Jacques Henri Prévost

 

 

 

 

14 Lais Bretons


de Marie de France

 

 

En Anglo-normand avec la traduction française

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

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© - Jacques Henri Prévost- Cambrai (France)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

14 Lais bretons

 

  De Marie de France

 

 

 

 

Jacques Henri Prévost

 

 

 

 

 

 

 

 

14 LAIS BRETONS

DE MARIE DE FRANCE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                       

NOTICE

SUR LA VIE ET LES ÉCRITS

DE MARIE DE FRANCE

(Proposée de Mr B. de Roquefor)t

 

Cette femme, la première de son sexe qui ait fait des vers français, ou la première du moins dont il nous en soit parvenu, peut être regardée comme la Sapho de son siècle. Il est à regretter que, dans aucun de ses nombreux ouvrages, elle ne nous ait rien appris sur sa vie. Cependant elle occupe un rang distingué parmi les poètes anglo-normands, dans les écrits desquels on devoit espérer de trouver quelques renseignements sur ce qui la concerne; tous, à l'exception de Denys Pyramus, qui en dit peu de chose, ont gardé un profond silence sur cette femme fort supérieure à son siècle par ses lumières, par ses sentiments et par le courage qu'elle eut de dire la vérité à des oreilles mal disposées ou peu accoutumées à l'entendre.

Marie naquit en France : sort surnom l'indique; mais elle a laissé ignorer dans quelle province elle avait reçu le jour, et les raisons qui l'avoient dé­terminée à passer en Angleterre où il paraît qu'elle résidait dès le commen­cement du XIIIe siècle ; il y a tout lieu de croire que Marie é toit née dans la Normandie. Philippe-Auguste se rendit maître de cette province en 1204, et nombre de familles normandes, soit par motifs de parenté avec des fa­milles établies en Angleterre , soit pour y former de nouvelles entreprises , soit enfin par attachement au gouvernement anglais, allèrent s'établir dans la Grande-Bretagne. Il est à présumer que les mêmes raisons avoient enga­gé Marie à se retirer dans ce royaume, où elle suivit sans doute ses parents. Si cette opinion n'était pas adoptée, il serait impossible de fixer dans quelle autre province de la France, sous la domination des Anglais, on pourrait placer le lieu de la naissance de cette femme célèbre, parce que son langage ne ressemble ni au gascon, ni au poitevin, ni au provençal, ni à aucun des jargons usités dans le midi de la France.

Il paraît au contraire que la langue de la Basse-Bretagne lui était très-fa­milière, sans qu'on en puisse conclure cependant qu'elle fût née dans cette province. A l'époque dont nous parlons, le duc de Bretagne possédait le comté de Richemont en Angleterre; plusieurs de ses sujets armoricains auxquels il avait concédé des fiefs de chevalier dans ce comté, s'y étaient établis, et Marie pourrait avoir appartenu à l'une de ces familles; elle était d'ailleurs très-versée dans la littérature bretonne, et j'aurai l'occasion de faire remarquer qu'elle a emprunté les sujets qu'elle a traités aux écrivains de la Basse-Bretagne.''

Il est possible aussi que ce soit en Angleterre que Marie ait acquis ses connaissances dans les langues armoricaine et anglaise. Elle était égale­ment versée dans la littérature latine, et sentait quels avantages elle pour­rait retirer de cette littérature appliquée aux autres langues. C'est sans doute ce qui lui avait donné cette vivacité, cette finesse de tact et de discer­nement, ce style élevé et soutenu que l'on remarque dans ses ouvrages. Ma­rie prévient qu'elle employa plusieurs années pour y parvenir : et les branches des familles d'Auray, du Boterel, de Chasteaubriant, de Guyon, de Maillé, de Montbourcher, de Montgommery, de Rohan , de Tintiniac, etc.. On y remarque aussi une branche de la famille des Montmorency; c'est peut-être la souche des Montmorency Morès établie en Irlande. Ce­pendant, quel que soit le but qu'elle s'est proposé, ses écrits ne jettent au­cune clarté sur sa vie privée, sur le nom et sur le rang de sa famille.

On ignore pour quelle raison Marie a parlé aussi peu de sa personne : on ne peut croire qu'en se nommant dans plusieurs de ses poésies, elle ait vou­lu transmettre son nom à la postérité; en effet, si telle eût été sa pensée, elle serait entrée dans de plus grands détails : il faut en conclure que son but était uniquement d'empêcher que ses productions ne fussent attribuées à d'autres, et de recueillir, de son vivant, la portion d'éloges qui lui était due, et qu'elle méritait à juste titre.

Dans les écrits de Marie, comme dans les écrits des poètes ses contempo­rains , on découvre des expressions vagues qui découragent le biographe jaloux de s'instruire, qui le contraignent à entrer dans de longues ou de pé­nibles discussions, dont le résultat conduit à des conjectures judicieuses en apparence; mais qui souvent manquent de fondement; en sorte que le si­lence de cette femme est cause que l'on ne peut connaître la plupart des noms des personnes illustres à qui elle avait dédié ses ouvrages, ou à la re­commandation desquelles elle les avait entrepris. Néanmoins, en traitant des écrits de cet auteur, je ferai mes efforts pour découvrir quels peuvent avoir été ses protecteurs.

Les premières productions de Marie de France sont une collection de Lais en vers français, qui renferme plusieurs histoires ou aventures galantes ar­rivées à de vaillants chevaliers. Ces Lais, composés suivant l'usage du temps, sont généralement remarquables par le récit de quelques singulières catastrophes. Quelques-uns seulement existent dans les manuscrits de la Bibliothèque royale; mais la plus grande partie se trouve dans le Museum Britannicum. Ils font connaître l'étendue et en même temps le genre de la plupart des anciens essais de poésies anglo-normandes, qui nous ont été transmis par les Anglais.

Les romans de chevalerie des anciens Gallois et des Bas - Bretons semblent avoir fourni à Marie les différents sujets de ses Lais. Il paraît encore que les productions de ces peuples furent l'objet continuel dé ses lectures avant qu'elle n'écrivît ses poésies; il paraît aussi que, douée d'une mémoire heu­reuse, elle comptait sur sa facilité à retenir; car elle dit avoir mis en vers des sujets qu'elle avait entendu conter ou simplement réciter il y avait longtemps ; peut être qu'en les rimant, elle les corrigeait, les changeait, et quelquefois même elle les continuait différemment.

Marie prévient ses lecteurs qu'elle a hésité longtemps avant de se livrer à ce genre de littérature; elle avait même entrepris de traduire du latin plu­sieurs sujets tirés de l'histoire ancienne ; mais s'étant aperçue que ce genre de travail avait été adopté par la plus grande partie des écrivains de son temps, qu'elle ne parcourrait qu'une route battue, elle abandonna ce projet pour se livrer entièrement à la recherche des Lais gallois et armoricains. Peut-être est-ce à la singularité de son plan, qu'est due l'origine de sa re­nommée.

Sa réputation s'accrut bien davantage, lorsqu'elle joignit à ses composi­tions des réflexions sur l'amour et sur les diverses émotions qui en ré­sultent; sur la chevalerie et les actes de valeur que la beauté inspirait aux guerriers qui étaient revêtus de L'ordre sublime, ou qui aspiraient à chaus­ser les éperons d'or. En chantant de pareils sujets, surtout en montant sa lyre au ton des opinions reçues, elle devait être assurée du succès. En effet Denys Pyramus, poète anglo-normand et contemporain de Marie, rapporte que les productions de cette femme étaient fort estimées, que la noblesse et particulièrement les dames les entendaient avec un plaisir inexprimable. Il en fait l'éloge, et cette approbation de la part d'un rival, qui jouissait lui-même du plus grand crédit à la cour des barons anglais, ne peut être que sincère et justement méritée.

Au nombre des raisons qui ont engagé Marie à apporter plus de soins dans la composition de ses ouvrages, on ne doit pas avoir égard à sa qualité d'étrangère qui, dit-elle, lui faisait craindre d'être critiquée plus sévère­ment. On voit en effet un grand nombre d'écrivains anglais qui ont réussi dans la poésie française, et dont les productions sont recommandables. Parmi ces derniers, on remarque Robert Wace, Philippe de Than, Geoffroy Gaimar, Simon Dufresne, Everard de Rirkam , Samson de Nanteuil, Denys Pyramus , Hélie de Winchester, Guillaume de Wadington, Etienne de Langton , David, et beaucoup d'autres.

Marie pensait que la satisfaction d'un poète devait consister dans le soin et la correction de ses ouvrages, à leur donner un degré de supériorité dont l'auteur lui-même s'apercevrait bientôt, et par-là à se faire des protecteurs puissants et mériter l'estime publique. En effet, les efforts et l'application de cette femme tendaient à jouir d'une renommée justement acquise, et d'une distinction particulière. On voit par ses productions qu'elle était sans cesse tourmentée de la crainte de ne pas réussir. C'est ce qu'elle exprime avec sa simplicité naturelle dans le Lai de Gugemer.

En lisant le prologue des Lais, on s'aperçoit qu'ils sont adressés à un souve­rain qui n'est pas nommé. Mais quel est le monarque auquel Marie a fait cet hommage? Ce fait était connu de son temps : et malgré la distance qui en éloigne, le peu de matériaux qui restent, nous allons, par une suite de rapprochements, chercher à découvrir son nom. Dans son Prologue, Marie fait part de ses craintes; elle tremble que la jalousie ne cherche à traverser les succès que pourront obtenir ses ouvrages dans un pays étranger; d'après cet aveu, il est hors de doute que ses écrits ne peuvent pas avoir été faits en France. Lorsqu'elle se trouve embarrassée soit par une expression, soit par la quantité, elle emploie des mots anglais pour remplir son idée, ou la mesure de son vers.

Il sera démontré qu'elle écrivait plus particulièrement pour les Anglais; car ses poésies contiennent souvent des expressions qui appartiennent es­sentiellement à leur langue, et nullement à la romane française. Marie a donc dédié ses Lais à un roi qui savait l'anglais; elle a même pris soin de traduire dans cette langue tous les noms propres armoricains ou gallois qu'elle a été obligée d'y introduire. Par exemple, dans le Lai de Bisclavaret, elle rapporte que les Anglais traduisent ce nom par celui de Garwaf ou Garwall, que le Lai du Chèvre-Feuille est nommé Gotelef, et que celui de Laustic est appelé Nightgale, etc., ce qui prouve que Marie avait fait hom­mage de ses productions à un prince qui parlait la langue anglaise.

Elle rapporte dans le Prologue qu'elle a refuse de traduire du latin en ro­man, par la raison que beaucoup d'autres s'en étaient occupés, que son nom serait confondu parmi la multitude, et qu'elle ne retirerait aucune gloire de ses travaux. Cette circonstance s'accorde parfaitement avec le règne d’Henri III, qui occupa le trône d'Angleterre depuis 1216 jusqu'à l'an 1272; c'est sous ce règne qu'un grand nombre de poètes normands et anglo-normands traduisirent du latin une multitude d'ouvrages, des ro­mans de chevalerie, et particulièrement ceux de la Table-Ronde. Enfin Fauchet, Pasquier, Massieu, Le Grand d'Aussy, et tous les biographes in­diquent que Marie florissait vers le milieu du XIIIe siècle, et ce temps se rapporte avec le règne d’Henri III.

A leur témoignage se joint celui de Denys Pyramus, qui parle de Marie dans les termes les plus honorables et les plus flatteurs; il dit que sa per­sonne et ses écrits étaient généralement estimés, qu'il les connaissait, les ai­mait, et qu'il en faisait le plus grand cas. Or on sait que Denys Pyramus, contemporain de Marie, écrivait sous le règne du même Henri III. D'après les rapprochements qui viennent d'être mis sous les yeux du lecteur, il sera hors de doute qu’Henri III aura été le prince auquel Marie a dédié ses Lais. Cependant, quelques critiques pourraient présumer qu'elle en a fait hommage à un roi de France. Examinons parmi les souverains de ce royaume quel pourrait être celui à qui cette dédicace aurait été faite. Ma­rie vécut sous les règnes de Philippe-Auguste, de Louis VIII et de Louis IX; l'on ne peut croire qu'en s'adressant à l'un de ces princes, elle ait traduit des noms gallois et armoricains en anglais.

Comment se serait-elle permis l'emploi d'une langue inintelligible pour le souverain et pour la plupart des François? Quelquefois, il est vrai, Marie a traduit en roman ces expressions étrangères; mais ces exemples sont très-rares ; on voit même que, pour ces explications, elle préfère employer la langue anglaise, qui paraît lui avoir été très-familière. Par cette préférence ne semble-t-elle pas indiquer quelle était la classe de ses lecteurs, et que le prince à qui elle adresse ses poésies est Henri III ?

On doit regretter que nos bibliothèques, si riches d'ailleurs, ne renferment qu'une très-petite partie des Lais de Marie; tous, sans en excepter les plus courts, contiennent des renseignements précieux sur les mœurs et les usages au XIIIe siècle. Les descriptions du poète sont à-la-fois fidèles et amusantes; il fixe l'attention par le choix des sujets, par l'intérêt qu'il sait y répandre, et surtout par le charme d'un style simple et naturel. Malgré la rapidité de sa diction, rien ne lui échappe lorsqu'il décrit, rien n'est omis dans les détails, l'action n'est point embarrassée et marche vivement.

Avec quelle grâce et quelle noblesse ne dépeint-elle pas la charmante pro­tectrice du malheureux Lanval ? Quelle impression sa beauté séduisante ne fait-elle pas sur cette multitude qui ne la suit que pour l'admirer? Le cour­sier blanc qui lui sert de monture, semble être orgueilleux de porter une di­vinité; le lévrier qui la suit et le faucon qu'elle porte, annoncent son illustre origine; quelle splendeur et quel air imposant dans ses traits, que de grâce, quelle recherche et quelle magnificence dans ses vêtements!

A un goût épuré, à des formes gracieuses, à des pensées agréables, Marie joignait une grande sensibilité, et souvent la muse anglaise semble l'avoir inspirée. Elle paraît s'être attachée à parler plus au cœur qu'à l'esprit, soit par les situations malheureuses où elle a placé ses héros, soit par les catas­trophes qui terminent ses récits; et par ce moyen elle attendrit le lecteur , et fait passer dans son âme tous les sentiments dont ses personnages sont animés.

Nos différents biographes et bibliographes, n'ont pas eu connaissance des Lais de Marie, et n'ont parlé que de ses fables. Le Grand d'Aussy en a tra­duit quatre, et les a publiés sans en faire connaître l'auteur, il est probable que ce critique n'avait jamais entendu parler de la collection des Lais qui existe parmi les manuscrits du Museum Britannicum. Dans l'espèce de pré­face dont ils sont précédés, Marie se fait connaître et se nomme en com­mençant.

