomplir le Grand Œuvre, il se lève et répond, pour ainsi dire, par une affirmation à la demande des derviches qui s’avancent vers lui, s’inclinent, et lui baisent la main, un par un. Ils demandent, ce faisant, la permission de danser. Mais en même temps, ils prennent l’attachement à la voie initiatique, la "baraka", qui est la transmission de l’influence spirituelle donnée par le maître qui, ensuite, baise la coiffe du derviche. Ainsi celui-ci bénéficiera de la force spirituelle qui le protégera des épines de la voie et qui favorisera l’éclosion de la rose, symbole suprême de l’Unité. En fait, la demande de permission de danser, et l’accord par le Maître de cette permission qu’est l’initiation, signifient tout simplement le renouvellement du pacte primordial, dont nous avons parlé.

 

Ensuite les derviches, les bras croisés, les mains sur les épaules, se mettent à tourner lentement, puis étendent les bras, la main droite tournée vers le ciel et la main gauche tournée vers la terre. Ces deux positions des bras d’abord pliés, ensuite étendus, correspondent respectivement à deux états (ahval) initiatiques sur la voie. La position des bras croisés les mains posées sur les épaules est l’état de contraction (qabd). L’ouverture de la danse est un état de resserrement, car l’impureté fait encore obstacle à la croissance.

" C’est parce que les canaux menant au cœur et en provenance de lui sont obstrués ".

 On peut très bien considérer le danseur comme un arbre, dont les branches sont coupées, émondées en vue d’un meilleur accroissement, qui dépassera de beaucoup l’état d’avant, où le derviche se sacrifie pour l’amour. " Celui qui fera un beau prêt à Dieu, il le doublera en sa faveur, et il y a pour lui une récompense généreuse ", dit le Coran. L’état de contraction, de sacrifice, est donc nécessaire, si l’on veut avancer en direction de la lumière.

Le deuxième état est l’état d’expansion spirituelle (bast). C’est cet état qui est le signe de la maturité spirituelle, par opposition à l’état de contraction dont le jeûne et la retraite spirituelle sont deux aspects. L’expansion spirituelle symbolisera l’ouverture au monde.

 Au début de la cérémonie, l’invocation de bénédictions sur le Prophète et la "baraka" donnée par le shaykh constituent aussi des moyens d’expansion, qui protégeront les voyageurs des rechutes, des oublis, et des autres aléas de la quête, car le retour au monde suppose toujours ce risque d’oubli au contact du multiple et de l’éphémère.

Ainsi les bras ouverts, la main droite tournée vers le ciel et la main gauche vers la terre le derviche symbolisera l’Axe de l’Univers, qui n’est autre que l’Arbre de Vie. La main droite recueillera la grâce du ciel et la répandra sur la terre par la main gauche tournée vers celle-ci. L’expansion des bras symbolise la pureté atteinte, Il n’y a plus d’impureté qui empêche la juste circulation des énergies dans les deux sens. A travers l’organe central qu’est le cœur, le chaos du début se transformera en une énergie cohérente, aptitude à recevoir et à donner, qui est l’Amour. Tout en tournant autour d’eux-mêmes, ils tournent autour de la salle. Ce double tour figure la loi de l’univers à l’échelle macrocosmique et microcosmique. C’est l’homme qui tourne autour de son centre, qui est son Cœur, et ce sont les astres qui gravitent autour du soleil. Ce double symbolisme cosmique recèle le véritable sens du SEMÂ : c’est la création entière qui tourne autour d’un centre unique et invisible.

 

Les deux premières danses sont effectuées en commun, la troisième se fait individuellement, car ici le temps est dépassé. Le nombre 3 exprime que la dualité, la chute dans le temps sont vaincues. Donc ce nombre 3 signifiera la " restitution de l’état primordial ", l’état où l’homme recouvre le sens de l’éternité. C’est le troisième œil de la tradition hindoue, et par là il obtient l’immortalité virtuelle, car jusque-là il est encore dans l’état humain.

 

Les Derviches Tourneurs reproduisent ainsi dans un seul geste la bénédiction  des premiers prêtres gnostiques qui élevaient les deux mains vers le ciel pour demander la nourriture spirituelle puis les étendaient paume en-dessous pour répandre cette grâce sur leurs frères et sur toute l’humanité.

 

La danse finale du Maître.

 

La quatrième danse, faite par le maître tout seul, est la dernière phase du SEMÂ, dont le sens se rapporte à " la conquête effective des états supérieurs de l’être".

L’origine du SEMA remonte à la lecture psalmodiée du Coran basée sur le souffle et une voix rythmée dont on sait qu’elle est un art à part entière car tout le monde ne peut faire cette lecture très particulière du Livre Sacré. Aussi existe-t-il des spécialistes appelés "hâIiz", dont la voix mélodique fait ressortir dans toute sa subtilité l’inimitable beauté poétique de la parole sacrée. Comme dans toutes les traditions authentiques, la liturgie fait partie intégrante de la Révélation, au même titre que les prières, et la musicalité est inséparable du texte sacre. D’après une tradition, le prophète MUIZIAMMAD lui-même aurait encouragé cette pratique liturgique en disant "Ornez le Coran par votre voix".

 L’intérêt porté à la musique et à la danse dans l’Islam est très ancien : le SEMA, qui signifie "ciel", était étudié conjointement à la physique, laquelle était une branche du savoir toujours en rapport avec l’astronomie et l’astrologie. Rien de surprenant donc que le mot SEMA en vienne à désigner la ronde des astres. " Ô jour lève-toi. Les atomes dansent. les âmes éperdues d’extase dansent. La voûte céleste, à cause de cet Être, danse ", s’écrie Rûmî. Le SEMA exprime ainsi le tournoiement, le devenir incessant des atomes, des astres et des âmes.

Le shaykh danse en tournant sur la ligne droite au centre du cercle. Jusque-là il était resté immobile, veillant scrupuleusement sur les derviches. Cette non-participation à la danse se rapporte à la transcendance divine, et son entrée dans la danse symbolisera l’immanence divine. Avec cette danse du shaykh, l’unité viendra couronner l’effort de l’homme. La ligne droite est la voie la plus courte, qui mène à l’Union. Mais les derviches n’ont pas le droit d’y marcher, seul le maître peut se le permettre. Cette ligne symbolise également les deux mondes exotérique et ésotérique qui, tout en se touchant, sont séparés par elle. Seul le maître, en qui l’Unité est réalisée, ou le Grand Œuvre, peut marcher sur elle. Ce qui signifie qu’il a atteint à la parfaite maîtrise des deux mondes il se place au centre du cercle, il donne l’image réalisée d’un des noms d’ALLAH : "Maître des mondes", dans la sourate d’Al-Fâtihâ.

 

Lorsque le shaykh commence sa danse, le "nay", la flûte, improvise une deuxième fois : c’est le moment où s’accomplit le "tawhîd", l’Union Suprême. Nous avons vu que le shaykh effectuait la danse, alors que les trois premières étaient exécutées par les derviches. Nous retrouvons ici le symbole de la tri-unité. Si " le nombre 3 exprime l’Unité en langage de pluralité ", le nombre 4 symbolisera l’accomplissement et la consécration totale de cette unité. Le chiffre 4 en tant qu’il exprime la stabilité symbolise le cube et renvoie à la Kaaba, le centre vers lequel les musulmans se tournent pour faire la prière, et qui est l’image terrestre du centre suprême. La quaternité exprime certes la stabilité, mais, dynamiquement, " la quaternité rayonne, et c’est Mâyâ dans Sa fonction de communiquer Atmâ et de déployer ses potentialités ; dans ce cas, elle établit le cosmos selon les principes de totalité et de stabilité. On voit que la croix, avec ses quatre directions (les quatre fleuves du paradis), est présente, son centre étant occupé par le maître. C’est le point d’où tout part et où tout revient, le premier et le dernier le commencement et la fin.

 

Après Sa danse, le maître revient à sa place et le SEMA " s’arrête " un chanteur psalmodie le Coran. La récitation coranique est une réponse de Dieu, signe que le Grand Œuvre est accompli ; la matière a atteint Sa perfection. Le retour du maître à sa place symbolisera la subsistance (al-baka), après l’extinction de l’ego (al-jânb) dans le Divin. Mais une fois l’Union totale, la Transmutation alchimique réalisées, l’homme atteint l’état de "soufi", et dès lors, ayant fait l’expérience suprême, le soufi sera "celui pour qui l’or et la boue ont la même valeur". La fin de la danse, le retour au monde dans l’état de "subsistance", correspond à la réalisation "ascendante". Jusque-là la Création était une illusion ; l’homme véritable comprend après la "réalisation" que le monde, la création, participent du Divin. Lumière sur Lumière.

 

Nous sommes la flûte, dit MawlAnà,
et notre musique vient de Toi.

Les deux instruments principaux de la danse sacrée sont la flûte et le tambour. Les battements sourds de celui-ci durant le SEMÂ évoquent sans doute les trompettes du jour du jugement. Mais ils symbolisent également les grondements et les tremblements de la terre. Si le symbolisme des tambours semble lié à la terre, en revanche, par son axialité, la flûte sera symboliquement liée au ciel. D’ailleurs la plainte du roseau renvoie à la séparation de l’homme d’avec sa partie céleste. Les deux aspects complémentaires à la fois vertical et horizontal, céleste et terrestre, évoquent parfaitement la croix dans l’ordre musical, alors que le derviche la symboliserait pour ainsi dire dans l’ordre chorégraphique. La flûte et le tambour nous font penser également à l’aspect féminin et masculin de l’œuvre alchimique dont la réalisation en or alchimique donne l’androgyne. Le SEMA sera donc fa réalisation de cet état " androgyne ". Cet état de parfait accomplissement sera d’ailleurs symbolisé par la danse du shaykh.

 Signalons également un autre sens du nombre 4 dans la perspective de l’ésotérisme musulman. Dans le récit du "Mîraj", l’assomption céleste du Prophète MUHAMMAD, donné par Ibn Arabî, le quatrième ciel est occupé par le prophète Idris, identifié à Hénoch, ce qui marque sa position centrale dans la hiérarchie des sphères célestes, qui sont au nombre de 7. Cette sphère correspond à celle du soleil qui correspond lui-même au " lieu éminent ", jusqu’où Dieu éleva le Prophète en son corps, sans lui faire subir la mort physique. "Il était véridique et prophète. Nous l’avons élevé à une place sublime" (Coran, XIX, 57-58). On se souviendra que le prophète Élie fut aussi élevé au ciel dans un char de feu. La danse du shaykh, l’expression de l‘Union réalisée de toutes les oppositions, évoque les deux notions fondamentales du "Haqq" (la Vérité) et du "Khalq" (la Manifestation). Il établit ainsi le lien entre l’Atmâ et la MAyA, dont le nombre 4, cosmique et hypostatique, est l’expression symbolique.

Ainsi se termine le SEMA ; il sera suivi de quelques autres salutations et d’une séance de "dhikr mawlawî (Hû — Lui)". Ensuite, le maître, en qui se réalise la communion de tous, se dirige lentement vers la sortie, suivi des derviches et de l’orchestre. L’image du cercle, symbole de la totalité et de la perfection, sera ainsi manifestée. Désormais, c’est la multitude qui dépend de l’Unité.



 


Trois citations de Djalal al-Din Rûmi

Ta beauté, ô mon aimée,
m'empêche de contempler la  Beauté.
---
Dès l'instant où tu vins dans ce monde de l'existence,
Une échelle fut placée devant toi
 pour te permettre de t'enfuir.
Car d'abord tu fus minéral, et puis tu devins plante;
Puis tu devins animal : comment l'ignorerais-tu?
Puis tu fus fait homme, doué de connaissance,
 de raison, et de foi.
Considère donc la perfection de ce corps
 tiré de la poussière.
Quand tu auras transcendé la condition de l'homme,
Sache que tu deviendras certainement un ange.
Alors tu en auras fini avec la Terre
 et ta demeure sera le ciel.
Dépasse même la condition angélique
 et pénètre dans cet océan,
Afin que ta goutte d'eau puisse devenir une mer.(.../...)
---

Recherche continuellement le royaume de l'Amour
Car ce royaume te fera échapper à l'ange de la mort.
Car je suis l'atome et je suis le globe du Soleil,
A l'atome, je dis "demeure", et au Soleil "arrête-toi".
Je suis la lueur de l'aube et je suis l'haleine du soir,
Je suis le murmure du bocage
 et la masse ondoyante de la mer.
Je suis l'étincelle de la pierre et l'oeil d'or du métal...
Je suis tout à la fois le nuage et la pluie
 et j'ai arrosé la prairie.
Purifie-toi du moi afin de voir et distinguer
 ta propre et pure essence.
Et contemple dans ton seul coeur
toutes les sciences des prophètes,
Sans nul livre ni professeur, et surtout sans maître.



 

 

CHAPITRE 7

 

Contes persans et soufis

 

Introduction

 

Le soufisme est un courant sunnite de pensée spiritualiste, ésotérique et mystique qui apparut dans l'Islam à partir du 8ème siècle et qui se propagea dans tout le monde musulman en s'adaptant aux différentes cultures des peuples qui le composent. En contraste avec la fréquente rigidité de la pratique formaliste de l'islam, il se révèle être une philosophie et même une voie initiatique, d'amour, et de tolérance, mais l'Islam a toujours été le théâtre de profondes et meurtrières dissensions. L'originalité du Soufisme a parfois engendré une hostilité déclarée de la part des hiérarchies dominantes allant même jusqu'à la persécution sanglante. De nombreux maîtres soufi sont morts martyrisés. Citons notamment Hussein Ibn Mansour al Hallâj, soufi de Bagdad, crucifié en 922. Certaines écoles se sont alors réfugiées dans le secret, en transmettant leurs enseignements oralement et discrètement en usant de fables et de contes souvent pittoresques et savoureux, truffés d'anecdotes à la fois amusantes et symboliques à différents niveaux, évitant ainsi les obstacles et dangers des dogmatismes. Ce sont quelques réécritures de ces contes soufis qui seront présentées ici.

Le soufisme initiatique est organisé en confréries fondées par des maîtres spirituels. La plus connue est celle des "Derviches tourneurs", en Turquie et en Iran. La doctrine générale affirme que toute réalité comporte un aspect extérieur apparent, exotérique, (zahir), et un aspect intérieur caché, ésotérique, (batin). Elle postule la recherche d'un état spirituel purifié permettant d'accéder à cette connaissance. La première phase de ce cheminement est celle du rejet de la conscience issue des cinq sens, par la recherche d'un état d'« ivresse » spirituelle, d'une sorte d'extinction (al-fana'), ou d'annihilation de l'ego pour parvenir à la conscience de l'action présente de Dieu. Après cette première étape, le soufi doit consciemment revenir au monde extérieur précédemment rejeté. Les soufis distinguent les différents aspects de cette phase par différents termes, (al-baqâ), la permanence, (sahw), la lucidité, (rujû'), le retour vers les créatures. L'élément commun à tous les soufis, c'est le "dhikr", l'invocation répétée à Dieu par des formules tirées du Coran.

Tuez moi, ô mes fidèles,
En mon assassinat est ma vie.
Ma mort est en ma vie,
Ma vie est en ma mort.
Pour moi, l'effacement de mon moi
est la plus glorieuse des grâces.
Demeurer en mes attributs
est ignoble malfaisance.
Mon âme, en ces ruines délabrées
S'est lassée de ma vie.

Dîwân (recueil poétique) de Hussein ibn Mansour Al Hallâj
Hallâj Dîwân - (traduction littérale) - Éditions du Rocher – 2008

 

Histoires de trésors et autres

La flèche et le trésor.

Une nuit, un homme pauvre rêva que le secret d'un trésor caché était écrit sur un parchemin vendu dans une boutique de la ville. A son réveil, il s'y précipita et il constata qu'en effet un parchemin y était en vente. Il l'acheta aussitôt et commença à le déchiffrer. Il apprit alors que pour découvrir le trésor, il devait se rendre en un certain endroit devant un certain bâtiment, puis se tourner vers l'est et mettre une flèche sur son arc. Il trouverait le trésor à l'endroit où tomberait la flèche. Il s'y rendit donc, se tourna vers l'est, banda son arc et  tira une flèche. Il creusa à l'endroit où elle était tombée, mais ne trouva aucun trésor. Il recommença chaque jour suivant, tirant bien des flèches et creusant des trous partout sans succès. La rumeur de ces efforts parvint jusqu'au roi qui exigea qu'on lui remit le parchemin afin de découvrir ce trésor pour lui même. De nombreux archers furent envoyés qui tirèrent des milliers de flèches dans toutes directions et creusèrent d'innombrables trous sans aucun résultat. Dépité, le roi rendit à l'homme son parchemin en disant que si un tel trésor existait, il serait désormais le sien puisque lui même n'avait pu le découvrir. Le pauvre homme retrouva quelque espoir, et la nuit suivante, il rêva d'un mystérieux personnage qui lui reprocha d'avoir été présomptueux et ne ne pas avoir suivi les instructions du parchemin dont le message disait simplement de placer une flèche sur l'arc en se tournant vers l'est. Il ne disait pas de tendre l'arc et de tirer la flèche. C'est donc par vanité et pour marque sa volonté que l'homme avait trouvé logique de bander l'arc et de tirer la flèche, alors qu'il suffisait de la laisser tomber à ses pieds. Place la flèche sur l'arc et laisse la tomber. Où tombera la flèche, creuse la terre, là sera le trésor. Ainsi chacun juge de tout en fonction de la place où il se trouve, mais pourtant la vraie connaissance est plus proche de l'homme que la veine jugulaire de son cou.

Le paysan et le trésor.

Dans la ville d’Ispahan, vivait autrefois un paysan miséreux. Il n’avait qu’une pauvre maison basse couleur de terre, un champ de cailloux avec une source et un figuier. Il reposait sous son figuier quand un rêve lui vînt. Il  cheminait dans une cité magnifique aux riches boutiques. Au loin, on voyait des minarets et des palais couleur d’or. Parvenu au bord d’un fleuve, il s’avança sur le pont et, au pied de la première borne, il y avait un grand coffre empli d’or et de pierres précieuses. Une voix lui dit : Tu es ici dans la cité du Caire, en Egypte, et ces biens seront à toi. Cela entendu, il s’éveilla sous son figuier. Il pensa qu’Allah l’aimait et voulait l’enrichir. « En vérité, se dit-il, ce rêve est le fruit de sa grande bonté ». Il s’en alla sur l’heure pour chercher le trésor. Le voyage fut périlleux, mais il parvint enfin au Caire, la ville qu'il avait rêvée, les mêmes rues, les mêmes boutiques, et les mêmes minarets, au loin. Il parvint au bord du même fleuve et du même pont, et à son entrée, la même borne. Mais il n'y avait là qu’un mendiant qui tendait la main. Pas de trésor, hélas. Le paysan désespéra. « Á quoi bon vivre, dit-il. Plus rien de bon ne peut m’advenir dans ce monde ». Il voulut se jeter dans le fleuve. Le mendiant le retint, disant : - Pourquoi mourir, par un si beau temps ? - L’autre raconta son rêve, son espoir, et son long voyage. Alors le mendiant se prit à rire en disant - Voilà le plus grand idiot de la terre. Quelle folie qu'un tel voyage sur la foi d’un rêve ! Auprès de toi, je me sens fort sage. Toutes les nuits je rêve que je suis dans une ville inconnue dont le nom est Ispahan. J'y vois une pauvre maison basse couleur de terre, un champ de cailloux avec une source et un figuier. Je creuse un trou au pied du figuier, et je trouve un coffre empli d’or et de pierres précieuses. Ai-je jamais couru vers ce mirage ? Non, Je suis raisonnable, et je reste à mendier sur ce pont. "Songe est mensonge", dit le proverbe. - Tu aurais dû demeurer où Dieu t’a mis. Va, et sois moins naïf à l'avenir ! Le paysan avait reconnu sa maison et son figuier. Il retourna à Ispahan, et creusant au pied du figuier, il découvrit un immense trésor. Face contre terre il dit : « Allah est grand, et je suis son enfant ».

L'invité repu.

Un homme vint voir Bahaudin Naqshband et lui dit : "J'ai voyagé, je suis allé de maître en maître, j'ai étudié de nombreuses voies. J'en ai reçu de grands bienfaits et retiré maints avantages. Je voudrais maintenant me joindre au cercle de vos disciples, que je puisse m'abreuver à la source de la connaissance, et progresser de degré en degré sur la voie spirituelle, (la tariqa)." Bahaudin ne répondit rien, mais demanda que l'on servît le dîner. Lorsqu'on eut apporté le riz et le ragoût, et que son hôte s'en fut restauré, le maître insista pour qu'il en reprît. Et il en fut ainsi à plusieurs reprises. Puis il lui fit offrir des fruits et des gâteaux, et fit signe qu'on apporte  d'autres mets, des légumes, des salades, et des confitures, tout cela en abondance. L'invité se sentit d'abord flatté, et, voyant que Bahaudin semblait toujours plus ravi lorsqu'il avalait, il mangea autant qu'il pouvait. Quant son appétit paraissait faiblir, le sheikh soufi se montrait fort contrarié. Pour ne pas le mécontenter, le malheureux ingurgita presque un deuxième repas. Quand son invité fut dans un état tel qu'il dût s'allonger sur des coussins, Bahaudin dit enfin: "Quand tu t'es présenté devant moi, tu étais aussi plein d'enseignements non digérés que tu l'es maintenant de viande, de riz, de fruits... Tu te sentais mal à l'aise. Parce que tu ne sais pas ce qu'est le vrai malaise spirituel, tu as pris cette sensation pour celle de la faim, la faim de connaissances nouvelles. En réalité, ce dont tu souffrais, c'était d'indigestion. Je peux t'instruire si tu es prêt maintenant à suivre mes directives, prêt à rester ici avec moi le temps qu'il faudra pour digérer - au moyen d'activités qui ne te sembleront pas initiatiques mais qui sont l'équivalent de la substance qu'on absorbe pour pouvoir digérer un repas comme celui-là afin qu'il soit transformé en éléments nutritifs plutôt qu'en graisse. Le visiteur accepta cette proposition. Il raconta son histoire des dizaines d'années plus tard alors qu'il était devenu le grand maître Sufi Khalil Ashrafzada.  

Le maître soufi.

Un jeune soufi voyageait avec son maître aux confins du désert. Ils connaissaient mal le pays qui était fort rocailleux, et perdirent bientôt leur chemin. Après quelques jours d'errance, ils vinrent à manquer de nourriture et d'eau . Ils se préparaient à mourir quand ils aperçurent au bas de la  montagne une ville lointaine au bord d'un grand lac. La maître dit alors : " Je suis épuisé et ne pourrai aller plus loin. Tu es jeune et tu peux encore sauver ta vie en marchant un peu. Va vers la ville et rapporte moi de l'eau. Je vais m'allonger à l'ombre de ce rocher et je t'attendrai". Le jeune soufi gagna donc la ville et se désaltéra auprès du puits où des femmes puisaient de l'eau.  Il remarqua une jeune fille particulièrement belle dont il tomba amoureux sur le champs. Il la suivit jusqu'à la maison de son père, un commerçant dont il se fit rapidement connaître  Le personnage était vieux et veuf et il avait besoin d'aide pour son commerce. Il demanda au jeune soufi de demeurer chez lui et de devenir son commis. Les jours, les mois et les années passèrent. Le jeune soufi épousa la fille, et, lorsque le vieux père mourut, il fit prospérer le commerce. Le soufi eut plusieurs enfants et devint bientôt riche et fort influent dans la cité. Il arriva qu'un jour, passant devant le puits de sa rencontre, il vint à penser au vieux maître qu'il avait laissé dans la montagne au bord du désert. Pris de remords il décida d'aller chercher ses restes pour leur donner une sépulture. Il revint donc vers le rocher ou il l'avait quitté. Le vieux maître était toujours allongé dans l'ombre protectrice du rocher, et, relevant la tête il lui dit simplement. " M'as tu apporté cette eau que je t'ai demandée ?".

Rêves et Sagesse

Le rêve du derviche.

Une nuit, dans sa pauvre cellule, un derviche fit un rêve étrange. Il vit une chienne qui était pleine et entendit les aboiements des chiots qui étaient en son ventre. Cela lui parut vraiment très étrange. Comment ces chiots pourraient-ils aboyer avant même d’être nés ? se demandait-t-il. Personne au monde n’a jamais entendu telle chose ! Á son réveil, son étonnement augmenta encore. Comme il était seul dans sa cellule, nul ami ne pouvait l’aider à percer ce mystère. Il s’adressa donc à Dieu avec cette prière : « Ô Seigneur ! Je suis frappé de stupeur par cette énigme ! Je voudrai comprendre sa signification » Et du monde de l’inconnu lui parvint mystérieusement cette réponse : « Ce rêve est simplement la représentation de la vanité du discours des ignorants. Ils peuvent parler de tout alors qu’ils sont encore dans les voiles d'ignorance qui les entourent. Leurs yeux sont restés fermés et ils bavardent cependant inutilement de ce qu'ils ne connaissent pas. Leurs paroles sont aussi vaines que les aboiements d’un chiot dans le ventre de sa mère. Il aboie mais il ne sait ni ce qu'est le gibier ni ce qu'est de monter la garde, et il n’a jamais vu ni le loup ni le voleur. Le désir de se mettre au premier plan et de paraître important aveugle les ignorants et leurs paroles sont inconséquentes et parfois téméraires. Ils décrivent la lune sans même l’avoir vue et vendent de l’air à leurs clients. Cherche des relations qui te cherchent vraiment, et ne te préoccupe point des beaux parleurs. Car il est mauvais d’être amoureux de deux bien-aimés ! »

Les oiseaux blancs et les oiseaux noirs.

Les hommes, les uns par rapport aux autres, sont comme des murs situés face à face. Chaque mur est percé de trous, où nichent des oiseaux blancs et des oiseaux noirs. Les noirs sont les mauvaises pensées et les mauvaises paroles. Les blancs, les bonnes pensées et les bonnes paroles. Les oiseaux blancs ne peuvent entrer que dans des trous d'oiseaux blancs. De même, les oiseaux noirs ne peuvent nicher que dans des trous d'oiseaux noirs. Imaginons Ali et Youssouf qui se croient ennemis l'un de l'autre. Youssouf, persuadé qu'Ali lui veut du mal, est empli de colère et lui envoie une très mauvaise pensée. Ce faisant, il lâche un oiseau noir qui libère donc un trou correspondant. Son oiseau noir va vers Ali, cherchant un trou vide adapté à sa forme. Si Ali n'a émis aucune mauvaise pensée et n'a pas envoyé d'oiseau noir vers Youssouf, aucun de ses trous noirs ne sera vide et l'oiseau noir de Youssouf reviendra à son trou d'origine, avec le mal dont il était chargé, lequel finira par ronger Youssouf lui-même. Mais si Ali a émis aussi une mauvaise pensée, il a libéré un trou où l'oiseau noir de Youssouf pourra entrer pour accomplir sa mission. En même temps, l'oiseau noir d'Ali ira vers Youssouf, se logeant dans le trou libéré par son propre oiseau noir. Ainsi les deux oiseaux pourront altérer chacun des hommes visés. Leur tâche accomplie, ils reviendront tous deux à leurs nids d'origine, car il est dit : "Toute chose retourne à sa source." Le mal dont ils étaient chargés n'étant pas épuisé, se retournera contre leurs auteurs, achevant de les détruire. Ainsi, l'auteur d'une mauvaise pensée, ou d'une malédiction, est atteint tout à la fois par l'oiseau noir de son ennemi et par les sien propre. La même chose se produit avec les oiseaux blancs. Quand nous n'émettons que des bonnes pensées, les oiseaux noirs ennemis, ne pouvant se loger chez nous, retourneront à leur expéditeur. Et si nos oiseaux blancs ne trouvent pas de place chez lui, ils reviendront à nous chargés de la bonté dont ils étaient porteurs. Ainsi, si nous n'émettons que de bonnes pensées, aucun mal ni aucune malédiction ne pourront jamais nous atteindre.

Le marchand et le perroquet.

Un marchand possédait un perroquet qui conversait avec ses maîtres si adroitement qu'on le traitait comme un membre de la famille. Ce marchand décida d’aller en Inde pour des achats, et demanda aux siens ce qu’ils voulaient qu’il leur rapportât. Le perroquet répondit : « Je n’ai besoin de rien, mais si tu passes près de la forêt où vivent les miens, informe les de l’état où je me trouve ». Et voilà qu'au cours de son voyage, le marchand arriva justement à cette forêt dont parlait son perroquet. Se souvenant du message à transmettre, il s’adressa à des perroquets perchés sur les arbres en disant : « J’ai chez moi dans une belle cage dorée un perroquet de votre famille qui m’a chargé de vous saluer ». Alors, un perroquet pareil au sien poussa un cri, trembla et tomba mort du haut de l’arbre. Le marchand attristé, pensa que le perroquet était mort de chagrin en apprenant la captivité de son parent. Il retourna chez lui un peu désolé et il distribua les cadeaux de l’Inde. Le perroquet lui dit : « As-tu transmis mon message ? ».
« Oui, répondit le marchand, mais j’ai bien regretté de l’avoir fait ». « Pourquoi donc ? », interrogea le perroquet. Le marchand raconta ce qui s’était passé. L’oiseau écouta attentivement, puis se mit à trembler, et tomba mort au fond de sa cage. Le marchand désolé jeta le corps du perroquet dans le jardin. Mais aussitôt, le perroquet s'envola et se posa sur le mur. Stupéfait, le marchand lui dit : « Cher perroquet, pourquoi cette mort et cette comédie ? Reviens donc dans ta jolie cage ! ». Et le marchand supplia le perroquet de lui expliquer tout le secret de cette affaire. Le perroquet lui dit : « C’est vrai qu'il y a un sens caché dans cela. J’ai envoyé par toi un message disant que j’étais prisonnier et triste, et demandant qu’on m’aide à me sauver. En réalité  le perroquet de la forêt n'était pas mort. Il voulait me transmettre une vérité très sage. Tant que l’on se trouve prisonnier dans la prison d'un monde étranger, il faut mourir à soi-même avant la mort fatale. J'ai donc fait ce qu’il m’a enseigné. Maintenant je suis libre pour vivre dans le monde auquel j'appartiens ».  (Mathnawi Jalâl-ud-Din Rumî).

Autres contes

Le regard.

Il était une fois, un vieil homme assis à l’entrée d’une ville du Moyen Orient. Un jeune homme s’approcha et lui demanda -  « Je ne suis jamais venu ici, comment sont les gens qui vivent dans une ville ? » Le vieil homme lui répondit par une question : - « Comment étaient les gens dans la ville d’où tu viens ? ». « Egoïstes et méchants... C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’étais bien content de partir » dit le jeune homme. Et le vieillard de répondre : « Tu trouveras les mêmes gens ici ». Un peu plus tard, un autre jeune homme s’approcha et lui posa exactement la même question. « Je viens d’arriver dans la région, comment sont les gens qui vivent dans cette ville ? ». « Dis-moi, mon garçon, comment étaient les gens dans la ville d’où tu viens ? ». « Ils étaient bons et accueillants, honnêtes, j’y avais de bons amis, j’ai eu beaucoup de mal à la quitter », répondit le jeune homme.  « Tu trouveras les mêmes ici » répondit le vieil homme. Un marchand qui faisait boire ses chameaux à côté avait entendu les deux conversations. Dès que le deuxième jeune homme s’éloigna, il s’adressa au vieillard sur un ton de reproche : « Comment peux-tu donner deux réponses complètement différentes à la même question posée par deux personnes ? ». « Mon fils, dit le vieil homme, celui qui ouvre son cœur change aussi son regard sur les autres. Chacun porte son univers dans son cœur ».

L'invisible.

Un soufi voyageait avec son maître en des temps troublés où périrent tant de grands soufis comme Ibn Mansour al Halladj, A'd od-Din Mahmoud Chabestari, Abdeslam Ben Mchich Alami, Baba ould Cheikhna Ahamada Hamahoullah et Cheikh Sid Mohamed ould Cheikhna. Á cette époque les soufis étaient souvent poursuivis par les religieux orthodoxes qui les persécutaient et envoyaient des soldats pour les massacrer. Pour se reconnaître entre eux et écarter le danger, les soufis portaient des signes particuliers sur leur vêture. Au cours de leur dangereux voyage, les deux soufis rencontrèrent un jour un petit groupe d'autres soufis qui semblaient fort effrayés. « Joignez-vous vite à nous, dirent-ils, des soldats arrivent pour nous tuer et vous serez en grand danger si vous restez là ! ». Le maître soufi n'était pas très ému, à l'inverse de son compagnon fort inquiet. « Ne crains rien, dit-il, je vais nous rendre invisibles. ». Et il ordonna à son compagnon, d'ôter tous les signes distinctifs des soufis et de les enfouir dans le sable. Puis ils installèrent un petit bivouac. Les soldats en armes arrivèrent bientôt en suivant les traces des fuyards. Ils jetèrent à peine un coup d'oeil aux deux compagnons et poursuivirent leur chemin. « Ne t'avais-je pas dit que nous serions invisibles, dit le maître, les hommes ne voient que l'extérieur des choses. L'intérieur est à Dieu. ».

L'homme et la cithare.

C’était un homme droit et sincère qui cherchait le chemin du bonheur et de la vérité. Il alla un jour trouver un vénérable maître soufi dont on lui avait assuré qu’il pourrait les lui indiquer. Celui-ci l’accueillit aimablement devant sa tente et, après lui avoir servi le thé à la menthe, lui révéla l’itinéraire tant attendu : « C’est loin d’ici, certes, mais tu ne peux te tromper, au cœur du village que je t’ai décrit, tu trouveras trois échoppes. Là te sera révélé le secret du bonheur et de la vérité. » La route fut longue. Le chercheur d’absolu passa maints cols et rivières. Jusqu’à ce qu’il arrive en vue du village dont son cœur lui dit très fort : « C’est là le lieu ! Oui, c’est là ! ». Hélas ! Dans chacune des trois boutiques il ne trouva comme marchandises que rouleaux de fils de fer dans l’une, morceaux de bois dans l’autre et pièces éparses de métal dans le troisième. Fatigué et découragé, il sortit du village pour trouver quelque repos dans une clairière voisine. La nuit venait de tomber. La lune remplissait la clairière d’une douce lumière,lorsque tout à coup se fit entendre une mélodie sublime. De quel instrument provenait-elle donc ? Il se dressa tout net et avança en direction du musicien, et, stupéfait, il découvrit que l’instrument céleste était une cithare faite des morceaux de bois, des pièces de métal et des fils d’acier qu’il venait de voir en vente dans les trois échoppes du village.  A cet instant, il connut l’éveil. Il comprit que le bonheur est fait de la synthèse de tout ce qui nous est déjà donné, et que notre tâche est d’assembler tous ces éléments dans l’harmonie.

Le Chant de la Perle

 

Le chant de la perle est extrait des "Actes de Thomas"

C'est une allégorie qui semble conter l'ascension de l'âme tombée sur terre  décidant un jour de retourner au royaume divin des origines.
(Impérissable étincelle de lumière subsistant au coeur de l'homme.)

Voyez donc cela par vous-même
!

Les Actes de Thomas nous sont parvenus sous deux versions. La plus 1récente est grecque, l'autre, en syriaque, est sûrement l'originale, rédigée dans la première moitié du 3e siècle par un Syrien d'Édesse. Dans l'évangélisation du monde, la tâche de Jude-Thomas Didyme (le Jumeau) fut  celle de l'Inde. Le roi de l'Inde, Gondaphor, acheta Thomas comme esclave. Ils s'arrêtèrent en route pour le mariage de la fille du roi, (mariage calamiteux). Thomas y chanta un poème sur l'union de l'âme avec la Sagesse, un hymne qui décrivait le voyage du fils du roi, (le Christ ?) à la recherche de la Perle. Ultérieurement, Thomas prit de l'importance au palais, convertit beaucoup de gens mais dépensa l'argent qu'on lui donnait en généreuses aumônes. Il fut arrêté, mis en prison puis tué à coups de lances. Son corps, qui faisait de nombreux miracles, fut transporté en l'Occident. le Chant de la perle aurait été inséré dans les Actes de Thomas, dans la relation de l'emprisonnement de l'apôtre. Il expose le thème gnostique de la déchéance de l'âme et de son retour dans le monde céleste.

Original en syriaque et version grecque postérieure.
 
Ms unique : British Library, Londres (add. 14, 645)

Le chant de la Perle.

Lorsque j'étais encore enfant et que j'habitais dans le palais du royaume de mon Père et que je trouvais mon bonheur dans la richesse et la magnificence de mon entourage, mes parents me firent quitter l'Orient, notre patrie, avec un bagage et des vivres pour le voyage. Il tirèrent de notre trésor une part de richesses dont ils firent un fardeau assez léger pour que je puisse le porter seul. Ils y avaient mis de l'or de Beth Ellâgé, de l'argent du Gazak, des rubis de l'Inde, des agates de Beth Koushân, et des diamants étincelants. Ils m'ôtèrent alors la robe de gloire qui avait été tissée pour moi, ainsi que mon manteau de pourpre, ajusté à ma taille. Ils convinrent avec moi d'un engagement irrévocable que je devais garder en mon coeur. « Si tu te rends en Égypte, dit mon royal père, et si tu rapportes la Perle unique qui se trouve au milieu de la mer et qui est gardée par un dragon à la brûlante haleine, tu retrouveras ta belle robe de gloire et ton manteau dessus, et, avec ton noble frère notre fils aîné, tu seras l'héritier de notre royaume ». Je quittai donc l'Orient et voyageais vers l'Égypte avec une petite escorte car la route était dangereuse et pénible et j'étais encore bien jeune pour un tel voyage. Je passai Maishan, la cité des marchands d'Orient, j'arrivai au pays de Babel, dans la ville de Sarboug.

Arrivé en Égypte, mes compagnons me quittèrent. Je me mis aussitôt en quête du dragon, et l'ayant trouvé, je me tins près de son gîte, attendant qu'il s'endorme pour m'emparer de la Perle. Comme je demeurais seul et discret, pour les autres habitants de mon auberge j'étais comme un étranger. Cependant, je rencontrai là un jeune homme de ma race, bien fait et de bonne mine, qui devint mon ami. J'en fis mon confident et lui fit part de ma mission. Je le mis en garde contre la fréquentation indigne des Égyptiens dévoyés. Cependant,  je m'habillai bientôt de leurs vêtements, craignant que l'on me soupçonnât de vouloir m'emparer de la Perle et que l'on excitât le dragon contre moi. Mais ils s'aperçurent bien que j'étais étranger. Ils captèrent ma confiance, et par ruse me firent partager leurs mets impurs. J'oubliai alors que j'étais fils de roi, et j'en vint à servir le leur. J'oubliai même la Perle, pour laquelle j'avais été envoyé. Abêti par leur nourriture, je tombai dans un sommeil profond. Mes parents apprirent ce qu'il m'advenait et s'en affligèrent. Il fut proclamé dans notre royaume que tous devaient venir à notre aide. Et les rois et les grands de Parthie et tous les notables d'Orient résolurent que je ne serais pas abandonné en Égypte. Mes parents écrivirent alors une lettre au nom de tous ces princes.

Voilà ce que disait la lettre qui me fut envoyée. « De la part de ton père le Roi des Rois, et de ta mère, la souveraine de l'Orient, et de ton frère, le plus proche de nous par le rang, salut à toi, notre fils en Égypte. Réveille-toi présentement de ton sommeil et mets-toi debout, sois attentif et perçois bien tous les mots de notre lettre. Souviens-toi maintenant que tu es un fils de roi et vois dans quel esclavage tu es tombé. Pense à ta mission et à la la Perle, pour laquelle tu as été envoyé en Égypte. Souviens-toi de ta robe de gloire, souviens-toi de ton manteau éclatant, afin que tu puisses de nouveau les revêtir et t'en parer, afin que ton nom soit écrit dans le livre des héros, et que tu deviennes, avec ton frère, notre représentant, les nobles héritiers de notre royaume ». Ainsi était la lettre que le Roi avait scellée de sa main droite contre les méchants, les enfants de Babel et les démons rebelles de Sarboug. Et cette lettre s'éleva merveilleusement sous la forme de l'aigle, roi des oiseaux, et prit son vol pour venir se poser près de moi, et m'appela tout comme un messager humain. Au bruit de sa voix, je m'éveillai et je sortis de mon sommeil, je la ramassai, je l'embrassai, j'en brisai le sceau et je la lus.

Je retrouvai dans les mots de la lettre tout ce qui était écrit dans mon coeur. Je me me ressouvins que j'étais fils de roi, et que mon âme, née libre, soupirait pour sa propre nature. Je me rappelai de la Perle pour laquelle on m'avait envoyé en Égypte, et j'allai enfin enchanter le terrible dragon à la brûlante haleine. Je le charmai et l'endormis en prononçant sur lui le nom de mon père le roi, le nom de mon frère, le plus proche de lui par le rang, le nom de ma mère, la reine de l'Orient. Je m'emparai alors de la Perle, et m'employai à regagner la maison de mon Père. J'ôtai mes vêtements indignes et pris la route vers la lumière de l'Orient. La lettre qui m'avais éveillé me montrait le chemin. De même qu'elle m'avait éveillé par sa voix, de même elle me guidait par sa lumière qui brillait devant moi, elle me donnait courage, et m'entraînait par son amour. Laissant de coté Babel, j'arrivai au grand Maishan, le port des marchands, au bord de la mer. Mes parents envoyèrent à ma rencontre leurs trésoriers chargés de la robe de gloire dont j'avais été privé, et du manteau éclatant dont elle était enveloppée. J'en avais oublié la splendeur, car je l'avais laissée, enfant, dans la maison de mon Père.

Soudain, placée devant moi, elle m'apparut comme mon image dans un miroir. Je la voyais toute entière en moi, et je me voyais tout entier en elle. Nous étions distinctement deux, et pourtant, un seul dans une forme unique. Et l'image du Roi des Rois y était visible partout. Je voyais vibrer sur elle tous les évolutions de la Sagesse. Je perçus ce que signifiait la robe: « Je suis Cela même qui a agi dans les actes de celui qui est né dans la maison du Père, et j'ai perçu moi-même combien j'avais grandi en proportion de ses travaux ». Dans son mouvement, elle coulait toute entière vers moi, et me poussait à la prendre des mains de ses porteurs ; et mon amour me pressait aussi de la recevoir. Je la saisit enfin et me parais de la beauté de ses couleurs et je m'enveloppai tout entier de mon manteau royal. Ainsi vêtu, je montai jusqu'à la porte du Palais. Je courbai la tête et j'adorai la gloire de mon Père qui me l'avait envoyée, et dont j'avais accompli les ordres, tout comme il avait fait lui même ce qu'il avait promis. Il me reçut dans la joie, et j'étais de retour dans son royaume, et tous ses serviteurs le louaient d'une voix forte de ce qu'il tenu sa promesse puisque je comparaissais devant lui ayant apporté la Perle.

Mircea Eliade, dans son ouvrage "Aspects du mythe", nous dit que cet Hymne de la Perle, probablement d'origine iranienne, « a le mérite de présenter sous une forme dramatique quelques uns des motifs gnostiques les plus populaires ». Ce mythe gnostique central s'articule autour du thème du "Sauveur sauvé", de l'amnésie et de l'anamnèse. Immergé dan la vie, le Prince oublieux et captif, retrouve un jour le souvenir de son état royal. (C'est l'homme originel qui a ressouvenance de sa nature divine).  

Aspects du mythe de Mircea Eliade
Gallimard - Collection Folio essais  - 1963


Commentaires.

(Les vers arabes classiques sont souvent composés de deux hémistiches qui,
 en raison de leur longueur, sont ici présentés sur deux lignes successives).

 

J'ai enveloppé de ma totalité le tout de ta totalité, ô Sacré,

Tu te révèles à moi jusqu'à ce que Tu sois comme en moi.

Je tourne et je retourne mon coeur en un autre que Toi,

Et je n'y vois que mon dépouillement alors que Tu y es ma joie.

Me voilà, dans la prison de la vie, préservé de la joie

Tire-moi vers Toi hors de la prison

                                                              

Celui qui le cherche guidé par la raison,

Il le laisse vaguer et se distraire dans la détresse,

Blanchir ses cheveux en déguisant ses secrets,

Et se dire en son inquiétude : est-ce Lui ?

 

Son invocation est mon invocation,

Et mon invocation est son invocation.

Les deux invocants

Seront ils autrement qu'ensemble.


 

La révélation du désert est la porte de la connaissance.
Le silence en est la clef.



 

CHAPITRE 8

 

Zoroastre et les Pârsîs

 

 

Introduction

 

 

Les Pârsîs, ou Farsis, sont les héritiers spirituels des fidèles de Zoroastre qui émigrèrent d'Iran vers les provinces du nord-ouest de l'Inde au 8ème siècle. Persécutés par les musulmans, ils ne pouvaient plus pratiquer leur culte. La plupart des Perses se convertirent à l'Islam mais le culte zoroastrien persista chez les Guèbres, au centre du plateau iranien, à Yazd et Kerman. Cependant, de nombreux Persans s'installèrent en Inde, tout particulièrement à Bombay (Mumbai). Ils contribuèrent à développer la ville qui devint leur centre religieux. Ces Persans y furent appelés Pârsîs. Il existe d'autres petites communautés parsi aux États Unis et dans le monde anglo-saxon. Leur population décroît cependant régulièrement partout car les Pârsîs refusent les conversions et pratiquent un mariage obligatoire strictement endogamique. Les hommes ont du jadis porter la mitre et les femmes drapent encore le sari sur l'épaule gauche.

 

L’Iran antique du second millénaire avant J.C était pastoral, culturellement beaucoup plus proche de l’Inde que de la Mésopotamie urbanisée. Vers ~700, l'Ayryana Vaejö, l'Iran actuel, fut envahie par des peuples indo-européens nomades ou semi-nomades, les Parsu, apparentés aux Scythes. Les Indo-ariens apportent le sanscrit,  une cosmogonie différente et une nouvelle vision du Monde. L’histoire de la Parsua bascule alors et sa philosophie aussi. Elles seront ensuite marquées par la figure de Zoroastre, Zartust ou Zarathustra, qui semble avoir vécu en Afghanistan avant la formation de l’empire achéménide. L’Iran pré-achéménide connaissait un vaste panthéon composite inspiré par la proximité sumérienne, les traditions des Scythes et des Mèdes, et l’influence du dualisme indien, (Varuna et Mithra). On y trouvait alors un conflit latent entre les deva, du jour et du ciel, et les asura, de l’enfer et de la nuit. 

 

La doctrine de Zoroastre détruit l'antique construction naturaliste assez hétéroclite. Elle coupe radicalement l’univers en deux sur le plan métaphysique, tout en réunissant synthétiquement ses parties dans Ahura Māzdā, l’unique créateur,  le Boeuf, ou le Seigneur Sage. Il a engendré un Esprit double qui se manifeste sous deux formes jumelles librement choisies, Asa le lumineux, la Justesse, (ou Justice, ou Vérité), et Druj l’obscur, l’Erreur, (ou Mensonge, ou Tromperie). Ils deviendront ultérieurement les jumeaux Ohrmazd et Ahriman, la lumière d’en haut et les ténèbres d’en bas. Dans le dualisme iranien naissant, on distingue déjà radicalement les bons, les "asavan", et les méchants, les "dregvan". L’homme bon doit donc travailler à la reconstruction de son unité originelle pour retourner dans l’unique Ahura Māzdā. Le culte comporte aussi d'étonnantes pratiques funéraires très particulières que l'exposé tentera d'expliquer.

 

Le Mazdéisme et Zoroastre

 

Le zoroastrisme doit être comparé avec la religion indienne pour en comprendre la genèse. Ces deux religions avaient un Dieu Soleil originel commun, Mitra pour les Indiens et Mithra pour les Iraniens. Le Mitra originel indien a ensuite éclaté en trois dieux, Mitra, Aryaman et Varuna. Le dieu solaire iranien a gardé son unité. Il était le fils d'Ahura Māzdā qui semble avoir été originellement un dieu cosmique. Mithra était alors étroitement apparenté au Soleil et, dans la Perse antique, il était vénéré tout autant qu'Ahura Mazdā. Les Zoroastriens ont substitué le culte d'Ahura Māzdā en tant qu'Être Suprême à celui de Mithra, le Dieu Souverain. Pour cela leur religion est appelée "Mazdéisme". Zartust ou Zarathustra ou Zoroastre semble avoir vécu en Afghanistan avant la formation de l’empire achéménide. Dans les Gātā, des hymnes sacrés qu'il aurait composés, il apparaît comme un prêtre rénovateur inspiré par Ahura Māzdā.*

 

Dans la religion mazdéenne, l'origine des entités rivales, Ohrmazd, (Ahura Mazda),et Ahriman, (Angra Mainyu), est passée sous silence. L’homme est un enjeu dans leur duel éternel. Pour vaincre définitivement Ahriman, la Ténèbre d’en bas, Ohrmazd, la Lumière d’en haut, crée le monde terrestre dans le temps et l’espace. Dans son essence, cette création est spirituelle. La matière n’est qu’un état second. Après la création des Bienfaisants immortels, le monde matériel est créé en six périodes ou saisons, le Ciel, l’Eau, la Terre, les Plantes, le Boeuf premier-né, et le premier Homme Gayömart. La Fravasis de chaque homme, c'est à dire son âme spirituelle, peut choisir de demeurer éternellement à l’état spirituel ou de s’incarner pour participer au combat. A chaque acte créateur d’Ohrmazd correspond une création opposée d’Ahriman avec laquelle il attaque toute la création et la dégrade. Et c’est ainsi que l’homme devient mortel.

Zarathushtra postule qu'Ahura Māzdā est immortel par essence, le seul dieu du Bien, l'incarnation de la Lumière, de la Vie et de la Vérité. Il condamne les anciennes pratiques telles le culte du Haoma, (le suc d'ephédra qu'on retrouve dans le Soma indien),  ou le sacrifice du Taureau, animal réputé sacré, et tous les autres sacrifices sanglants. Le Feu devient simplement un symbole concret de la Lumière divine. Il n'est plus divinisé mais vénéré comme l'aspect éminent d'Ahura Māzdā. La voie que prêche Zoroastre est celle de l’adhésion à la Justesse et à la Vérité, manifestée en pensées, en paroles, et en actes. En choisissant la Justesse, on refuse l’Erreur. A la Bonne pensée s’oppose la Mauvaise, à l’Esprit Saint s’oppose le Destructeur, et ainsi de suite. L’existence actuelle est régie par des couples opposés d’entités qui se sont substitués à l'harmonieuse hiérarchie divine originelle qu'il faut continûment s'attacher à restaurer.

 

Le destin complet du monde s’accomplit en quatre périodes de trois mille ans chacune, soit douze millénaires au total. La première période, celle de Zartust (Zarathustra), commence avec l’histoire telle que que nous la connaissons. La seconde est celle d’Usetar, son premier fils. Elle finira par l’hiver de Malkus, un mythe analogue à celui du déluge. La période suivante est celle d’Usetarmah, second fils. Elle se terminera en catastrophe. La dernière période, celle de Sösyans, troisième fils, sera celle du sauvetage des hommes et de leur retour aux origines. Zartust (Zoroastre) réapparaîtra comme le sauveur du genre humain. Gayomart ressuscitera le premier suivi de tous les autres hommes qui seront jugés par Isatvastar, un fils de Zartust. Ils subiront éternellement sur eux-mêmes toutes les conséquences de leurs actes. Ce sera le début du règne d'Ahura Māzdā, tandis qu’Ahriman, vaincu, retournera éternellement dans sa Ténèbre.

                                                                                         

Ormazd et Ahriman

 

Au sommet du panthéon zoroastrien décrit dans les Gāthā, on trouve donc Ahura Māzdā, l'Être Suprême. Il est manifesté par deux formes jumelles et opposées, Spenta Mainyu, Ohrmazd, l'Esprit Bénéfique, (ultérieurement identifié à Ahura Māzdā), et Angra Mainyu, Ahriman, l'Esprit Mauvais, incarnation du mal, des ténèbres et de la mort. Spenta Mainyu est accompagné de six groupes de créatures divines, les Amesha Spenta, (Bienfaisants Immortels), ou yazata, qui sont Vohu Manō, (la Bonne Pensée), Asha Vahishta, (la Meilleure Rectitude), Xshathra Varya, (l'Empire Désirable), Spenta Armaiti, (la Pensée Parfaite), Haurvatāt, (l'Intégrité), Ameretāt, (la Non-Mort). Pour sa part, Angra Mainyu est aidé par des démons faux et malfaisants, les daēva, dont le nom évoque les antiques dieux indo-européens, les deva du Rig-Veda et du monde indien où ils ont conservé tous leurs caractères de déités bienfaisantes.

 

Dans la pensée de Zoroastre, on voit déjà apparaître la structure doctrinale qui prépare le Manichéisme tout autant que le récit du combat de l'Apocalypse, dans la plaine d'Armageddon. Ohrmazd est assisté des Bienfaisants Immortels qui deviendront les Anges et les Archanges du Bien et de la Lumière. Ahriman, le prince infernal des démons, est le modèle des Satan, Lucifer ou Belzébuth du futur. Après la mort, les âmes attendent trois jours près du corps défunt, puis elles vont vers le jugement rendu par Mithra, Sraosha et Rashnou, guidées par une femme symbolisant leur conscience. Elles franchissent le pont Cinvat reliant la Terre au Ciel. Il est large voie pour les âmes justes qui accèdent à la Maison des Chants. Il est étroit comme la lame d'un sabre pour les méchantes âmes jetées pour mille ans dans l'abîme.  Et toutes attendent en ces lieux la victoire finale d'Ahura Māzdā pour accéder au Paradis.

 

Les prêtres mazdéens traditionnels, les Mages, n'ont pas accepté facilement le zoroastrisme. Ils ont voulu l'influencer à leur avantage. Depuis des siècles, ils formaient une caste héréditaire aux fonctions bien établies. Naturellement, ces mages conservateurs constituent le clergé de la nouvelle religion. Ils refusent la réforme en maintenant les sacrifices d'animaux et la consommation euphorisante du "haoma" sacré. Ils font réapparaître les cultes d'anciens dieux comme celui d'Anâhita, déesse de l'eau, et surtout celui de Mithra, dieu solaire et guerrier qui présidait aux sacrifices de taureaux et aux rites du "haoma". Transporté ultérieurement hors de la Perse, le culte de Mithra devint une religion monothéiste initiatique et austère, fort populaire parmi les soldats. Son symbole  était le Soleil, brillant et invincible. Appelé à Rome, le Sol invictus, le Mithriacisme faillit y évincer le Christianisme débutant.

 

Comme dans bien des religions issues de l'antiquité, une caste sacerdotale héréditaire est aujourd'hui chargée de la célébration des cultes et rituels. Cette hiérarchie complexe est placée sous l'autorité du zarathushtrotema, un chef religieux. Originellement, il n'était soumis qu'au roi. Le grand prêtre est l'invocateur, le zoatar. Il célèbre collectivement l'office avec sept autres officiants. Les prêtres, les athravan, sont issus de familles déterminées. Le feu sacré est le symbole d'Ormazd, dieu de la Lumière. Abrité dans un vase de bronze posé sur une pierre, il doit brûler constamment dans les temples. Dans certains lieux, il brûlerait depuis plus de mille ans. Cinq fois par jour, le prêtre entre dans l'adarân, la chambre du feu. Il y célèbre un rite spécifique et récite des passages de l'Avesta. Pour que son haleine ne souille pas la flamme, le bas de son visage est masquée d'une étoffe blanche (paitidana).

 

 

Le Parsisme et les rites

 

Depuis l'islamisation de l'Iran, le zoroastrisme s'est diffusé en Inde où il maintenant connu sous l'appellation de parsisme. Ses fidèles sont des Pârsîs ou Farsis.  Quoique peu nombreux, ils occupent souvent des positions éminentes dans la société, surtout à Bombay. Le parsisme comporte des obligations éthiques personnelles et des rites sociaux qui concernent la vie de la collectivité. Chaque Parsi, homme ou femme, doit choisir entre le bien et le mal, en aidant au développement de la création positive d'Ormazd et en luttant contre l'oeuvre d'Ahriman. Il a un devoir absolu de pureté dans la pensée, la parole et l'action. Son engagement est marqué par le port d'une tunique blanche, le sudreh, et d'une ceinture de laine, le kûshi, qu'il reçoit lors de la cérémonie d'initiation appelée naojote, au plus tard à 15 ans. En principe, il ne peut quitter sa tunique salie ou usagée que pour en changer (avec les prières et rituels appropriés).

 

La naissance ne paraît marquée par aucun rite particulier, mais l'enfant peut être présenté au temple lorsqu'il a un an pour être béni par le prêtre et marqué au front avec de la cendre du Feu sacré. Le mariage est obligatoire et la stérilité est une malédiction. Certains rites anciens peuvent être repris comme le bain de la mariée. En principe, les Parsis ne se marient qu'entre eux. Dans la Perse antique,  il était absolument interdit d'épouser un infidèle. Leur seul contact reste une source de souillures. Si l'on a mangé de la nourriture étrangère ou  si l'on a voyagé, il est faut effectuer des rites purificateurs. La transgression des valeurs traditionnelles est un péché qui doit être confessé à un prêtre et puni. Certains péchés ne peuvent être rachetés ni dans ce monde ni au delà, notamment la contamination de la terre, de l'eau, du feu ou de l'air, y compris par l'ensevelissement ou la crémation des défunts.

 

Le zoroastrisme issu de l'antique religion indo-iranienne n'est pas monothéiste même si les divers dieux sont conçus comme des expressions d'Ahura Māzdā, le Seigneur Sage. Les quatre éléments ont ainsi conservé une grande part de leurs caractères divins originels. Au delà du sacré, ils sont perçus sur divers plans ésotériques complexes. Il y a trois sortes de feux rituels, cinq sortes de feux de la nature, et même une acception particulière du feu qui manifesterait la nature ardente du fluide vital, mâle et solaire, fondamental. C'est aussi par le Feu divin que les offrandes parviennent à l'Être Suprême. Avant Zoroastre, il s'agissait de sacrifices d'animaux dont une partie était brûlée, le reste étant consommé par les fidèles.  En ces temps, on sacrifiait un boeuf, plus souvent un mouton (qu'on appelait boeuf sacré). Et c'est face au Feu ardent sacré que l'on pratique maintenant le sacrifice salvateur du Haoma.