Le second ouvrage de notre poète consiste dans un recueil de fables, intitu­lé le Dit d'Ysopet, qu'il a traduit en vers français. Il prévient dans le pro­logue et dans l'épilogue, que ce travail n'a été entrepris qu'à la sollicitation d'un homme qui est la fleur de la chevalerie et de la courtoisie; en un mot, à la prière du comte Guillaume. Le Grand d'Aussy a traduit librement quelques-unes des fables de Marie, et a mis en tète de cette version infidèle une préface, dans laquelle il établit que le personnage de Guillaume, est le comte de Dampierre. Cette opinion n'étant fondée sur aucun témoignage, ne doit être regardée que comme une simple conjecture. Si cet écrivain a eu quelques raisons pour avancer un fait aussi étrange, il ne sera pas difficile d'en trouver pour les réfuter; et la première est que Guillaume, seigneur de Dampierre, second fils de Guy, sire de Bourbon, n'avait aucun droit au titre de comte.

Dans le XIIIe siècle, ce titre n'était point accordé indistinctement aux gen­tilshommes français; il était expressément réservé au seigneur, au proprié­taire d'une province, ou d'une grande cité dépendante d'un comté. Telles étaient les provinces de Flandre, d'Artois, de Poitou, d'Anjou, de Cham­pagne, de Brie, de Valois, etc., et les villes de Paris, de Sens, de Chartres, d'Évreux, de Mâcon, de Châlons, de Vienne, d'Auxerre, etc.. C'est alors que ces grands seigneurs, qui étaient grands vassaux de la couronne, avoient droit au titre de comte, et pouvaient le porter. Cette dénomination ne convenait donc pas à la ville de Dampierre, puisque dans le XIIIe siècle son territoire n'était qu'un simple fief appartenant aux seigneurs de ce nom. On pourrait objecter, il est vrai, que, vers l'année 1223 ou 1224, Guillaume de Dampierre épousa Marguerite de Flandre. Mais cette dame ne gouvernait pas encore le comté de Flandre; ce ne fut qu'en 1246 qu'elle en prit possession, et à cette époque elle était veuve. Guillaume ne porta donc pas le titre de comte, puisque son fils, Guy de Dampierre, ne succéda qu'en 1275 à sa mère, et ne fut reconnu comte qu'en 1280. En examinant tous les seigneurs français qui portèrent le nom de Guillaume, on n'en voit aucun auquel Marie ait pu dédier ses ouvrages.

D'ailleurs cette femme, écrivant en Angleterre, elle y composa ses fables; il faut donc en présumer que c'est dans ce royaume qu'il faut diriger ses re­cherches pour trouver le personnage dont il s'agit. Après y avoir réfléchi, on conviendra sans doute que c'est Guillaume, surnommé Longue-Épée, fils naturel de Henri II, créé comte de Salisbury et de Romare par Richard-Coeur-de-Lion,  et que Marie appelle la fleur de chevalerie, l'homme le plus vaillant du royaume; expressions qui s'appliquent parfaitement au carac­tère de Guillaume Longue-Épée, si renommé par sa bravoure. Les louanges que lui prodigue Marie, expriment les sentiments de ses contemporains et se trouvent encore dans son épitaphe.

Guillaume étant mort en 1226, il faut alors que Marie ait publié ses fables avant cette époque; la brillante réputation qu'elle s'était acquise par ses Lais, a sans doute engagé le fils d'Henri II à la solliciter pour traduire une collection de fables qui , dit elle , existait alors en anglais. Marie ne pouvait être arrêtée par la crainte de ne pas réussir dans cette espèce d'apologue, après avoir décrit avec tant de fidélité et de naturel les mœurs de son siècle.

Elle avait cette pénétration qui fait distinguer au premier aperçu les diffé­rentes passions de l'homme, saisir les diverses formes qu'elles prennent, et qui, en remarquant les objets qui attirent leur attention, fait découvrir à l'instant même les moyens qu'elles emploient pour y parvenir. Tous ces avantages ont été développés dans les premières productions de Marie, et on les retrouve encore dans ses autres écrits.

Ses fables, composées avec cet esprit qui pénètre les secrets du cœur hu­main, se font remarquer surtout par une raison supérieure, un esprit simple et naïf dans le récit, par une justesse fine et délicate dans la morale et les réflexions. Car la simplicité du ton n'exclut point la finesse de la pensée; elle n'exclut que l'afféterie. On y retrouve cette simplicité de style particulière à nos romans anciens, et qui fait douter si la Fontaine n'a pas plutôt imité notre auteur que les fabulistes d'Athènes et de Rome. L'inimitable Bonhomme n'aurait point trouvé dans Ésope et dans Phèdre les avantages qui lui ont été offerts par Marie. A la moralité simple et nue des récits du fabuliste phrygien, l'affranchi d'Auguste joignit l'agrément de la poésie.

On connaît la pureté de son style, sa concision, son élégance. Marie écri­vant en français, dans un temps où la langue, encore dans son enfance, ne pouvait offrir que des expressions simples et sans art; elle y joignit des tournures agréables, et une manière naturelle de tourner la phrase sans laisser apercevoir le travail ; Ésope et Phèdre, ayant au contraire écrit en grec et en latin, n'ont pu fournir à la Fontaine que des sujets et des idées , tandis que Marie lui présentant les uns et les autres, a pu lui suggérer aussi des expressions , des tournures et même des rimes. Il est inutile de faire re­marquer que dans les ouvrages de la Fontaine, il se trouve une foule de mots anciens qui, sans un commentaire, seraient inintelligibles.

La dernière production de Marie est l'histoire, ou plutôt le conte du Purga­toire de Saint Patrice, traduit du latin et mis en vers français. On connait trois textes latins du récit de cette fable, composés par les moines Henri, de Saltrey et Josselin de Citeaux. Marie a dédié son poème à un Prud'homme qui, l'honorant de son estime et de son amitié, répand sur elle ses bienfaits. Le peu de détails que donne cette femme relativement à cet hommage, ne permet pas de faire connaitre le personnage auquel elle s'est adressée. Il est possible que Marie soit encore auteur de quelques pièces de poésie; mes re­cherches ont été vaines à cet égard. 

 

SUR LES LAIS.

Je n'ai pas eu l'avantage de trouver pour les Lais une aussi grande quanti­té de copies que pour les Fables ; les manuscrits de France ne contiennent que ceux de Gugemer, de Lanval, d'Ywenec, de Graelent et de l’Espine. Les autres, avec le prologue, se trouvent dans un seul manuscrit du Museum Britannicum). J'en dois la communication à l'amitié et à l'obligeance de M. Douce. Ce généreux ami des lettres, a non-seulement pris la peine de trans­crire trois Lais, mais encore il a eu l'extrême complaisance de revoir avec soin sur l'original, la copie des six Lais faite par M. Cohen, jeune homme fort instruit, et qui ne tardera pas à se faire avantageusement connaître. En me flattant d'avoir une copie très-exacte du manuscrit d'Angleterre, M. Douce a bien voulu joindre quelques notes aux endroits où le texte lui paraissait avoir été altéré.

Le Lai d'Ywenec, très-fautif dans les manuscrits de la Bibliothèque royale, a été corrigé d'après la copie imprimée qui se trouve dans l'ouvrage de M. Ellis; le Lai de Gugemer a été revu sur la copie de M. Cohen ; je dois à mon ami, M. de la Rue, le Lai des Deux Amants, qu'il avait transcrit à Londres, lors de son séjour en Angleterre.

Le peu de soin qu'apportaient les copistes anciens dans la transcription des ouvrages, vient sans doute de la promptitude avec laquelle ils travaillaient; quel qu'en soit le motif, cette incurie devient pour le littérateur un sujet de recherches, de peines et de réflexions. Nos pères, malgré la dureté de leur langage, avoient dans leurs vers de la mesure, de la cadence et même de l'harmonie. Ils rimaient assez exactement, et si l'on trouve des fautes de quantité dans les manuscrits, on peut à coup sûr les attribuer au défaut d'attention du copiste plutôt qu'à son ignorance, ou à celle du poète. C'est une vérité dont il est facile de se convaincre en lisant les productions de nos anciens conteurs et romanciers. Dans le XIIe siècle la langue française était plus près d'une certaine perfection qu'elle ne le fût au XVI du moins dans les traductions françaises et anglaises qui sont parvenues jusqu'à nous.

Les règles de la grammaire étaient exactement respectées par les prosa­teurs, comme on peut le voir en parcourant les traductions françaises de saint Grégoire, des sermons sur Job et sur la Sagesse, des quatre livres des Rois, de commentaire sur le Psautier, etc. Au surplus, mon ami et excellent confrère, Mr de Mourcin, s'occupe d'un mémoire sur ce point curieux et important. Cette dissertation, en montrant la légèreté avec laquelle on avoit parlé de la langue romane, ne laissera aucun doute à l'égard de ce qui a été dit.

Les lais que Marie dit avoir tirés de la littérature bretonne, doivent, dit Mr de la Rue, être regardés comme des poèmes, contenant le récit d'un évène­ment intéressant, d'une longueur modérée, toujours sur un sujet grave et ordinairement armoricain ou gallois, et toujours en vers de huit pieds.

« Nous disons, continue le savant professeur , d'une longueur modérée, pour ne pas les confondre avec les romans; sur un sujet grave , pour les dis­tinguer des fabliaux et des contes qui sont toujours plaisants , ordinaire­ment armoricain ou gallois, parce que les Bretons prirent quelquefois leurs sujets dans la mythologie , comme le Lai de Narcisse(i), et quelquefois dans l'histoire de France, comme le Lai des Deux Aniants(2.), le Lai du comte de Toulouse. Enfin, nous disons en vers de huit pieds, pour les distinguer des différentes pièces auxquelles les Trouvères donnèrent le nom de Lais, et qu'ils composèrent à volonté, en vers de différentes mesures. »

On ignore d'où vient le mot Lai, et comment nos Bretons le nommaient; non-seulement ce mot ne se trouve pas dans leurs dictionnaires, mais en­core aucun autre qui en approche. Car le latin barbare Leudeus, déjà en usage au VIe siècle, paraît avoir été formé des langues du Nord. On le trouve en effet dans le teuton lied, le danois leege, le saxon leoth, l'anglo-saxon leod, l'islandais liod, l'irlandais laoi, mots qui servent à désigner une pièce de vers faite pour être chantée. On le tire aussi de l'ancien allemand leikr, jeu d'instruments, dont on aurait fait successivement leich, leics, lays, lay, et puis lai. D'autres le font venir du latin lessus, plainte, lamentation.  Quoi qu'il en soit, il ne faut pas confondre les Lais bretons, autrement dits lais de Chevalerie, avec les autres pièces qui portèrent le même nom, et dont André Chartier paraît avoir le premier fixé les règles.

Les Trouvères appelèrent Lais, des chansons, des contes dévots, des fa­bliaux et même des fables. Ainsi le roi de Navarre composant une chanson en l'honneur de la Vierge, dit qu'il va faire un Lai. Il en est de même d'Au­drefroi-le-Bastard. Gautier de Coincy, dans ses Contes Dévot, intitule quelques - unes de ses pièces Lais à la Vierge. Les Trouvères appelèrent Lais d'Amour, des chansons en l'honneur des dames; les Lais d'Aristote, de Conseil, de l'Ombre, etc, sont de véritables fabliaux, de même que le Lai de l'Oiselet est une fable.

En général, toutes les définitions et les acceptions du mot Lai données jus­qu'à présent doivent être rejetées, parce que les auteurs qui en ont traité, manquaient de matériaux et surtout de pièces de comparaison. Il apparte­nait à mon savant ami, Mr de la Rue, à l'homme le plus instruit de l'Eu­rope dans la connaissance de notre ancienne poésie, de déterminer les dif­férents changements survenus dans le Lai, et les diverses formes qu'on lui a fait prendre.

Les auteurs anciens, tels que Possidonius d'Apamée, Strabon, Diodore de Sicile, Lucain, Corneille, Tacite, Ammien, Marcellin, ont fait l'éloge des Bardes gaulois; ils ont vanté leurs talents pour la poésie et pour la mu­sique. En effet, au mérite de composer des vers, ils ajoutaient celui de les chanter en s'accompagnant de la harpe.

Lorsque Jules-César fit la conquête de la Gaule, les Bardes effrayés s'en­fuirent devant les vainqueurs. La Bretagne devint leur asile jusqu'au mo­ment où les barbares sortis du Nord, chassèrent les Romains. Ces derniers, à leur tour, se réfugièrent dans l'Armorique, et introduisirent l'usage de la langue latine dans cette province, qui avait toujours eu peu de relations avec le reste de la Gaule). Leur séjour et rétablissement du christianisme, ne purent effacer les anciennes traditions apportées par les Bardes, parta­gées et conservées même par les Francs. De-là l'usage de chanter des vers, en s'accompagnant de la harpe.

J'ai fait observer que, dès le VIe siècle, le poète Fortunat, évêque de Poi­tiers, avait souvent fait mention des Lais; il dit autre part, en s'adressant à Loup, comte de Champagne: « que la lyre des Grecs et des Romains, que la harpe des Barbares et la rote  des Bretons, célèbrent à l'envi votre valeur et votre justice. » Cet usage se conserva dans le moyen âge; il explique la raison pour laquelle Marie dit dans quelques- uns de ses Lais qu'ils se chantaient accompagnés de la harpe et de la vièle. Dans les romans de la Table-Ronde, composés d'après les traditions bretonnes,

La plus grande preuve que les Lais dévoient être chantés, se trouve dans le ms. 7989, où le Lai de Graelant est transcrit de manière à être noté au pre­mier vers de la pièce, et à tous ceux qui commencent un alinéa. Il est à re­gretter que les portées, tracées en encre rouge, n'aient pas été notées comme on le voit dans le jeu d'Aucassin et Nicolette, qui fait partie du même manuscrit.

Cet usage se conserva dans le moyen âge; il explique la raison pour la­quelle Marie dit dans quelques- uns de ses Lais qu'ils se chantaient accom­pagnés de la harpe et de la vièle. Dans les romans de la Table-Ronde, com­posés d'après les traditions bretonnes, la plus grande partie des person­nages sont armoricains; le lieu de la scène est toujours dans la petite ou dans la Grande-Bretagne. L'île de Sein ou de Saine, séjour des Fées gau­loises ; la forêt de Brecheliant ou de Broceliande, près de Quintin, qui ren­fermait le tombeau de l'enchanteur Merlin; la fontaine de Barenton et le Perron merveilleux, étaient placés dans l'Armorique. C'est dans cette pro­vince que Geoffroy de Monmouth découvrit l'ouvrage original qui servit de guide à ces écrivains du XIIe siècle, qui, les premiers, firent passer dans notre langue les exploits d'Arthur et des vaillants paladins de sa cour.

Les traditions bretonnes et le merveilleux employé dans les romans de la Table Ronde et dans les Lais, ont été tirés en partie de la Bible et de la my­thologie des Grecs; ces combats héroïques, ces aventures périlleuses, ces géants ou ces hommes sauvages, ces serpents terrassés, ces lions ou léopards domptés, ces monstres ou dragons vaincus, se rencontrent à chaque pas dans ces deux livres.

Les Lais bretons étaient fort estimés, car le plus bel éloge qu'on pouvait faire d'un chevalier, était de dire qu'à la valeur il joignait le talent de chan­ter ou de composer des Lais en s'accompagnant de la harpe ; tous les ro­mans fournissent la preuve de ce fait. Mais rien n'est immuable dans le monde, et les Lais bretons, après avoir longtemps brillé d'un grand éclat, furent négligés. On altéra ses formes, et son nom fut donné à des pièces qui n'avoient aucun rapport avec ce genre de poésie. Pour mieux faire sentir les différents changements que cette composition a essuyés, il faudrait rap­porter celles qui n'ont pas été imprimées ou traduites, et indiquer les titres.

Voici la dédicace extraite du
Prologue des Lais de Marie de France


 
En l'onur de vus, nobles reis,
Ki tant estes pruz e curteis,
A qui tute joie s'encline,
E en qui quer tuz biens racine,
M'entremis des lais assembler
Par rime faire e reconter.
En mun quer pensoe e diseie,
Sire, ques vos presentereie.
Se vos les plaist a receveir,
Mult me ferez grant joie aveir;
A tuz jurs mais en serrai liee.
Ne me tenez a surquidiee,
Se vos os faire icest present.
Ore oëz le comencement !

Traduction approchée

C'est par vos ordres, noble Prince,
 Si preux et si courtois,
 vous qui possédez toutes
 les qualités du cœur et de l'esprit,
 que j'ai rassemblé les Lais que j'ai traités.
 Aussi la reconnaissance me fait-elle un devoir
 de vous en faire l'hommage;
 je n'éprouverai jamais de plaisir plus grand,
 si vous daignez l'accepter,
 et ne perdrai jamais le souvenir de cette faveur.
 Veuillez ne pas m'accuser de présomption,
si j'ose vous offrir mon travail,
 et daignez en écouter le commencement.

Cette traduction est celle proposée de Mr B. de Roquefort

Informations sur ce Prologue
 

Le surnom de Marie indique qu'elle naquit en France sans indiquer dans quelle province elle avait vu le jour ni pourquoi elle résidait en Angleterre au début du 13e siècle.  Il est probable qu'elle soit née en Normandie puist qu'elle ait suivi ses parents comme tous les Normands qui passèrent alors en Grande Bretagne.  Cette hypothèse est confortée par son langage qui ne ressemble  à aucun dialecte usité dans le sud de la France.

 

Elle semblait parler couramment la langue de Basse Bretagne  ainsi que le latin. Le duc de Bretagne possédait alors le comté de Richemont en Angle­terre, et il est possible que Marie ait appartenu à l'une des familles qui en avait reçu un fief de chevalerie. Cependant, quel qu'en soit la raison, ses écrits ne révèlent aucunement les détails de sa naissance, ni de sa vie pri­vée, ni son véritable nom, ni le rang de sa famille.

 

Les premières productions de Marie de France sont des Lais en vers fran­çais octosyllabiques, contant diverses aventures galantes de vaillants che­valiers. L'essentiel s'en trouve dans le Museum Britannicum. Des romans de chevalerie ont fourni les sujets de ces Lais, que Marie les ait tirés de ses lectures ou de sa mémoire car elle disait avoir mis en vers des sujets qu'elle avait seulement entendu conter dans sa jeunesse.

 

En ces temps là, ces lais bretons étaient fort appréciés. Á l'exemple des an­ciens bardes gaulois, les ménestrels les chantaient en s'accompagnant d'une harpe ou d'une vielle. Le plus bel hommage qu'on pouvait faire d'un che­valier était de dire qu'à sa valeur guerrière, il joignait le talent de compo­ser ou de chanter des lais en s'accompagnant de la harpe. Puis la mode en passa et la forme pure et classique des Lais s'altéra.

 

Le second ouvrage de Marie consiste dans un recueil de nombreuses fables, intitulé le Dit d'Ysopet, (Esope), qu'elle a traduit en vers français. Son pro­logue et son épilogue précisent que ce travail a été entrepris à la prière d'un homme qu'elle disait fleur de la chevalerie et de la courtoisie. Il de­vrait s'agir de Guillaume Longue-Épée, fils naturel de Henri II, créé comte de Salisbury et de Romare par Richard-Coeur-de-Lion.

 

La dernière production de Marie est le conte du Purgatoire de Saint Pa­trice, traduit de textes latins et mis en vers français. Ce long récit religieux édifiant est dédié à un Prud'homme qui l'honorait de son estime et de son amitié et qui répandit sur elle ses bienfaits. Ce bienfaisant personnage est resté inconnu. Il est aussi possible que Marie soit encore l'auteur de quelques pièces de poésie demeurées à ce jour  inconnues.

 

Les traductions proposées dans ce site, sont tirées de l'ouvrage de Mon­sieur B. de Roquefort, qui présente en deux volumes l'œuvre complète de Marie de France. Le premier tome contient quatorze lais, entièrement tra­duits. Le second tome contient cent trois fables inspirée d'Esope, ainsi que le conte chrétien de saint Patrice, dont les traductions sont partielles. La dédicace ci-dessus figure en fin du prologue du tome 1.

 

Les douze lais de Marie de France
 (selon le manuscrit Harley 978)

 

Ces "Lais" sont des longs poèmes composés entre 1160 et 1180. Seul, le ma­nuscrit Harley 978 contient les douze lais. La langue utilisée est un dialecte anglo-normand, parlé en Normandie et en Bretagne continentale, (ainsi qu'en Grande Bretagne depuis sa conquête par Guillaume le Conquérant). La personnalité de Marie de France est assez mystérieuse. Elle semble être issue d'une  famille noble d'Île de France et aurait  été reçue en tant qu'ar­tiste à la cour du roi Henri II de Plantagenêt, (promoteur probable de la "Geste Arthurienne"). Ces textes sont en principe dans le domaine public. Nous essayons de les proposer dans une forme pratique pour en faciliter l'ac­cès très intéressant et enrichissant dans l'étude de la langue française. 

 

Lai de Guigemar

Par Marie de France

 

Ki de bone mateire traite,
 Mult li peise si bien n'est faite.
 Oëz, seignurs, ke dit Marie,
 Ki en sun tens pas ne s'oblie.
 Celui deivent la gent loër
 Ki en bien fait de sei parler.
 Mais quant il ad en un païs
 Hummë u femme de grant pris,
 Cil ki de sun bien unt envie
 Sovent en dïent vileinie :
 Sun pris li volent abeisser ;
 Pur ceo comencent le mestier
 Del malveis chien coart felun,
 Ki mort la gent par traïsun.
 Nel voil mie pur ceo leissier,
 Si gangleür u losengier
 Le me volent a mal turner :
 Ceo est lur dreit de mesparler !
  Les contes ke jo sai verrais,
 Dunt li Bretun unt fait les lais,
 Vos conterai assez briefment.
 El chief de cest comencement,
 Sulunc la lettre e l'escriture,
 Vos mosterai une aventure
 Ki en Bretaigne la Menur
 Avint al tens ancïenur.
 En cel tens tint Hoels la tere,
 Sovent en peis, sovent en guere.
 Li reis aveit un suen barun
 Ki esteit sire de Lïun :
 Oridials esteit apelez ;
 De sun seignur fu mult privez,
 Chivaliers ert pruz e vaillanz.
 De sa moillier out dous enfanz,
 Un fiz e une fille bele.
 Noguent ot nun la damaisele,
 Guigeimar noment le dancel ;
 El reaulme nen out plus bel.
 A merveille l'amot sa mere
 E mult esteit bien de sun pere.
 Quant il le pout partir de sei,
 Si l'enveat servir un rei.
 Li vadlez fu sages e pruz,
 Mult se faseit amer de tuz.
 Quant fu venu termes e tens
 Ke il aveit eage e sens,
 Li reis le adube richement,
 Armes li dune a sun talent.