 

Le Haoma en Iran, appelé Soma en Inde, est extrait de la plante Ephedra, (Ephèdre, ou Raisin de mer). Cet arbuste à fleurs jaunes et baies rouges contient naturellement des alcaloïdes dont l'adrénaline et l'éphédrine. La médecine chinoise l'utilise encore aujourd'hui. Avant Zoroastre, on faisait fermenter le suc pour ajouter l'ivresse aux effets euphorisants. Le dieu Haoma réside dans chaque plant comme la déesse des eaux réside dans chaque source. Il faut broyer la plante pour en extraire le jus, et c'est alors le dieu qui meut supplicié pour fournir le breuvage sacré ouvrant la voie d'immortalité. La cérémonie du Haoma est donc un sacrifice rituel impliquant la mise à mort effective du dieu. Son sang est offert au Feu divin, témoin d'Ahura Māzdā, puis consommé au bénéfice des hommes. D'abord réservé aux hautes castes puis aux initiations, il est maintenant accessible à tous les fidèles.

 

 

Influences du Mithraïsme

 

Nous avons vu l'importance prise par le culte de Mithra, dieu solaire et sauveur des hommes. Le monde hellénistique tendit à l’assimiler à Hermès. Il était la lumineuse image du Soleil, violent et guerrier, impossible à vaincre. Assimilé tardivement au Sol Invictus d’Aurélien, son importance devint considérable, surtout chez les militaires. Selon ce mythe, et sur l’ordre du Soleil apporté par un corbeau, Mithra met à mort un taureau qu’Ahriman vient d’infecter pour vicier la source de la vie dans le monde. Avant qu’il soit corrompu, il répand le sang de l'animal. De cet épanchement, Mithra fait naître les plantes et les autres créatures. Il arrache ses proies à l’Esprit du Mal et monte sur le char du Soleil. Il est donc à la fois démiurge et sauveur. Le culte solaire fut lancé à Rome par Aurélien qui fit élever un temple magnifique en 274.  La fête de la renaissance du Soleil fut fixée au 25 Décembre.

 

L'initiation de Mithra comportait sept degrés. La communauté est dirigée par le Père qui porte une mitre, une baguette et un anneau. Á Rome, le Père des Pères était le chef suprême de l’église. Les initiation comportaient un baptême d’eau, un marquage au fer rouge, et un simulacre de mise à mort.  Les premiers temples sont des grottes naturelles où coulent des sources. Ils furent ensuite construits en pierres. Les fidèles s’allongent sur deux banquettes pour prendre les repas sacramentels. Un couloir central va des vasques de l’entrée jusqu’à l’autel de Mithra. La voûte est décorée d’étoiles et les murs ornés de peintures. Le culte est quotidien, mais l'on sanctifie surtout le Dimanche, jour du Soleil. Le sacrifice cultuel est suivi d'un repas commémorant le banquet de Mithra et du Soleil après la mort du taureau. On y partage aussi du pain, de l'eau et du vin (La vigne locale remplaçant l'éphédra du haoma perse

 

Bien avant que le culte de Mithra gagne Rome, le zoroastrisme influençait déjà les cultures grecques et romaines implantées dans l'Est méditerranéen. On en retrouve la marque chez les Esséniens de Judée qui méritent un peu d’attention. Leur importance a été confirmée par la découverte des Manuscrits de la Mer Morte, en 1947 dans le désert, à proximité de Khirbet Qumrän, près des ruines d’un grand monastère essénien. Les manuscrits et les ruines de Qumrän authentifient divers textes qu'on croyaitt apocryphes et permettent d’identifier un groupe bien séparé du reste la société judaïque du ~1er siècle.  L’ordre essénien était une communauté pratiquant le noviciat, le célibat, la mise en commun des biens, la charité fraternelle, une discipline austère, et le strict respect de la Loi de Moïse. Les Esséniens se disent détenteurs de révélations secrètes ésotériques et de la connaissance du temps.

 

La pensée essénienne semble avoir été influencée par les Iraniens dualistes. Ils croient que le monde est l’objet de l’affrontement de deux puissances invisibles, les Esprits de Lumière de l’armée de Dieu, et les Esprits des Ténèbres commandés par Bélial. Ils seraient la communauté mère autour de laquelle le Peuple préparera la victoire de la lumière sur les ténèbres et l’établissement du Royaume. Une guerre apocalyptique opposera Israël aux fils de perdition promis à la destruction. Ils attentent un messie-roi suivi d’un messie-prêtre avant les temps eschatologiques de la fin du Monde. La doctrine du Christianisme originel est fondamentalement eschatologique. Les nouveaux Chrétiens croient en la fin du Monde imminente. Le Salut approche, le Mal sera vaincu et le royaume de Dieu fondé. Un nouveau ciel et une nouvelle terre seront créés, et la nouvelle Jérusalem apparaîtra descendant des cieux.

 

  Le Mazdéïsme a influencé d'autres formes de pensée. On a voulu y rattacher la Gnose qui était un système de pensée partiellement issu du Vêdânta indo-iranien. C'était initialement une vision métaphysique considérant que le Monde divin et le Monde où nous vivons appartiennent à deux natures distinctes. La dualité professée par la Gnose diffère sensiblement du système indo-iranien. Le Manichéisme en est beaucoup plus proche. Mani était un Parsi qui professait une religion synthétisant celles de Zoroastre, de Bouddha et de Jésus. L'homme primitif serait né de la confrontation du Bien et du Mal. Le mal ayant triomphé, l'homme actuel n’est pas le fils de Dieu mais l'enfant du Diable. Malgré la fin tragique de  Mani, le manichéisme se répandit très largement en Orient comme en Occident, pendant plus de mille ans. Il a engendré divers prolongements dont les Mazkadites iraniens, les Zandaqa musulmans, les Pauliciens byzantins, les Bogomiles bulgares, les Patarins rhénans, et les Cathares italiens et français.

 

 

Les Tours du Silence

Chez les Zoroastriens, les quatre éléments fondamentaux sont sacrés ainsi que la vie qui est un don divin d'Ahura Māzdā, Dieu père et lumineux. La mort et la décomposition des corps sont l'oeuvre d'Ahriman, Démon et Prince des ténèbres. L'inhumation et la crémation des morts souilleraient la Terre ou le Feu, et elles sont donc interdites. Cela conduit à des pratiques très spécifiques. Traditionnellement, en Iran et en Inde, les corps dénudés des Farsis devaient être exposés sur des dalles de pierre au sommet des Tours du Silence, les dakhmâ, pour y être rituellement consumés par les rayons du soleil, puis leurs ossements devaient être déposés dans la fosse centrale. Les Nasālāsar, un groupe de Pârsîs spécialisés, prenaient en charge les corps de défunts pour les mener du domicile jusqu'à la Tour. Leurs parents pouvaient les accompagner mais n'y entraient pas. Ils priaient dans une petite chapelle voisine.

Ceci fut longtemps la sombre réalité
cachée au sommet des Tours du Silence.
C'était la face obscure des Pârsîs.
Mais les vautours sont déjà partis,
 Et les tours s'effondrent lentement dans le passé.
La face lumineuse d'Ahura Māzdā demeure encore,
comme l'antique dieu indo-iranien de vie et de vérité

Au 19ème siècle, les occidentaux découvrirent les pratiques funéraires des Pârsîs. Ils en firent des récits terrifiants. Il est probable qu'à l'origine les cadavres étaient simplement exposés au soleil. En fait, ils étaient inévitablement décharnés par les oiseaux et les vols des vautours furent bientôt associés aux funérailles. Lorsque les Pârsîs étaient très nombreux, il y avait beaucoup de cadavres et plus encore de rapaces. La situation a beaucoup changé. La modernité s'est installée et les activités des vautours horrifiaient et dérangeaient énormément le voisinage. Puis le nombre des Pârsîs a diminué et l'urbanisation a définitivement chassé les vautours. Les autorités sanitaires ont été forcées d'agir. En Iran, les Tours du Silence ont été autoritairement murées et l'exposition des cadavres est absolument interdite depuis 1978. Les corps sont maintenant coulés dans des blocs de béton et ces lourds sarcophages sont inhumés.

En Inde, en raison de l'importance et de l'influence de la communauté, la situation est politiquement beaucoup plus délicate. Il resterait encore cinq tours à Bombay, qui semblent être cachées au milieu d'un cimetière jardin boisé de 22 hectares, le doongerwadi, dans le quartier huppé de Malabar Hill. Ces anciens réservoirs de béton de 30m de diamètre placés sur de haut piliers poseraient aujourd'hui un grave problème d'hygiène publique. Il reste 60 000 Pârsîs à Bombay et il y a donc plusieurs décès par semaine. Au temps des vautours, les cadavres étaient décharnés dans la journée. Malgré l'utilisation de produits chimiques, leur dégradation nécessiterait maintenant six mois. La communauté doit donc engager une adaptation qui ne se fait pas sans conflits. La question ne sera réglée que par une forte évolution des usages. Celle-ci est en cours mais la résistance des grands responsables religieux est importante.

La tradition de l'exposition des cadavres au soleil est en effet très ancienne. On en trouve déjà la trace dans les récits d'Hérodote. Il semble pourtant que la doctrine laissée par Zoroastre ne prescrive rien d'obligatoire en ce domaine. Une association prône activement le renoncement radical à la tradition, laissant chacun choisir entre crémation ou inhumation. On a aussi essayé des miroirs solaires pour dessécher les corps. Des élevages de vautours ont même été proposés.  Le Zoroastrisme est fondamentalement tout autre chose. C'est d'abord un culte rendu à la lumière divinisée. Il fut longtemps la religion d'état de l'Iran antique. La cosmogonie qui le fonde a marqué les civilisations anciennes dans leurs histoires comme dans leurs cultures. Même en Occident, les religions traditionnelles en conservent encore aujourd'hui la marque indélébile dans leurs doctrines, leurs rites, leurs ornements et objets sacerdotaux.


 

                                                            

CHAPITRE 9


Le Bardö Thodol, (ou livre des morts),
dans le Bouddhisme tibétain.

 

Introduction

 

 

Le Bardo Thödol tibétain a été comparé au Livre des Morts égyptien. On peut trouver certaines analogies entre les deux recueils qui ont également pour objet d'assister les défunts après la mort du corps physique. Leurs âmes entreraient alors dans un "monde intermédiaire" avant de se fondre dans le mystère originel. Mais il y a cependant énormément de dissemblances dans les formes, les époques, et surtout les desseins. Le Bardo Thödol, (le livre tibétain des morts), est récité en présence du corps défunt mais il est aussi destiné à aider les vivants. Il présente les étapes de la traversée du monde intermédiaire à la lumière des enseignements du Bouddhisme. Il décrit le chemin qui peut mener de la fin de la vie biologique du corps à une vie éternelle purement spirituelle, le Nirvana.

Le Livre des morts égyptien est intégré à un environnement magique et technique centré sur la fin de la vie terrestre et la mise au tombeau. Il est déposé dans le sarcophage et il est associé à une pratique de momification et à des offrandes destinées à retarder le processus de la mort totale. Ses formules veulent aider l'âme à affronter efficacement le jugement. Elles apportent  aussi les connaissances nécessaires à la survie dans un monde intermédiaire différend et parfois dangereux, peuplé de dieux et de démons multiples et réels, avant la fusion dans l'au-delà ultime. L'Égyptien désire toujours demeurer en deçà de la mort véritable. Mais dans l'univers ésotérique assez sinistre des Égyptiens, Isis, mère de tous vivants, est une  veuve éternelle, et Osiris est un dieu mort, à jamais immobile.

Le "livre des morts" tibétain se propose d'accompagner l'âme égarée en l'aidant à se détacher des attraits de l'incarnation dans la matière. Il l'incite à les reconnaître comme des illusions fomentées par le mental, comme le sont aussi les dieux et les démons multiples. Dans le monde intermédiaire, cette prise de conscience pourrait permettre d'échapper aux perpétuelles réincarnations. Positionné dans une démarche essentiellement métaphysique, le Tibétain voudrait dépasser toutes les illusions du monde qui sont la cause du cycle des renaissances, afin de se fondre un jour dans l'au delà de la réalité divine. Le Bardo Thödol tend à sublimer la mort physique et les épreuves du passage pour faire accéder l'âme à cette vie spirituelle ultime, la fusion dans l'éternel Nirvana de la vie divine.


Le Bouddhisme.

C'est Siddhartha Gautama qui fonda le Bouddhisme, il y a environ 2500 ans. Il était de la lignée princière des Shâkya. Siddharta Gautama renonça aux avantages procurés par sa famille et, après plusieurs années d'ascèse inutile, s'orienta vers la méditation. Après quarante-neuf jours de réflexion profonde sous l'arbre "Bodhi", il perça le mystère de la souffrance et atteignit l'illumination. Siddhartha devint alors un "Bouddha", ce qui signifie un "éveillé", et il commença à enseigner. Sa doctrine se présentait seulement comme une solution philosophique au problème de la douleur. Elle ne postulait rien sur l'existence ou la non-existence d'un Dieu.  Elle est cependant maintenant perçue comme une véritable religion et elle est diffusée comme telle dans le monde entier.


En se basant sur sa propre expérience de l'illumination, Gautama formula sa théorie des "Quatre Nobles Vérités":

·                     La vérité de la douleur, comme synonyme de l'attachement à l'existence terrestre, et la captivité de la chaîne des renaissances.

·                     La vérité sur l'origine de la douleur, notamment l'aspiration et la recherche de joie, désir et possession.

·                     La vérité sur la cessation de la douleur: la destruction de la soif existentielle.

·                     La vérité sur le chemin qui mène à la cessation de la douleur. Cette voie s'appelle le "Noble Sentier Octuple" dont les huit étapes sont les suivantes: La compréhension juste.  La pensée ou l'intention juste. La parole juste. L'action juste. Les moyens d'existence justes. L'effort juste. L'attention juste. La concentration juste. Chacun peut parvenir à l'illumination en suivant ce "noble sentier octuple". En ce chemin, il trouvera l'aide nécessaire auprès des "Trois Joyaux" traditionnels qui sont les trois éléments fondamentaux du bouddhisme.

·                     Le premier joyau est le Bouddha, la figure historique et sacrée de "l'Éveillé".

·                     Le second joyau est le Dharma, la doctrine ou vérité révélée par Gautama Bouddah. Elle est également la loi cosmique universelle, "le Grand ordre" auquel le monde est soumis.

·                     Le troisième joyau est la Sangha, la communauté des adeptes vivant conformément à cette vérité révélée.

 

Le contexte bouddhique du Bardo Thödol.

  

Le Bardo Thödol, le Livre des Morts tibétain, est un ouvrage composé à la lumière des enseignements du Bouddhisme Mahayana, dans son expression tibétaine particulière appelée Vajrayana. Il existe en effet trois courants dans la pratique du Bouddhisme.

 

Le Hinayana, ou Petit Véhicule. Il s'inscrit dans la tradition des Theravada, la pure doctrine enseignée par Gautama. Il ne concerne que les moines qui apprennent individuellement à éviter la souffrance et à se libérer du cycle perpétuel des réincarnations afin d'accéder au Nirvana.

 

Le Mahayana, ou Grand Véhicule, (ou voie du milieu). En plus des moines, ce courant propose de délivrer tous les hommes en recourrant à l'aide des bouddhas et des bodhisattvas. Aidé dans sa recherche d'absolu, l'adepte doit aussi oeuvrer pour le bien général de l'humanité.

Le Vajrayana, ou Véhicule de Diamant, est surtout pratiqué au Tibet et au Népal. Issu du Mahayana, il est très ritualisé. Chaque être doit prendre conscience qu'il est un bouddha en puissance et travailler à sa réalisation. Les textes "tantra" décrivent le chemin permettant d'atteindre ce but en une seule vie. L'initiation nécessaire est donnée par un maître, le Guru. On y pratique des contemplations, des récitations de mantra, et divers rites ou mudra. L'objet de culte le plus caractéristique est le "Vajra", qui a donné son nom au courant tibétain du Vajrayâna. C'est un objet liturgique formé de deux couronnes accolées à la base. Le Vajra est le diamant indestructible, la foudre ou l'éclair. Il  symbolise le dynamisme masculin. La "Ghantâ", la cloche, symbole féminin, lui est associé dans les rites du bouddhisme tantrique.

Origine et vocation du Bardo Thödol

 

Dans la tradition bouddhique tibétaine des réincarnations, il y a six mondes et six époques de la vie. Il y a aussi six passages à franchir pour se libérer du cycle perpétuel des réincarnations et atteindre l'état de bouddha afin d'accéder au Nirvana. Trois se situent entre la naissance et la mort, les trois autres entre l'agonie et la nouvelle naissance

 

Le Bardo Thödol contient une partie des instructions nécessaires à ce chemin, et il insiste particulièrement sur la seconde série. Il fut dicté par un adepte, Padmasambhava, à sa femme, Yeshe Tsogya, qui écrivit les textes. Pendant les violents conflits religieux avec les Taoïstes, Padmasambhava les enterra dans les collines de Gampo au Tibet central, pour les protéger. A cette époque troublée, de nombreux "termas", ou trésors cachés, furent ainsi enterrés dans tout le Tibet. Plus tard, Karma Lingpa, la réincarnation de l'un de ses disciples, retrouva le texte du bardo prés du monastère du grand maître Gampopa.

Les six Bardo

Pour aborder le Bardo Thödol, il faut d'abord bien comprendre l'idée de base sous tendue par le mot "bardo": bar, signifie "entre", et do "île", ou "marque". C'est donc un espace entre les choses, comme une île au milieu d'un lac.  Une situation vient d'avoir lieu et une autre situation n'est pas encore en place. Il y a un intervalle entre les deux. Tel est le bardo. Les Tibétains distinguent six états du Monde. Il y aurait donc, dans l'existence, divers bardo ou situations de passage. Dans la philosophie bouddhiste de la réincarnation perpétuelle, il ne peut y avoir de mort sans naissance. On peut donc appliquer ce concept à l'espace expérimenté entre la mort actuelle et la nouvelle naissance.

 

Les enseignements du Bardo Thödol considèrent six " bardo" ou périodes intermédiaires:

 

La vie entre la conception et la mort. Le premier bardo concerne l'intervalle entre le moment de l'entrée de l'âme dans la matrice maternelle et le moment de l'extinction de l'existence physique. Dans la tradition tibétaine, l'âme réincarnée n'est pas vierge à la conception mais marquée par les empreintes karmiques laissées par les actes commis dans les existences passées. Ce karma détermine la durée de la nouvelle incarnation. Les actes et les hasards de la vie actuelle vont y ajouter leurs propres empreintes.

 

Le rêve. Le deuxième Bardo est, sur un plan plus subtil, l'expression actualisée  de toutes ces empreintes karmiques dans le corps mental. À partir de la naissance, l'âme incarnée prend conscience du monde extérieur au moyen des sens. Lorsque l'on s'endort, ces parcelles de conscience rejoignent  la conscience basale (alaya vijnâna). Pendant le sommeil, elles s'éveillent et déterminent les types et le décours des rêves. Elles marquent la conscience de base puis se résorbent en elle.

 

La concentration. Le troisième Bardo est l'espace dans lequel agit le processus purificateur volontaire de concentration et de méditation qui pourra permettre à la qualité divine de l'âme de s'exprimer.

 

L'agonie. Le quatrième Bardo, le Tchika Bardo ou Bardo de l'agonie, est celui des moments entourant la mort.  C'est le karma provenant des vies passées qui détermine la durée de la vie. Le moment de la mort survient quand il est épuisé. L'âme et le corps mental se séparent du corps physique et il n'y a plus de réveil. Le processus de mort dure environ trois jours et demi. C'est la période des dissolutions que nous allons approfondir un peu plus tard.

 

La luminosité. Le cinquième Bardo est dit de la Dharmatä. C'est celui de la nature intrinsèque de la réalité absolue ou divine. Après la dernière dissolution, l'âme expérimente la lumière, l'ineffable clarté de la divinité ultime. Pour les mystiques, cette période peut durer très longtemps, mais pour les êtres ordinaires, elle s'efface aussitôt pour faire place au dernier Bardo.

 

Le devenir. Le sixième Bardo est le Bardo de l'orientation. C'est un passage dramatique qui détermine l'avenir prochain de l'âme du défunt. Son corps mental va s'orienter dans des états infernaux purificateurs ou paradisiaques. En fonction de l'évolution des charges karmiques réalisée dans la vie achevée, la nouvelle naissance va se faire, soit dans un corps physique éventuellement encore plus grossier, soit dans un corps mental plus subtil.

 

Le quatrième passage, le Tchika Bardo.

 

Les trois premiers Bardo sont des passages entre différents états de l'incarnation de l'âme dans un corps vivant de sa vie quotidienne. Les trois Bardo suivants sont ceux du passage à travers la mort jusqu'à la réincarnation suivante. Puisque j'expose ici les conceptions  tibétaines du passage de l'âme à travers la mort, c'est donc à partir du quatrième intervalle, le Tchika Bardo que je vous propose d'approfondir cette étude. Cette période délicate constitue le Bardo de l'agonie. C'est pendant ce temps, selon la tradition bouddhiste, que le phénomène des dissolutions externes et internes se produit.

 

Les dissolutions externes sont des transformations visibles ou des séparations progressives intéressant successivement les cinq éléments constitutifs du monde ésotérique tibétain, la terre, (principe de cohésion), l'eau, (principe de fluidité), le feu, (principe de chaleur), l'air, (principe de mobilité), et l'éther qui est l'espace ouvert pour les quatre autres. Elles sont accompagnées de signes biologiques évidents. La force physique s'amenuise,  les humeurs liquides se tarissent, la chaleur corporelle diminue, la respiration s'affaiblit puis cesse et la raideur de la mort survient.

 

Les dissolutions internes (ou subtiles) succèdent aux dissolutions internes. Elles concernent les pensées et les émotions telles la colère, l'envie et l'ignorance. Par exemple, trente-trois énergies liées à la colère se dissolvent, puis quarante autres liées à l'envie, puis sept liées à l'ignorance, etc.. Toutes ces dissolutions subtiles se produisent dans le corps mental. L'agonisant perçoit les signes des dissolutions externes et internes. Elles se traduisent par des visions parfois effrayantes. Il appartient aux personnes présentes d'intervenir pour adoucir et harmoniser cette transition de l'agonie qu'on appelle Tchika Bardo.

 

Le livre expose les interventions et les prières possibles ainsi que les méthodes de méditation praticables pendant le processus de l'agonie. Il conseille aux vivants d'éviter de retenir le mourant par une sollicitude excessive. Il propose aussi des exercices à mener pendant la vie pour se préparer à contrôler consciemment le processus de sa propre mort. Ces exercices spirituels sont cependant transmis prudemment par le maître à ses disciples pour éviter de perturber trop profondément leurs esprits.

 

Après la fin des dissolutions subtiles, commence le cinquième Bardo, celui de la lumière. L'âme y expérimente la véritable réalité du Monde avec la clarté de sa conscience divine. L'agonie est une situation d'incertitude pendant laquelle l'agonisant peut pas savoir s'il est en train de mourir ou s'il pourra survivre. Cette situation procure un certain recul qui lui permet de voir l'existence d'un point de vue différent. Dans les six mondes des vivants, il a expérimenté l'action de principes opposés, le bien et le mal, le plaisir et la souffrance.  Il se détache maintenant de ses expériences passées et porte sur ces six mondes un nouveau regard basé sur les différents types d'instincts.

Les descriptions des six mondes matériels et subtils sont à l'origine des concepts de "samsãra", (la notion d'existence phénoménale) et de "dharmakãya", (le passage dans la condition de "l'éveil").  Nous le retrouverons donc dans le passage par la conscience claire, le Bardo de la Dharmatã accompagné de toutes ses visions.

 

Le cinquième passage, le Bardo de la Dharmatä.

Dans la pensée tibétaine, le processus de la mort biologique dure environ trois jours et demi. Pendant cette période, on peut chuchoter des passages du Bardo Thodöl à l'oreille du défunt qui est supposé pouvoir encore les entendre. Il peut alors être guidé à travers le passage du bardo de la dharmatã qui est le passage par l'expérience de la luminosité divine. Le terme Dharmatã concerne la nature intrinsèque véritable des choses, leur pure qualité d'être. Le Bardo de la Dharmãta est donc l'intervalle de la conscience claire,  de la vérité et de la disparition des illusions. Le dharmakãya, le corps de vérité permettra d'accéder à la base fondamentale et neutre de l'être.

Dans ce cinquième bardo, le défunt  voit apparaître ce qu'il a fait, ou pensé, dans son corps terrestre. Il perçoit aussi tout ce qu'il aurait pu faire et n'a pas réalisé durant sa vie, et tout ce qu'il a laissé s'épanouir ou pas. La traversée de ce bardo conduit au dharma, à la vérité, mais elle est encore reçue en termes de samsãra, (l'existence phénoménale). Cet espace à franchir entre le samsãra et la vérité, ce bardo de la dharmatä, est celui qui permet la manifestation  des cinq énergies, (les cinq tathãgatas), et la vision des divinités paisibles et terribles. Mais l'âme du défunt ne supporte pas toujours cette clarté. Elle passe alors directement au bardo de l'orientation.

Dans la dharmata, la véritable nature de la réalité se manifeste par une communion avec des énergies qui ont des analogies avec les éléments constitutifs de l'existence phénoménale, terre, feu, eau, air et espace, mais qui ont maintenant les qualités d'éléments subtils. La manifestation peut prendre diverses formes, sons, forces, ou lumières, par exemple. Ensuite, des divinités apparaissent, les tathãgatas. Elles sont les formes personnifiées des impulsions intellectuelles ou sensibles du vivant qui mobilisent ces énergies.

Les divinités paisibles sont les premières à se manifester. Ce sont les personnifications de tous les sentiments humains positifs, altruistes, esthétiques et pacifiques, contenus dans le cœur. Elles se manifestent cependant dans une autre dimension, celle d'une paix immuable et absolue qui peut effrayer car elles ne réagissent à aucune tentative de communication. Elles sont seulement le contenu énergétique de la conscience. Si le défunt comprend que ces visions sont ses propres créations, il fusionne avec elles et se libère.  Il se dissous dans la non-dualité et devient un bouddha.

Sinon, il doit faire l'expérience des divinités féroces, les Hérukas. Les mêmes archétypes génèrent alors une expression nouvelle. L'énergie étant ici activée par la crainte, la passion, ou l'intellect, les divinités paraissent irritées et hostiles. Car l'unité n'est pas qu'énergie paisible et harmonieuse. Ces visions expriment le contenu énergétique de la conscience appréhendé sous la pression de la peur. Si le défunt comprend qu'elles ne sont que ses créations, il fusionne avec elles, se libère et devient un bouddha. Dans la conception tibétaine, aucun être humain n'a d'existence individuelle réelle, et aucune de ces divinités non plus. Les expériences du bardo seront différentes selon les convictions de chacun. La traversée de la mort est toujours le reflet de l'existence actuelle et des existences passées.

En fonction de la façon dont elles ont été vécues, en bien ou en mal, avec générosité ou égoïsme, l'agonie, la mort, puis le devenir de l'âme dans la renaissance ou la transcendance, adviennent conformément aux orientations karmiques correspondantes.  "C'est l'instant du souffle dernier où le défunt, dans une plénitude de paix et de bonheur, se prépare soit à quitter définitivement le monde, soit à parcourir à nouveau tout le cycle, de la naissance à la mort, riche d'une sagesse nouvelle: la connaissance de la nature illusoire de la vie". C'est pourquoi surviendra un sixième passage, le dramatique Bardo du devenir. Et si la sortie transcende du cycle perpétuel des réincarnation n'est pas enfin réalisée, une nouvelle naissance suivra dans un corps physique éventuellement encore plus grossier ou dans un corps mental plus subtil.

Le sixième passage, le Bardo de l'orientation.

 

 Toutes les âmes sont soumises à l'implacable loi du "Samsara", la migration. Le cycle des existences est une suite de renaissances successives dans des milieux existentiels différents. Nul ne peut y échapper tant qu'il ne s'est pas délivré de la haine, du désir et de l'ignorance. L'âme qui n'a pas encore atteint l'état de Bouddha explore alors les différents domaines subtils possibles. Elle s'oriente obligatoirement vers celui qui correspond à sa propre situation karmique actuelle. C'est dans ce domaine, ou royaume, que la nouvelle naissance va se réaliser et qu'un nouveau cycle existentiel sera expérimenté.


Le premier domaine exploré par l'esprit est celui d'un monde infernal. Il est la contrepartie des actes accomplis sous la pulsion de sentiments haineux. C'est la haine instinctive fondamentale qui construit l'enfer dans le mental. Les bouddhistes en ont imaginé de brûlants et de glacés, avec d'horribles supplices de broyage ou de découpe en morceaux. Afin que cesse cette situation épouvantable, l'agonisant doit prendre conscience que ce monde provient du retournement contre soi-même d'une lutte dont l'objet extérieur n'est plus.

 

Le second domaine est le royaume des pretas. Ces entités faméliques ne seraient pas des esprits incarnés mais des êtres subtils avides toujours affamés de désirs d'absorption et de possession, des goules insatiables. C'est cette avidité instinctive fondamentale qui crée ce royaume dans le mental. Elles sont régies par YAMA, le Seigneur de la Mort. Le mourant doit comprendre qu'il le suscite lui-même à partir de ses frustrations liées aux faims insatisfaites de sa vie physique.

 

Le domaine suivant, le troisième, est celui du monde animal. C'est un royaume d'ignorance et d'inconscience. Dans leur concept de la réincarnation cyclique, les bouddhistes pensent que les animaux ont aussi une âme. Ils souffrent et sont engagés dans un chemin qui doit un jour les mener à l'illumination. Pour cela, ils peuvent nécessiter l'aide qu'un "éveillé" peut apporter.

 

Le quatrième domaine est le royaume intelligent des hommes. La passion y demeure, sous toutes ses formes, positives et négatives. Beaucoup d'appétits s'y incarnent sans toutefois atteindre généralement les excès des mondes inférieurs.  Leurs contraires s'y manifestent aussi, comme la sensibilité et la générosité envers les autres, la tolérance et le désir d'autonomie et de progrès. On y trouve une très précieuse énergie d'élévation qui, devenue consciente,  peut ouvrir la voie vers la libération.

 

Le domaine des "asuras",  des anti-dieux ou dieux jaloux est le cinquième monde des instincts fondamentaux.  C'est le royaume des princes de pouvoir. Leurs passions s'y manifestent dans des luttes ardentes et des rivalités jalouses. L'intelligence élevée s'y déploie pour conquérir le succès et la gloire. Ces combattants mentaux ressemblent à des titans cherchant à s'emparer des cieux.  Ces tentations recréent l'obscurité de la haine et peuvent renvoyer les glorieux dans les mondes infernaux.

 

Le sixième domaine est le "devo-loka", le royaume d'orgueil, le monde peuplé d'êtres qui se sont élevés au dessus de la condition humaine.  La fierté de leur réussite les maintient dans un état paisible permanent, le" samãdhi", qui leur apporte du plaisir mais les éloigne de la véritable libération. Il y a trois régions dans ce royaume divin. Celle du désir comporte six paradis plus ou moins édéniques. Celle de la forme pure en comprend seize essentiellement faits de lumière. Au delà, il y aurait encore quatre paradis sans forme. C'est en ce domaine que se situeraient les illusions les plus asservissantes et dangereuses de l'ego.

 

Cependant, à ce moment, certaines âmes parviennent à l'état "Bodhi", état de conscience que le Bouddhisme appelle " Éveil". C'est le stade ultime de la connaissance de la véritable nature du Monde et donc la révélation de la nature propre de l'âme qui est la nature de Bouddha. L'âme qui transcende cette suprême révélation atteint l'état Bodhi et sort du cycle des réincarnations. La Bouddhéité est à la fois un état de connaissance parfaite, de liberté totale et d'amour illimité. Cette capacité d'amour et d'immense compassion va pousser certaines de ces âmes à devenir Boddhisattvas.

 

Dans le Theravada, le terme Bodhisattva désigne le Bouddha historique avant qu'il n'atteigne l'Éveil.  Dans le Mahayana,"La Noble Sagesse Suprême", le Grand Véhicule du Bouddhisme, les Boddhisattvas sont des êtres parvenus au bout du chemin de l'illumination. "Bodhi" signifie "esprit illuminé" et "sattva" "être". Ces entités spirituelles d'un très grand mérite sont considérés comme des divinités. Elles ont renoncé temporairement à entrer dans le "nirvana " afin de pouvoir mener tous les êtres du monde sensible jusques aux portes de l'illumination. Elles n'y entreront elles mêmes qu'après l'entrée du dernier.

 

Rappelons ici que le Mahayana est le Grand Véhicule du Bouddhisme, le fondement de l'idée de l'unicité de l'être total. Dans ce concept, toute division est illusion et l'ultime vérité est la révélation de la non-dualité intrinsèque de l'être. Nous rencontrons ici la particularité de la pensée orientale par rapport à nos habitudes d'Occident. Nous opposons généralement les contraires, le blanc et le noir, le bien et le mal, etc.. Les orientaux les autorisent à cohabiter. C'est pourquoi, dans le symbole du yin yang, l'on trouve toujours du blanc dans le noir et l'inverse.

 

   Le Bouddhiste peut ainsi concevoir qu'un être spirituel ayant intégré l'essence du non-dualisme puisse se consacrer à libérer des êtres phénoménaux qui, dans sa révélation, sont déjà libres et inséparables puisque, sans le savoir, nous sommes tous déjà des Bouddhas. On peut ainsi concevoir que les boddhisattvas sont des sortes de ponts de diamant qui n'apparaissent et ne vivent que par le passage étincelant de l'illumination, laquelle pourtant confond les deux rives dans l'unicité de l'être véritable. Par conséquent et en ce sens, les boddhisattvas sont et ne sont pas et ils ont et ils n'ont pas de signification en dehors de cela.

 

Au stade suprême du Bodhi, l'être éveillé réalise qu'il est un Bouddha et il atteint le "Nirvana". Mais nous sommes ici au coeur de la pensée orientale. Nous allons y découvrir une précision détaillée et une hiérarchie subtile, même dans cet situation de bouddhéité. Ces Bouddhas sont des hommes qui ont atteint la samyak sambohdi, c'est à dire la connaissance parfaite.  Ils ont maintenant transcendé la condition humaine et ont acquis des qualités nouvelles.

La première qualité est l'état de "Vue Pénétrante",  de "Connaissance parfaite" de soi-même et des autres, de "Sagesse" et de "Conscience" en ce qui concerne les êtres et les choses, la nature et l'univers tant subtil que phénoménal. La réalité apparaît avec ses caractères véritables, éternelle et absolue, mais toujours changeante et transitoire.

 

La seconde est l'état de "Liberté" et d'autonomie. La libération des chaînes du Karma, du cycle des renaissances et des souillures existentielles  provoque un état de pureté sublime et entraîne une immense créativité spirituelle.

 

La dernière capacité acquise est la qualité d'émotion universelle. Elle se manifeste par un amour extrême et une compassion illimitée étendus à tous les vivants. Et c'est aussi un état permanent de joie et de bien être  et d'extatique.

Un Bouddha est  un être humain ayant réalisé l’état de samyak sambodhi. Il est donc une incarnation vivante de la Vue Pénétrante, de la Liberté, du Bonheur et de l’Amour. Au début de la tradition bouddhique il n’y avait que le seul Bouddha historique, le Sakyamuni humain historique. Durant sa vie même, il semble que ce Bouddha originel ait spirituellement distingué deux aspects de sa propre nature.  Il considérait d’une part l’individu historique, "L'Éveillé" et d’autre part le principe abstrait de "l’Éveil". Il séparait donc le Bouddha et la Bouddhéité. Ultérieurement, la personnalité historique fut appelée rupakaya, ou « Corps de Forme » (rupa signifie « forme », kaya « corps » ou « personnalité »). Le principe de l’Éveil, indépendant de la personne qui le réalise, fut appelé dharmakaya, « Corps de la Vérité » ou « Corps de la Réalité ». Cependant, le Corps de Forme et le Corps de Dharma sont tous deux des corps du Bouddha.

Après la mort du Bouddha historique, le Mahayana introduisit un troisième corps entre les deux autres. On l'appela "sambhogakya", le corps de Bonheur Mutuel, qu'on peut interpréter comme l'archétype personnel de Bouddha, intermédiaire en dessous du niveau de l’Absolu mais au-dessus et au-delà de l’histoire. Conceptuellement, il y avait donc trois kayas, trois « corps » alignés verticalement, de haut en bas, le Corps de Dharma, puis le Corps de Ravissement Mutuel, et enfin le Corps Créé, le nirmanakaya. Cela devint la  doctrine du trikaya, la doctrine des Trois Corps du Bouddha, qui est très importante dans le Mahayana et le Vajrayana.

Le Bouddha de compassion

Tchenrézi est le nom tibétain du bodhisattva de la compassion (en sanscrit : Avalokiteshvara). Il est la divinité la plus populaire du Bouddhisme tibétain. Comme tous les bodhisattvas, il a fait le vœu de se consacrer à soulager la souffrance et à aider tous les êtres à atteindre la bouddhéité. Sa compassion est universelle. Elle s’étend à tous les vivants, aux amis comme aux ennemis, aux proches comme aux inconnus. Tchenrezi est l'expression d'un idéal personnifiant l’élan vers l’autre,  amour, compassion, altruisme, bienveillance. Il exprime donc la perfection de la compassion sans limite. C'est pourquoi il est appelé le Bouddha de la Compassion.

Tchenrézi est à la fois une manifestation divine et une réalité intérieure. Dans le Bouddhisme, les deux aspects doivent être finalement confondus car l'amour et la compassion existent de façon primordiale dans le "Corps de Vérité", Dharmakâya, et par conséquent dans chaque être.La compassion et l’amour du prochain sont évidemment les valeurs fondamentales du bouddhisme. Tchenrezi est généralement représenté  avec quatre bras, ou même mille, et parfois avec onze visages. En Chine et au Japon, il peut prendre la forme féminine. Les mille bras illustrent la volonté de venir en aide à la multitude.

Dans le Monde existentiel, Tchenrézi est présent dans toutes les actions et tous les mots qui témoignent de l'amour et de la compassion universelle. Là où est l'amour, là est Tchenrézi. La formulation de son nom transmettrait au récitant les qualités de son esprit. C'est ce qui explique le pouvoir bénéfique la récitation de son mantra, qui est le plus usité. Le mantra "OM MANI PÉMÉ HOUNG" est utilisé couramment pour désigner Tchenrèzi.

La symbolique de TCHENREZI

Les 4 bras (Parfois 1000) sont  Amour, Compassion, Joie, Équanimité sans mesure.

Les 2 Jambes dans la posture du Vajra unissent compassion et vacuité.

Le joyau tenu dans les deux mains jointes réalise le bien pour tous les êtres.

La couleur blanche est totalement pure et libre de tout voile.

Le rosaire dans la main droite attire tous les êtres vers la libération.

Le lotus dans la main gauche dispense la compassion pour tous les êtres.


Le disque de lune derrière le dos symbolise la plénitude de l'amour et de la compassion.

La peau de biche représente l'esprit d'éveil et la bonté envers tous ainsi que l'impermanence.


Les différents bijoux symbolisent la richesse des qualités de l'esprit d'éveil.

Les  soieries de 5 couleurs sont une image des 5 sagesses.

Le Bouddha de Médecine.

Le Bouddha de Médecine Bhaisajyaguru occupe une place importante au Tibet.  C'est sur lui que s'appuie la médecine traditionnelle. De nombreuses pratiques tantriques (sadhana) lui sont consacrées. Il est généralement représenté en posture de méditation. Il tient de la main gauche un bol médicinal et de la main droite, une tige de myrobolan en fleurs. Son corps est généralement coloré en bleu comme son aura. Ce Bouddha guérit les maux du corps par la médecine tibétaine traditionnelle. Il soigne aussi les maladies de l'âme comme la haine et la colère. Il est le symbole même de la compassion indéfectible à la racine du Bouddhisme. Dans le vajrayâna tibétain, il représente l’énergie thérapeutique de la sagesse primordiale.

Ayant considéré les souffrances et maladies innombrables des êtres, le bodhisattva « maître des remèdes », Bhaishajyaguru, développa un très grand amour et un très grand désir de les secourir tous. Il progressa sur la voie spirituelle, formula douze grands souhaits et atteignit enfin l’état de Bouddha médecin. Voici les douze voeux de Bhaishajyaguru.

1 - Répandre sa lumière dans d’innombrables mondes et rendre les autres égaux à lui.

2 - Illuminer tous les êtres plongés dans les ténèbres.

3 - Combler les besoins de chacun avec équanimité.

4 - Ramener les égarés dans la voie du Mahâyâna.

5 - Amener ceux qui ont foi en lui à suivre sa discipline.

6 - Guérir tout être souffrant d’infériorités physiques ou d’afflictions mentales.

7 - Guérir tout malade du corps ou de l’âme, et pourvoir en amis, famille et foyer tous ceux qui en sont privés et les guider vers l’Éveil.

8 - Faire que les femmes défavorisées et celles qui le souhaiteraient renaissent hommes jusqu’à l’Éveil.

9 - Protéger les êtres de l’illusion, leur montrer la vue juste et la voie des bodhisattvas vers l’Éveil.


10 - Sauver ceux qui sont en détresse, emprisonnés ou condamnés à mort.

11 - Nourrir les affamés, abreuver les assoiffés.
12 - Procurer des vêtements aux êtres nus ou indigents.

Le Bouddhisme Tantrique.

Le Tantrisme est une pratique religieuse particulière que l'on trouve dans le bouddhisme tibétain comme dans l'hindouisme. Elle comporte des exercices rituels et des pratiques, (mantras, mudras, visualisations mentales, postures corporelles, yoga, etc..), qui produisent des transformations physiologiques, psychiques et spirituelles. Elles sont destinées à favoriser l'accès des pratiquants  à "l'Éveil".  Leur but est réveiller la force cosmique profonde endormie à la base de la colonne vertébrale, le serpent de la kundalini. Cette force cosmique, réveillée par l'initiation, permettrait à l'être de fusionner avec sa source divine.

Le Bouddhisme tibétain à trouvé sa source dans l'expansion du Mahayana (Grand Véhicule), qui prône une large diffusion des enseignements du Bouddha et l'application de l'esprit de compassion. Née aux Indes, la" voie des tantra" est un prolongement régional de ce  Mahayana. Elle est devenue une religion qui s'est propagée au Cachemire, au Bengale et au Tibet. Le terme "tantra" désigne les méthodes méditatives et les multiples pratiques yogi permettant de parvenir plus rapidement à la bouddhéité.  Alors que les écoles du Hinayana (Petit Véhicule) prônent le renoncement aux désirs et aux passions, les tantras préconisent l'utilisation de tout le potentiel de ces passions humaines, pour ceux qui en sont capables. L'énergie  contenue dans les désirs pourrait être mise au service de l'Éveil. Car si l'on reconnaît que les passions et les émotions sont aussi des qualités de la nature de Bouddha, il est possible de les transformer en sagesse par divers "moyens habiles". La voie des tantra est donc celle qui veut transmuter les poisons en remèdes.

Dans le Bouddhisme tibétain, pour atteindre le nirvana, (l'Éveil), il n'est plus tout à fait nécessaire de rejeter le samsara (la vie dans le monde phénoménal). Car samsara et nirvana sont des modes de perception opposés d'une même réalité. Le samsarâ n'est qu'une perception karmique impure engendrée par notre ignorance. Les concepts métaphysiques spiritualistes sont très difficiles à transmettre au plus grand nombre. Devenu religion, le Bouddhisme tibétain a donc fait ce que font toutes les religions du Monde. Il a transformé les concepts complexes en représentations simplifiées plus abordables. Il a utilisé des images, des légendes, des musiques, des objets rituels, des instruments cultuels, des cérémonies et des rites précis qui parlent subtilement à l'intelligence à travers les attitudes, le comportement, la sensibilité et l'émotion.

Les "moyens habiles" utilisés dans le Vajrayana, reposent sur d'innombrables récitations de mantra et des visualisations symboliques des passions ainsi que sur des exercices réalisés sous le contrôle d'un maître. Tout cela permettrait de transformer les émotions en sagesse et d'atteindre ainsi plus facilement l'Éveil. Comprenons que les multiples images ou statues de déités paisibles ou effrayantes, masculines ou féminines, ne représentent pas des divinités réelles. Elles concernent des concepts métaphysiques complexes qu'elles permettent d'appréhender par la voie des sens. Et elles peuplent les temples tibétains d'extraordinaires oeuvres d'art absolument magnifiques. Cette première voie tibétaine est dite la voie des moines. Pratiquée dans les monastères, elle semble réservée à une élite car elle reste à la fois compliquée et exigeante. Des formes plus simples sont pratiquées par les fidèles ordinaires. Même si le rôle des tantra varie beaucoup en importance, tous les lamas et les fidèles tibétains pratiquent au minimum les rites attachés aux mantra les plus connus, comme celui concernant Tchenrezi, le boddhisattva de la Compassion.

Il faut cependant distinguer le bouddhisme tibétain (influencé par le tantrisme) du bouddhisme purement tantrique tel qu'il est pratiqué par les adeptes du yoga, tout particulièrement en Inde. Car il existe un tantrisme hindou qui cherche à faire émerger l'énergie divine de la kundalini humaine à travers le culte de la Grande Déesse Chakti, l'Énergie créatrice. Il peut accorder une certaine importance à l'union des principes masculin et féminin. Au Tibet, le bouddhisme se présente comme un parcours initiatique progressif. Une partie de ses pratiques tantriques reste secrète. Par ailleurs, les véritables significations du symbolisme sexuel utilisé partiellement dans les textes et l'iconographie tantrique bouddhique ou hindoue ne sont généralement pas clairement perçues par les occidentaux. Les très précieuses représentations artistiques des nombreuses déités masculines ou féminines les montrent parfois en union sexuelle, ce qui est en réalité un symbole de l'union avec l'Énergie créatrice (chez les hindous) ou de la réalisation de la Sagesse (chez les bouddhistes tibétains).

Le décryptage de cette image tantrique d'un couple enlacé, permet de dépasser assez facilement la symbolique de la simple union des principes masculins et féminins. Il découvre en effet celle de la complémentarité des contraires comme dans le symbole spiralé du Ying et du Yang. On y trouve à l'évidence le noir et le blanc, l'activité et la passivité, simultanément opposés et complémentaires.  Ainsi l'élément masculin, ici représenté passif, a forcément une face cachée, active par nature. Il en est de même de l'élément féminin, ici actif, et pourtant passif par nature. Cependant, si vous allez voir l'image hindoue au verso de cette page, vous constaterez aisément que la symbolique hindoue semble plus miser sur l'épanouissement de l'énergie des passions humaines que sur la réalisation contemplative de la sagesse. 



 

 

 

CHAPITRE 10

 

 

Le Tao të King et le Taoïsme en Chine.

 

 

 

Avant les Cieux et la Terre,
il y avait une substance primordiale.
 Elle était sereine et sans forme.
 Elle existant de par Soi, homogène,
 omniprésente, sans aucune limitation.
 C'était la Mère Universelle, Volonté.
 Je ne sais pas son nom mais je l'appelle Tao.
 Si je suis forcé de la qualifier, je l'appelle :
 sans bornes, illimitée, immense, infinie.
 Sans bornes, je la dis Inconcevable.
 Inscrutable, je la dis Inaccessible.
 Inaccessible, je la dis Omniprésente.
 Tao est l'Unique, le Principe et la Fin.
 Elle embrasse Tout et Tout retourne à Elle.

 


 

Il est un être confus qui existait avant le ciel et la terre.
 Ô qu'il est calme ! Ô qu'il est immatériel !
 Il subsiste seul et ne change point.
 Il circule partout et ne périclite point.
 Il peut être regardé comme la mère de l'univers.
 Moi, je ne sais pas son nom.
 Pour lui donner un titre, je l'appelle Voie (Tao).
 En m'efforçant de lui faire un nom, je l'appelle grand.
 De grand, je l'appelle fugace.
 De fugace, je l'appelle éloigné.
 D'éloigné, je l'appelle (l'être) qui revient.
 C'est pourquoi le Tao est grand, le ciel est grand,
 la terre est grande, le roi aussi est grand.

 

 

Le Tao të King ou "Livre de la Voie et de la Vertu"

 

Avant d'attaquer cette étude, il convient de préciser qu'il faut bien distinguer la pensée taoïste qui est une philosophie antique, et la religion taoïste. Toutes deux, en Occident,  sont couramment appelées 'taoïsme' ce qui est évidemment  ambigu. Nous commencerons donc par le commencement, à savoir par l'origine et les bases de la pensée taoïste. On dit que la philosophie taoïste aurait été fondée, il y a deux mille six cents ans, par Lao Tseu qui a exposé cette pensée dans un ouvrage universellement connu, le Tao të King,  (qu'on prononce 'Dao'). Ce n'est pas tout à fait exact. Il en a  établi les bases dans les propositions contenues dans son ouvrage. Leur interprétation est cependant délicate comme on peut s'en rendre compte en comparant les deux traductions suivantes.

 

On traduit le surnom Lao-Tseu par "Le vieil enfant" car il serait né avec des cheveux blancs. Il aurait été archiviste à la Cour impériale de Chine, six cents ans avant notre ère. Puis il aurait quitté la cour, et au lieu dit 'passe de Han Kou', il aurait transmis au garde de la frontière, le Tao të King, un texte qui comporte plus de cinq mille caractères chinois. Ensuite, Lao Tseu disparaît. Quatre cents ans plus tard, le personnage est devenu une légende tout autant qu'un saint homme. Son ouvrage est magnifié et un mouvement philosophique se constitue alors autour de sa pensée. Á ce moment naît tardivement le Taoïsme philosophique. Il pose essentiellement des principes métaphysiques primordiaux en'aborde pas les notions de Yin et de Yang qui apparurent ultérieurement.

 

La pensée taoïste originelle

 

L'homme qui connaît (le Tao) ne parle pas.
 Celui qui parle ne le connaît pas.

 

Je voudrais cependant tenter de vous en rapprocher et je vais donc devoir vous en parler. J'en dirai d'abord que le Dao serait la source d’où sortent toutes les choses déterminées. Et par opposition, il est donc l’indéterminé. C’est pourquoi il est si difficile à définir. Cette indétermination même le rend insaisissable. Si on le nomme, on le détermine ou on le qualifie et il perd alors tout son sens. Mais il est cependant possible de comprendre sa nature. Car il est cela même au cœur de tout qui donne naissance à tout. C'est en ce sens, qu'il peut être expérimenté par l'esprit, de l'intérieur, mais qu'il ne peut jamais être rationalisé, de l'extérieur,  par l'intellect.

 

Le Dao qu’on tente de saisir
  n’est pas le Dao lui-même,
 Et le nom qu’on veut lui donner
 n’est pas son nom adéquat.

 

On nomme souvent cette indétermination "le vide absolu ou le non-être". Et, puisque toute chose particulière et déterminée émerge de cette source mystérieuse, nous pouvons considérer que nous sommes une partie de ce qu'elle est en son tout. Donc, comme toute chose, nous sommes nous mêmes en liaison avec l’indéterminé, ce qui permet peut-être de comprendre au moins ce qu’il n’est pas. Le Tao serait le lien reliant l'indéterminé au déterminé, le plein au vide, l’être au non-être. Car le déterminé ne peut provenir que de l’indéterminé. Toutes les choses et les êtres proviennent du déterminé et sont donc en liaison avec l'indéterminé primordial.

 

Á l'encontre du Taoïsme religieux qui propose des pratiques bien spécifiques, la philosophie taoïste n'impose aucune discipline de vie ni méthode particulière pour accéder au bonheur. Elle conseille simplement de se libérer de toutes les questions métaphysiques qui encombrent la pensée. Elles resteront de toute façon sans réponse parce que elles ne peuvent essentiellement en recevoir. Il est dit que le Tao ne peut être décrit mais toute perception intuitive du Tao ne peut être absolument fausse puisque le Tao englobe aussi toute activité mentale indéterminée.  Il est dit aussi que le Tao pourrait  être approché par la "non-pensée" et la "non-action", ou "wei-wu-wei".

 

 

Tous les êtres sont issus de l’Être
 et l’Être est issu du Non-Être.
 Par le non-être saisissons son secret
 et par l’être abordons son accès.

 

La philosophie taoïste affirme que tout chercheur dispose des fondements de la connaissance à l'intérieur de son être puisqu'il est en liaison avec la Réalité primordiale. Pour la retrouver, il doit donc chercher à s'associer au cours naturel de l'univers. Le mouvement qui va de l'indéterminé au déterminé est à la base de toute chose. Dans la nature, les transformations s'accomplissent d'elles mêmes. S'opposer à la marche des évènements est une erreur et il ne convient pas d'agir en ce sens. Il faut aussi laisser s'établir intérieurement la liaison avec le vide originel et abandonner la particularité de l'être individuel pour retrouver la vérité et la simplicité premières.


Les principes du Tao philosophique
.

 

Le Wei wu wei, (ou non-agir), et le non-être.

 

En Occident, le principe taoïste du "non-agir" semble généralement assez mal compris. Le comportement proposé par Lao-Tseu n'implique absolument pas la passivité. Bien au contraire, il incite au rejet des passions et des désirs qui visent à satisfaire la personnalité actuelle et sont en contradiction avec la loi naturelle fondamentale de l'évolution. Non agir, c'est cesser de s'opposer à force naturelle d'émergence procédant du Tao. Non agir, c'est donc libérer la puissance intérieure vivante qui transformera notre nature matérielle et animale en un mystère à venir, celui qu'en ce temps nous sommes généralement convenus d'appeler la dimension spirituelle.

 

Nous faisons tous partie de la nature qui est perpétuellement en transformation. C'est son essence même que d'être en mouvement. Dans sa vie terrestre, l'objectif de l'homme est de se mettre en harmonie avec ses lois essentielles, c'est à dire de suivre ses 'voies'.  Cette notion de  voies de la nature a pu faire assimiler le Tao à un chemin à suivre pour accéder à la connaissance ultime. Mais le Tao n'est pas un chemin. Il est ce mystère insaisissable mais réel qui relie le plein et le vide, l'être et le non être. Le vide n'est en aucune façon le néant puisqu'il engendre toute chose. Le plein est contraire au vide mais ils sont complémentaires et n'existent pas l'un sans l'autre.

 

Nous ne pouvons concevoir le Tao parce qu'il est la Réalité absolue et que notre intelligence est limitée. De ce fait, il ne peut être appréhendé par l'esprit, d'aucune manière. Pour nous, il n'a donc aucun sens sens et parait être le néant.  Tout ce que nous pouvons concevoir comme appartenant au réel n'est que l'apparence intelligible des choses. En réalité, elles sont engendrées par la Réalité absolue et finalement elles retournent toutes en elle. Notre illusion est immense. Tout ce que nous concevons comme "réel" ne l'est pas, mais ces aspects de la réalité émanent cependant de la Réalité absolue. La réalité véritable est l'unique totalité de la Réalité absolue.

 

Le Tao étant inconcevable, on ne peut cheminer vers lui par ni la pensée ni par l'action. En effet, le Tao étant perçu comme vide absolu ou néant, nous ne pouvons pas nous orienter consciemment vers cet indéterminé. Cependant, sans penser ce néant, nous pouvons nous laisser intuitivement attirer par la Réalité absolue. Nous n'irons pas vers elle mais nous laisserons son courant, son mouvement, venir à nous.  Pour que cette réunion sacramentelle soit possible, il faut que notre être privé, notre personnalité, se libère de ses attaches terrestres et se retire.  C'est ce retrait que Lao Tseu suggère par l'idée de 'non être' qui complète la pratique du Wei wu wei.

 

« L'œuvre une fois accomplie, retire-toi...
           Telle est la loi du Ciel ! »

 

 

La religion taoïste et le syncrétisme

 

 

Le Taoïsme antique s'était enraciné sur un fonds de croyances populaires, la recherche d'une forme d'immortalité, et plus tardivement, sur la notion de complémentarité du Yin et du Yang.  Au coeur de cette antique pensée philosophique, il faut replacer l'Homme. Car c'est bien le rôle de la philosophie d'aider chacun à trouver sa juste place et son équilibre au sein de l'immense et insaisissable mystère de son origine et de son destin.  Dans le Taoïsme, celui qui parvient à réaliser la fusion de son énergie vitale (le gi) avec l'énergie universelle devient un homme accompli, un "homme du Dao", un "zhenren". Mais, petit à petit, la spiritualité céda la place aux rites et la philosophie taoïste se transforma en une religion qui semble définitivement établie vers la fin du deuxième siècle de notre ère.

 

Imaginons en Occident un édifice exposant
simultanément les symboles des trois religions du Livre

devant lesquels les fidèles pourraient,
 librement et pacifiquement,

pratiquer leurs différents cultes respectifs.

On voit que cela est actuellement devenu possible en Chine.

 

Cette religion taoïste s'est diversifiée en de nombreuses écoles faisant référence à deux principaux courants. Le "daojia" est un dao mystique,  religieux et élitiste qui recherche l'état zhenren par la méditation mystique, l'étude des textes taoïstes classiques, l'ascèse ou l'érémitisme. Par contraste, le "daojiao est un dao populaire qui utilise plutôt la magie, l'alchimie, la médecine chinoise traditionnelle, la maîtrise sexuelle et la diététique. Le daojiao a du affronter le confucianisme et le bouddhisme dont les clergés étaient très organisés. S'influençant mutuellement, les trois religions ont alors partagé certains concepts. Dans la Chine moderne, elles se confondent la plus souvent en une religion syncrétique sans prêtres dont les diverses pratiques utilisent parfois les même s temples.

 

Les écoles religieuses taoïstes

 

 

Dans la croyance taoïste, le corps physique est mortel dans la mesure où il s’éloigne du Tao. En conséquence, la préservation et le développement de l’énergie vitale, (le qi), par des exercices de respiration et d’autres techniques y compris alchimiques pourraient permettre d'amener le corps en harmonie avec le Tao et d’atteindre ainsi l’immortalité. Cette quête taoïste demeura longtemps au coeur de la culture chinoise Sous l’influence ultérieure du bouddhisme, on y ajouta la pratique des bonnes actions.  Au  2ème siècle après J.-C., Zhang Ling se proclama "Maître céleste" au nom de Lao Tseu. Celui-ci devint alors l'homme qui avait donné vie à la terre. Ainsi naquit l'école patrilinéaire des "Maîtres Célestes" qui fleurit en Chine jusqu'à l'instauration du régime communiste.  Son siège est maintenant à Taiwan.