Guigemar se part de la curt ;
Mult i dona ainz k'il s'en turt.
En Flaundres vait pur sun pris quere :
La out tuz jurz estrif e guerre.
En Lorreine ne en Burguine,
Ne en Angou ne en Gascuine,
A cel tens ne pout hom truver
Si bon chevalier ne sun per.
 De tant i out mespris Nature
Ke unc de nule amur n'out cure.
Suz ciel n'out dame ne pucele
Ki tant par fust noble ne bele,
Se il dë amer la requeïst,
Ke volentiers nel retenist.
Plusurs le requistrent suvent,
Mais il n'aveit de ceo talent.
Nuls ne se pout aparceveir
Ke il volsist amur aveir :
Pur ceo le tienent a peri
E li estrange e si ami.
 En la flur de sun meillur pris
S'en vait li ber en sun païs
Veer sun pere e sun seignur,
Sa bone mere e sa sorur,
Ki mult l'aveient desiré.
Ensemble od eus ad sujurné,
Ceo m'est avis, un meis entier.
Talent li prist d'aler chacier:
La nuit somunt ses chevaliers,
Ses veneürs e ses berniers;
Al matin vait en la forest,
Kar cel deduit forment li plest.
A un grant cerf sunt aruté,
E li chien furent descuplé:
Li veneür curent devaunt;
Li damaisels se vait targaunt.
Sun arc li portë un vallez,
Sun ansac e sun berserez.
Traire voleit, si mes eüst,
Ainz ke d'iluec se remeüst.
En l'espeise d'un grant buissun
Vit une bise od un foün;
Tute fu blaunche cele beste,
Perches de cerf out en la teste;
Sur le bai del brachet sailli.
Il tent sun arc, si trait a li,
En l'esclot la feri devaunt;
Ele chaï demeintenaunt.
La seete resort ariere,
 Guigemar fiert en tel maniere
 En la quisse deske al cheval,
 Ke tut l'estuet descendre aval;
 Ariere chiet sur l'erbe drue
 Delez la bise ke out ferue.
 La bise, ke nafree esteit,
 Anguissuse ert, si se plaineit;
 Aprés parla en itel guise:
 «oï, lase! Jo sui ocise!
 E tu, vassal, ki m'as nafree,
 Tel seit la tue destinee:
 Jamais n'aies tu med[e]cine!
 Ne par herbe ne par racine
 Ne par mire ne par pociun
 N'avras tu jamés garisun
 De la plaie ke as en la quisse,
 De s[i] ke cele te guarisse
 Ki suffera pur tue amur
 Issi grant peine e tel dolur
 Ke unkes femme taunt ne suffri;
 E tu ref[e]ras taunt pur li,
 Dunt tut cil s'esmerveillerunt
 Ki aiment e amé avrunt
 U ki pois amerunt aprés.
 Va t'en de ci! Lais m'aver pes!»
 Guigemar fu forment blescié;
 De ceo k'il ot est esmaiez.
 Començat sei a purpenser
 En quel tere purrat aler
 Pur sa plaie faire guarir;
 Kar ne se volt laissier murir.
 Il set assez e bien le dit
 Ke unke femme nule ne vit
 A ki il [a]turnast s'amur
 Ne kil guaresist de dolur.
 Sun vallet apelat avaunt:
 «amis,» fait il, «va tost poignaunt!
 Fai mes compaignuns returner;
 Kar jo voldrai od eus parler.»
 Cil point avaunt, e il remaint;
 Mult anguissusement se pleint.
 De sa chemise estreitement
 Sa plaie bende fermement.
 Puis est muntez, d'iluec s'en part;
 Ke esloignez seit mult li est tart:
 Ne volt ke nul des suens i vienge,
 Kil desturbast ne kil retienge.
 Le travers del bois est alez
 Un vert chemin ki l'ad menez
 Fors a la laundë; en la plaigne
Vit la faleise e la muntaigne
De une ewe ke desuz cureit;
Braz fu de mer, hafne i aveit.
El hafne out une sule nef,
Dunt guigemar choisi le tref;
Mult esteit bien apparillee.
Defors e dedenz fu peiee:
Nuls hum n'i pout trover jointure;
N'i out cheville ne closture
Ki ne fust tute d'ebenus;
Suz ciel n'at or ki vaille plus.
La veille fu tute de seie,
Mult est bele ki la depleie.
Li chivaliers fu mult pensis:
En la cuntree n'el païs
N'out unkes mes oï parler
Ke nefs i pussent ariver.
Avaunt alat, descendi jus;
A graunt anguisse munta sus.
Dedenz quida hummes truver
Ki la nef deüssent garder;
N'i aveit nul, ne nul ne vit.
En mi la nef trovat un lit
Dunt li pecul e li limun
Furent a l'ovre salemun,
Tailliez a or, tut a triffure,
De ciprés e de blanc ivoure;
D'un drap de seie a or teissu
Est la coilte ki desus fu.
Les altres dras ne sai preisier;
Mes tant vos di de l'oreillier:
Ki sus eüst sun chief tenu
Jamais le peil n'avreit chanu;
Le covertur tut sabelin
Vols fu du purpre alexandrin.
Deus chandelabres de fin or--
Le pire valeit un tresor--
El chief de la nef furent mis;
Desus out deus cirges espris.
De ceo s'esteit il merveilliez.
Il s'est sur le lit apuiez;
Reposé s'est, sa plaie dolt.
Puis est levez, aler s'en volt;
Il ne pout mie returner:
La nef est ja en halte mer,
Od lui s'en vat delivrement;
Bon orét out e süef vent,
N'i ad mais nient de sun repaire;
Mult est dolent, ne seit ke faire.
N'est merveille së il s'esmaie,
 Kar grant dolur out en sa plaie;
 Suffrir li estut l'aventure.
 A deu prie k'en prenge cure,
 K'a sun poeir l'ameint a port
 E sil defende de la mort.
 El lit se colcha, si s'en dort;
 Hui ad trespassé le plus fort:
 Ainz le vespré ariverat
 La ou sa guarisun avrat,
 Desuz une antive cité,
 Ki esteit chief de cel regné.
 Li sires ki la mainteneit
 Mult fu velz humme e femme aveit,
 Une dame de haut parage,
 Franche, curteise, bele e sage;
 Gelus esteit a desmesure;
 Kar ceo purportoit sa nature.
 Ke tut li veil seient gelus--
 Mult hiet chascun kë il seit cous--
 Tels [est] de eage le trespas.
 Il ne la guardat mie a gas.
 En un vergier suz le dongun,
 La out un clos tut envirun;
 De vert marbre fu li muralz,
 Mult par esteit espés e halz;
 N'i out fors une sule entree,
 Cele fu noit e jur guardee.
 De l'altre part fu clos de mer;
 Nuls ne pout eissir në entrer,
 Si ceo ne fust od un batel,
 Se busuin eüst al chastel.
 Li sire out fait dedenz le mur,
 Pur mettre i sa femme a seür,
 Chaumbre; suz ciel n'en out plus bele.
 A l'entree fu la chapele.
 La chaumbre ert peinte tut entur:
 Venus, la deuesse d'amur,
 Fu tresbien [mise] en la peinture,
 Les traiz mustrez e la nature
 Cument hom deit amur tenir
 E lëalment e bien servir;
 Le livre ovide, ou il enseine
 Coment chascun s'amur estreine,
 En un fu ardant le gettout
 E tuz iceus escumengout
 Ki ja mais cel livre lirreient
 Ne sun enseignement fereient.
La fu la dame enclose e mise.
 Une pucele a sun servise
 Li aveit sis sires bailliee,
 Ki mult ert franche e enseigniee,
 Sa niece, fille sa sorur.
 Entre les deus out grant amur;
 Od li esteit quant il errout,
 De ci la kë il reparout,
 Hume ne femme n'i venist,
 Ne fors de cel murail ne issist.
 Uns vielz prestres blancs e floriz
 Guardout la clef de cel postiz;
 Les plus bas membres out perduz:
 Autrement ne fust pas creüz;
 Le servise deu li diseit
 E a sun mangier la serveit.
 Cel jur meïsme ainz relevee
 Fu la dame el vergier alee;
 Dormie aveit aprés mangier,
 Si s'est alee esbanïer,
 Ensemblë od li la meschine.
 Gardent aval vers la marine;
 La neif virent al flot muntant,
 Quë el hafne veneit siglant;
 Ne veient rien que la cunduie.
 La dame volt turner en fuie:
 Si ele ad poür n'est merveille;
 Tute en fu sa face vermeille.
 Mes la meschine, que fu sage
 E plus hardie de curage,
 La recunforte e aseüre.
 Cele part vunt grant aleüre.
 Sun mantel ost[e] la pucele,
 Entre en la neif, que mult fu bele.
 Ne trovat nule rien vivant
 For sul le chevaler dormant;
 Pale le vit, mort le quida;
 Arestut sei, si esgarda.
 Ariere vait la dameisele,
 Hastivement la dame apele,
 Tute la verité li dit,
 Mult pleint le mort quë ele vit.
 Respunt la dame: «or i alums!
 S'il est mort, nus l'enfuïrums;
 Nostre prestre nus aidera.
 Si vif le truis, il parlera.»
 Ensemble vunt, ne targent mes,
 La dame avant e ele aprés.
Quant ele est en la neif entree,
 Devant le lit est arestee;
 Le chevaler ad esgardé,
 Mut pleint sun cors e sa beuté;
 Pur lui esteit triste e dolente,
 E dit que mar fu sa juvente.
 Desur le piz li met sa main;
 Chaut le senti e le quor sein,
 Que suz les costez li bateit.
 Le chevaler, que se dormeit,
 S'est esveillez, si l'ad veüe;
 Mut en fu lez, si la salue:
 Bien seit k'il est venu a rive.
 La dame, plurante e pensive,
 Li respundi mut bonement,
 Demande li cumfaitement
 Il est venuz e de queil tere,
 S[i] il est eisselez pur guere.
 «dame,» fet il, «ceo n'i ad mie;
 Mes si vus plest que jeo vus die
 La verité, vus cunterai;
 Nïent ne vus en celerai.
 De bretaine la menur fui.
 En bois alai chacier jeo ui;
 Une blanche bise feri,
 E la saete resorti,
 En la quisse m'ad si nafré,
 Jamés ne quid estre sané.
 La bise se pleint e parlet,
 Mut me maudist e [si] jurat
 Que ja n'eüs[se] guarisun
 Si par une meschine nun;
 Ne sai u ele seit trovee.
 Quant jeo oï la destinee,
 Hastivement del bois eissi.
 En un hafne cest[e] nef vi;
 Dedenz entrai, si fis folie;
 Od mei s'en est la neif ravie.
 Ne sai u jeo sui arivez,
 Coment ad nun cest citez.
 Bele dame, pur deu vus pri,
 Cunseillez mei, vostre merci!
 Kar jeo ne sai queil part aler,
 Ne la neif ne puis governer.»
 El li respunt: «bel sire chiers,
 Cunseil vus dirai volenters:
 Ceste cité est mun seignur
 E la cuntre[e] tut entur;
 Riches hum est de haut parage,
 Mes mut par est de grant eage;
Anguissusement est gelus.
 Par cele fei ke jeo dei vus,
 Dedenz cest clos m'ad enseree.
 N'i ad fors une sule entree;
 Un viels prestre la porte garde:
 Ceo doins[e] deus que mal feu l'arde!
 Ici sui nuit e jur enclose;
 Ja nule fiez nen eirc si ose
 Que j'en ise s'il nel comande,
 Si mis sires ne me demande.
 Ci ai ma chambre e ma chapele,
 Ensemble od mei ceste pucele.
 Si vus [i] plest a demurer
 Tant que [vus meuz] pussez errer,
 Volenters vus sojurnerum
 E de [bon] queor vus servirum.»
 Quant il ad la parole oïe,
 Ducement la dame mercie:
 Od li sujurnerat, ceo dit.
 En estant s'est drecié el lit;
 Celes li aïent a peine;
 La dame en sa chambre le meine.
 Desur le lit a la meschine,
 Triers un dossal que pur cortine
 Fu en la chambre apareillez,
 La est li dameisels cuchez.
 E[n] bacins de or [ewe] aporterent,
 Sa plaie e sa quisse laverent,
 A un bel drap de cheisil blanc
 Li osterent entur le sanc;
 Pus l'unt estreitement bendé.
 Mut le tienent en grant chierté.
 Quant lur manger al vespré vient,
 La pucele tant en retient
 Dunt li chevalier out asez;
 Bien est peüz e abevrez.
 Mes amur l'ot feru al vif;
 Ja ert sis quors en grant estrif,
 Kar la dame l'ad si nafré,
 Tut ad sun païs ublïé.
 De sa plaie nul mal ne sent;
 Mut suspire anguisusement.
 La meschine kil deit servir
 Prie qu'ele [le] laist dormir.
 Cele s'en part, si l'ad laissié,
 Puis k'il li ad duné cungé;
 Devant sa dame en est alee,
 Quë aukes esteit reschaufee
 Del feu dunt guigemar se sent
 Que sun queor alume e esptrent.
Li chevaler fu remis suls;
 Pensif esteit e anguissus;
 Ne seit uncore que ceo deit,
 Mes nepurquant bien s'aparceit
 Si par la dame n'est gariz,
 De la mort est seürs e fiz.
 «allas!» fet il, «quel le ferai?
 Irai a li, si li dirai
 Quë ele eit merci e pité
 De cest cheitif descunseillé.
 S'ele refuse ma prïere
 E tant seit orgoilluse e fiere,
 Dunc m'estuet [il] a doel murir
 E de cest mal tuz jurs languir.»
 Lors suspirat; en poi de tens
 Li est venu novel purpens,
 E dit que suffrir li estoet;
 Kar [is]si fait ki me[u]s ne poet.
 Tute la nuit ad si veillé
 E suspiré e travaillé;
 En sun queor alot recordant
 Les paroles e le semblant,
 Les oilz vairs e la bele buche,
 Dunt la dolur al quor li tuche.
 Entre ses denz merci li crie;
 Pur poi ne l'apelet s'amie.
 S'il seüst quei ele senteit
 E cum l'amur la destreineit,
 Mut en fust liez, mun escïent;
 Un poi de rasuagement
 Li tolist auques la dolur
 Dunt il ot pal[e] la colur.
 Si il ad mal pur li amer,
 El ne s'en peot nïent loër.
 Par matinet einz l'ajurnee
 Esteit la dame sus levee;
 Veillé aveit, de ceo se pleint;
 Ceo fet amur que la destreint.
 La meschine, quë od li fu,
 Ad le semblant aparceü
 De sa dame, quë ele amout
 Le chevaler que sojurnout
 En la chambre pur guarisun;
 Mes el ne seit s'il eime u nun.
 La dame est entree el muster,
 E cele vait al chevaler;
 Asise se est devant le lit;
 E il l'apele, si li dit:
 «amie, u est ma dame alee?
 Pur quei est el si tost levee?»
Atant se tut, si suspira.
 La meschine l'areisuna.
 «sire,» fet ele, «vus amez;
 Gardez que trop ne vus celez!
 Amer poëz en iteu guise
 Que bien ert vostre amur assise.
 Ki ma dame vodreit amer
 Mut devreit bien de li penser;
 Cest'amur sereit covenable,
 Si vus amdui feussez estable.
 Vus estes bels e ele est bele.»
 Il respundi a la pucele:
 «jeo sui de tel amur espris,
 Bien me purrat venir a pis,
 Si jeo n'ai sucurs e aïe.
 Cunseillez me, ma duce amie!
 Que ferai jeo de cest'amur?»
 La meschine par grant duçur
 Le chevaler ad conforté
 E de s'aïe aseüré,
 De tuz les biens que ele pout fere;
 Mut ert curteise e deboneire.
 Quant la dame ad la messe oïe,
 Ariere vait, pas ne se ublie;
 Saveir voleit quei cil feseit,
 Si il veilleit u [il] dormeit,
 Pur ki amur sis quors ne fine.
 Avant l'apelat la meschine,
 Al chevaler la feit venir:
 Bien li purrat tut a leisir
 Mustrer e dire sun curage,
 Tur[t] li a pru u a damage.
 Il la salue e ele lui;
 En grant effrei erent amdui.
 Sil ne l'osot nïent requere;
 Pur ceo qu'il ert d'estrange tere,
 Aveit poür, s'il li mustra[s]t.
 Que el l'en haïst e esloina[s]t.
 Mes ki ne mustre s'enferté
 A peine en peot aver santé:
 Amur est plai[e de]denz cors,
 E si ne piert nïent defors.
 Ceo est un mal que lunges tient,
 Pur ceo que de nature vient;
 Plusurs le tienent a gabeis,
 Si cume li vilain curteis,
 Ki jolivent par tut le mund,
 Puis se avantent de ceo que funt
 N'est pas amur, einz est folie
 E mauveisté e lecherie.
Ki un en peot leal trover,
 Mut le deit servir e amer
 [e] estre a sun comandement.
 Guigemar eimoit durement:
 U il avrat hastif sucurs,
 U li esteot vivre a reburs.
 Amur li dune hardement:
 Il li descovre sun talent.
 «dame,» fet il, «jeo meorc pur vus;
 Mis quors en est mut anguissus;
 Si [vus] ne me volez guarir,
 Dunc m'estuet [il] en fin murir.
 Jo vus requeor de drüerie;
 Bele, ne me escundïez mie!»
 Quant ele l'at bien entendu,
 Avenaument ad respundu;
 Tut en riant li dit: «amis,
 Cest cunseil sereit trop hastis,
 De otrïer vus ceste prïere:
 Jeo ne sui mie acustumere.»
 «dame,» fet il, «pur deu, merci!
 Ne vus ennoit si jol vus di!
 Femme jolive de mestier
 Se deit lunc tens faire preier
 Pur sei cherei, que cil ne quit
 Quë ele eit usé cel deduit;
 Mes la dame de bon purpens,
 Ki en sei eit valur ne sens,
 S'ele treve hume a sa manere,
 E se ferat vers lui trop fiere;
 Ainz l'amerat, si'n avrat joie;
 Ainz que nul le sachet u oie,
 Avrunt il mut de lur pruz fait.
 Bele dame, finum cest plait!»
 La dame entent que veirs li dit,
 E li otreie sanz respit
 L'amur de li, e il la baise.
 Desore est guigemar a aise.
 Ensemble gisent e parolent
 E sovent baisent e acolent;
 Bien lur covienge del surplus,
 De ceo que li autre unt en us!
 Ceo m'est avis, an e demi
 Fu guigemar ensemble od li.
 Mut fu delituse la vie;
 Mes fortune, ki ne se oblie,
 Sa roe turnë en poi de hure,
 L'un met desuz, l'autre desure;
 Issi est de ceus [a]venu,
 Kar tost furent aparceü
Al tens d'esté par un matin
 Just la dame lez le meschin;
 La buche li baise e le vis,
 Puis si li dit: «beus duz amis,
 Mis quors me dit que jeo vus perc:
 Seü serum e descovert.
 Si vus murrez, jeo voil murir;
 E si vus en peöz partir,
 Vus recoverez autre amur,
 E jeo remeindrai en dolur.»
 «dame,» fet il, «nel dites mes!
 Ja n'eie jeo joie ne pes,
 Quant vers nul'autre avrai retur!
 N'aiez de ceo nule poür!»
 «amis, de ceo me aseürez!
 Vostre chemise me livrez!
 El pan desuz ferai un plait;
 Cungé vus doins, u ke ceo seit,
 De amer cele kil desferat
 E ki despleer le savrat.»
 Il li baile, si l'aseüre;
 Le plet i fet en teu mesure:
 Nule femme nel desfereit,
 Si force u cutel n'i meteit.
 La chemise li dune e rent;
 Il la receit par tel covent
 Que el le face seür de li
 Par une ceinture autresi,
 Dunt a sa char nue se ceint,
 Par mi le flanc aukes estreint;
 I la bucle purrat ovrir
 Sanz depescer e sanz partir,
 Il li prie que celui aint.
 Il la baisë, ataunt remaint.
 Cel jur furent aparceü,
 Descovert, trové e veü
 D'un chamberlenc mal veisïé
 Que si sires l'out enveié;
 A la dame voleit parler,
 Ne pout dedenz la chambre entrer;
 Par une fenestre les vit;
 Veit a sun seignur, si lui dit.
 Quant li sires l'ad entendu,
 Unques mes tant dolent ne fu.
 De ses priveiz demanda treis,
 A la chambre vait demaneis;
 Il en ad fet l'us depescer,
 Dedenz trovat le chevaler.
 Pur la grant ire quë il a
 A ocire le cumaunda.
Guigemar est en piez levez,
 Ne s'est de nïent esfreez.
 Une grosse perche de sap,
 U suleient pendre li drap,
 Prist en ses mains e sis atent;
 Il en ferat aukun dolent:
 Ainz kë il de eus seit aprimez,
 Les avrat il tut maaimez.
 Le sire l'ad mut esgardé,
 Enquis li ad e demandé
 Kë il esteit e dunt fu nez
 E coment est la einz entrez.
 Cil li cunte cum il i vient
 E cum la dame le retient;
 Tute li dist la destinee
 De la bise ke fu nafree
 E de la neif e de sa plaie;
 Ore est del tut en sa manaie.
 Il li respunt que pas nel creit
 E s'issi fust cum il diseit,
 Si il peüst la neif trover,
 Il le metreit giers en la mer:
 S'il guaresist, ceo li pesast,
 E bel li fust si il neiast.
 Quant il l'ad bien aseüré,
 El hafne sunt ensemble alé;
 La barge trevent, enz l'unt mis;
 Od lui s'en vet en sun païs.
 La neif erre, pas ne demure.
 Li chevaler suspire e plure,
 La dame regretout sovent
 E prie deu omnipotent
 Qu'il li dunast hastive mort
 E que jamés ne vienge a port,
 S'il ne repeot aver s'amie,
 K'il desirat plus que sa vie.
 Tant ad cele dolur tenue
 Que la neif est a port venue
 U ele fu primes trovee:
 Asez iert pres de sa cuntree.
 Al plus tost k'il pout s'en issi.
 Un damisel qu'il ot nurri
 Errot aprés un chevaler;
 En sa mein menot un destrer.
 Il le conut, si l'apelat,
 E li vallez se reguardat:
 Sun seignur veit, a pié descent,
 Le cheval li met en present;
 Od lui s'en veit; joius en sunt
 Tut si ami ki trové l'unt.
Mut fu preisiz en sun païs,
 Mes tuz jurs ert maz e pensis.
 Femme voleient qu'il preisist,
 Mes il del tut les escundist:
 Ja ne prendra femme a nul jur,
 Ne pur aveir ne pur amur,
 S'ele ne peüst despleier
 Sa chemise sanz depescer.
 Par breitaine veit la novele;
 Il n'i ad dame ne pucele
 Ki n'i alast pur asaier:
 Unc ne la purent despleier.
 De la dame vus voil mustrer,
 Que guigemar pot tant amer.
 Par le cunseil d'un sun barun
 Ses sires l'ad mis'en prisun
 En une tur de marbre bis.
 Le jur ad mal e la nuit pis:
 Nul humme el mund ne purreit dire
 Sa grant peine ne le martire
 Ne l'anguisse ne la dolur
 Que la dame seofre en la tur.
 Deus anz i fu e plus, ceo quit;
 Unc n'oït joie ne deduit.
 Sovent regrete sun ami:
 «guigemar, sire, mar vus vi!
 Meuz voil hastivement murir
 Que lungement cest mal suffrir.
 Amis, si jeo puis eschaper,
 La u vus fustes mis en mer
 Me neierai!» dunc lieve sus;
 Tut esbaïe vient a l'hus,
 Ne treve cleif ne sereüre;
 Fors s'en eissi par aventure.
 Unques nul ne la [des]turba;
 Al hafne vient, la neif trova:
 Atachie fu al rochier
 U ele se voleit neier.
 Quant el la vit, enz est entree;
 Mes de une rien s'est purpensee
 Que ilec fu sis amis neez;
 [dunc] ne pout ester sur ses pez.
 Se desqu'al bort peüst venir,
 El se laissast defors chaïr:
 Asez seofre travail e peine.
 La neif s'en vet, que tost l'en meine.
 En bretaine est venu'al port,
 Suz un chastel vaillant e fort.
 Li sire a ki le chastel fu
 Aveit a nun meriadu;

Il guerr[ei]ot un sun veisin;
 Pur ceo fu levé par matin,
 Sa gent voleit fors enveier
 Pur sun enemi damager.
 A une fenestre s'estot
 E vit la neif ki arivot.
 Il descendi par un degré,
 Sun chamberlein ad apelé,
 Hastivement a la neif vunt,
 Par l'eschele muntent amunt;
 Dedenz unt la dame trovee,
 Ke de beuté resemble fee.
 Il la saisist par le mantel,
 Od lui l'en meine en sun chastel.
 Mut fu liez de la troveüre,
 Kar bele esteit a demesure;
 Ki que l'eüst mis'en la barge,
 Bien seit que ele est de grant parage.
 A li [a]turnat tel amur,
 Unques a femme n'ot greinur.
 Il out une serur pucele
 En sa chambre, que mut fu bele;
 La dame li ad comandee.
 Bien fu servie e honuree,
 Richement la vest e aturne;
 Mes tuz jurs ert pensive e murne.
 Il veit sovent a li parler,
 Kar de bone quor la peot amer.
 Il la requert; ele n'ad cure,
 Ainz li mustre de la ceinture:
 Jamés humme nen amera,
 Si celui nun ki l'uverra
 Sanz depescer. Quant il l'entent,
 Si li respunt par maltalent:
 «autresi ad en cest païs
 Un chevaler de mut grant pris;
 De femme prendre en iteu guise
 Se defent par une chemise
 Dunt li destre pan est pleiez;
 Il ne peot estre deslïez,
 Que force u cutel n'i met[r]eit.
 Vus feïstes, jeo quit, cel pleit.»
 Quant el l'oï, si suspira;
 Pur un petit ne se pasma.
 Il la receit entre ses braz;
 De sun bliant trenche les laz:
 La ceinture voleit ovrir,
 Mes [n'en] poet a chief venir.
Puis n'ot el païs chevaler
 Quë il ne feïst essaier.
 Issi remist bien lungement
 De ci que a un turneiement,
 Que meriadus afia
 Cuntre celui que il guerreia.
 Chevalers manda e retient;
 Bien seit que guigemar i vient.
 Il li manda par guer[e]dun,
 Si cum ami e cumpainun,
 Que a cel busuin ne li failist
 [e] en s'aïe a lui venist.
 Alez i est mut richement,
 Chevalers meine plus de cent.
 Meriadus dedenz sa tur
 Le herbergat a grant honur.
 Encuntre lui sa serur mande,
 Par deus chevalers li commande
 Que se aturne e viengë avant,
 La dame meint qu'il eime tant.
 Cele ad fait sun commandement.
 Vestues furent richement,
 Main a main vienent en la sale;
 La dame fu pensive e pale.
 Ele oï guigemar nomer;
 Le pout desur ses pez ester;
 Si cele ne l'eüst tenue,
 Ele fust a tere chaüe.
 Li chevalers cuntre eus leva;
 La dame vit e esgarda
 E sun semblant e sa manere;
 Un petit [et] se traist ariere.
 «est ceo,» fet il, «ma duce amie,
 M'esperaunce, mun quor, ma vie,
 Ma bele dame de me ama?
 Dunt vient ele? Ki l'amena?
 Ore ai pensé [mult] grant folie:
 Bien sai que ceo n'est ele mie;
 Femmes se resemblent asez;
 Pur nïent change mis pensez.
 Mes pur cele que ele resemble,
 Pur ki mi quors suspire e tremble,
 A li parlerai volenters.»
 Dunc vet avant li chevalers;
 Il la baisat, lez lui l'asist;
 Unques nul autre mot ne dist,
 Fors tant que seer la rovat.
 Meriadus le esguardat;
Mut li pesat de cel semblant.
 Guigemar apele en riant.
 «sire,» fet il, «si vus pleseit,
 Ceste pucele essaiereit
 Vostre chemise a despleier,
 Si ele peot riens espleiter.»
 Il li respunt; «e jeo l'otrei.»
 Un chamberlene apele a sei,
 Que la chemise ot a garder;
 Il li comande [a] aporter.
 A la pucele fu baillie,
 Mes ne l'ad [mie] despleïe.
 La dame conut bien le pleit;
 Mut est sis quors en grant destreit,
 Kar volenters [s'i] essaiast,
 S'ele peüst u ele osast.
 Bien se aparceit meriadus;
 Dolent en fu, il ne pot plus.
 «dame,» fait il, «kar assaiez
 Si desfere le purïez!»
 Quant ele ot le comandement,
 Le pan de la chemise prent,
 Legerement le despleiat.
 Li chevaler s'esmerveillat;
 Bien la conut, mes nequedent
 Nel poeit creire fermement.
 A li parlat en teu mesure:
 «amie, duce creature,
 Estes vus ceo, dites mei veir!
 Lessez mei vostre cors veeir,
 La ceinture dunt jeo vus ciens!»
 A ses costez li met ses meins,
 Si ad trovee la ceinture.
 «bele,» fet il, «queile aventure
 Que jo vus ai issi trovee!
 Ki vus ad [i]ci amenee?»
 Ele li cunte la dolur,
 Les peines granz e la tristur
 De la prisun u ele fu,
 E coment li est avenu:
 Coment ele [s'en] eschapa;
 Neer se volt, la neif trova,
 Dedeinz entra, a cel port vient;
 E li chevalers la retient;
 Gardee l'ad a grant honur,
 Mes tuz jurs la requist de amur.
 Ore est sa joie revenue:
 «amis, menez en vostre drue!»
 Guigemar s'est en piez levez.

«seignurs,» fet il, «ore escutez!
 Une m'amie ai cuneüe
 Que jeo quidoue aver perdue.
 Meriaduc requer e pri
 Rende la mei, sue merci!
 Ses hummes liges devendrai
 Deus anz u treis li servirai
 Od cent chevalers u od plus.»
 Dunc respundi meriadus.
 «guigemar,» fet il, «beus amis,
 Jeo ne sui mie si suspris
 Ne si destrei[z] pur nule guere
 Que de ceo me deiez requere.
 Jeo la trovai, si la tendrai
 E cuntre vus la defendrai.»
 Quant il l'oï, hastivement
 Comanda a munter sa gent;
 D'ileoc se part, celui desfie;
 Mut li peise qu'il lait s'amie.
 En la vile n'out chevaler,
 Que fust alé pur turneier,
 Ke guigemar ne meint od sie.
 Chescun li afie sa fei:
 Od lui irunt queil part k'il aut,
 Mutlt est huniz quë or li faut
 La nuit sunt al chastel venu
 Ki guerreiot meriadu.
 Li sires les ad herbergez,
 Que mut en fu joius e lez
 De guigemar e de s'aïe:
 Bien seit que la guere est finie.
 El demain par matin leverent,
 Par les ostelz se cunreierent.
 De la ville eissent a grant bruit;
 Guigemar primes les cunduit.
 Al chastel vienent, si l'asaillent;
 Mes fort esteit, au prendre faillent.
 Guigemar ad la vile assise;
 N'en turnerat, si sera prise.
 Tanz li crurent amis e genz
 Que tuz les affamat dedenz.
 Le chastel ad destruit e pris
 E le seignur dedenz ocis.
 A grant joie s'amie en meine;
 Ore ad trespasse sa peine.
 De cest cunte ke oï avez
 Fu guigemar le lai trovez,
 Quë humm fait en harpe e en rote:
 Bonë est a oïr la note.

Marie de France - Lai de Gugemer

 

Traduction française simplifiée

 

 

 

Ne devroit retenir en général le récit des grandes choses qui se sont pas­sées. Je vous avouerai, Sire, qu'en traitant une bonne matière, je crains toujours de manquer mon sujet, c'est l'avis de Marie ; elle pense qu'il n'ap­partient de faire parler de grands personnages qu'à celui qui n'a pas cessé d'être vertueux. Lorsque dans un pays il existe une personne respectable de l'un ou de l'autre sexe, elle trouve des envieux, qui, par des rapports ca­lomnieux, cherchent à lui nuire et à ternir sa réputation. Ces jaloux res­semblent au mauvais chien qui mord en trahison les honnêtes gens. Je veux démasquer et poursuivre ces misérables, qui ne veulent et ne disent que du mal des autres. Le conte suivant, dont les Bretons ont fait un Lai, est de la plus grande vérité ; je le rapporte entièrement d'après les écrits de ces peuples, et en prévenant que cette aventure arriva fort anciennement dans la Petite-Bretagne.

 

Au temps du règne d'Arthus, souvent en paix, souvent en guerre, ce prince eut parmi ses vassaux un Baron appelé Oridial, qui étoit seigneur de Léon. Le roi l'estimoit fort pour sa vaillance. De son mariage étoient nés deux en­fants, un fils et une fille, nommés Gugemer et Noguent. Doués d'une figure charmante, ils étoient l'idole de leurs parents. Quand Oridial vit son fils en âge, il l'envoya auprès d'Arthus pour apprendre l'état des armes. Le jeune homme se distingua tellement par sa valeur et par la franchise de son ca­ractère, qu'il mérita d'être armé chevalier par le grand Arthus, qui, en cette occasion, lui fit présent d'une superbe armure.

 

Gugemer veut aller chercher des aventures, et avant son départ il fait de riches présents à toutes les personnes de sa connoissance. Il se rend dans la Flandre pour faire ses premières armes, parce que ce pays était presque tou jours en guerre. J'ose assurer d'avance qu'à cette époque, on ne pou­voit trouver un meilleur chevalier dans la Lorraine, la Bourgogne , la Gas­cogne et l'Anjou. Il avoit néanmoins un défaut, c'étoit de n'avoir pas en­core songé à aimer. Cependant il n'y avoit ni dame ni demoiselle qui, s'il en eût témoigné le desir, ne se fût fait honneur d'être sa mie ; quoique même plusieurs d'entre elles lui eussent, sur cet objet, fait des avances, cependant il n'aima point. Personne ne pouvoit concevoir pourquoi Gugemer ne vou­loit point céder à l'amour, aussi chacun craignait-il qu'il ne lui arrivât mal­heur.

 

Après nombre de combats, d'où il sortit toujours avec avantage, Gugemer voulut retourner dans sa famille, qui depuis longtemps desiroit le revoir. Après un mois de séjour, il eut envie d'aller chasser dans la forêt de Léon. Dans ce dessein, il appelle ses chevaliers, ses veneurs, et à l'aube du jour ils étoient dans le bois. S'étant mis à la poursuite d'un grand cerf, les chiens sont découplés, les chasseurs prennent les devants, et Gugemer, dont un jeune homme portoit l'arc, les flèches et la lance, vouloit lui porter le pre­mier coup. Entraîné par l'ardeur de son coursier, il perd la chasse, et dans l'épaisseur d'un buisson il aperçoit une biche toute blanche, ornée de bois, laquelle étoit accompagnée de son faon. Quelques chiens qui l'avoient suivi attaquent la biche ; Gugemer bande son arc, lance sa flèche, blesse l'animal au pied et le fait tomber.