 

Parmi les autres écoles du taoïsme religieux, la seule qui ait actuellement survécu est celle de la "Perfection Totale", une école monastique fondée sous les Yuan. Les taoïsmes religieux et philosophique ont aussi exercé une influence sur la diaspora chinoise. Ils ont été diffusés en Corée et au Japon où ils influencèrent le Shinto originel. Le zen japonais et le bouddhisme Chan en sont très proches. Par ailleurs, les techniques militaires décrites par Lao Tseu ont fait évoluer les méthodes individuelles. Les hommes de l’époque ont différencié philosophiquement deux pratiques de combat, l’une cherchant à les doter d’une arme de mort, l’autre à les élever spirituellement. On trouve là les origines de la dangereuse boxe de Shaolin, source du Karaté, et l'art de l'esquive caractérisant le Jiu- jitsu.

 

L'actuel syncrétisme religieux chinois a produit des comportements cultuels qui sont à la fois des philosophies et des religions. De façon étonnante, aucun ne fait cependant appel à la notion d'un créateur du Monde ou d'un souverain Maître de l'univers. Ils révèrent des forces naturelles, des principes cosmogoniques, des personnages historiques ou légendaires déifiés. Ils y ajoutent le culte des ancêtres, la pratique de vertus cardinales ou morales traditionnelles ainsi que la recherche d'une certaine forme d'immortalité. Las actes des hommes ne doivent pas marquer la nature. Des offrandes peuvent être faites dans les temples. Elles sont même parfois carnées chez les Confucéens. Les autres fidèles tiennent les idéaux végétariens en haute estime comme en témoigne la forte progression actuelle du végétarisme.

 

Le Yin-Yang ou Taijitu

 

Le concept central du Taoïsme, le Dao, est partagé par le Confucianisme et même par une partie des Bouddhistes, mais les uns et les autres l'interprètent cependant différemment. Aux yeux des Occidentaux, l'aspect le plus caractéristique du Taoïsme est celui développé par l'école du Yin Yang dont les symboles entrelacés signifieraient la structure de la nature manifestée. Ils feraient référence aux cotés ombrés d'une colline ou d'une vallée dont les aspects contrastés auraient attiré l'attention des Maîtres. Pour cette école, le Yin est l'énergie femelle et son reflet lunaire, la froideur, l'obscurité et la passivité, et le Yang est l'énergie solaire, la force mâle, la lumière et la chaleur. Le Yin et le Yang sont des principes totalement indépendants, sans aucune notion de valeur relative, de bien ni de mal. Elles ne peuvent jamais exister l'une sans l'autre et se complètent mutuellement, assurant l'équilibre de toute existence.

 

L'utilisation du Taï Ji peut prendre un sens implicite en fonction de son orientation. Dans le tableau ci-dessus, ce sens est YIN pour le symbole bleu et le restera si on le remet à l'endroit. Il est Yang pour le rouge. Le sens est renforcé par l'association avec une couleur. Ici, les couleurs renforcent les polarités des symboles. Autour des spirales du Taï Ji des groupes de trois bâtonnets sont disposés en octogone. Certains sont rompus, d'autres ne le sont pas. Il s'agit d'une autre forme symbolique du développement de la théorie taoïste des deux Yi, (les deux principes fondamentaux résidant au sein du Dao). Le tiret interrompu symbolise le Yin et le tiret continu représente le Yang. Les deux Yi, le Yin et le Yang, pris deux à deux, produisent quatre combinaisons particulières, les quatre formes, (les quatre Xiang), qui engendrent eux-mêmes les huit trigrammes spécifiques du Ba Gua, la couronne entourant le Taï Ji.

 

 

Le Yi-Jing, ou Livre des Mutations, n'est pas un livre taoïste

Le Yi-Jing (ou Yi King) est un ouvrage majeur de la Chine antique. Il a été élaboré plus de mille ans avant notre ère, et les parties les plus anciennes remonteraient à la première dynastie des Zhou occidentaux. La tradition chinoise en attribue la composition à quatre sages, Fo Hi, le roi Wen, le duc de Zhou, et Confucius. Le système complexifie les trigrammes inventés par le légendaire Fuxi, en les combinant et en ajoutant les points cardinaux. Le Yi King n'est donc pas vraiment un livre. C'est plutôt un traité technique dont la finalité est de systématiser l'interprétation d'hexagrammes oraculaires en les reliant aux états du Monde et à leurs évolutions. Il est destiné à faciliter la prise de décisions et la résolution des problèmes par la divination. Le Yi King ne paraît pas être constitutif du Taoïsme mais semble demeurer son compagnon constant. Il l'a précédé, l'a côtoyé, et survivra probablement à son affaiblissement actuel.


 

 

CHAPITRE 11

 

Le Cao Daï indochinois

 

 

Introduction

 

 

Le Cao Dai est la troisième religion du Vietnam. Elle a été fondée dans les années vingt à Tây Ninh, près de Saigon, par un adepte taoïste nommé Ngô Van Chiêun. C'est une religion syncrétique qui tente d'unifier les concepts du bouddhisme, du confucianisme, du taoïsme, du christianisme, de l'islam, du judaïsme, et même de quelques formes locales d'animisme. Le nombre actuel des fidèles est mal connu en raison de la situation politique du pays. Il se situe entre deux et quatre millions  dont les deux tiers étaient originellement bouddhistes. Le Caodaïsme admet fraternellement tous les hommes de bonne volonté sans distinction de croyance, de race, ni de rang social. C'est sur la ferveur et les mérites des fidèles que se bâtit la hiérarchie. Les Caodaïstes sont monothéistes. Ils croient en un seul dieu dont le même esprit s'est manifesté chez divers grands sages et prophètes tels Lao-tseu, Confucius, Bouddha, Moïse, Jésus ou Mahomet. On trouve aussi au Vietnam une autre religion syncrétique assez analogue, issue du Bouddhisme, le Hoa Hao. Elle compte au moins deux millions de fidèles et réunit bouddhisme, taoïsme, confucianisme et culte des ancêtres, mais elle exclut les autres confessions.

 

Ngô Van Chiêun, le fondateur taoïste de la religion caodaïste en 1919, était un fonctionnaire annamite, délégué administratif dans l’île de Phu Quôc au Siam. Il pratiquait le spiritisme et découvrit l'existence d'un monde occulte. Il travaillait avec des médiums qui le mirent un jour en contact avec un "Esprit Supérieur" répondant à l'étrange appellation de "Cao Dai", Le Palais suprême. En 1926, Ngô Van Chiêun rencontra d'autres spirites qui utilisaient des tables frappantes qu'ils remplacèrent bientôt par un accessoire préconisé par Allan Kardec, la «corbeille à bec», dont la tête écrit directement les messages reçus. Les communications devinrent alors plus rapides, plus abondantes et moins fatigantes. Le 24 Décembre 1925, jour de Noël, l'Esprit connu sous le nom de Cao Dai se révéla comme étant l'Être Suprême et conseilla de le représenter sous la forme symbolique d'un oeil toujours ouvert signifiant l'omniprésence de Dieu. Usant de la voie spirite, la manifestation divine évitait de soumettre la nouvelle religion à l'autorité morale d'un Père fondateur qui aurait faire preuve d'intolérance. Favorisant ses propres croyances et refusant les vérités proclamées par d'autres religions, il en eut altéré l'universalité.

 

Le Cao Dai étonne par l'étendue de son syncrétisme et de sa tolérance. Il surprend encore, et doublement, par l'utilisation du symbole maçonnique de l'oeil ouvert dans un triangle, puis par l'utilisation du canal spirite dans sa révélation fondatrice. Ce n'est pourtant pas, en soi, plus scandaleux, (au sens étymologique), que l'illumination reçue par de nombreux fondateurs. Les voies de Dieu ne sont elles pas impénétrables? Après la révélation de la divinité de l'Esprit invoqué, Ngô Van Chiêun recruta plus de vingt mille fidèles en deux mois. La nouvelle religion d'étendit rapidement et il en devint rapidement le grand prêtre. Il fit construire près de Saigon la cathédrale de Tay Ninh avec dôme et clochers. C'est un temple immense et merveilleux qui comprend une longue et haute nef très décorée appuyée sur des rangées de colonnes enroulées de dragons. Au fond se dresse un autel sur lequel repose une énorme sphère lumineuse représentant l'univers. C'est le "Globe du Très-Haut", fait d'une ossature de bambou tendue d’étoffe transparente. Il est illuminé de l'intérieur par une lampe perpétuelle qui figure l'âme de tous les vivants. L’œil rayonnant de Cao Daï y est représenté sur un fond de nuages et d’étoiles.

 

Le Cao-Dai et le Hoa Hao ont parfois des attitudes surprenantes. Issues du Bouddhisme, ces groupes sont végétariens et s'interdisent le meurtre et la violence. Cependant, à partir de 1940, ils se politisèrent et constituèrent des milices armées qui intervinrent dans les conflits régionaux. L'armée privée du Cao Dai soutint ainsi les envahisseurs lors de l'invasion japonaise. Associée à de nombreuses dissensions internes, cette attitude amena l'autorité coloniale française à fermer les temples et à en déporter les dirigeants à Madagascar en 1941. Après la guerre, la situation s'améliora progressivement et la liberté des cultes fit rétablie. Pendant le conflit indochinois, le Coa-Dai joignit d'abord le front du Viêt Minh puis appuya l'armée française. En 1954, les accords de paix signés à Genève mirent fin à cette situation ambiguë, mais les groupes armés religieux restèrent en activité. Le Président du nouveau Vietnam, Ngö Dinh Diêm,  décida alors de briser la puissance de ces milices privées en les intégrant de force dans l'armée nationale. En 1956, les hauts dignitaires s'engagèrent enfin à revenir à des activités strictement religieuses, rendant au Cao-Dai sa traditionnelle sérénité.

 

La religion du Cao Daï

 

Le Caodaïsme est une doctrine visant essentiellement à la fusion des trois principales religions de l'Orient, le Bouddhisme, le Taoïsme, et le Confucianisme, dont elle recommande de vénérer les fondateurs comme l'on vénère le Christ en Occident. Pour réaliser l'unité fraternelle des religions, le Caodaïsme pratique une très large tolérance envers toutes les formes de foi religieuse, acceptant même les adeptes de l'antique "Culte des Génies" et ceux du Christianisme. L'appellation Cao-Dai est le nom symbolique choisi par l'Être Suprême qui s'est révélé au fondateur de la nouvelle religion par la voie de la médiumnité. Le Caodaïsme tend à concilier toutes les convictions religieuses tout en s'adaptant à tous les degrés de l'évolution spirituelle. Le Caodaïsme croit en un seul Dieu, c'est à dire à un grand Être dont l'Esprit s'est manifesté aux grands sages et aux prophètes tels Moïse, Jésus, Mahomet, Bouddha, Confucius et Lao-tseu. L’Être suprême, s’était déjà manifesté dans Bouddha et Jésus-Christ au cours des deux grandes périodes antérieures. C'est pourquoi le nom complet du caodaïsme est "Daï dao tam ky phô do" qui signifie "la grande voie de la troisième période qui délivre les âmes captives aux enfers". Les caodaïstes nomment cette délivrance « amnistie ».

 

Inspirée pour une grande part des doctrines des anciennes religions orientales, le Caodaïsme en reconnaît les principes comme étant des vérités éternelles, exprimant la Loi Divine essentielle. Cependant, lorsqu'elle considère que certaines de ces vérités ont été altérées ou déformées par la superstition ou l'ignorance, la nouvelle religion se propose de rétablir leur véritable sens. L'enseignement général du Cao-Dai est résumé dans les formules suivantes. Au plan moral, il rappelle les devoirs de l'homme envers lui-même, sa famille, la société et l'Humanité. Au plan philosophique, il enseigne le mépris des honneurs, de la richesse, du luxe et des servitudes liées à la matière et préconise la recherche de la tranquillité de l'âme. Au plan cultuel, il prône l'adoration de Dieu, Père de tous, et la vénération des Esprits Supérieurs. Le Cao-Dai admet le culte des ancêtres mais proscrit les offrandes carnées et les papiers votifs. Au plan spiritualiste, il croit en la survivance de l'âme et à son évolution par les réincarnations, ainsi qu'aux conséquences posthumes des actions humaines réglées par la loi du karma. Au plan vue initiatique, il révèle aux adeptes qui s'en montrent dignes, les vérités permettant d'engager le processus d'évolution spirituelle menant à la béatitude.

 

Le nombre des fidèles caodaïstes exige un important clergé. Il comporterait 3.115 membres élus et hiérarchisés dont un Pape, (Duc Giao Tông), 3 Cardinaux Censeurs, (Chuong Phap), 3 Cardinaux régulateurs du culte, (Dâu Su), 36 Archevêques, 72 Évêques et 3000 Prêtres. Le fondateur avait prévu un Bouddha, deux ou trois Immortels, trente six Saints, soixante douze Sages, et trois mille  Prêtres. Les tenues sacerdotales sont distinctives. Le Pape porte une robe blanche brodée du "Bat Quai", (les 8 trigrammes) et il est coiffé de la Mitre pontificale. Les 3114 autres dignitaires sont répartis en trois branches portant des tenues de couleurs différentes. Les "Thai Thanh" représentent la branche du Bouddhisme et portent des vêtements jaunes. Les "Thuong Thanh", les Taoistes, sont vêtus de bleu, et les "Ngoc Thanh" confucianistes sont en rouge. Dans les trois branches, il y a un nombre illimité d'élèves-prêtres. Comme les fidèles, ils sont vêtus de blanc. Un collège féminin a ses propres dignitaires avec une "femme cardinal" à sa tête. Cette Vénérable a les mêmes devoirs et les mêmes pouvoirs que ses homologues masculins. Elle a donc autorité sur les prêtres masculins. Cependant, le collège féminin n’est pas éligible pour occuper les titres de Pape ni de Censeur

 

La structure hiérarchisée du clergé reflète le schéma de la conception du Monde selon le Cao Dai. On retrouve le même concept trinitaire dans l'architecture du grand temple de Tay Ninh. Au fond se situe le "bát-quái-Çài", le Temple Octogonal de la Direction Divine. Il figure l’âme de la religion. On y trouve l’autel consacré à Dieu et aux esprits supérieurs, tels les bouddhas, les immortels,  les saints et les génies. C'est la partie très sacrée du sanctuaire, réservée au divin. Plus bas, on trouve le "hiŒp-thiên-Çài", le Temple de l’Alliance Divine. Il représente l’organe de la communication entre le monde invisible et le nôtre. C'est également un lieu sacré qui est réservé au pouvoir spirituel. Les plus hauts dignitaires s'y mettent en liaison spirite et spirituelle avec la divinité et ses émanations, et ils y élaborent les lois religieuses. Enfin, plus éloigné de l'autel, s'étend la grande nef du "cºu-trùng-Çài", le Temple des Neuf Degrés de l’Évolution, qui représente le corps de la religion, la partie physique du Monde. Cette partie du temple est accessible à tout le clergé, des plus hauts dignitaires jusqu'au reste de la hiérarchie. On y célèbre les offices et les divers actes du culte.  Les hommes s'y tiennent à droite et les femmes à gauche, et ils gagnent les étages par des escaliers différents.

 

Les adeptes du Caodaïsme se répartissent en deux degrés, le "thuong thua", le degré supérieur, et le "ha thua", le degré inférieur. Tous les religieux proprement dits, des dignitaires aux simples moines, constituent le premier degré. Ils s'alimentent de façon exclusivement végétarienne et respectent certaines obligations rituelles et cultuelles. Ils s'interdisent tout luxe et toute relation sexuelle, et leur vie est entièrement vouée au service de la religion. Les autres fidèles constituent la masse des croyants. Ce sont des adeptes du second degré qui vivent de façon ordinaire. Leurs obligations religieuses consistent à pratiquer le culte quotidien et à observer les règles de conduite prescrites par le nouveau code religieux, le Tân luat. Tous les fidèles sont astreints aux "Ngu gioi cam", les 5 interdictions tirées de la morale bouddhique, ne pas tuer, ne pas être cupide, ne pas commettre d'acte de luxure, ne pas faire grande chère, ne pas pécher en paroles. Les adeptes du second degré doivent arriver progressivement à l'alimentation végétarienne. Ils commencent par s'abstenir d'aliments carnés un nombre déterminé de jours par mois. Ils débutent par le "soc vong", un régime temporaire de deux jours par mois, passent au "luc trai", (six jours), puis au "thap trai", (dix jours), et enfin au mois complet.

 

 


Les objets sacrés sur l’autel Cao Daï

 

Au centre, en dessous de l’Oeil divin,  la "Lampe du Premier Principe ou de la Monade" brille jour et nuit. Elle symbolise le TAO qui illumine tout l'Univers, et elle est aussi "La Lampe de la Conscience" qui illumine chaque homme. Un vase de fleurs de cinq couleurs est placé sur la gauche. Un plateau de fruits est placé sur la droite. Une tasse d'eau pure est disposée du côté des fleurs et une tasse de thé du côté des fruits. Elles représentent respectivement le "Principe Positif ou Yang et le Principe Négatif ou Yin". Entre les deux tasses sont posés trois verres d'alcool. Ensemble, les fleurs, l'alcool et le thé représentent les "Trois Précieux Éléments" constitutifs de l'être humain. Dans cette symbolique ternaire, les fleurs représentent le "Sperme ou l'Essence" de la matière, l'alcool représente le "Souffle ou l'Énergie vitale", et le thé représente "l'Esprit Divin ou le Principe Intelligent".

 

En avant et au milieu de l'autel, il y a un brûle-parfum. On y brûle cinq baguettes d'encens à chaque séance de prière. Ces cinq baguettes d'encens représentent les cinq organes internes de l'homme, le coeur, le foie, l'estomac, les poumons et les reins. Ils correspondent respectivement aux cinq éléments composant l'univers dans la tradition chinoise, le Feu, le Bois, la Terre, le Métal, et l'Eau. Le nombre cinq est aussi celui des cinq degrés croissants de l’initiation. Enfin, à droite et à gauche du brûle-parfums, se trouvent deux  chandeliers avec deux bougies blanches qui représentent encore la dyade du Yin et du Yang. L'ensemble veut signifier que le pratiquant qui unifie en lui les Trois Précieux Éléments, l'Essence de la matière, le Souffle vital et l'Esprit divin, en s'aidant des méthodes et techniques de la méditation caodaïste parvient à l'Illumination et se crée un deuxième corps d'éther invisible avec lequel,  au moment de la mort de son corps physique, son esprit regagnera le Séjour des Bienheureux.

 

Les cinq baguettes sur l'autel du Cao Dai symbolisent les cinq degrés de l’initiation bouddhique, la pureté, la méditation, la sagesse, la connaissance supérieure, la libération karmique. L'adepte initié doit pratiquer la méditation. Cet exercice l'aide à se détacher du Monde pour arriver à une intimité avec le Soi Supérieur, cet Être qui réside secrètement à l'intérieur de chaque homme. Dans ce recueillement de l'âme recherchant l'identification avec l'Âme universelle, l'adepte dissipe les illusions du monde et découvre les vérités essentielles.

 

 

Aspects du Culte

 

Même si des religions comme le Christianisme occidental ont été secondairement intégrées au projet, l'unification des trois grandes religions orientales, Bouddhisme, Taoïsme et Confucianisme, constitue l'objectif majeur du Caodaïsme. Le concept essentiel est celui du Tao qui désigne la force, le souffle de l'infini immense et sans forme préexistant à l'Univers. En "Cela" existent deux principes opposés et complémentaires, le Yang positif, et le Yin négatif. Il s'unissent pour donner naissance à la Grande Source de Lumière Divine et à l'Être Suprême appelé Dieu, source de toutes choses. Sur le plan terrestre, le Tao est à la fois l'énergie et la voie mystique que suivent les âmes incarnées par erreur dans le monde terrestre pour revenir vers leur nature et leur demeure premières. Pour les aider dans cette démarche, Dieu est intervenu au cours de deux périodes dans le passé, en s'incarnant dans des êtres humains. Cela permit la fondation de nombreuses religions, mais elles n'ont pas atteint complètement leurs buts. Dans une humanité aujourd'hui plus évoluée, le mot "Cao Dai" a été donné par Dieu pour désigner son intervention par la voie du spiritisme, en cette troisième période d'amnistie, c'est à dire de pardon ou de rachat des âmes.

 

Il y aurait eu deux périodes de manifestations divines avant cette troisième période actuelle du Coa Dai. La première période date de plus  de 2500  ans avant J.-C. Les religions suivantes furent alors créées, l'Humanisme par l'Empereur Fou-Hy (4477-4363 avant J.-C.) en Chine, le Culte des Saints en Chine par l'Empereur de la Littérature (Van Xuong Dê Quân), le Judaïsme en Asie Mineure par Moïse, le Taoïsme en Chine par le Maître Suprême du Tao (Thai  Thuong Dao Tô), le Bouddhisme par le Très Ancien Bouddha Dîpankara  (Nhiên Dang Cô Phât) et l'ancien Bouddha Amitabha (A Di Dà Phât) en Inde, et le Védisme ou Brahmanisme primitif en Inde également. Le seconde période commence au 5e siècle avant J.-C. et se termine vars l'an 1500. De nouvelles religions apparurent, le Confucianisme fondé par Confucius en Chine, le Culte des Génies par Khuong Thai Công en Chine, le Christianisme par Jésus Christ en Judée, l'Islam par Mahomet en Arabie, le Taoïsme par Lao Tseu en Chine,  ou le Bouddhisme par Cakyamuni en Inde. En cette Troisième Période, pour le salut de l'humanité, Dieu lui même aurait fondé le Caodaïsme sous le nom "Cao ñài Tiên Ông ñåi BÒ Tát Ma-Ha-Tát" (L'Immortel Bodhisattva-Mahâsattva Cao Dai).

 

Dans le temple de Tây Ninh, on vénère les statues ou images de Confucius, de Laozi, du Bouddha, du Christ, de Quan Vo, (général chinois divinisé), de Li Taibo, (grand poète taoïste), ou de la déesse bouddhique Quan Am. De façon plus surprenante, on invoque aussi Jeanne d’Arc, Shakespeare, Pasteur, Lénine, Churchill, Camille Flammarion, le spirite Allan Kardec, Sun Yat-sen et surtout Victor Hugo (auteur des "Misérables"), quoique le poète ne soit pas en France un modèle de vertu. Face à la  lampe sphérique figurant la Monade universelle, on fait chaque jour des offrandes et l’on dit des prières à six heures, midi, dix-huit heures et minuit. Puis on chante un hymne en l’honneur de Dieu et des Trois Grands Saints. Lors des grandes cérémonies, un prêtre conduit les prières et les hymnes. Des fleurs, de l’alcool, du thé et cinq baguettes d’encens sont offerts sur l'autel durant le culte. Les fleurs symbolisent le sperme, Tinh, l'essence de la matière, l’alcool, le souffle vital, Khi, et le thé, l’esprit, Than, les trois composantes essentielles de l’homme. Dans la pureté du coeur, on travaille à transformer l’énergie vitale en énergie mentale, puis en énergie spirituelle. Et les cinq baguettes d'encens symbolisent les cinq degrés de l’initiation bouddhique.

 

Être Caodaïste

 

Le Cao Dai est une religion austère qui demande à ses adeptes un engagement important. Les candidats doivent être parrainés par deux adeptes qui initient le catéchumène à la doctrine aux lois de la religion. Le jour de son adhésion, le néophyte fait acte de foi devant l'autel. Un dignitaire vient alors installer "l'autel divin" chez le nouveau converti. Le culte caodaïste est un acte d'adoration. La prière altruiste doit être journellement pratiquée par les fidèles, et elle est considérée comme nécessaire au salut des âmes. Pour être admis à l'Initiation, la première condition est une totale pureté, du corps, des actes, du langage, et de la pensée. La conversion confère le titre d'adepte. Il y a deux catégories d'adeptes. Ceux du degré inférieur, (Ha Thua), ont encore des attaches avec le monde et suivent un régime végétarien partiel. Ils doivent observer les "cinq  interdictions" et les autres lois religieuses applicables à leur catégorie. Ceux du degré supérieur, (Thuong Thua), suivent un régime exclusivement végétarien. En plus des "cinq interdictions", ils se conforment aux "quatre principales observances". Les adeptes du degré inférieur qui respectent les obligations peuvent être admis à recevoir un début d'initiation dans des cellules de méditation.

 

Les cinq interdictions s'imposent à tous les fidèles.  1 - Ne pas tuer les êtres vivants. 2 - Ne pas être cupide, ne pas voler ni garder un objet trouvé, ni se livrer aux jeux d'agent. 3 - Ne pas commettre d'acte de luxure, ne pas prendre la femme d'un autre ni exciter à l'amour par des paroles flatteuses. 4 - Ne pas faire grande chère, éviter tout excés de table et se garder de l'ivresse, ne pas user de boissons enivrantes ni de mets recherchés. 5 - Ne pas pécher en parole ni mentir, ne pas tromper ni altérer la vérité, ne pas se vanter,  ni juger ou se moquer des autres, ne pas pousser à la haine ni prononcer d'injures, ni  blasphémer, ni manquer à sa parole. Les adeptes du degré supérieur doivent aussi suivre les quatre observances. 1 - Obéir aux ordres des supérieurs, accepter les suggestions des inférieurs, se montrer poli envers tout le monde, reconnaître ses torts et s'en repentir. 2 - Ne pas tirer vanité de ses talents, s'oublier pour les autres et les aider dans la religion, se garder des rancunes personnelles. 3 - Être d'une honnêteté absolue en matière d'argent. Enseigner sans hauteur et sans morgue. Conseiller sans irrévérence. 4 - Conserver une attitude respectueuse vis à vis des supérieurs, présents ou absents. Placer l'intérêt général avant l'intérêt personnel.

 

 

Le Cao Dai pourrait être comparé à la religion syncrétique chinoise. Cependant, le Cao Dai respecte toutes les croyances d'autrui quand elles ne conduisent pas au fanatisme et à l'hérésie. En dehors de l'adoration fondamentale du Dieu Suprême, ses adeptes peuvent librement vénérer d'autres dieux s'ils ont conquis leur cœur. Les Caodaïstes considèrent que les autres religions émanent aussi de la divinité. Ils admettent toute religion fondée sur les révélations de la conscience et du cœur ou sur la nature psychique de l'individu et sur les sentiments d'amour et de solidarité de la société humaine. Dans une attitude de très grande tolérance, ils tendent donc à synthétiser tous les systèmes religieux et philosophiques pour essayer de satisfaire au besoin de certitude métaphysique des âmes contemporaines. Ils ignorent également l'esprit de race et les patries terrestres et les confondent toutes dans l'Unité divine embrassant tout l'univers. Ils témoignent de fraternité envers tous les hommes et de bonté envers les animaux, et même envers les végétaux. Les Caodaïstes doivent se vouer en toute circonstance au service du prochain. Ils doivent être prêts à aider leurs semblables et à tendre une main secourable à tous ceux qui ont besoin de son aide. 




 

 

 

CHAPITRE 12

 


Le Jaïnisme

 

La svastika dans le Jaïnisme

  Étrange rencontre que celle de l'antique symbole de la non violence la plus absolue avec celui du brutal et récent mouvement nazi. La svastika est une image habituelle de la destinée cyclique de l'univers dans diverses religions orientales. Pointant vers la droite, elle symbolise sa construction ou son évolution tandis que vers la gauche, elle représente son involution ou sa destruction. La svastika est encore plus importante dans le Jaïnisme où, avec le cobra à sept têtes, elle figure aussi le septième saint, Thîthankara Suparshvanâtha. Les Thîthankara sont les 720 maîtres jaïns divinisés après avoir atteint la libération de l'âme par la résolution de leur karma. Mais les Jaïns utilisent aussi d'autres symboles.


Origine du Jaïnisme

 

Le Jaïnisme est un mouvement religieux indien indépendant du Bouddhisme. Cependant, comme lui, c'est à la fois une religion et une philosophie. Le Jaïnisme aurait été fondé par le réformateur Pärshvanatha, fils d’un roi de Bénarès. Parvenu à la connaissance suprême par la méditation et l’ascèse, ce prophète aurait unifié différentes chapelles et fait connaître la Loi jaïna à ses nombreux disciples, avant de se laisser mourir de faim. D'autres sources considèrent que le véritable fondateur du Jaïnisme fut son successeur, Mahâvira, le 24e et dernier des grands guides spirituels de la tradition jaina. Il réforma la religion des Jaïns au 6e siècle avant J.C. et en durcit la discipline. Le Jaïnisme semble être antérieur à l’hindouisme. Les Védas, écritures sacrées hindouistes très anciennes, indiquent que les Jaïns sont les premiers Tirthankara, (les Maîtres divinisés). La différence essentielle entre la spiritualité jaïniste et l’hindouiste, c'est que le Jaïnisme est une religion sans dieu. Pour les Jaïns, le divin réside dans tous les êtres vivants mais pas dans l'inanimé. C'est un concept dualiste qui différencie JIVA, l'âme, et AJIVA, la matière. La Jiva est l’énergie sensible de la conscience, de la connaissance et de l’intuition. L’Ajiva est ce qui ne contient pas cette énergie sensible. Il y aurait actuellement 5 millions de Jaïns en Inde et dans d'autres pays.