 

Mais la flèche retournant sur elle - même vient frapper Gugemer à la cuisse, si violemment, que la force du coup le jette à bas de cheval. Étendu sur l'herbe auprès de la biche qui exhaloit ses plaintes, il lui entend pro­noncer ces paroles : Ah Dieu! Je suis morte, et c'est toi, vassal (i), qui en es la cause. Je desire que dans ta situation tu ne trouves jamais de remède à tes maux, ni de médecin pour soigner ta blessure; je veux que tu ressentes autant de douleurs que tu en fais éprouver aux femmes, et tu n'obtiendras de guérison que lorsqu'une amie aura beaucoup souffert pour toi. Elle en­durera des souffrances inexprimables, et telles qu'elles exciteront la sur­prise des amants de tous les âges. Au surplus, retire-toi et me laisse en re­pos.

 

Gugemer, malgré sa blessure, est bien étonné de ce qu'il vient d'entendre ; il réfléchit et délibère sur le choix de l'endroit où il pourroit se rendre, afin d'obtenir sa guérison. Il ne sait à quoi se résoudre, ni à quelle femme il doit adresser ses vœux et ses hommages. Il appelle son varlet, lui ordonne de rassembler ses gens et de venir ensuite le retrouver. Dès qu'il est parti, le chevalier déchire sa chemise, et bande étroitement sa plaie; puis remontant sur son coursier, il s'éloigne de ce lieu fatal, sans vouloir qu'aucun des siens l'accompagne. Après avoir traversé le bois, il parcourt une plaine et arrive sur une falaise au bord de la mer. Là étoit un havre où se trouvoit un seul vaisseau dont Gugemer reconnut le pavillon. Ce bâtiment, qui étoit d'ébène, avoit les voiles et les cordages en soie.

 

Le chevalier fut très surpris de rencontrer une nef dans un lieu où il n'en étoit jamais arrivé. Il descend de cheval, et monte ensuite avec beaucoup de peine sur le bâtiment où il comptoit rencontrer les hommes de l'équipage, et où il ne trouva personne. Dans une des chambres étoit un lit enrichi de dorures, de pierres précieuses, de chiffres en ivoire. Il étoit couvert d'un drap d'or, et la grande couverture faite en, drap d'Alexandrie étoit garnie de martre-zibeline. La pièce étoit éclairée par des bougies que portoient deux candélabres d'or garnis de pierreries d'un prix considérable. Fatigué de sa blessure, Gugemer se met sur le lit ; après avoir pris quelques ins­tants de repos , il veut sortir ; mais il s'aperçoit que le vaisseau, poussé par un vent propice, étoit en pleine mer. Inquiet de sou sort, souffrant de sa blessure, il invoque l'éternel, et le prie de le conduire à bon port. Le cheva­lier se couche et s'endort pour ne se réveiller qu'aux lieux où il doit trouver un terme à ses maux.

 

Il arrive vers une ville ancienne, capitale d'un royaume dont le souverain, homme fort âgé, avoit épousé une jeune femme. Craignant certain acci­dent, il étoit extrêmement jaloux. Tel est l'arrêt de la nature que tous vieillards soient jaloux, et que lorsqu'ils épousent de jeunes femmes, on ne soit nullement étonné de ce qu'elles leur soient infidèles. Sous le donjon étoit un verger fermé par une muraille en marbre verd, et bordé par la mer. La seule porte qui servoit d'entrée étoit gardée nuit et jour. On ne pouvoit y entrer du côté du rivage qu'au moyen d'un bateau. Pour que sa femme fût plus exactement surveillée, le jaloux lui avoit fait construire un appartement dans la tour. Sur les murs, on a voit peint Vénus, déesse de l'amour, et representé comment doivent se comporter les amants heureux; d'un autre côté la déesse jetoit dans les flammes le livre où Ovide enseigne le remède pour guérir d'amour. Déclarant avec indignation qu'elle ne favo­riseroit jamais ceux qui liraient cet ouvrage et qui en pratiqueroient la mo­rale.

 

La dame avoit près d'elle sa nièce, jeune personne qu'elle aimoit beaucoup; celle ci accompagnoit sa tante toutes les fois qu'il lui prenoit envie de sortir, et la recouduiso.it ensuite au logis. Un vieux prêtre aux cheveux blancs avoit seul la clef de la tour, et indépendamment de son âge, il se trouvoit hors d'état d'alarmer un jaloux, autrement il n'eût pas été accepté; outre la messe qu'il disoit tous les jours, notre prêtre servoit encore à table. A l'is­sue de son diner, la dame voulant se promener, emmena sa nièce avec elle. Tournant les yeux du côté de la mer qui baignoit le bord du jardin, elle aperçoit le vaisseau qui cingloit à pleines voiles de son côté. Ne voyant per­sonne sur le pont, elle fut effrayée et voulut prendre la fuite; mais la jeune personne naturellement plus hardie et plus courageuse que sa tante, parvint à la rassurer ; lorsque le vaisseau fût arrêté, elle ôte son manteau et descend dans la nef. Elle n'aperçoit personne à l'exception de Gugemer étendu sur le lit, où il dormoit encore. A la pâleur de son teint, au sang dont il étoit couvert, elle s'arrête, et le croit mort.

 

La pucelle retourne aussitôt vers sa tante et lui fait part de ce qu'elle venoit de voir. La dame répondit : Retournons sur le champ au vaisseau, et si le chevalier a cessé de vivre, nous le ferons ensevelir par notre vieux chape­lain. Dès qu'elle fut entrée dans le bâtiment, la dame aperçut le chevalier dont elle plaignit le malheur, et déplora la perte. Elle s'avance, lui met la main sur le cœur, et le sent battre. Aussitôt Gugemer se réveillant, salue la dame qui pleuroit ; celleci s'empresse de lui demander quel est son nom, sa patrie ; par quel hasard il est venu dans ce pays, et enfin s'il a été blessé à la guerre. Madame, dit-il, je vais vous dire la vérité toute entière. Je suis de la petite Bretagne ; étant allé chasser hier, je blessai une biche blanche; la flèche revenant sur elle-même, est venue me frapper la cuisse avec tant de violence, que je pense ne pouvoir jamais être guéri.

 

Cette biche m'annonça que ma blessure ne se fermeroit que lorsque j'au­rois rendu une femme sensible à mon amour. Dès que j'eus entendu mon arrêt, sortant du bois je vins sur les bords du rivage, où trouvant ce vais­seau, je fis la folie d'y entrer, et bientôt je me vis en pleine mer; je suis arri­vé près de vous, et j'ignore le nom du pays et de cette ville en particulier. Ah! Belle dame, daignez me conseiller dans mon infortune, je ne sais où al­ler, et je suis hors d'état de gouverner mon vaisseau. Beau sire, je vous donnerai volontiers les renseignements que vous demandez. Cette ville et les contrées qui l'environnent appartiennent à mon mari, homme riche et de grande naissance, mais très-vieux, et de plus, extrêmement jaloux. Il m'a renfermée dans cette enceinte, dont la seule porte toujours fermée, est gar­dée par un vieux prêtre. Jamais je ne sortirai de ce lieu sans l'ordre de mon époux. J'ai près d'ici mon appartement et ma chapelle ; et cette jeune per­sonne partage l'ennui de ma solitude. Au surplus, si cela vous est agréable, venez demeurer avec nous ; nous aurons soin de votre personne.

 

A cette proposition Gugemer s'empresse de remercier la dame, et accepte l'offre qui vient de lui être faite ; il se dresse sur son lit, ces dames l'aident à marcher et le conduisent à la tour. On lui donne le lit et la chambre de la jeune personne et sitôt qu'il fut arrivé, elles lui lavèrent et bandèrent sa plaie. Les soins les plus tendres sont prodigués à Gugemer; mais bientôt amour lui fait une blessure bien plus dangereuse ; à mesure que la pre­mière se fermoit et se cicatrisoit , l'autre prenoit un caractère bien diffé­rent. Il oublie son ancien mal, sa patrie, mais il soupire sans cesse; qu'il se­roit heureux s'il savoit que son ardeur est partagée ! Resté seul, il s'aban­donnoit à ses réflexions, et voyoit bien que si la dame ne venoit à son se­cours, il mourroit infailliblement.

 

Que ... /... Ici 3 pages manquent dans la saisie

 

.../...pouvoit dormir, s'étoit levée de grand matin. Elle se plaint des souf­frances qu'elle endure. Sa nièce qui lui tenoit compagnie, s'aperçut de l'amour que sa tante portoit au chevalier. Elle ignore si ce dernier partage les doux sentiments qu'on a pour lui. Afin de s'en éclaircir, elle profite de l'instant où sa tante étoit à la chapelle, pour interroger Gugemer. A cet ef­fet, elle se rend près de lui. Le chevalier après l'avoir fait asseoir devant le lit, lui demande où étoit sa dame, et pourquoi elle s'étoit levée de si grand matin. Craignant d'avoir commis une indiscrétion, il s'arrête et soupire. Sire chevalier, dit la pucelle, vous aimez et vous avez tort de cacher votre amour ; d'ailleurs il n'y auroit rien que de très - honorable pour vous, si vous obteniez la tendresse de ma tante. Cet amour est parfaitement bien assorti, vous êtes tous deux beaux, aimables et jeunes. Ah ! Chère amie, je suis si fortement épris que je deviendrai le plus malheureux des hommes, si je ne suis pas secouru. Conseillez-moi, douce amie, et veuillez m'apprendre ce que je dois espérer.

 

La jeune personne, du ton le plus affectueux, s'empressa de rassurer le che­valier, et lui promit de le servir de tout son pouvoir dans ce qu'il voudroit entreprendre, tant elle est bonne et serviable. Dès qu'elle eut entendu la messe, la dame desira savoir des nouvelles de son amant et s'informer de ce qu'il faisoit. Elle appelle sa nièce, parce qu'elle veut avoir un entretien se­cret avec Gugemer, entretien d'où doit dépendre le bonheur de sa vie. Après s'être rendue dans l'appartement de Gugemer, les deux amants se saluent réciproquement, et tous deux intimidés, osent à peine parler. L'em­barras du chevalier est d'autant plus grand, qu'il est étranger, qu'il ignore les usages du pays où il est venu. Il craint aussi de commettre une indiscré­tion, qui lui enleveroit les bonnes graces de sa mie et la forceroit à se reti­rer. Qui ne découvre son mal, est bien plus difficile à guérir.

 

Amour est une plaie intérieure qui ne laisse rien apercevoir au dehors. C'est un mal qui dure long-temps, parce qu'il est naturel. Je sais qu'il en est plusieurs qui tournent en plaisanteries les souffrances d'amour. Ainsi pensent ces hommes discourtois, qui sont jaloux des gens heureux, et qui vantent par-tout leurs bonnes fortunes. Non ils ne savent ce que c'est que l'amour, ils ne connoissent que la méchanceté, le libertinage et la débauche De son côté, la dame qui aimoit tendrement le chevalier n'ignoroit pas que, lorsqu'on trouve un ami sincère et vrai, on doit le chérir et faire tout ce qu'il peut desirer. Enfin l'amour donne à Gugemer le courage de découvrir à sa mie toute la violence de sa passion. Je meurs pour vous, dit-il, daignez m'accorder votre amour ; et si vous rejetez ma tendresse, je n'ai d'autre es­poir que la mort.

 

Ah ! De grace, je vous en supplie, ne me refusez pas. Bel ami, un instant, je vous prie; une pareille demande à laquelle je ne suis pas accoutumée mé­rite réflexion. Pardon, Madame, si mon discours peut vous blesser. Vous n'ignorez pas, sans doute, qu'une coquette doit se faire longtemps prier pour accorder ses bonnes graces, afin de ne pas se découvrir et d'éviter de faire soupçonner ses intrigues. Lorsqu'une femme bien née, tout-à-la-fois aimable, jolie et spirituelle, voit un homme de son rang qui lui convient, loin de le refuser, elle acceptera volontiers son hommage, et leur union sera déjà ancienne lorsqu'elle sera connue. La dame persuadée de la vérité de ce discours, accorda au chevalier le don d'amoureuse merci, et depuis ce jour ils furent heureux.

 

Depuis un an et demi nos deux amants jouissoient d'un parfait bonheur, mais la fortune cessa de leur être favorable. Sa roue tourne, et en peu d'instants elle porte au dessus celui qui étoit dessous. Ils en firent la triste expérience, car ils furent aperçus. Par un beau jour d'été nos deux amants, réunis dans la même couche, s'entretenoient de leurs amours, et se confon­doient dans leurs embrassements. La daine prenant la parole dit : Mon doux ami, de sinistres pressentiments m'annoncent que je vous perdrai, et que nous serons découverts ; mais si vous venez à mourir, je ne veux plus vivre. Si vous vous échappez, vous pourrez faire une autre conquête, et j'en périrai de chagrin. Ah! si j'étois forcée de vous quitter, non - seulement je ne ferois point d'autre ami, mais je n'aurois plus ni joie ni repos, ni paix. Pour vous donner un gage de ma foi, vous allez me remettre votre chemise, j'y ferai un pli dans un des coins; promettez-moi de n'aimer que la per­sonne qui pourra le défaire. Le chevalier remet sa chemise à la dame; elle fait un nœud arrangé de telle manière qu'il ne pouvoit être défait à moins de déchirer le linge ou de le couper.

 

De son côté le chevalier prend une ceinture nouée d'une façon particulière, l'attache autour du corps de sa maîtresse, en cache les boucles, et celle-ci lui jure de n'aimer jamais que la personne qui pourra la dénouer sans rien casser ni rompre.

Ils avoient raison d'en agir ainsi, car dans la journée, ils furent découverts par un maudit chambellan, que l'époux envoyoit à sa femme. Il attendoit le moment où il pourroit entrer, et remplir l'objet de sa mission, lorsque re­gardant à travers la fenêtre, il aperçut Gugemer. Ayant terminé, il s'em­presse de retourner vers son maître, pour lui faire part de cette découverte. A cette nouvelle, le vieillard transporté de fureur, prend avec lui trois de ses serviteurs, les conduit à l'appartement de sa femme, dont il fait briser la porte.

 

Le premier objet qu'il aperçoit est le chevalier. Dans un mouvement dont le mari n'est pas le maître, il donne ordre de s'emparer du coupable et de le faire mourir. Gugemer peu effrayé de sa menace, se saisit d'une grosse perche de sapin, sur laquelle on étendoit du linge ; par son assurance et son courage, il contient les assaillants qui n'osent avancer. Après l'avoir beau­coup regardé, le mari demande à Gugemer son nom, son pays, et comment il a fait pour s'introduire dans son château. Le chevalier raconta naïve­ment son aventure, depuis l'instant où il blessa la biche jusqu'à ce moment. Le mari doute de la vérité du récit qu'il vient d'entendre; s'il trouve le vais­seau qui avoit amené le chevalier, il le forcera à se rembarquer sur le champ. Plût à Dieu, ajouta-t-il, que tu puisses te noyer! En effet, s'étant rendus au port, ils aperçurent le bâtiment près du rivage; Gugemer y entre, et la fée sa protectrice le conduit dans son pays.