 

Le Jaïnisme est une philosophie basée sur le principe de la non violence. C'est l'AHIMSA, la règle éthique suprême. La règle va bien au-delà de l’abstention de toute violence. Elle requiert la sollicitude et l’amour dans le comportement quotidien. Pour les jaïns, l'Ahimsa signifie la non violence assumée en permanence dans la pensée, dans les paroles et dans les actes. Ce principe fondamental n’admet aucune dérogation ni incitation active ou passive à la violence. Il exige une considération attentive des relations établies avec tous les êtres vivants. L’engagement jaïna influence la vie de tous les jours. Les Jaïns sont végétariens mais la pratique du végétarisme n'est qu'un principe parmi d’autres. Les Jaïns doivent être vertueux et sont tenus d'exercer une profession accordée à leur philosophie. En effet, dans le Jaïnisme, chaque pensée, chaque mot, chaque acte, est une cause qui entraîne une conséquence, un karma, une charge qui lie l'âme à la matière. La violence, l’avidité et la haine alourdissent cette charge et renforcent ce lien, tandis que la quête de connaissance et les bonnes actions, l’affaiblissent. Le but de la vie est de se libérer du lien karmique. L’âme doit se détacher de la matière et mourir en état de liberté pour sortir du cycle des réincarnations. Les saints Tirthankaras dont les statues sont honorées dans les temples auraient réalisé cette libération.

 

La seconde règle éthique de la philosophie jaïna est l’ANEKANTAVADA. Elle incite à comprendre la relativité de ce qui est perçu de la réalité qui est trop complexe pour être envisagée d'un seul point de vue. Il faut donc l'appréhender sous divers aspects pour en prendre une certaine connaissance. Ceci implique une grande tolérance à l'égard de l'avis des autres, et les Jaïns n'imposent pas leurs opinions par la violence verbale. Les Jaïns appliquent le principe de non violence, (ou de non nuisance), de la façon la plus large possible. Ils ne consomment aucune chair animale, n'acceptant que les végétaux et des produits laitiers. Les plus stricts s'abstiennent aussi de racines pour ne pas blesser de petits animaux en les extrayant du sol. De nombreux moines et nones, et même les laïcs, prononcent des voeux d'ascétisme , plus ou moins contraignants selon leur état. Cette attitude devrait les amener à une plus grande pureté et les détacher de l'avidité pour les biens matériels. Les religieux portent généralement sur eux un petit balai ou un plumeau caractéristique avec lequel ils nettoient le sol de la poussière et des insectes avant de s'asseoir. Les moines sont répartis en deux écoles qui travaillent ensemble. Les "Shvetambaras" sont simplement habillés d'un tissu blanc. Les "Digambaras" sont "habillés par le ciel" et vivent complètement nus, même en public.

 

La doctrine et la cosmogonie jaïna

 

La doctrine Jaïna comporte trois fondements, les trois joyaux de la connaissance, de la foi, et de la conduite. La connaissance est l’attribut essentiel de l’âme. Elle repose sur les perceptions sensorielles qui permettent de comprendre les véritables natures de l’espace et du temps. Les âmes, éternellement vivantes, existent en nombre infini. Ces entités spirituelles habitent les organismes corporels auxquels elles sont liées. Les organismes possèdent plusieurs corps plus ou moins subtils, le corps physique des hommes et des animaux, le corps de transformation des dieux et des démons, le corps de transfert qui permet à certains hommes d’agir à distance, le corps ardent qui donne l’énergie, et le corps karmique qui contient le poids du passé. L’âme peut s’incarner dans les êtres mobiles d’espèces différentes mais aussi dans des être immobiles. C’est le corps karmique, construit par les actes, qui cause la servitude de l’âme, (pure de nature), tant qu’elle est attachée à un organisme corporel, (impur de nature). Les liens de l’âme sont les passions engendrées par le karma. Pour libérer l’âme, il faut se détacher des passions, ce que permet la seule religion. A la mort, l’âme libérée de la matière karmique rejoint le sommet de l’univers. Dans le cas contraire, elle reste dans le corps karmique puis se réincarne dans une nouvelle existence, humaine, divine, animale, ou infernale.

 

L'ancienneté de la religion jaïna a laissé tout le temps nécessaire à l'élaboration d'une cosmogonie extraordinairement complexe et structurée. Ici,  l'espace est intemporel et composé de deux régions concentriques. Comme une immense enveloppe indéfinie, un non monde ultra cosmique vide et illimité entoure le cosmos où sont localisés tous les êtres matériels ou animés, et où vivent aussi les âmes. Ce cosmos intérieur est lui-même composé de trois mondes distincts superposés. Le supérieur est un merveilleux monde divin. Le médian est le lieu matériel où vivent les hommes, les animaux et les puissances stellaires. Le ténébreux monde inférieur est rempli d'horreurs indescriptibles. Le temps régit le monde médian des hommes et des astres qui tourne en reproduisant indéfiniment des conditions périodiques analogues. Dans chacune de ces périodes, le Jaïnisme distingue deux phases, l'une ascendante dans le bonheur et l'autre descendante dans le malheur, avec chacune six degrés. Nous sommes malheureusement aujourd'hui dans le Kali-Yuga, à la fin du cinquième degré de la phase descendante, l’âge de discorde et d’hypocrisie. Au cours de cet âge de fer, la véracité, la pureté, la clémence, la miséricorde, tous les principes de spiritualité, la mémoire, la durée de vie et la force physique vont en se dégradant progressivement jusqu’à disparaître presque complètement à la fin du cycle.

 

Le monde inférieur s'enracine sous le monde médian des hommes. Il comprend sept régions superposées d'étendues croissantes avec la profondeur. Des espaces importants les séparent. Ces lieux ténébreux sont épouvantables, tantôt glacés, tantôt brûlants. Ils sont peuplés d'êtres horribles ou misérables et de particules animales et végétales dont la situation est en relation avec le poids de leur Karma. Dans les régions les plus élevées vivent des divinités néfastes qui peuvent gagner le monde médian des hommes. Les plus profondes sont des lieux infernaux peuplés par les âmes des criminels. Le monde supérieur commence très au-delà des étoiles. Il compte de nombreuses régions de pure beauté.  Elles sont éclairées d'une brillante lumière. De merveilleuses divinités y habitent, qui échappent aux lois temporelles. Leur taille diminue avec la hauteur où elles siègent. La première zone compte douze étages (kalpa) dont certains sont doubles. Comme les communautés terrestres, ces domaines divins sont régis par des princes et leurs épouses, leurs conseillers, leurs cours, et même leurs armées. Les divinités des kalpa inférieurs vivent dans le luxe et la volupté mais le renoncement aux désirs croit avec l'élévation dans les étages. Deux régions suivent également découpées en plusieurs étages progressivement purifiés. Enfin, la coupole du monde supérieur est le lieu de séjour des âmes libérées.

 

Entre ces deux extrêmes le monde médian est un immense disque qui tourne autour du Mont Méru. C'est là que vivent les hommes et les Génies stellaires avec les astres qu'ils gouvernent. Les continents centraux ou lointains sont séparés par des océans. Le continent central circulaire est appelé "Jambûdvïpa". les différentes espèces humaines vivent dans une partie de ce lieu. C'est au sud que se trouve l'Inde, le "Baratavarsa" dont les frontières sont peuplées de barbares. Au delà habitent d'étranges races humaines d'une beauté surprenante qui vivent librement à l'abri des lois karmiques. Mais en Inde, ces lois régissent l'existence difficile des hommes qui doivent y gagner leur délivrance. Dans ce monde vivent aussi de très nombreux animaux et végétaux divers ainsi que d'innombrables animalcules et particules dont certaines attendent encore leur première expérience karmique. Des divinités le parcourent parfois, venant des mondes supérieurs ou inférieurs pour y répande le bien et le mal. D'autres y résident de façon permanente, comme les dieux locaux avec toutes leurs cours, ou les dieux régissant les merveilleux chars des astres. Les cinq classes de dieux stellaires existent tous en double, et les deux membres tournent autour du Mont Meru, à l'opposé l'un de l'autre. Ainsi, au Nord comme au Sud de la montagne, au matin comme au soir, on ne voit jamais qu'un soleil ou qu'une lune à la fois.

 

Le continent central circulaire du monde médian est le "Jambûvïpa", ou "Île du Pommier rose", c'est-à-dire l'Inde. Au Nord et au Sud du Mont Méru central, il est partagé en sept régions par des chaînes de montagnes courant de l'Est à l'Ouest. Les rivières qui en descendant vont se jeter dans l'océan circulaire qui entoure le continent. Le Jambûvïpa, le Monde des Hommes, est soumis aux lois du temps et à celles du karma. L'écoulement du temps dans ce monde est comparable à la rotation d'une roue dont les périodes analogues appelée "éons" ou"kalpa"se suivent en se répètant indéfiniment.  Chaque Kalpa comporte deux phases de chacune six degrés. L'humanité passe d'abord progressivement de la félicité la plus élevée à la misère la plus noire. La roue continue de tourner et la destinée reprend son cours en sens inverse, conduisant les hommes du malheur total au bonheur complet. Au cours de chacune de ces très longues phases, de  nombreux personnages dits "éminents" apparaissent. Parmi ceux-ci, on compte vingt-quatre prophètes, les "Jina" ou "Tirthamkara", (ou traceurs de gué) qui sont des guides sur le chemin de la délivrance. S'y ajoutent douze "Souverains universels", vingt-sept paladins ainsi que des législateurs. En ce cinquième âge qui est le nôtre, nous serions aujourd'hui sur la fin d'une phase descendante ce qui explique l'état misérable du Monde.

 

La communauté jaïna

 

Le Jaïnisme est la plus ancienne "religion philosophie" du monde. On a découvert dans la vallée de l'Indus des statues jaïns qui datent de plus de 3500 ans avant notre ère. Ses principes n'ont pas changé depuis 5000 ans. Son influence en Inde demeure importante. Le Jaïnisme s'efforce d'y faire disparaître le système des castes, il s’oppose à l’esclavage, il propose un statut pour les intouchables et essaye de rendre les individus plus autonomes à l'égard des superstitions. Zélateurs de la non violence, les Jaïns ont inspiré la politique de Gandhi. Ils n’ont jamais essayé d'imposer leurs principes par la force contrairement aux autres grandes religions, et ils acceptent tous ceux qui voudraient y adhérer. L'appellation "Jaïn" vient du sanscrit Jina dharma, la religion des Jina, c'est à dire des vainqueurs, des humains dont l'âme a remporté la victoire. Tout le monde peut devenir un Jina. Il y a deux catégories de Jina. On distingue les Jina ordinaires, qui sont simplement soucieux de leur salut personnel, et ceux qui ont atteint la connaissance suprême et  montrent aux autres la voie de la libération. Ces guides spirituels sont appelés "Tirthankaras". Les Jaïna ne croient pas en un dieu créateur, et le monde serait incréé et éternel. Cependant, ils ne sont pas athées. Ils croient que les seules véritables formes divines sont des êtres qui ont réussis à libérer leurs âmes. Et une âme libérée devient un dieu.

 

L'activité des Jaïna tend à briser le cycle des réincarnations de l'âme dans des formes corporelles. Pour cela, ils doivent appliquer le principe de la non violence afin de détacher les mauvaises particules karmiques de leur âme. Libérée, elle sera promise à une infinité de bonheur, de connaissance, de perception, et de pouvoir, devenant ainsi un dieu. Pour travailler à cette libération de l’âme, il faut suivre des principes, ou vœux. Il y a deux sortes d'engagements. Les fidèles laïques prononcent de petits vœux, en fonction de leurs possibilités, et les religieux, moines ou ascètes, prononcent de grands voeux qu'ils appliquent avec une grande rigueur. Le Jaïna s’engage à respecter cinq interdits, ne pas nuire aux êtres vivants, ne pas mentir, ne pas voler, ne pas manquer à la chasteté, ne pas s’attacher aux biens matériels. "Ahinsa", le principe de non violence envers tous les vivants, conduit à ne pas manger de viande, de poisson, ni même de miel, ne pas porter de cuir, de fourrure, de soie ou autre matière nécessitant la mort d' un animal. Il ne faut pas tuer les insectes dérangeants, éviter de les écraser en marchant ou qu'ils se noient dans un seau, ou qu'ils se brûlent sur une bougie. etc.. Les ascètes balayent le sol avant de marcher ou de s'asseoir pour ne pas écraser de petits insectes, et ils se couvrent même la bouche d’un tissu blanc pour ne pas risquer d’en avaler. "Ahinsa" est le vœu premier des Jaïna.

 

Le principe de non violence est préconisé par beaucoup de religions mais les jaïns en prescrivent la stricte application. Les voeux suivants découlent du principe d'Ahinsa. Le second, "Satya", engage à ne pas mentir,  ni d'égarer dans la fausseté, et réfléchir avant de parler pour ne pas blesser par ses paroles. "Asreya" est le vœu de l’honnêteté, ne pas voler ni prendre ce qui n’a pas été donné. "Brahmacharya" concerne la sexualité. Pureté sexuelle pour les laïques et chasteté pour les ascètes. Le viol, la pédophilie, la zoophilie sont contraires à l’Ahinsa. "Aparigraha" interdit l'avidité et toute forme d’attachement pour l’argent et les biens matériels, et même pour les personnes. Par extension c’est le voeu de restreindre les possessions qui attirent jalousie et violence. Tous ces voeux conduisent à vaincre la nature matérielle par le travail spirituel. Quatre vertus supplémentaires sont conseillées, "Maitri", l'amitié envers tous les êtres vivants, "Pramoda", la joie de rencontrer des êtres plus avancés, "Karunya" la compassion pour les malheureux, "Madhasthya", l'indifférence envers la discourtoisie subie. Dix vertus générales doivent être pratiquées, l'indulgence, la sensibilité, la droiture, la pureté, la loyauté, la sobriété, l'austérité, le renoncement, le détachement, et la chasteté. Ces principes purificateurs sont à appliquer avec rigueur tant pour alléger le karma propre de chacun que pour celui des autres.

 

Un Jaïn est disciple d’un "Jina ou Tirthankara", un Maître spirituel. Le "Sangha" actuel (communauté jaïne) est celui de Mahāvira. Il se compose des Sādhus (moines), les Sādhvis (nonnes), les Shrāvakās (hommes laïcs), les Shrāvikās (femmes laïques). Le Jaïnisme a connu divers schismes qui ont engendré plusieurs sectes. Le dernier a séparé les Digambara et les Svetambara qui interprètent différemment la même doctrine. Les Digambara (vêtus de ciel), considèrent la nudité (historique) comme absolument nécessaire à l'obtention du salut. Les Svetâmbara (vêtus de blanc), assurent qu'elle n'est pas essentielle. Les Digambara disent que la femme doit renaître sous la forme d'un homme pour obtenir la libération. Les Svetâmbara affirment qu'elle est capable de la même réalisation spirituelle. Les Digambara pensent qu'un ascète omniscient peut se passer de nourriture, (inacceptable pour les Svetâmbara). D'autres différences mineures concernent l'histoire du Jaïnisme, la parure de statues ou la nourriture des ascètes. Les moines Svetâmbara mendient partout leur nourriture. Les Digambara la prennent debout, dans la paume des mains, issue des seules maisons où leur pensée secrète (sankalpa) est satisfaite. Les ascètes Svetâmbara peuvent posséder quatorze objets utiles. Les Digambara n'en possèdent que deux, un balai à plumes de paon (picchi) et un pot à eau en bois (kamandalu).

 

Dans la recherche de son salut, l'âme est paralysée car elle est emprisonnée dans son association avec la matière karmique du Monde. Le cheminement vers sa libération passe par la "Ratnatrayamarga", une triple voie marquée par le concept remarquable de "Justesse". La JUSTESSE, c'est la qualité de ce qui est juste, exact, pertinent, parfaitement approprié à son intention. Il est demandé aux Jaïns d'avoir "la foi juste", d'être convaincus de la justesse des principes fondamentaux du jaïnisme, d'être exempt de perversité, de soutenir les principes jaïns, de détourner les gens des superstitions, d'être exempt d’orgueil. Ils doivent aussi avoir "la connaissance juste", celle des principes jaïns acquis par l’écoute et la lecture des écritures, en les comprenant correctement et avec l’ouverture d’esprit convenable. Il leur faut enfin mener "la conduite juste" en parfait accord avec la foi et la connaissance justes. Il leur faut encore distinguer la conduite imparfaite des laïques et la conduite sans réserve  des ascètes qui essayent de réaliser présentement leur salut. Seule la vie en religion conduit à la Délivrance (siddhi). Á sept ans et demi, un enfant peut entrer en noviciat pour devenir moine. Il est ensuite consacré. Les cheveux rasés, il revêt la robe monastique, reçoit un nouveau nom, prononce les cinq vœux et entre dans un groupe  pour pratiquer la Loi, "l’Acarya"sous la stricte direction d'un Maître.

 

Les engagements des Jaïns

 

Le moine Jaïn est itinérant, se tenant dehors sauf pendant la mousson. Il ne possède qu'une pièce d’étoffe qu’il ne doit ni laver ni réparer, un bol à aumône, et un plumeau pour écarter les insectes  (plus un bandeau placé devant sa bouche). Ses journées comptent quatre périodes, réservées chacune à une occupation précise, étude, méditation, tournée d’aumône, sommeil. Il doit étudier les textes rituels et les formules convenues. Il ne mange que le jour pour éviter d'avaler des moucherons. Les repas journaliers sont soumis aux prescriptions de jeûne. Le moine doit confesser ses défaillances et les racheter par des pénitences. Membre de la communauté, il doit y pratiquer l’entraide et dispenser son soutien spirituel aux laïcs. Ceux-ci sont étroitement intégrés à la communauté et astreints, eux aussi, à l’observance de vœux. Tout Jaina s’engage à respecter les cinq interdits, ne pas nuire aux êtres vivants, ne pas mentir, ne pas s’approprier le bien d'autrui, être chaste, ne pas s’attacher aux biens matériels, et de plus ne pas manger de nuit. Pour les religieux, ces cinq interdits sont des vœux majeurs extrêmement rigoureux. Les laïcs assurent la vie matérielle des religieux, construisent et entretiennent des temples, et soutiennent les déshérités, y compris les animaux vieux et malades qu’ils recueillent dans des hospices spéciaux.

 

Le laïc n’est soumis qu’à des vœux mineurs, mais sa vie n'est pas facilitée pour autant. Ceux-ci sont en effet complétés par sept règles de moralité. Le laïc s’interdit toute action inutile ou risquée et limite ses activités dans l'espace. Il s’imposer la modération et médite plusieurs fois par jour. Il limiter ses occupations. Il jeûne le jour et veille la nuit au moins deux fois par mois. Il distribue toutes sortes d’aumônes. La vie du laïc progressant en perfection rejoint ainsi la vie religieuse. Certains Jaïns pratiquent le culte des statues des Jinas (Maîtres) et allument une lampe devant elles. Les cultes plus élaborés comportent des rites journaliers effectués dans un temple. Certains jaïns ne révèrent pas les statues,  préférant la méditation et les prières silencieuses.  Le culte peut prendre de nombreuses formes. Il existe un rite du bain de la statue (snatra puja) qui symbolise celui du Tirthankara nouveau-né fait par les êtres célestes, que l'on peut faire chez soi. Il y a aussi une pratique comprenant une série de prières destinées à ôter les karmas. Les Jaïns ne vénèrent pas un Dieu éternel auquel ils ne croient pas. Le culte concerne seulement les grands êtres qui ont atteint la Divinité par eux-mêmes. Il ne font pas de sacrifices ni d'offrandes quelconques ni de prières dans le but spécifique d'en obtenir des faveurs.

 

La base essentielle de la religion jaïna est l'ascèse comportementale qui conduirait à la libération de l'âme. Dans la communauté jaïne, les laïcs demeurent étroitement reliés aux ascètes. L'état laïc prépare à celui d'ascète. Les règles prescrites pour les laïcs et pour les ascètes ne diffèrent pas en genre, mais en degré. Les seconds doivent les pratiquer de façon rigoureuse. Lorsque qu'un laïc a observé convenablement les règles et franchi les étapes coutumières, il est qualifié pour devenir un ascète. Son admission est une cérémonie d'ordination appelée diksha. L'étape ascétique prescrit un complet renoncement complet au monde. Le seul objectif devient la libération de l'âme (moksha). L'ascète abandonne toute entrave, (y compris les vêtements  pour les seuls moines Digambara). Les moines Svetambara et toutes les nonnes portent des vêtements très simples, blancs ou orange. Par le respect des voeux monastiques et la pratique des jeûnes, mortifications, études et méditations, les moines essayent de se débarrasser des charges du karma pour échapper à l’esclavage de la transmigration.  L’ascèse jaïna comporte douze sortes d'ascèse, six externes et six internes, et les Jains distinguent quatorze niveaux de qualification spirituelle au sein desquels les individus s’élèvent mais peuvent aussi redescendre au niveau inférieur.

 

L'examen des austérités montre la rigueur du déni de soi que les ascètes ont à mener. Jeûner, c'est manger moins que suffisant, ou n'accepter la nourriture qu'à certaines conditions gardées secrètes, renoncer chaque jour à un aliment plaisant ou non cuit. Les ascètes s'exercent constamment à jeûner et ont élaboré une technique efficace au point d'accepter le jeûne absolu lorsque la mort arrive. Même les laïcs peuvent être autorisés à jeûner jusqu’à en mourir. L'ascète s'assoit ou dort dans un lieu retiré et mortifie son corps. Il pratique la confession, le repentir, le respect, la modestie, l'assistance aux autres ascètes, l'étude des écritures du Canon, l'abandon de l'attachement au corps et la concentration de l'esprit. La méditation est l'exercice spirituel le plus important. L'ascète doit aussi pratiquer un certain nombre d'observances propres. Les digambrara observent les vingt règles coutumières avec une rigueur progressive. Ils y ajoutent la nudité, l'arrachage manuel périodique des cheveux, l'interdiction de se baigner, l'obligation de dormir sur un sol dur, l'abstention de se laver les dents, l'obligation de manger debout et l'interdiction de manger plus d'une fois chaque jour. Les grands Maîtres auraient conseillé la modération dans l'application de ces dures règles de conduite qui reflètent la rigidité dogmatique du Jaïnisme.

 

 

Le Festival de Bahubali

La statue colossale de Bahubali est un monolithe de granit de 22 mètres de haut.
C'est actuellement l'une des deux plus grandes statues du Monde.
Sculptée en 981 de notre ère, elle a plus de mille ans.
Elle s'élève au sommet d'une colline qui surplombe la ville de Shravana Belgola.
Tous les douze ans, un grand festival très populaire est organisé.
La statue est successivement arrosée de plusieurs bains colorés et reçoit diverses offrandes.

Le plus célèbre des lieux de pèlerinage jaïns en Inde du Sud est celui de Shravana Belgola, au Karnataka. La colossale statue debout du roi Bahubali s'élève en haut d'un escalier de 620 marches sur une colline de 145 mètres. Elle mesure 22 mètres de haut et 8 mètres de large. Ce monolithe fut taillé il y a mille ans dans un énorme bloc de granite. Un temple à galeries l'entoura ensuite. C'est la plus grande des statues de Bahubali existantes en Inde. Dans les temples jaïns, les statues sont rituellement entièrement lavées chaque jour. Ce rite quotidien n'est effectué que sur les pieds de cette gigantesque sculpture. Cependant, tous les douze ans, un grand échafaudage est construit afin d'arroser copieusement la statue d'un mélange d'eau et d'offrandes colorées diverses. Avec chants et danses, des centaines de milliers de fidèles assistent à ces cérémonies. Les dernières ont eu lieu en 1993 et 2006. Fils de Rishabha, le premier Tirthankara, Bahuli et son frère Bharat étaient rois de royaumes voisins. Jaloux de son frère, Bharat lui déclara la guerre. On la remplaça par un combat entre les frères. Vainqueur, Bahubali devint le souverain commun. Troublé par ce combat, il décida d'abandonner son royaume pour se consacrer à l'ascèse jusqu'à atteindre l'illumination spirituelle. Et il demeura debout, nu, pendant des mois, dans une contemplation continue, de sorte qu'une vigne s'enroula autour de son corps


           

 

CHAPITRE 13

 

 

Le Shintô Japonais

 

 

Le Soleil, symbole du Japon.

 

Le Shintoïsme est la plus ancienne religion du Japon. Il remonte à l'époque Yayoi qui dura six siècles, du 3ème siècle avant au  3ème siècle après notre ère. Le Yayoi a succédé à l'époque Jômon, datant de 8 000 ans. Le terme Yayoi désigne la culture du Chalcolithique japonais qui vit les débuts de l'âge du bronze et de l'âge du fer. C'est le nom du quartier de Tôkyô où en furent découverts les premiers vestiges. Le mot Shintô est dérivé des racines chinoise shen et tao qui évoquent un cheminement vers les dieux. L'équivalent japonais traditionnel est le terme kami-no-michi qui a la même signification. Les divinités vénérées par les adeptes du shintô sont les kami dont trois mille sanctuaires, ou "jinja", parsèment le Japon. Les kami sont innombrables. Il y en aurait des millions car le terme désigne toutes les manifestations des forces ou les énergies actives ou latentes dans la nature. On peut même considérer que chacun peut invoquer un kami personnel.

Histoire et Développement.

Le mot "Shinto" est dérivé des termes chinois shen et tao, qui signifient approximativement "chemin vers les dieux." Le terme japonais traditionnel est kami-no-michi, qui signifie également "le chemin vers les dieux." À un niveau plus fondamental, l'appellation Shinto se rapporte à la conscience spirituelle et aux pratiques rituelles qui sont propres au peuple du Japon. Quoiqu'il embrasse une grande variété de croyances et de pratiques, le Shinto ne reconnaît aucun fondateur ni n'adhère à aucune foi particulière ni à aucune doctrine. Il faut savoir que les Japonais n'ont aucun mot formel particulier pour signifier la "religion" en soi. La définition des activités rituelles des gens passe donc simplement par la description de ce qu'ils font. Le mot japonais matsuri signifie "rites" ou "festivités." Traditionnellement, de nombreux rites furent associés à la famille royale ou à la maison impériale en tant que médiateurs spirituels entre les royaumes temporels et éternels. Par cette association, le terme matsuri-matsuri-goto (littéralement, "affaires des festivités spirituelles") en est arrivé à s'appliquer globalement au "gouvernement" en général, et il continue à signifier cela aujourd'hui.

L'arrivée du bouddhisme provenant de Chine (par l'intermédiaire de la Corée) au sixième siècle provoqua la première utilisation du terme kami-no-michi. Il permit de distinguer la religion indigène des apports faits par les missionnaires chinois et coréens. Avant ces introductions, la conscience religieuse japonaise était centrée sur une vaste mythologie et sur des légendes relatives à la création et à l'origine des îles du Japon, ainsi que sur des forces occultes indigènes, ou des énergies, appelées kami. Elle impliquait aussi une grande vénération des ancêtres et le souci du bien-être de leurs âmes. Cependant, les traditions chinoises marquées de bouddhisme, de confucianisme, de Taoïsme, et par le Mahayana, ont eu un effet profond et durable sur la civilisation japonaise. N'ayant aucune langue écrite propre, le Japon adopta l'écriture chinoise ainsi qu'une grande partie de l'héritage artistique de la Chine. De culture féodale, le Japon épousa certains aspects de pensée et d'éthique confucéennes (par exemple, les cinq rapports constants). Le culte des ancêtres avait toujours été pratiqué au Japon, et donc le concept confucéen et taoïste de la piété filiale fut facilement accepté. En ce qui concerne le bouddhisme de Mahayana, son grand nombre de Bouddhas et Bodhisattvas était simplement considéré par les Japonais, comme la révélation des kami aux Chinois (et aux Indiens avant eux).

Les Kami.

 

Le Shintô est une forme traditionnelle d'animisme qui donne, à travers ces "Kami", un caractère divin à tout ce qui est ressenti comme puissant ou menaçant, ou même à ce qui sort tant soi peu de l'ordinaire, tel une montagne, un arbre, une croisée de chemins, une profession. Il trouve probablement son origine dans des traditions primitives provenant des Jômon. Il ne faut pourtant pas considérer que le Shintô soit polythéiste. Son approche est plutôt panthéiste, considérant que toute la matière universelle est infiltrée par une énergie de nature divine. Un Kami apparaît lorsque cette force se manifeste en troublant l'uniformité de la nature. Bien évidemment, ces manifestations prennent des formes multiples aussi bien dans la matière inanimée que dans les être qui l'animent. C'est pourquoi il y a tant de Kami, à commencer par la déesse du Soleil dont la puissance est manifestée dans le ciel, et le dieu des tempêtes qui déchaîne les vents sur les cotes du Japon. 