 

Je laisse à penser quel étoit le chagrin de notre chevalier : absent de sa maîtresse dont il est peut-être éloigné pour toujours, il pleure et soupire. Dans son désespoir, il prie le ciel de le faire mourir, surtout s'il perd l'objet qu'il aime plus que la vie. Il réfléchissoit encore à toute l'étendue de son malheur, lorsque le vaisseau entra dans le port d'où il étoit parti la pre­mière fois. Il prit terre aussitôt, s'empressa de descendre, parce qu'il étoit près de son pays. A peine étoit-il débarqué, qu'il fit la rencontre d'un jeune homme dont il avoit soigné l'enfance. Ce jeune homme accompagnoit un chevalier, et menoit en laisse un cheval de bataille tout équipé.Gugemer l'appelle, et le jeune homme reconnoissant son seigneur, s'empresse de lui offrir un coursier. Il retourne dans sa famille où il est parfaitement bien re­çu.

 

Afin de le fixer dans le pays, et de dissiper la mélancolie dans laquelle il étoit plongé, ses amis veulent lui donner une épouse, niais Gugemer s'en défendit en déclarant qu'il ne prendroit aucune femme, soit par amour ou par richesse, que celle qui pourroit défaire le pli de la chemise. Quand cette nouvelle fut répandue dans la Bretagne, tout ce qu'il y avoit de filles et de femmes à marier, vint pour tenter l'aventure, mais aucune n'en put venir à bout. Pendant ce temps, l'objet des amours de Gugemer, la dame infortu­née gémissoit dans un cachot, où l'avait fait mettre son mari, d'après les conseils d'un de ses courtisans. Renfermée dans une tour de marbre, elle passoit le jour dans la tristesse et les nuits étoient plus tristes encore. Per­sonne ne pourroit raconter toutes les peines qu'elle essuya pendant plus de deux ans qu'elle y resta.

 

Elle songeoit sans cesse à son amant. Ah ! Gugemer, je vous ai vu pour mon malheur, mais je préfère la mort plutôt que de souffrir plus long­temps. Cher ami, si je peux parvenir à m'échapper, j'irai à l'endroit où Tous vous êtes embarqué, pour me précipiter dans la mer. Elle avoit à peine achevé ces paroles qu'elle se lève, et vient à la porte où elle n'aperçoit ni verrou ni serrure. Profitant de l'occasion, elle sort de suite, se rend sans obstacle au port où elle trouve le vaisseau qui avoit conduit son amant; il étoit amarré à la roche, d'où elle vouloit se précipiter dans les flots. Elle s'embarque sur-le-champ, mais une réflexion vient modérer la joie qu'elle ressent d'avoir obtenu la liberté. Son ami n'auroit-il pas péri ? Cette idée lui fait tant de mal, qu'elle est prête à s'évanouir et qu'elle la force à s'as­seoir. Le vaisseau vogue et s'arrête dans un port de la Bretagne, vers un château parfaitement bien fortifié.

 

Il appartenoit au roi Mériadius, qui pour lors étoit en guerre avec des princes ses voisins. Il s'étoit levé de grand matin parce qu'il vouloit en­voyer un détachement pour ravager les terres de ses ennemis. En regar­dant par une croisée, il aperçut le vaisseau qui approchoit. Suivi d'un chambellan, il s'empresse de se rendre au port et de monter à bord. Méria­dus voyant la beauté de la dame la prend pour une fée, la saisit par le man­teau et la conduit dans son château. Enchanté de l'aventure, le monarque est peu curieux d'apprendre comment cette beauté est venue seule dans la nef, il lui suffit de savoir qu'elle est de haut parage. Épris de ses charmes , plus que je ne le pourrois dire, Mériadus ordonne à sa jeune sœur d'avoir les plus grands égards pour la dame; il lui fait donner les vêtements les plus riches, mais la dame est toujours plongée dans la tristesse ; peu touchée des soins et de l'empressement de Mériadus, qui la requiert souvent d'amour, elle lui montre la ceinture et lui annonce qu'elle n'aimera jamais que celui qui pourra dénouer cette ceinture sans la déchirer.

 

Mériadus piqué au vif, apprend à la dame que, dans le pays, il y avoit un chevalier fort renommé qui ne vouloit prendre femme à cause d'une che­mise dont le pan droit étoit plié d'une façon particulière. Je ne serait point étonné, Madame, d'apprendre que c'est vous qui avait fait ce pli. Peu s'en fallut que la dame ne perdit l'usage de ses sens, lorqu'elle entendit cette nouvelle. Mériadus la retint dans ses bras et coupa le lacet de sa robe. Il entreprit de dénouer la ceinture, mais lui, ses courtisants et tous les cheva­liers du pays échouèrent dans leur entreprise. Dans l'espoir de rencontrer la personne qui devoit mettre fin à l'aventure, Mériadus fait publier un grand tournoi ; il s'y rendit un grand nombre de chevaliers, en tête des­quels se trouvoit Gugemer. Il étoit prié d'y venir comme ami et comme compagnon d'armes, parce que Mériadus avoit besoin de son secours ; aus­si avoit-il plus de cent chevaliers à sa suite qui furent parfaitement bien re­çus et qui logèrent dans la tour.

 

Dès qu'ils furent arrivés, Mériadus envoya deux chevaliers, prier sa sœur de descendre avec la belle dame à la ceinture. Elles entrèrent bientôt cou­vertes de riches vêtements, et se tenant par la main. Quelqu'un appella Gu­gemer, et sitôt que la dame qui étoit pâle et pensive, entendit nommer son amant, elle fut prête à défaillir; elle fût même tombée à terre, si la jeune personne ne l'eût retenue. Le chevalier se leva à l'approche de sa belle, la regarda fixement et l'entraînant un peu à l'écart, il lui dit : Ne setoit-ce pas ma douce amie, mon bonheur, mon espérance, ma vie, la belle dame qui tant m'aima? Mais d'où vient-elle? Qui peut l'avoir conduite dans ces lieux? Où s'égare ma tête ! Ce ne peut pas être elle. Souvent les femmes se ressemblent, et votre vue bouleverse toutes mes idées.

 

Oh ! cette ressemblante me fait battre le cœur, et je ne puis m'empêcher de frémir et de soupirer. Je veux absolument m'en convaincre et l'interroger. Gugemer après avoir embrassé la dame, la fait asseoir et prend place à son côté. Mériadus fort inquiet n'avoit pasperdu un seul de leurs mouvements; prenant un air riant, il prie Gugemer d'inviter la belle inconnue à tenter l'épreuve de la chemise. Avec plaisir répond le chevalier qui donne l'ordre de l'aller chercher. Le chambellan apporte la chemise, Gugemer la prend et la remet à la dame qui reconnut aussitôt le nœud qu'elle avoit fait elle-même. Elle n'ose cependant le défaire, parce que son cœur éprouve la plus grande agitation. Mériadus dont l'inquiétude étoit bien plus grande, l'in­vite à tenter l'aventure. Sur son invitation, la dame prend la chemise et la déploie sur le champ. On ne peut se figurer l'étonnement de Gugemer, .il ne peut douter que celte femme ne soit sa maîtresse, et il ose à peine en croire ses yeux. Est ce bien vous, tendre amie, qui êtes devant moi! Laissez-moi, je vous prie, examiner une chose.

 

Alors lui portant la main sur le côté, il s'aperçoit qu'elle porte la ceinture qui doit servir à leur reconnoissance. Ah ! Belle amie, dites-moi de grace par quel hasard heureux je vous trouve en ce pays ! Qui peut vous y avoir amenée! Aussitôt elle lui raconta les peines et les tourments qu'elle avoit endurés, son emprisonnement, sa résolution de se détruire, sa délivrance, son voyage et son arrivée chez Mériadus, qui la combloit d'honneurs, mais qui la requéroit sans cesse d'amour : réjouissez-vous, mon ami, votre amante vous est rendue. Gugemer se lève aussitôt, et s'adressant à l'assem­blée, il dit : Beaux seigneurs, daignez m'écouter ; je viens de retrouver mon amie, que je croyois avoir perdue pour toujours. Je prie donc Mériadus de me la rendre, et pour le remercier, je deviendrai son homme - lige ; je m'engage à le servir pendant deux ou trois ans avec cent chevaliers que je soudoierai. Cher ami, répond Meriadus, la guerre que je soutiens ne m'a pas encore réduit au point de pouvoir accepter l'offre que vous me faites.

J'ai trouvé cette belle dame, je l'ai accueillie, je la garderai, et malheur à qui voudra me la disputer ! Après cette déclaration, Gugemer fait monter tous ses chevaliers ; devant eux il défie Mériadus, et il part avec la douleur de quitter encore sa mie. Il n'est aucun des seigneurs venus pour le tournoi qu'il n'emmène avec lui ; chacun d'eux lui fait la promesse de le suivre par­tout où il ira, et de regarder comme traître celui qui manqueroit à son ser­ment. La troupe se rend le soir même chez le prince avec lequel Mériadus étoit en guerre, qui les loge et les reçoit à bras ouverts. Ce secours lui fait espérer d'avoir bientôt la paix. Le lendemain, dès l'aube du jour, les troupes se mettent en marche sous la conduite de Gugemer. On assiège le château dont il veut absolument .se rendre maître. La place investie de toutes parts est bientôt réduite. Enfin, on s'empare du château, qu'on de­truit, Mériadus est tué. Après tant de dangers et de peines, Gugemer re­trouve son amie, qu'il conduit dans ses terres.

 

Du conte que je viens de rapporter, les Bretons ont composé le Lai de Gu­gemer ; il se chante avec accompagnement de harpe et de vielle, et l'air en est bon à retenir.

Lai d'Equitan

Par Marie de France

 

 

Mut unt esté noble barun
 Cil de bretaine, li bretun.
 Jadis suleient par prüesce,
 Par curteisie e par noblesce
 Des aventures que oiëent,
 Ki a plusur gent aveneient,
 Fere les lais pur remembrance,
 Que [hum] new meïst en ubliance.
 Un en firent, ceo oi cunter,
 Ki ne fet mie a ublïer,
 D'equitan que mut fu curteis,
 Sire de nauns, jostis'e reis.
 Equitan fu mut de grant pris
 E mut amez en sun païs;
 Deduit amout e drüerie:
 Pur ceo maintint chevalerie.
 Cil met[ent] lur vie en nu[n]cure
 Que d'amur n'unt sen e mesure;
 Tels est la mesure de amer
 Que nul n'i deit reisun garder.
 Equitan ot un seneschal,
 Bon chevaler, pruz e leal;
 Tute sa tere li gardoit
 E meinteneit e justisoit.
 Ja, se pur ostïer ne fust,
 Pur nul busuin ki li creüst
 Li reis ne laissast sun chacier,
 Sun deduire, sun riveier.
 Femme espuse ot li seneschals,
 Dunt puis vient el païs granz mal[s].
 La dame ert bele durement
 E de mut bon affeitement,
 Gent cors out e bele faiture;
 En li former uvrat nature;
 Les oilz out veirs e bel le vis,
 Bele buche, neis ben asis.
 El rëaume n'aveit sa per.
 Li reis l'oï sovent loër.
Soventefez la salua,
 De ses aveirs li enveia;
 Sanz veüe la coveita,
 E cum ainz pot a li parla.
 Priveement esbanïer
 En la cuntree ala chacier.
 La u li seneschal maneit,
 El chastel u la dame esteit,
 [se] herberjat li reis la nuit,
 Quant repeirout de sun deduit.
 Asez poeit a li parler,
 Sun curage e sun bien mustrer.
 Mut la trova curteise e sage,
 Bele de cors e de visage,
 De bel semblant e enveisie;
 Urs l'ad mis a sa maisnie.
 Une s[e]ete ad vers lui traite,
 Que mut grant plaie li ad faite,
 El quor li ad lancie e mise;
 N'i ad mestier sens ne cointise;
 Pur la dame l'ad si suspris,
 Tut en est murnes e pensis.
 Or l'i estut del tut entendre,
 Ne se purrat nïent defendre:
 La nuit ne dort ne [ne]respose,
 Mes sei meïsmes blasme e chose.
 «allas,» fet il, «queil destinee
 M'amenat en ceste cuntree?
 Pur ceste dame que ai veüe
 M'est un'anguisse al quor ferue
 Que tut le cors me fet trembler.
 Jeo quit que mei l'estuet amer;
 E si jo l'aim, jeo ferai mal:
 Ceo est la femme al seneschal.
 Garder li dei amur e fei,
 Si cum jeo voil k'il face a mei.
 Si par nul engin le saveit,
 Bien sai que mut l'en pesereit.
Mes nepurquant pis iert asiz
 Que pur li seië afolez.
 Si bele dame tant mar fust,
 S'ele n'amast u dru eüst !
 Que devendreit sa curteisie,
 S'ele n'amast de drüerie?
 Suz ciel n'ad humme, s'ele amast,
 Ki durement n'en amendast.
 Li seneschal, si l'ot cunter,
 Ne l'en deit mie trop peser;
 Sul ne la peot il nient tenir:
 Certes jeo viol od li partir.»
 Quant ceo ot dit, si suspira;
 Enprés se jut e si pensa.
 Aprés parlat e dist: «de quei
 Sui en estrif e en effrei?
 Uncor ne sai ne n'ai seü
 S'ele fereit de mei sun dru;
 Mes jeo savrai hastivement.
 S'ele sentist ceo ke jeo sent,
 Jeo perdrei[e] ceste dolur.
 E deus! Tant ad de ci que al jur!
 Jeo ne puis ja repos aveir:
 Mut ad ke jeo cuchai eirseir.»
 Li reis veilla tant que jur fu;
 A grant peinë ad atendu.
 Il est levez, si vet chacier;
 Mes tost se mist el repeirer
 E dit que mut est deshaitiez.
 Es chambres vet, si s'est cuchiez.
 Dolent en est li senescaus:
 Il ne seit pas queils est li maus
 De quei li reis sent les friçuns;
 Sa femme en est dreit'acheisuns.
 Pur sei deduire e cunforter
 La fist venir a li parler.
 Sun curage li descovri,
 Saver li fet qu'il meort pur li;
 Del tut li peot faire confort
 E bien li peot doner [l]a mort.
 «sire,» la dame li ad dit,
 «de ceo m'estuet aveir respit:
 A ceste primere feiee
 Ne sui jeo mie cunseillee.
Vus estes rei de grant noblesce;
 Ne sui mie de teu richesce
 Que [a] mei [vus] deiez arester
 De drüerie ne de amer.
 S'avïez fait vostre talent,
 Jeo sai de veir, ne dut nïent,
 Tost me avrïez entrelaissie[e],
 Jeo sai de veir, ne dut nïent,
 Së [is]si fust que vus amasse
 E vostre requeste otreiasse,
 Ne sereit pas üel partie
 Entre nus deus la drüerie.
 Pur ceo quë estes rei puissaunz
 E mi sire est de vus tenaunz,
 Quidereiez, a mun espeir,
 Le danger de l'amur aveir.
 Amur n'est pruz se n'est egals.
 Meuz vaut un povre[s] hum lëals,
 Si en sei ad sen e valur,
 [e] greinur joie est de s'amur
 Quë il n'est de prince u de rei,
 Quant il n'ad lëauté en sei.
 S'aukuns aime plus ha[u]tement
 Que [a] sa richesce nen apent,
 Cil se dut[e] de tute rien
 Li riches hum requid[e] bien
 Que nuls ne li toille s'amie
 Qu'il volt amer par seignurie.»
 Equitan li respunt aprés:
 «dame, merci! Nel dites mes!
 Cil ne sunt mie fin curteis,
 Ainz est bargaine de burgeis,
 Que pur aveir ne pur grant fieu
 Mettent lur peine en malveis lui.
 Suz ciel n'ad dame, s'ele est sage,
 Surteise e franche de curage,
 Pur quei d'amer se tienge chiere,
 Que el ne seit mie novelere,
 S'ele n'eüst fors sul sun mantel,
 Que uns riches princes de chastel
 Ne se deüst pur li pener
 E lëalment e bien amer.
 Cil ki de amur sunt nov[e]lier
 E ki se aturnent de trichier,
Il sunt gabé e deceü;
De plusurs l'avum nus veü.
N'est pas merveille se cil pert
Ki par s'ovreine le desert.
Ma chiere dame, a vus m'otrei!
Ne me tenez mie pur rei,
Mes pur vostre hum e vostre ami!
Seürement vus jur e di
Que jeo ferai vostre pleisir.
Ne me laissez pur vus murir!
Vus seiez dame e jeo servant,
Vus orguilluse e jeo preiant!»
Tant ad li reis parlé od li
E tant li ad crïé merci
Que de s'amur l'aseüra,
E el sun cors li otria.
Par lur anels s'entresaisirent,
Lur fiaunce[s] s'entreplevirent.
Bien les tiendrent, mut s'entr'amerent;
Puis en mururent e finerent.