 

Izanagi et Izanami, les Kami fondateurs

 

Cette mythologie shintoïste était restée très floue jusqu'au 8ème siècle. Elle fut alors consignée par écrit dans le Kojiki, une chronique rédigée pour lutter contre l'introduction du Bouddhisme par les Chinois. Il fut établi que le Japon devrait son origine à un couple de divinités, Izanami-no-Mikoto, l'Hôtesse, (Celle qui invite),  et Izanagi-no-Mikoto, l'Hôte, (Celui qui invite). Penchés sur l'océan par delà le pont céleste qui relie Matsue et Izumo, ils frappèrent les eaux d'une lance et en firent émerger l'île Onogorojima dans laquelle ils s'installèrent. En s'unissant, ils produisirent toute la nature et les autres îles de l'archipel et finirent par donner naissance à tous les autres kami dont les plus importants sont Amaterasu, la rayonnante déesse du Soleil, et son frère Susano-o, le terrible dieu des tempêtes. Mais les Kami peuvent être aussi les ancêtres car ils sont la manifestation de la force divine qui a généré la famille. Il est donc légitime de leur rendre un culte assidu. Avec la recherche de pureté, le culte des ancêtres caractérise la culture shintô.

 

Amaterasu, la grande déesse du Soleil.

 

Les destins des deux kamis les plus importants de la mythologie shintoïste sont agités. Le  terrible Susano-o vécut sur Terre et y épousa la princesse Kushinada. Leurs descendants régnèrent sur le pays d'Idzumo. La brillante Amaterasu gagna le ciel, baignant la Terre de ses rayons. Mais Susano-o se conduisit très mal, terrifiant sa soeur qui s'enferma dans sa caverne, plongeant la Terre dans l'obscurité. On lui présenta le Miroir de la Justice. Elle y contempla son reflet, prit conscience de sa beauté et regagna le ciel. Réconciliée avec son frère, elle en eut un fils, Oshi-o-Mimi. Elle chargea un jour son petit fils, Ninigi, de ramener l'ordre dans les Îles Sacrées. Il s'y rendit avec les symboles du Shintô, le Miroir de Justice, les Joyaux de l'Arbre, et le Sabre Magique. Il y épousa la princesse Hanasakoya-Hime. Ses descendants (kami) conquirent le Japon.  L'un d'entre eux, "Iware", en fut reconnu le premier empereur divin. C'est ainsi que le clan du Yamato légitima le pouvoir absolu de l'empereur lorsqu'il supprima la féodalité et fonda la dynastie impériale. Il proclama son ascendance divine depuis son ancêtre, la grande déesse solaire Amaterasu-ô-mikami.

 

Le culte de la pureté.

 

Amaterasu-ô-mikami occupe la première place parmi tous les kami. Ceux-ci ne sont perçus comme des dieux mais plutôt comme des protecteurs qu'on se garde d'offenser. Le Shintô n'est pas réellement une religion car il n'a pas de dogme ni de morale. C'est une démarche spirituelle particulière aux Japonais. Elle consiste en une participation consciente à la divinité universelle, pure et harmonieuse de la nature.  L'impureté, la laideur, la bassesse et la mort caractérisent le mal. Il y avait un enfer et des démons dans le Shintô primitif. Le but du Shintô vise à réaliser la purification du pratiquant.  Il ne se fonde jamais sur une démarche intellectuelle mais sur la perception intuitive du souffle divin qui sous-tend la matière. Chacun peut le découvrir en lui même, en demeurant dans sa propre vérité, dans la pureté, l'honnêteté, la paix intérieure et la recherche de l'harmonie avec le reste du monde. Le souci de pureté est tel que le sanctuaire en bois d'Amaterasu, à Ise, est détruit et reconstruit à neuf tous les vingt ans, (ce qui paraît fort coûteux aux jeunes générations). Mais l'imprécision du devenir de l'être après la mort a provoqué une synthèse partielle avec le Bouddhisme.

 

Cérémonies remarquables.

 

Le Shintô accompagne l'individu de la naissance jusqu'à la mort. Diverses cérémonies marquent des étapes de la vie. Quatre mois avant la naissance, la maman reçoit au sanctuaire une ceinture de tissu blanc donné par la famille. A l'âge de sept jours, l'enfant est prénommé. S'il meurt avant, il est mort-né. Les garçons sont présentés au sanctuaire à 5 ans, et les filles à 3 et 7 ans. On peut évoquer d'autres rites comme la fête de la première nourriture et les mariages. Les Japonais célèbrent les évènements de la vie personnelle et de celle de la communauté. Les festivals sont les occasions les plus importantes. Les festivals shintô, (matsuri) sont annuels. Ce sont des fêtes locales. Elles ont lieu en divers endroits à des dates variées et sous des noms différents. A l'origine, elles étaient liées aux saisons et aux rythmes agraires, et l'on priait pour une bonne récolte et pour être protégé des désastres. Certain festivals comportent des processions avec des chars et des temples portatifs appelés mikoshi. Il y a beaucoup d'amusement et d'excitation, avec des spectacles divers, des courses et  des concours variés. A Sapporo, il y a même des sculptures de neige et de glace, à Hamamatsu, des cerfs-volants, à Chichibu, des feux d'artifice. L'ambiance est vraiment très festive. Dans l'esprit originel des "matsuri",  l'on y recherchait simplement le bonheur dans la pureté du coeur.

 

Talismans et amulettes.

 

 

Les "shimenawa" sont des tresses ou des torsades de paille de riz. Disposées dans les maisons, elles auraient le pouvoir d'écarter les démons et les maladies. On les suspend au dessus des entrées des sanctuaires pour signaler la présence d'un kami.  Les "gohei" sont des guirlandes de papier pliées en zigzag. Comme les shimenawa, elles indiquent la nature sacrée du lieu où elles se trouvent.  Sur place, on peut aussi se procurer des talismans,  des amulettes et des planchettes de prière. Les "omamori" sont des amulettes porte bonheur vendues dans les sanctuaires. Elles sont souvent contenues dans un sachet de tissu mais ce sont parfois des pierres gravées. Elles apporteraient la chance, la santé, la fertilité, le succès aux examens, la sécurité au volant, etc.. On les porte sur soi, ou on les place à l'endroit qui convient.

 

Tablettes de prière (ema), et oracles.

 

Les "ema" sont des planchettes sur lesquelles des prières sont inscrites. Elles sont suspendues dans le sanctuaire car les fidèles n'y entrent pas. Ils prient dehors, après avoir attiré l'attention des kami en sonnant d'une cloche ou en agitant une crécelle de bois. Les "omikuji" sont des bandes de papier qui dévoilent un oracle de bonne ou mauvaise fortune.  S'il est bon, l'omikuji devient un talisman à conserver. S'il est fâcheux, la bande lette doit être fixée sur un arbre du sanctuaire afin que les kami conjurent la prédiction.

 

Spectacles divers et Théâtre No.

 

Les sanctuaires sont à la fois des lieux de prière, de recueillement, de fête et de réjouissance, et l'on s'y rassemble en de nombreuses occasions. On y trouve même du théâtre Nô, de la danse, de la lutte Sumo, du tir à l'arc et d'autres activités. Les arrangements floraux si particuliers au Japon sont inspirés par la pensée shintoïste. Les fleurs sont étagées pour marquer les trois plans de l'existence, le ciel, l'homme et la terre. Dans le théâtre Nô, tout est simplifié et raffiné à l'extrême dans l'esprit traditionnel shintô manifesté dans les autres expressions artistiques. Il comporte deux acteurs. Le waki est un faire valoir qui lance l'action puis s'écarte de la scène. Le shite, est l'acteur principal. Il danse et mime tous les rôles en usant de masques pour interpréter les divers personnages. Il peut y avoir quelques assistants et un accompagnement choral. Le genre comporte un répertoire d'environ 250 pièces classées en cinq groupes. Le premier raconte l'origine d'un sanctuaire. Le deuxième présente des guerriers qui sont en enfer.  Le troisième raconte des histoires romantiques avec de la musique, des costumes magnifiques et des danses. Le quatrième évoque des personnages atteints de folie. Et le cinquième groupe met en scène des démons bénéfiques ou maléfiques. Une pièce de chaque groupe est jouée dans cet ordre formel à chaque représentation.

 

Tir à l'arc, courses de chevaux et lutteurs Sumo.

 

Parmi les activités festives pratiquées dans les sanctuaires, on peut citer le tir à l'arc, à pied et même à cheval lorsque c'est possible. Le tir à l'arc (yumi)  s'appelle "Kyūdō". cela signifie la voie de l'arc.  Cette activité implique la vérité,"shin", la vertu, "zen", et la beauté, "bi". Les tireurs doivent mettre en oeuvre l'essence même de ces qualités. Le Sumo est une affaire de professionnels exclusifs qui lui consacrent leurs vies. Aux yeux profanes, il semble simplement que deux colosses peu vêtus cherchent à se pousser hors d'un cercle. Mais le sport est ici presque secondaire. L'aspect rituel est très important. Ainsi les lutteurs commencent-ils par jeter du sel dans l'arène pour la purifier. Ils se balancent ensuite lourdement d'un pied sur l'autre pour écraser de très haut les forces du mal. L'arbitre est vêtu comme un prêtre shintô et il est issu d'une famille particulière. On pratiquait aussi jadis, le "o-furo", ou bain en commun, une forme de rite collectif de communion avec la nature, et l'on organisait parfois des courses de chevaux ou de bateaux.

 

Le mariage Shintô

 

Le mariage à l'occidentale est actuellement très en vogue au Japon, où il apparaît comme chic, exotique, et relativement peu coûteux. Le mariage shintô reste pourtant une célébration classique importante qui consacre l'union des deux époux autant que celle des deux familles. Les parents se rencontrent cérémonieusement avant le mariage et ils échangent des cadeaux. Le marié porte la tenue traditionnelle, noire ou bleue, composée du hakama, large pantalon plissé, et du haori, une tunique longue. La mariée est vêtue d'un magnifique kimono, blanc ou fleuri. Pour la dernière fois, elle a de longues manches. Mariée, elle montrera ses coudes. Elle porte aussi une coiffure particulière, le Tsuno-kakushi, (ou cache-orgueil), qui symbolise sa résolution d'être une bonne épouse et de ne pas se montrer jalouse. Lors du rite coutumier du Sansankudo, les mariés boivent chacun trois gorgées de saké froid  dans trois tasses de laque, car le chiffre 3 est bénéfique, puis ils énoncent leurs voeux et déposent ensemble sur l'autel un tamagushi, un écrit les résumant. La mariée revêt ensuite un superbe kimono de couleur. Un somptueux festin termine la fête.

 

Les autels domestiques

 

Les cérémonies de funérailles shintô sont extrêmement simples. La mort est ici une tragédie car le shintô ne promet rien dans une vie future. Cependant, par son décès même, le défunt devient un ancêtre dont la vénération est l'un des fondements de la famille japonaise. La plupart des maisons ont un kami-dana, une étagère d'esprits (ou d'âmes), sur un mur intérieur de la maison. Après la mise en terre, le nom du défunt est inscrit sur une tablette déposée dans le kami-dana. Il contient habituellement des objets qui ont une signification spirituelle pour cette famille particulière. Il recèle la liste des noms des ancêtres et, souvent, la représentation d'un kami protecteur de cette famille. Les membres font des offrandes régulières de  nourriture et ils boivent aussi en l'honneur du kami ou de leurs ancêtres. En raison de la grande simplicité des funérailles shintô, on pratique souvent les rites funéraires bouddhiques. Le Shintô n'étant théoriquement pas une religion, il coexiste sans problème avec le Bouddhisme et ses rites. La plupart des foyers japonais traditionnels ont donc deux sortes d'autels domestiques à la maison. 

 

Les "kami-dana" shintô sont
des étagères 'esprits (ou d'âmes).

 

Le kamidana doit être orienté face au Sud ou à l'Est à un endroit bien éclairé et gardé extrêmement propre. Il ne doit jamais faire face au Nord ou à l'Ouest. Chaque jour avant le déjeuner, on y fait une offrande de riz, de sel et d'eau dans les petit vases prévus à cet effet. L'eau va au milieu, le sel à droite et le riz à gauche. Les japonais mélangent fréquemment les deux traditions et pratiquent successivement les deux cultes devant le Kamidana shintô et devant le Butsudan bouddhique.

           

Les "Butsudan", petits autels domestiques bouddhiques.

 

Le Bustudan est un petit autel relevant des rites bouddhiques. Il ressemble à une armoire et parfois à un placard que l'on ouvre pour pratiquer le rite. Il contient fondamentalement un écrit sacré, le Dai-mandala. On peut y adjoindre une image ou statuette du Bouddha, la généalogie des ancêtres et de jolies choses pour le décorer.  Chaque jour, on fait y fait l'offrande d'une tasse d'eau fraîche, on y allume une bougie, et on y brûle un peu d'encens. On y célèbre un petit office, dit "Gongyo", le matin et le soir. On le tient propre, on y met des fleurs et on l'informe des évènements familiaux. C'est un moine bouddhiste qui inaugure le Butsudan en pratiquant la cérémonie dite "Ouverture des yeux".



 

 

 

 

CHAPITRE 14

 

 

Le Vaudou

 

 

 

Introduction

 

 

Bien qu'il soit actuellement fort popularisé outre Atlantique, le Vaudou est né en Afrique. Ce très vaste continent est peuplé de nombreuses ethnies souvent mal identifiées par les Occidentaux. Leurs cultures sont variées et et leurs religions sont différentes. Le Vaudou étudié ici est seulement l'une d'entre elles, en laquelle s'enracine le Vaudou Haïtien. Mais il y a beaucoup d'autres traditions dans l'immense et secrète Afrique. Le mot 'vaudou' s'écrit de différentes façons, voodoo, vodou, vodu, voudou, vudun, vaudoun. Il proviendrait du terme "vodun" tiré du langage Fon. Le terme parait être composé de "Vo" qui signifie en Fon "sacrifice", et de "Dù" qui veut dire, "sens ou essence" (dans l’acception spirituelle du terme). Selon B. Segurola et J. Rassinoux, il désignerait la manifestation d’une force incompréhensible. Ce "vodun" mystérieux fait naître un culte fait d’admiration, d’amour et de crainte. Le "Vodù" peut être représenté par une sorte d'idole très improprement appelé "fétiche". En réalité, l'objet, lorsqu'il existe, est seulement la demeure où réside l’esprit, le 'YE'. Le fidèle ne vénère pas la demeure mais cherche à se concilier ce "YE". Les adeptes sont des "Vodusi", des épouses du Vodù. Lorsqu'il est "venu sur leur tête", ils deviennent "Vo-dù". En langue Fon, l’expression se dit "Vodù dé aci", qui signifie "le Vodù a choisi une épouse et l’a chevauchée". La personne élue et possédée manifeste alors la divinité du Vodù. Des érudits vaudous disent que "le Vodu est l’être et le sens du sacré, la signification et l'essence du sacrifice réalisé conformément au rituel".

 

Origines du Vaudou

 

Les origines du Vaudou sont africaines. Il s'enracine dans un territoire qui s'étend du sud et du moyen Bénin et de la région occidentale du Nigéria à celle du bas du Togo, et qui couvre aussi une bonne partie du sud est du Ghana. On y trouve des populations des diverses cultures Yoruba, et des peuples apparentés aux Adja, tels les Fons, les Guins, les Ouatchis ainsi que les Evhés togolais. Toutes ces ethnies, géographiquement et économiquement proches, sont également culturellement reliés par les traditions cultuelles Orisha ou Vodun (Vodou), dont les concepts sont équivalents. Il n'y a cependant pas un Vodun ou Vodou de base, bien caractérisé, qui serait commun à toutes ces peuplades.

 

Nous sommes en Afrique où la créativité est permanente et souvent floue et variable. Chaque communauté d'initiés, chaque groupe d'adeptes, pratique une forme locale de Vodun en révérant des entités ou des forces transcendantes qui s'y manifestent de façon particulière. Originellement, cette religion avait donc de multiples aspects dont la variété a encore été accrue aux Amériques par les déportations massives d'esclaves noirs d'origines diverses et de cultures distinctes.

 

Dans ces territoires africains, quoique les variantes locales soient multiples, la culture Orisha tend encore à perdurer. Les appellations Vodun, Vaudou, ou Orisha désignent des êtres ou des puissances invisibles que les hommes s'efforcent de contrôler pour se les rendre propices. Leur acception la plus courante concerne les éléments ou les grandes forces de la nature, le Ciel, l'Eau, la Foudre, la Terre. On y trouve aussi des ancêtres célèbres ou prestigieux, le plus souvent ceux de lignée royale. En Amérique, ces entités sont appelées "LOA".  Elles ne correspondent pas à notre notion de la divinité, mais sont plutôt assimilables à nos Saints ou à des Génies.

 

Dans la pratique du Vodou, les Africains ne séparent pas nettement le sacré du profane. Les deux caractères sont mêlés dans le déroulement de la vie courante, l'exceptionnel mêlé au quotidien, le bien au mal, le magique à l'ordinaire. Et chaque substance banale est pénétrée par son propre vodoun. Chaque village, chaque famille, même chaque enfant,  peut avoir le sien qui joue le rôle de protecteur particulier. C'est pourquoi les rites et les offrandes ont une grande importance car ils procureraient leur efficacité dans ce monde d'ici-bas.  

 

L'esclavage n'a pas été inventé au 16e siècle avec la vente d'esclaves noirs aux planteurs américains. Dans les guerres antiques, l'esclavage évitait (en partie) le massacre total des vaincus. Le servage, autre forme d'esclavage, a sévi dans le monde entier. Le mot "esclave" rappelle que les populations slaves d'Europe alimentaient les marchés aux esclaves d'Afrique, du Moyen-Orient et du Maghreb (comme celles d'Afrique orientale et subsaharienne).

 

Les prédateurs y vendirent très longtemps leurs captifs, blancs ou noirs. Au 16e siècle, le développement des Amériques créa une filière transatlantique. Des roitelets africains vendirent même souvent leurs propres sujets aux avides marchands européens. Cependant, d'autres hommes imposèrent progressivement au Monde l'abolition tant attendue de l'esclavage. Les hommes blancs ou noirs actuels n'ont pas à répondre de cette situation passée. Ils ont à vaincre l'esclavage économique.

 

Depuis le 7e siècle, les populations slaves d'Europe et celles d'Afrique orientale et subsaharienne alimentaient les marchés aux esclaves du Moyen-Orient et du Maghreb. Au 16e siècle, le développement des territoires créa un énorme marché aux Amériques. Á la demande des planteurs, des marchands européens se procurèrent des esclaves africains, d'abord par des razzias, puis en achetant leurs propres sujets aux roitelets locaux. Les Yoruba de culture vaudou furent alors déportés en nombre.

 

Rassemblés dans les plantations de coton, ils reconstituèrent leurs cultes. Ils établirent des rituels syncrétiques en combinant les diverses pratiques vaudou et en les enrichissant d'apports bantous. Incapables de stopper le commerce des esclaves, les églises chrétiennes tentèrent de les évangéliser pour sauver leurs âmes. Les maîtres imposèrent alors le baptême et le culte chrétien devint une caution morale à l'esclavagisme. Les adeptes du Vaudou masquèrent alors leurs LOA sous des images et des symboles chrétiens. Au 19e siècle, les évangélistes firent enfin cesser la traite négrière et l'esclavage fut aboli. Sous son travestissement, le Vaudou persista.

 

Depuis l'Antiquité, de très nombreux êtres humains ont été asservis et vendus comme des outils vivants sur les marchés aux esclaves. Á l'origine, le mot désignait des païens de race blanche, les captifs slaves que vendaient les Vénitiens. Á travers le Sahara, d'autres esclavagistes arrachaient à l'Afrique quinze millions d'esclaves noirs, castrant tous les mâles. Ces razzias provoquaient d'importants massacres. Au 16e siècle, l'exploitation des Amériques provoqua l'asservissement des Indiens.

 

Sous Charles Quint, la Controverse de Valladolid établit qu'ils avaient une âme et devaient être évangélisés. Le légat du Pape préconisa leur remplacement par des Africains. En deux siècles, le commerce triangulaire, la traite, transféra douze millions d'esclaves noirs vers le continent américain. Cette nouvelle saignée ravagea le continent en détruisant les empires africains. Cependant, sous la pression des évangélistes et des humanistes, avec les risques de révoltes et grâce à la mécanisation, l'anti-esclavagisme progressait. Au delà des polémiques, il faut reconnaître que les nations coloniales imposèrent au Monde l'abolition de l'esclavage, la rendant enfin universelle en 1948.

 

Le Vaudou africain

 

Le Vaudou (ou Vodoun) est une religion africaine traditionnelle. Peu connue en Occident, elle y est souvent qualifiée d’animiste ou d'idolâtre. Cette approche simpliste montre seulement l'ignorance ou l'incompréhension des concepts qui la sous-tendent. Cette conception de l'Univers se fonde sur l'idée de forces naturelles sous-jacentes à l'existence. Leur nature est fondamentalement spirituelle. Elles sont partout et dans tout, et gèrent le Monde. Leur réunion constitue collectivement le démiurge suprême, origine et fin dernière de l'existence. Cette divinité fondamentale ne reçoit cependant aucun culte particulier.

 

Le Vaudou africain originel est bâti sur une cosmogonie hiérarchisée et rationnelle lui donnant les caractères d'une religion structurée. Les entités spirituelles du panthéon sont des intermédiaires entre l'humain et le divin. On peut donc les invoquer spécifiquement pour demander leur intervention ou leur protection. Ces Maîtres des forces naturelles sont plutôt des "Génies de la nature" que des "Dieux", au sens que nous donnons à la personnalisation de l'idée de divinité. On y ajoute les Ancêtres ethniques et familiaux.

 

L'étude des religions du Vaudou est assez déconcertante pour un Occidental, car elles se fondent sur des concepts qui nous sont étrangers. Elles ont des aspects singuliers. Elles font des sacrifices éventuellement sanglants et usent de la possession mystique dans leurs pratiques cultuelles. Ces confréries initiatiques, selon les groupes, s'adresseraient à des esprits diversifiés. On les soupçonne aussi d'user secrètement de sorcellerie et de magie maléfique. Il faut d'abord comprendre qu'avant même d'être une religion, le Vaudou constituerait une approche métaphysique particulière du Monde, basée sur l'Homme.

 

C'est à l'image de ce fondement (microcosmique) que l'Univers (macrocosmique) serait bâti. Or, l'Homme existe à la fois physiologiquement et spirituellement. Le Vaudou transpose donc cette dualité existentielle à l'ensemble du Monde, et il attribue à tout être un double invisible accessible sur le plan spirituel. Ce sont ces entités incorporelles, les Vodouns (ou Loas), qui sont invoquées lors des cérémonies. Elles peuvent "chevaucher l'officiant", en s'incarnant temporairement dans un corps en  transe hypnotique.

 

Dans la conception globale Vaudou, et à l'image de leur concept de l'Humain, toutes les choses et tous les phénomènes naturels ont donc une double nature, à la fois matérielle et spirituelle. Les puissances invisibles correspondantes sont les nombreux génies divins de la nature, appelés voduns, (ou orishas chez les Yorubas). On peut citer Hevieso, maître du ciel et de la Foudre, Sapata, maître de la Terre, Amuia Ata, (Mamy Wata), la mère de l'eau. La position centrale de l'Homme dans cet aspect premier permet aux adeptes d'agir magiquement sur la Nature. Le second concept établit une autre division duale du Monde, en séparant ses aspects masculin et féminin.

 

Ce sont les fameux "Jumeaux" dont on trouve des représentations dans toute l'Afrique. Dans la mythologie vaudou du Togo, Mawu-Lissa, dieu unique et androgyne à l'origine, créa le Monde en brisant sa propre unité. Il sépara en lui les deux principes, Lissa, le masculin, et Mawu, le féminin. Les principaux voduns sont les enfants de ce couple de jumeaux primordiaux. Les jumeaux humains jouissent d'ailleurs d'un prestige assez propice dans la culture Yoruba, mais parfois néfaste ailleurs.

 

Le troisième concept est celui de l'appartenance à un groupe. Les Africains sont socialement plus intégrés à des groupes identitaires que les Occidentaux individualiste. Les fondements des communautés sont la famille, le village, le clan, la confrérie, la tribu et même l'ethnie. Il faut comprendre la famille au sens très large, en y intégrant les parents, la femme, les enfants, les familles des frères et sœurs, celles des oncles et tantes, tous les petits fils et même les familles alliées par mariages aux descendants.

 

On arrive alors au groupe identitaire  du clan qui peut compter plusieurs centaines de personnes. Le BALE, le chef du clan, est très respecté et jouit d'une autorité importante. Il peut y avoir plusieurs clans dans un village et la tribu est formée par l'union des communautés de villages. Les Bales élisent un roi qui s'occupe des affaires de la tribu, occupant cette fonction jusqu'à sa mort. Les familles et les villages choisissent leurs protecteurs voduns. Chaque individu peut aussi choisir le sien. Ainsi naissent des confréries de patronage. Les défunts, rois ou chefs de clan, et les ancêtres illustres, sont béatifiés et deviennent alors des "voduns ancêtres".

 

Avant d'être une religion au sens que nous donnons à ce mot, le Vaudou est une vision du Monde. Nous bâtissons nos propres religions sur la base conceptuelle d'un dieu créateur, origine du Monde et de l'Homme. La religiosité Vaudou s'établit à partir de l'Homme vivant dans l'instant présent. C'est la pulsion de vie, en interaction avec la nature, qui fonde cette spiritualité. Dans l'existence, tous les êtres suivent cette pulsion car ils sont poussés par des forces invisibles qui leur en insufflent le désir. Á chaque instant du Monde, les conditions de la vie sont régies par des forces naturelles et surnaturelles qu'il faut se rendre propices, ou dont il faut se protéger. Le rôle de la religion Vaudou est d'établir une relation entre l'Homme et ces forces invisibles. Elles interagissent continûment avec la vie humaine, favorablement ou dangereusement. Le Vaudou enseigne ce que sont ces êtres, comment entrer en contact, s'en faire aider ou s'en protéger, et trouver des alliés chez les ancêtres qui ont rejoint dans la mort le coté mystérieux et invisible de la vie. C'est la source des rites, des fêtes, des sacrifices, de la mythologie,  des croyances et des cultes Vaudou.

 

Il n'y a pas de culte pour le “Segbo”, l'Esprit Suprême source de la vie. La marche du monde dépend du couple de démiurges, Mawu-Lissa, (Mawu, mâle, et Lissa, femelle). L'Esprit Suprême conduit aussi d'autres esprits qui sont simplement des forces. Chaque homme s’attache à l’un de ces Voduns, par choix personnel, familial ou tribal, ou par initiation en devenant "Vodunsi", (épouse du Vodun). Les Voduns sont les forces de la nature, mer (Xu), terre (Sahpata), tonnerre (Xebioso), fer (Gu), ou des animaux dont le serpent lié à tout ce qui bouge (Dan, Ejo, Dangbé, Aïdo-Hwédo, Oshumaré). Il y a aussi des plantes. Deux Voduns sont essentiels, le Legba, génie protecteur mâle (très), bon pour ses protégés, terrible pour ses ennemis, et le Fa, génie de la divination, consulté pour trouver la solution à tout problème ou décision. Le Bokono jette 18 noix à terre et interprète la figure obtenue. Il faut distinguer le Bokono, Magicien, l’Azeto, sorcier, et l'Azongbeto, guérisseur. On vénère les ancêtres sur de petits autels en fer plantés dans la maison, car ils sont toujours présents et actifs, surtout la nuit. On surveille alors ce qu'on fait et ce qu'on dit.

 

Aspects du culte en Afrique

 

En Afrique, le culte vaudou n'a pas entraîné la construction de grands temples comme la plupart des autres religions. Il ne semble en fait exister aucune vaste structure destinée à accueillir collectivement une assemblée de fidèles. L'espace vaudou qui correspond à un temple est composé de deux parties. Il y a d'une part une cour ou un péristyle accessible au public. C'est là que se déroulent les cérémonies et les sacrifices. S'y ajoute d'autre part une hutte ou un petit édicule sacré dont l'accès est interdit. On y trouve l'autel consacré à la divinité. 

 

Dans le passé, il y avait aussi des lieux et des bosquets sacrés qui ont souvent été profanés ou détruits par les colonisateurs ou les missionnaires, consciemment ou par simple ignorance. Il semble que les autorités actuelles tendraient à réhabiliter les manifestations et sites traditionnels. Elles encourageraient aussi la cohabitation avec les religions implantées, comme le Christianisme et l'Islam. Mais les concepts sous-jacents sont trop différents pour qu'on puisse imaginer une quelconque forme de syncrétisme. Les fidèles intéressés associent simplement des pratiques et les symboles traditionnels aux  rites de la religion nouvelle.

 

Dans la pensée vaudoue, il n'y a pas de séparation entre le sacré et le profane. Le magique et le divin sont indifférenciés et conditionnent la vie quotidienne, la routine et l'exceptionnel, le mal et le bien, l'objet inerte et le vivant. Chaque chose est habitée par son vodoun, mais plusieurs entités analogues peuvent se partager le même. Ainsi Mamy Wata (mamy water, la mère de l'eau) est tout aussi présente dans l'océan, dans une rivière ou dans une bouteille d'eau minérale. On peut donc facilement l'honorer à domicile. Mais chaque rivière ou chaque ruisseau peut également posséder son propre vodoun, associé à un lieu consacré. Chaque forêt aura son vodoun et chaque arbre isolé pourra devenir sacré. Certains objets, vases, colliers, paquets, poupées, ficelles, pourront acquérir une fonction spécifique dans un groupe, une famille, ou devenir un gri-gri protecteur pour un individu particulier. De simples pierres à l'entrée des demeures deviendront éventuellement vodoun, car investies par l'esprit d'un ancêtre. Dans le passé, on enterrait les défunts sous le sol des huttes et ils recevaient une part des libations familiales par un tube aboutissant à leur bouche.

 

Associés aux consultations divinatoires, des rites traditionnels balisent la vie des fidèles de la naissance à la mort. La femme enceinte doit suivre un régime alimentaire précis. Après la naissance, elle reste enfermée une semaine. Puis, à la sortie, le père donne le nom à l'enfant et formules des souhaits de vie (videton). Le garçon amoureux achète son droit de rencontre avec de l'alcool. Avant les fiançailles, on consulte l'oracle mais il faut montrer sa capacité à faire vivre un foyer. Le mariage est conclu par une cérémonie suivie du constat de la virginité de la dame. La polygamie est admise mais la première épouse, yawo, conserve la primauté. Lors d'un décès, le corps du défunt est lavé, vêtu, et honoré. Il est enterré dès la première nuit, dans le sol de sa case. Les funérailles auront lieu plus tard quand tout le monde sera là, avec une veillée, des chants, et l'offrande de nourriture. La liturgie ordinaire comporte des fêtes, des prières, et des sacrifices. Un calendrier lunaire détermine les dates des cérémonies et marchés. Les fêtes varient selon les voduns. Les sacrifices  (vosisa) concernent des animaux (poulets ou chèvres) et des libations d'huile ou d'alcool.

 

Quoiqu'il perde actuellement une part de son influence dans la société africaine, le culte vaudou y occupe encore une place importante. Il est soutenu par une structure complexe et organisée fondée sur une hiérarchie formée dans des sortes d'écoles ou de couvents nommés "huxwé". Ces lieux fermés (où l'on entrait très jeune) sont encore assez nombreux. On y conserve les traditions ésotériques et le rituel initiatique communs.  Depuis 1970, ces couvents sont surveillés par les pouvoirs publics et les organisations de protection de l'enfance (ONGS), ce qui ne signifie pas que le pouvoir des prêtres vaudou a disparu.

 

La culture africaine cache plus qu'elle ne révèle", explique Patrick Nguema Ndong, éditorialiste sur Radio Africa N°1. Le secret, c'est le "hunxo". Il est central dans le Vaudou car il conforte la connaissance, le pouvoir et la peur. On trouve donc dans le monde vaudou un aspect visible, public, accessible aux touristes occidentaux, et un aspect invisible, caché, connu des seuls initiés. Il est assez facile d'exposer le déroulement des cérémonies collectives publiques et d'en commenter les pratiques, mais il est extrêmement difficile d'accéder aux rituels secrets.

 

Les aspects visibles du culte comprennent des pratiques privées et des fêtes collectives. Les fêtes sont organisées en l'honneur des divinités, sur les lieux réservés. Elles rassemblent de nombreux participants dont des prêtres, des adeptes, des fidèles et des gens qui ne sont que curieux. Une partie des cérémonies reste secrète. Elle est accomplie par les prêtres dans la partie interdite des lieux. Dans le péristyle accessible au public, les participants assistent aux danses rituelles des adeptes des diverses divinités et écoutent leurs chants. C'est là qu'ont lieu les sanglants sacrifices d'animaux, petits et grands,  égorgés et dont le sang est ensuite déversé sur l'autel.

 

Dans le passé, c'était parfois du sang humain qui était ainsi répandu (pratique abandonnée à la fin du 19e siècle). Pour les sacrificateurs vaudou, le sang est un fluide magique dont la nature relie le visible et l'invisible, et dont la qualité amène le divin à écouter la demande humaine. L'offrande de sang aurait donc un effet médiateur favorisant l'efficacité de la démarche engagée auprès de la divinité. Cette acception, commune à bien des religions antiques, semble hélas persister dans l'inconscient collectif.

 

Jusqu'au niveau des sacrifices sanglants, les rites vaudou ressemblent à ceux d'autres religions traditionnelles. Mais un phénomène nouveau apparaît alors, la transe, qui manifeste la venue de l'esprit de la divinité en cause, le YE, sur  la tête de la personne qu'il va posséder, le Vodusi (ou épouse du Vodù), qu'il choisit et chevauche, paraît-il, à la façon d'un cheval. La possession du Vodusi par le YE peut concerner un adepte préparé à cette situation qui se déroule alors d'une façon attendue et codifiée.

 

Elle peut aussi affecter un Vodusi spontané, qui la subit sans préparation. L'état de transe ressemble à une crise d'épilepsie. Le sujet perd conscience. Il est agité de tremblements et de spasmes, fait les yeux blancs et parfois bave. S'il est debout, il peut tomber, mais les adeptes veillent et le soutiennent, ou le contiennent, afin d'éviter toute blessure. L'accès se termine généralement par des cris ou des flots de paroles suivis d'un retour au calme. Les adeptes s'agenouillent et chantent la gloire du YE qui vient de se manifester en faisant descendre son pouvoir. Le prêtre touche de sa clochette le front sacré de l'élu. Son visage est caché puis on l'emmène vers un lieu d'initiation.

 

La descente inopinée du YE peut être dramatique car le Vodusi qui a reçu l'Acé est définitivement coupé de tous ses engagements civils antérieurs. Au "huxwé" (le couvent vaudou), le nouvel élu entre dans un noviciat initiatique qui transforme sa personnalité. Il est soumis à une discipline sévère avec des interdits comportementaux, y compris sexuels. Il doit utiliser un langage particulier, (sorte du verlan du dialecte local). Il subit des scarifications sur le corps et participe à des rituels rigoureux. Il apprend à mettre en oeuvre les savoirs occultes réservés aux adeptes, tels les vertus des sucs végétaux et des sécrétions et venins animaux, la composition des médicaments et des poisons, le traitement des maladies, etc..

 

Personne n'en sait plus sur ce qui se passe en ces lieux, magie blanche ou noire, et même sorcellerie. Aucun initié n'en parle. Le secret, le "hunxo", reste absolument gardé. Il est indispensable au pouvoir du Vaudou qui se fonde, comme dans d'autres religions, sur la notion du sacré, des connaissances spécifiques mystérieuses et la peur de l'inconnu et de la mort. La formation achevée, un rite de passage (AXWÃWLI) introduit enfin le novice dans la confrérie.


Introduction du Vaudou en Amérique

 

En 1492, Christophe Colomb découvrit l'Amérique, et il crut jusqu'à sa mort, être arrivé aux Indes en ayant fait le tour du Monde. Il aurait débarqué dans une petite île des Bahamas, (San Salvador). Plus tard, il découvrit le continent au niveau du Vénézuéla. La mise en valeur commença donc dans les îles du Golfe du Mexique, Hispaniola (Haïti/Saint Domingue), et les Antilles. Puis, l'Espagne et le Portugal s'engagèrent vers le Centre et le Sud. La France et l'Angleterre se disputèrent âprement la cote Est et le Canada. Les Français maîtrisèrent alors un véritable empire, du Canada à la Nouvelle Orléans, puis divers traités délimitèrent les zones d'influence.

 

Au 17e siècle, la France possédait encore Haïti et la "Nouvelle France", la "Grande Louisiane", un immense territoire de deux millions de km2, quatre fois notre France actuelle. Il  s’étendait de l'embouchure du Mississipi jusqu’aux Montagnes Rocheuses. Cette "Nouvelle France" comprenait au moins les territoires de nombreux États USA actuels, comme le Montana, les Dakota du Nord et du Sud, l'ouest du Minnesota, le Kansas, le Wyoming, l'Iowa, le Colorado, le Nebraska, le Missouri, l'Oklahoma, l'Arkansas et l'actuelle Louisiane), mais cependant sans le Texas.

 

Au 16e siècle, tant en Amérique du Nord que du Sud, les colons commencèrent à planter le coton, l'indigo, et la très précieuse canne à sucre, toutes cultures nécessitant une abondante main d'oeuvre. Les populations locales faiblissant, les planteurs recherchèrent des ouvriers plus robustes. En Afrique, autour du Bénin, la guerre sévissait et les rois guerriers locaux disposaient de nombreux ennemis captifs qu'ils voulaient vendre contre des armes. Disposant de vendeurs et d'acheteurs, des négociants avides organisèrent alors "le commerce triangulaire" qui transportait alternativement des hommes et des marchandises.

 

Les captifs Yoruba et Fon furent réduits en esclavage et déportés en grand nombre dans des conditions abominables. Totalement démunis, ils n'espéraient qu'en leurs dieux. Abandonnés par ceux-ci, les esclaves recréèrent alors un Vaudou nouveau, syncrétique. Malgré les mélanges ethniques et les différences cultuelles, en dépit de leurs insuffisances dogmatiques et de l'obligation du catholicisme, ils imaginèrent un parler commun,  le créole, et adoptèrent cette religion commune, le Vaudou d'Haïti et de Cuba. Il en fut de même à Bahia, au Brésil et dans les Caraïbes, avec le Candomblé ou le Macumba.

 

Les premiers esclaves furent utilisés dans les colonies anglaises, mais les Français en employèrent aussi beaucoup, d'abord à la Dominique et à Haïti, (les Indes Occidentales), puis en Louisiane.  Le triste sort des noirs mettait Louis XIV mal à l'aise. Il s'opposait à la traite et fit rédiger le "Code Noir" pour améliorer leur situation. Les églises aussi tentèrent vainement de stopper leur commerce, puis décidèrent de les évangéliser pour sauver au moins leurs âmes. Le culte chrétien fut alors imposé et devint une caution morale à l'esclavagisme.

 

C'est dans les Îles des "Indes" que fut recréé le Vaudou Haïtien. Les esclaves y jouissaient d'une certaine autonomie et vivaient regroupés à l'écart des maîtres. Ce communautarisme favorisa l'apparition des assemblées vaudou, et le nouveau culte des Esprits se répandit rapidement d'Haïti jusqu'au Brésil. L'obligation du baptême ne chassa pas les LOA, vite masqués sous les images chrétiennes. Mais en Louisiane, pour retarder l'expansion du Vaudou, les planteurs ne réunissaient pas leurs esclaves, interdisant d'en importer provenant des Îles. Cette attitude persista jusqu'à la cession aux Américains et la révolte d'Haïti. Les esclaves des "Indes" affluèrent, amenant le Vaudou.

 

Le Vaudou d’Haïti et de Louisiane

 

Les révoltes éclatèrent dans les possessions d'Amérique après la Révolution de 1789 parce que la Convention tardait à y proclamer l'abolition de l'esclavage. Á la Dominique, le pouvoir tomba dans les mains d'un révolté noir, Toussaint Louverture, qui proclama, en 1801, une constitution originale et très intéressante. Abolissant toute distinction entre blancs et noirs, elle donnait une grande autonomie à l'île qui s'affirmait cependant française. L'article 6 de son Titre III faisait du Catholicisme le seul culte autorisé, bannissant le Vaudou.

 

C'est alors que les adeptes gagnèrent la Nouvelle Orléans, en Louisiane, avec les maîtres blancs apeurés. Bonaparte rejeta la sécession. Il fit rétablir l'esclavage dans les colonies d'Amérique et envoya une expédition pour reconquérir la Guadeloupe puis la Dominique. Capturé, Toussaint mourut en France. Il fut finalement remplacé par Jean-Jacques Dessalines, un chef intraitable qui fit massacrer les blancs et vainquit les troupes françaises. Il fit de l'île, la première république noire libre et lui donna le nom d'Haïti, et s'en proclama empereur absolu sous le nom de Jacques 1er. Sa constitution de 1805 y abolissait définitivement l'esclavage et rétablissait une liberté assez relative pour le culte vaudou. 

 

Au début du 19e siècle, on trouvait dans toutes ces îles et territoires, un Vaudou très particulier qui accentua encore son caractère avec le temps. Depuis l'édiction du Code Noir en 1685, l'évangélisation catholique, le baptême et la messe dominicale étaient imposés aux esclaves, et le Vaudou leur était interdit. Ces obligations religieuses ont marqué leurs comportements cultuels de plusieurs façons. L'aspect le plus évident est l'appropriation d'une partie de l'iconographie chrétienne. Associés aux "vévés", on trouve des croix, des statues de saints et d'autres symboles  dans les sanctuaires vaudou d'Amérique.

 

En réalité, ils masqueraient les "LOAS" vaudou sous des apparences acceptables aux yeux des maîtres. Par exemple et parmi les déités traditionnelles, Saint Pierre pourrait représenter Legba, Saint Jacques serait Ogou, la Vierge figurerait Erzulie, et Saint Côme et Saint Damien symboliseraient les Marassa, les deux jumeaux. En réalité, c'est beaucoup plus compliqué que cela. La symbolique est plus subtile et beaucoup d'images ont été utilisées tant pour les déités amenées d'Afrique que pour les esprits issus du continent américain. Il y a aussi des évolutions conceptuelles importantes, un Vaudou rouge et un Vaudou blanc.

 

En principe, les cérémonies vaudous commencent ici par l'invocation du Grand-Maître divin. En Afrique, cet esprit suprême ne reçoit aucun culte. Il est un Vodun ou un Orisha comme ceux qu'il conduit. Il procéderait en fait des forces naturelles dont il personnifierait la somme. En Amérique, c'est le Grand Dieu chrétien qui est appelé. C'est lui qui régit les LOAS de la nature qu'il peut mettre au service des hommes. Il y a donc là un renversement majeur des concepts déterminant l'essence de la divinité souveraine. Mais, quoique l'Afrique soit devenue un peu mythique et inaccessible, ses traditions mystiques ont été sauvegardées. Certains LOAS d'Haïti sont donc des Voduns issus du polythéisme Fon et Yorouba du Bénin ou du Dahomey. Il faut y ajouter des déités "Zémès" héritées des Amérindiens (Arawaks). Enfin, de nouveaux et nombreux LOAS sont indigènes (ou créoles). Ils sont nés dans le nouveau milieu ou de nouveaux ancêtres. Les LOAS de tradition africaine ont un caractère assez bénéfique. Ils relèvent du culte "Rada". Les nouveaux LOAS nés de l’esclavage reçoivent un culte différent dit "Petro", et sont d'une nature plus équivoque. Il y a aussi d'autres familles d'esprits d'un genre plus sombre, tels les GHEDES et EXU)

 

Le rite Rada perpétue la tradition africaine et l'aspect positif du culte dont il constitue la base. Son panthéon rassemble les plus puissants LOAS. On y trouve Damballah Wédo, génie du Ciel, du Soleil, de la Terre et de la fécondité. Maître des eaux, ses symboles sont la couleuvre et l'oeuf. Sa forme féminine (son épouse) est Aïda Wédo. Alliés dans l'arc en ciel, ils procurent bonheur et richesse. Papa Legba est le gardien des chemins. Il ouvre les portes, y compris celles du monde spirituel. Il est aussi le génie (mâle) de la fécondité et du destin.

 

Son épouse est Aïzan, protectrice des marchés. Sa vertu est la pureté. Elle accorde la puissance à ses protégés et confère la connaissance et le don de guérison aux houngans, les prêtres.  Erzulie-Freda est la grande divinité de la beauté et de l'amour, symbolisée par la Vierge Marie. Ses protégés doivent l'épouser. Agoué, époux d'Erzulie, est le génie de la mer et protège les marins. Il y a aussi Ogou-Ferraille, patron des forgerons et génie de la guerre. Loko-Atisou, l'esprit de la végétation est guérisseur. Zaka protège les cultivateurs. Sogbo maîtrise la foudre. Badère conduit le vent. On y ajoute le Baron-Samedi, avec un statut particulier. Et il y a beaucoup d'autres LOAS rada.

 

Le Baron-Samedi (Baron-la-croix, Baron-Cimetière) est un LOA fort important. Il commande aux Guédés fossoyeurs, les génies de la mort et du redevenir, et la Grande Brigitte (Grann Brigitte) est son épouse. Portant habit noir, haut de forme et bâton, il fume le cigare. Ses célébrations ont souvent lieu dans les cimetières, et son attribut symbolique est la croix. Le Baron appartient à la fois aux cultes Rada et Petro (comme Sogou, Agoué et Loko). Les doublons négatifs des LOAS RADA ambivalents ont un attribut distinctif dans le culte Petro.

 

Celui-ci rassemble les LOAS haïtiens et ceux venus du Congo. On peut citer Don Pedro, fondateur du rite, Ti Jean Petro, son fils, Petro-yeux-rouges, le sorcier, Marinét-Bras-Séché, sa maîtresse, Maître Grand-Bois, génie des plantes, Maloulou, maître du Feu, les Taureaux, brutaux, Baron-Piquant, un Kita néfaste, Brisé, guédé, Krabinay, violent, Zombi, guédé de la chance, Makandal et Dessalines, esprits ancestraux liés à l'insurrection haïtienne. Les loas congolais sont Kita, sorcier togolais, Bumba, guédé, Bakoulou Baka, terrible, Mèt-Pamba, démon, Zandor, congolais, Mondong-Moussai, tueur de chiens, Wangol, angolais, Siniga, sénégalais, Ossange, Simbi, etc.. Tous ces LOAS négatifs peuvent aussi adopter et posséder les fidèles de leur choix.

 

Les Rites du Vaudou Haïtien

 

Toutes les cérémonies commencent par l'invocation
"Papa Legba, ouvre la barrière
Afin que je passe !"

 

Quoique sa doctrine demeure complexe et floue, le Vaudou est donc une religion avec des prêtres, "houngan" ou des prêtresses "mambo". Elle comporte de nombreuses cérémonies ainsi que des prières et des libations. Le rituel est extrêmement diversifié ce qui en rend la description fort difficile, et l'on ne peut évoquer que les rites les plus courants. Le "boule-zen", est un rite polyvalent utilisé lors des initiations, des funérailles, et des services importants. Il s'articule autour d'une action remarquable impliquant un baptême (purification) par le feu. Des marmites culinaires enduites d'huile sont enflammées. On fait ensuite rapidement passer les objets rituels sacrés à travers ces flammes.

 

Le "retrait de l'eau" est autre rite polyvalent associé aux funérailles. Des vases sacrés, les "govi", sont destinés à recueillir les esprits des morts. Ceux-ci sont momentanément réfugiés dans l'océan (symbolisé localement par un récipient plein d'eau et dissimulé sur lequel l'officiant, houngan ou mambo, dessine un vévé). Il invoque longuement les LOAS et demande à chaque âme concernée de quitter l'eau pour entrer dans le govi afin de communiquer avec sa famille. Le rite entraîne souvent des manifestations psychiques associées au spiritisme.

 

L'initiation, kanzo, à la fois mort et résurrection, doit permettre aux les candidats de supporter les transes et la descente du LOA. Complexe, elle dure des mois et comporte plusieurs degrés successifs qu'on ne peut détailler ici. Une initiation encore plus poussée précède la consécration des prêtres, houngans ou mambos,  qui sont intronisés dans le houmfort, le lieu de culte qui leur est confié. Les prêtres y reçoivent alors leur collier rituel, le houngé-vé. Les changements hiérarchiques sont marqués par le "haussement", une triple élévation du houngan assis dans un fauteuil. 

 

Aujourd'hui, l'inauguration d'un houmfort, (sanctuaire), est devenue rare. Elle demeure l'occasion d'une cérémonie importante très ritualisée. Dans le sanctuaire décoré, la Mambo donne le départ au son des clochettes et tambours rituels. Elle invoque le Grand Maître et les principaux LOAS puis procède à une aspersion d'eau vers les points cardinaux.  Elle trace ensuite le Vévé de Legba et l'asperge de rhum avant de sacrifier plusieurs petits animaux, un poulet bigarré (zinga) à Papa Legba, un pigeon blanc à Aïzan, un autre aux Jumeaux, un coq gris à Loko. La cérémonie contient aussi un simulacre de combat avec le "la-place", le sabreur du loa Ogou, à qui est sacrifié un coq rouge. 

 

La cérémonie traditionnelle constitue le fondement du rite vaudou. Elle est pratiquée dans le Hounfor, le temple vaudou, sous la conduite du Houngan, le prêtre, ou de la Mambo, la prêtresse, mais elle peut l'être à l'extérieur. Les initiés jouent divers rôles, musiciens, danseurs, sacrificateur, spectateurs. Rappelons que ce temple comporte au moins deux espaces, un péristyle en terre battue, accessible à tous, et une chambre sacrée (bagui ou sobagui) qui est le sanctuaire véritable et contient l'autel. Le péristyle est décoré de drapeaux et comporte une colonne centrale rouge et bleue. Ce poteau-mitan symbolise le chemin de la descente des esprits.

 

La cérémonie comporte deux phases. Elle commence par l'appel des LOAS. L'espace de culte est sacralisé par un jeté d'eau (jétédlo), puis les offrandes sont rassemblées au pied du poteau-mitan, et on dessine les vévé des divinités concernées. On dispose ensuite les objets sacrés rituels aux points cardinaux et sur le poteau. Les fidèles engagent alors les danses rituelles auX battements des tambours qui sont des éléments rituels importants. Leur son obsédant établit le contact entre les deux mondes. La cérémonie rada use de trois tambours allant de 50 cm à 1 mètre. Il n'y a que deux tambours plus petits dans le rite petro.

La seconde phase de la cérémonie comporte un sacrifice. Il peut s'agir d'offrandes rituelles de boissons, de liqueurs ou d'aliments appréciés par les LOAS que l'on honore. Il existe un inventaire précis de leurs goûts comme des couleurs qu'ils préfèrent. Ces offrandes sont les "mangers secs". Les cérémonies plus importantes appellent un sacrifice sanglant, (mais cela n'est pas particulier au vaudou). Un animal est préparé, nourri, décoré, parfois parfumé. Ce peut être un volatile, poule ou pigeon, ou une chèvre, un mouton, voire un chien. Puis les tambours battent avec frénésie pendant que le sacrificateur l'égorge en répandant le sang sur le sol de terre battue.

Le cadavre est ensuite offert aux quatre points cardinaux. Les initiés mouillent de sang leurs mains puis, avec des chants et des danses, ils appellent la descente des LOAS. Il arrive alors souvent que l'un des initiés pris de transe se mette à danses frénétiquement et d'une façon spécifique à l'esprit qui descend sur lui. La transe devient spectaculaire lorsque le LOA entre dans ce corps. On dit que la personne est chevauchée. Elle perd conscience et doit être assistée pour ne pas tomber ni se blesser. Ici comme en Afrique, un lien définitif a été créé entre le LOA et son élu, et il subsistera la vie entière.

Comme toutes les religions, le vaudou comporte des rites funéraires. Le plus important,  le "desounen" est réservé aux personnalités. Il rompt le lien mystique créé par l'initiation entre le défunt et son LOA protecteur. Le "kase-kanari" est plus ordinaire. Cet adieu définitif au mort est symbolisé par le bris collectif d'une jarre remplie d'aliments sacrés. Ses débris sont enterrés et l'on trace un vévé dessus. Dans le vaudou, les défunts connaissent une forme de survie et peuvent devenir des génies protecteurs ou maléfiques. On les craint donc, et l'on fait, chaque année, des offrandes propitiatoires aux morts, le "manje-lémo" (le manger des morts). Ces largesses se terminent par un banquet accompagné de chants et de danses.

 

En fait, le désir d'élévation spirituelle du fidèle est contenu dans une unique séquence liturgique continue bornée par deux rites, l'initiatique et le funéraire. Une catégorie particulière de LOAS  est en charge des problèmes liés à la mort. Ce sont les GUÉDÉS dont le chef est Baron-Samedi. Ils détiennent à la fois les lois de la putréfaction et celles du renouveau. Ce sont des fossoyeurs mais aussi des purificateurs. C'est pourquoi leur croix de mort symbolique porte des signes de la vie.

 

Aspects complémentaires

 

La danse, la musique et les chants jouent un rôle essentiel dans les cérémonies. La danse sacrée (danse-loa) attirerait l'attention des LOAS. Son action est soutenue par des chants traditionnels d'origine africaine. Ils ont été portés par la mémoire des anciens esclaves, et beaucoup d'entre eux sont incomplets. Ce qui en reste est donc répété en forme de litanie par les choeurs officiants. Les tambours sacrés sont les instruments symboliques du culte vaudou. Ils sont souvent considérés comme étant la voix des esprits ou celle qui leur parle car leur battement diffère selon le LOA invoqué.

 

Leur rôle est tellement important qu'ils ont une identité. Le plus grand des tambours Rada s'appelle manman, ou hounto, le second est hountoti, le plus petit est boula ou kata. Le plus grand tambour Petro se nomme aussi manman ou gros baka, et le plus petit est pitit ou ti-baka. Les rituels utilisent un autre instrument important, l'ogan, une petite cloche qui règle le rythme général de la musique, des chants et des danses. En Afrique, elle est utilisée pour déclencher la transe des initiés. Les rythmes du vaudou auraient inspiré la musique d'Haïti. Ses chants sacrés constitueraient la source du blues de la Nouvelle Orléans

 

La réputation magique du Vaudou inquiète et fascine à la fois. Ses prêtres ont une connaissance approfondie de la pharmacopée naturelle et disposent de substances pouvant êtres des remèdes ou des poisons. En général, le Houngan cherche à harmoniser les diverses formes de vie. Dans cet aspect, il est un thérapeute qui soigne les corps et les âmes avec ses moyens propres. La nature des soins proposés peut surprendre mais l'intention n'est pas de nuire. Il joue aussi un rôle de prévention en proposant des talismans (gri-gri) souvent associés à des prières. Il met simultanément en oeuvre la chimie et la magie blanche en travaillant sur les deux plans de la nature.

 

Dans un même soin, il combine des médicaments reconnus avec des éléments évocateurs des LOAS dont il sollicite l'assistance. On peut être surpris de trouver un clou de fer ou une vertèbre de couleuvre dans le sachet d'un gri-gri. Cela signifie probablement que le Houngan demande à Ogou ou à Dambalah Aïda d'appuyer son intention.  Nous savons que la vie terrestre de chaque fidèle vaudou est placée sous le patronage de plusieurs LOAS communautaires ou personnels. Les soins médicaux et le gri-gri protecteur doivent donc être soigneusement personnalisés par le savoir du Houngan.

 

Le Vaudou utilise fréquemment les services des devins qui s'aident de curieux moyens de divination dont l'un est une boule prolongée par deux cordons portant chacune huit coques de noix. Le devin les abat sur un plateau et la position ouverte ou fermée des coques établit l'oracle. Le vaudou compte aussi des sorciers, les "Bokor", qui ont beaucoup fait pour sa mauvaise réputation. Cédant à la vénalité, ces prêtres utilisent les LOAS PETRO pour pratiquer la magie noire.

 

On achète leurs services pour nuire à autrui. Ils fourniraient des produits toxiques comme l'arsenic ou le calomel et des extraits vénéneux végétaux et animaux, voire des poisons mortels. On les soupçonne de pratiquer des envoûtements sur les "dagides", des poupées magiquement liées à leur victime. Elles sont percées d'aiguilles pour projeter des souffrances. Nos sorciers européens connaissaient déjà cela. Le Bokor transformerait des personnes en loup-garous ou en morts-vivants, (zombis). Le Bokor utiliserait une drogue provoquant une léthargie profonde. Il réveillerait ensuite la personne enterrée avec un contre poison. Le zombi décérébré deviendrait son esclave. La "magie d'expédition", enverrait des esprits défunts pour détruire les gens. C'est la face secrète et sombre du Vaudou.



Jacques Henri Prévost

 

 

INCARNATUS

Tome 1 -  Lentement vers la Lumière

 (Aux sources de l'ésotérisme occidental)

 

Tome 2 -  Bien nombreux les chemins.
 (Mythes traditionnels et exotiques)

 

Tome 3 -  Et chaque amour, enfin

(Vers une spiritualité contemporaine)

 

 

Du même auteur

 

Le Ciel, la Vie, le Feu
Le Pèlerin d’éternité

L’Univers et le Zoran

L’Argile et l’Âme

Prolo Sapiens

Lentement vers la Lumière

Bien nombreux les Chemins

Et chaque Amour enfin

Recueil de cuisine végétarienne
Mon cancer et Moi
Le sourire malicieux de l’Univers

 

 

 

© Jacques Prévost – Cambrai – France



 




 

Bien nombreux les Chemins

Incarnatus – Tome 2

(Mythes traditionnels et exotiques)


Comme les mythes antiques, les contes et légendes populaires peuvent avoir un aspect initiatique pour l’observateur éclairé. Les écoles de mystère font prendre conscience de la présence de l’homme originel endormi au fond du cœur. Parfois cependant, une émotion l’éveille, permettant d’entendre un instant sa voix. La poésie et la musique portent directement la parole de cet être mystérieux et secret, mais d’autres chemins mènent à lui. Les enseignements ésotériques nous révèlent sa présence et sa nature et dévoilent progressivement aux initiés le sens des mythes et des antiques traditions, ce que signifient les fables et les légendes venues vers nous du fond des âges. Beaucoup des histoires et des contes traditionnels contiennent une même révélation adaptée au lieu du récit, à la civilisation du moment, ou à la qualité de l’auditeur.

Dans ce Tome 2
Mille chemins sur la montagne
Réminiscence et réincarnation selon Platon
Le Mythe de l’Arche de Noé
Le Mythe de la Quête du Graal
La Bagavad Gita dans l’Indouisme
 të King en Chine
Le Cao Dai indochinois

Le Shintô Les derviches tourneurs Soufi
Zoroastre et les Pârsis.
Contes persans et soufi

Le Bardo Thodol tibétain
Le Tao japonais
Le Jaïnisme

Le Vaudou