Lung tens durrat lur drüerie,
Que ne fu pas de gent oïe.
As termes de lur assembler,
Quant ensemble durent parler,
Li reis feseit dire a sa gent
Que seignez iert priveement.
Les us des chambres furent clos;
Ne troveissez humme si os,
Si li rei pur lui n'enveiast,
Ja une feiz dedenz entrast.
Li seneschal la curt teneit,
Les plaiz e les clamurs oieit.
Li reis l'ama mut lungement,
Que d'autre femme n'ot talent:
Il ne voleit nule espuser,
Ja n'en rovast oïr parler.
La gent le tindrent mut a mal,
Tant que la femme al seneschal
L'oï suvent; mut li pesa,
E de lui perdre se duta.
Quant ele pout a lui parler
 E el li duit joie mener,
 Baisier, estreindre e acoler
 E ensemblë of lui jüer,
 Forment plura e grant deol fist.
 Li reis demanda e enquist
 Que [ceo] deveit e que ceo fu.
 La dame li ad respundu:
 «sire, jo plur pur nostre amur,
 Que mei revert a grant dolur:
 Femme prendrez, fille a un rei,
 [e] si vus partirez de mei;
 Sovent l'oi dire e bien le sai.
 E jeo, lasse! Que devendrai?
 Pur vus m'estuet aver la mort;
 Car jeo ne sai autre cunfort.»
 Li reis li dit par grant amur:
 «bele amie, n'eiez poür!
 Certes, ja femme ne prendrai
 Ne pur autre [ne] vus larrai.
 Sacez de veir e si creez:
 Si vostre sire fust finez,
 Reïne e dame vus fereie;
 Ja pur [nul] humme nel lerreie.»
 La dame l'en ad mercïé
 E dit que mut li sot bon gre,
 E si de ceo l'aseürast
 Que pur autre ne la lessast,
 Hastivement purchacereit
 A sun seignur que mort sereit;
 Legier sereit a purchaceir,
 Pur ceo k'il li vousist aidier.
 Il li respunt que si ferat:
 Ja cele rien ne li dirrat
 Quë il ne face a sun poeir,
 Turt a folie u a saveir.
 «sire,» fet ele, «si vus plest,
 Venez chacer en la forest,
 En la cuntree u jeo sujur;
 Dedenz le chastel mun seignur
Sujurnez; si serez seignez,
 E al terz jur si vus baignez.
 Mis sire od vus se seignera
 E avuec vus se baignera;
 Dites li bien, nel lessez mie,
 Quë il vus tienge cumpainie!
 E jeo ferai les bains temprer
 E les deus cuves aporter,
 Sun bain si chaut e si buillant,
 Suz ciel n'en ad humme vivant
 Ne fust escaudez e malmis,
 Einz que dedenz [se] fust asis.
 Quant mort serat e escaudez,
 Vos hummes e les soens mandez;
 Si lur mustrez cumfaitement
 Est mort al bain sudeinement.»
 Li reis li ad tut graanté
 Qu'il en ferat sa volenté.
 Ne demurat mie treis meis
 Que el païs vet chacier li reis.
 Seiner se fet cuntre sun mal,
 Ensemble of lue sun senescal.
 Al terz jur dist k'il baignereit;
 Li senescal mut le voleit.
 «vus baignerez,» dist il, «od mei.»
 Li senescal dit: «jo l'otrei.»
 La dame fet les bains temprer
 E les deus cuves aporter;
 Devant le lit tut a devise
 Ad chescune de[s] cives mise.
 L'ewe buillant feit aporter,
 U li senescal dut entrer.
 Li produm esteit sus levez:
 Pur deduire fu fors alez.
 La dame vient parler al rei,
E il la mist dejuste sei;
Sur le lit al seignur cucherent
E deduistrent e enveiserent.
Ileoc unt ensemble geü,
Pur la cuve que devant fu.
L'us firent tenir e garder;
Une meschine i dut ester.

Li senescal hastif revint,
A l'hus buta, cele le tint;
Icil le fiert par tel aïr,
R force li estut ovrir.
Le rei e sa femme ad trovez
U il gisent entr'acolex.
Li reis garda, sil vit venir.
Pur sa vileinie covrir
Dedenz la cive saut joinz pez,
E il fu nuz e despuillez;
Unques garde ne s'en dona.
Ileoc murut [e] escauda;
Sur lui est le mal revertiz,
E cil en est sauf e fariz.
Le senescal ad bien vië
Coment del rei est avenu.
Sa femme prent demeintenant,
El bain la met le chief avant.
Issi mururent amb[e]dui,
Li reis avant, e ele of lui.
Ki bien vodreit reisun entendre,
Ici purreit ensample prendre:
Tel purcace le mal d'autrui
Dunt le mals [tut] revert sur lui.
Issi avient cum dit vus ai.
Li bretun en firent un lai,
D'equitan, cum[ent] il fina
E la dame que tant l'ama.

Marie de France - Lai d'Equitan

 

Traduction française simplifiée

 

 

Je ne sauroit exprimer combien les anciens Bretons de la petite Bretagne étoient nobles de vie et de mœurs. Ils avoient la coutume pour rappeler les belles actions, de mettre par écrit les aventures qui arrivoient de leur temps , ou qu'ils entendoient raconter. Lorsqu'elles offroient des faits inté­ressants, ils s'empressoient d'en faire un Lai, afin que l'exemple n'en fût pas perdu pour la postérité. En effet , celui-ci étant fort curieux , je veux qu'il ne soit pas oublié.

 Je veux donc rapporter le Lai d'Equitan , Roi de Nantes, homme sage, courtois et loyal, que ses bonnes qualités avoient fait chérir de tous ses su­jets. Par la raison qu'il aimoit l'amour et les plaisirs qu'il procure, il n'est pas besoin de demander s'il étoit bon chevalier. Equitan se livroit trop au plaisir d'aimer, ce qui parfois lui faisoit commettre ries imprudences ; tels sont ceux qui d'amour sont épris , ils ne gardent aucune mesure et perdent entièrement la raison.

Le sire de Nantes avoit pour sénéchal un chevalier loyal et brave qui com­mandoit en son absence, et rendoit la justice en son nom. Ce n'est pas qu'Equitan pour remplir ces devoirs, n'abandonnât souvent lachasse, la pêche et les autres plaisirs. Ce sénéchal épousa une femme qui causa bien des chagrins au pays. La dame est aussi belle, aussi bien faite qu'elle est ai­mable. L'ensemble de ses qualités est tel que pour la former, la nature fit un prodige. Elle avoit des yeux bleus, la figure charmante, le nez bien fait, la plus jolie bouche, enfin qu'il vous suffise de savoir que le royaume ne pouvoit offrir une pareille beauté.

Equitan avoit plusieurs fois entendu faire l'éloge de cette femme ; plusieurs fois aussi il l'avoit vue, saluée, et lui avoit fait même quelques présents. Le roi la trouvant à son gré, desirai lui parler en secret. Pour être plus à son aise, il alla chasser dans le pays où le sénéchal faisoit sa résidence, puis alla coucher au château. Dans l'entretien qu'il eut avec la dame» Equitan ne tarda pas à s'apercevoir qu'elle étoit aussi sage que belle. Mais l'ayant re­gardée trop attentivement , l'éclat de ses charmes embrasa le monarque des feux les plus ardents.

Amour l'assujettit à ses lois et le blessa d'une flèche qui, l'atteignant au cœur , lui fît une blessure profonde que rien n'auroit pu guérir. Il est telle­ment épris des attraits de sa belle, qu'il devient morne et pensif. Il ne fait plus rien , il n'entend rien pendant le jour, et pendant la nuit il ne peut sommeiller. Il se reproche ses amours. Hélas! dit-il, pourquoi le sort m'a-t-il conduit dans ce château ? La vue de cette beauté me cause un tourment affreux ; je tremble en sa présence : jusques à quand l'aimerai-je ainsi ? Mais en l'aimant je commets un crime : n'est-elle pas la femme de mon sé­néchal ? Je dois à ce dernier la foi et l'amour que je serois en droit d'exiger de lui.

Ne pourrois je pas trouver quelque moyen pour connoître la pensée de la dame que j'adore, car je suis trop malheureux de souffrir tout seul II n'est point de belle femme, tant méchante soit-elle, qui ne veuille aimer ou faire un amant ; car enfin, que seroit sa courtoisie si elle n'aimoit tendrement. Non , il n'est point de femme sur la terre qui ne sacrifie à l'amour (i). Si mon sénéchal vient à connoître mes sentiments pour sa moitié , il ne pourra pas en être fâché, car il ne doit pas certainement la garder pour lui seul ; puis enfin je le renverrai et me séparerai de lui. Après ces réflexions, Equi­tan soupira et se prit à dire:

Parbleu je prends bien de la peine d'avance, puisque je ne sais pas encore si la belle veut m'accepter pour ami; mais dès aujourd'hui je saurai si elle partage mes sentiments, je perdrai, je l'espère, ce chagrin qui m'accable nuit et jour, sans me laisser un instant de repos. Le jour que le prince at­tendoit avec tant d'impatience vint enfin à paroître. Aussitôt il se lève et part pour la chasse, mais il ordonne bientôt de rentrer sous le prétexte d'une indisposition. Il monte dans son appartement et se couche. Le séné­chal vivement affecté de cette indisposition subite est loin de penser que sa femme soit la cause de la maladie de son prince.

Il est tellement persuadé du contraire, qu'à la prière de ce dernier, il invite sa femme à venir tenir compagnie à son hôte afin de le distraire. Dès l'ins­tant où ils sont seuls, Equitan découvre son amour à la belle ; il lui apprend qu'il meurt pour elle, et que dans le cas où ses vœux seroient rejetés, il se donnera la mort. La dame surprise lui dit aussitôt: Sire, excusez-moi si je ne réponds pas sur-le-champ à votre question ; elle est embarrassante et demande réflexion. Vous êtes trop riche et 'de trop haute naissance pour m'offrir vos vœux. Lorsque vous aurez satisfait vos desirs, je sais à n'en pouvoir douter que vous m'abandonnerez.

Je serois trop malheureuse si je venois à vous aimer et à vous accorder votre demande. Il ne convient pas que nous nous attachions l'un à l'autre. Vous êtes un seigneur puissant, et mon mari, votre vassal, est trop au-des­sous de votre dignité pour que vous espériez et que vous n'ayez point songé à cette difficulté. D'ailleurs, sire , l'amour n'est heureux qu'entre gens de conditions égales; mieux vaut un homme peu favorisé des dons de la for­tune, s'il joint la prudence à la valeur. Ses vœux sont plus agréables à rece­voir que ceux d'un prince ou d'un roi, personnages bien rarement fidèles. Qui aime dans une classe plus élevée fait bien; l'homme riche et puissant ne croit pas qu'on puisse lui enlever sa mie, et pense que celle-ci doit l'aimer à cause de sa naissance et de ses privilèges.

Ah, madame, repondit Equitan, ce que vous me dites n'est pas aimable ; permettez-moi de vous faire observer que les exemples que vous me citez sont des dictons de bourgeois, qui placent toujours mal leur affection. J'oserai vous dire qu'il n'est aucune femme bien née qui , si elle n'est point changeante et qu'elle veuille aimer, n'accorde sa tendresse à un prince et ne l'aime véritablement. Quant à ces grands seigneurs qui, par goût du changement, courent de belle en belle, ils doivent être vilipendés ainsi qu'il est arrivé à plusieurs. D'ailleurs il est juste de tromper un trompeur. Ainsi, belle dame, je vous en supplie, ne regardez pas à mon rang, mais prenez-moi pour votre homme-lige et pour votre ami.

Je vous promets et vous jure de faire entièrement votre volonté; ne me lais­sez pas mourir ; vous serez ma dame et moi votre esclave , vous comman­derez et j'obéirai. Enfin, après toutes les protestations et les assurances d'un amour éternel, la dame lui accorda sa demande; ils échangèrent leurs anneaux, se donnèrent mutuellement leur foi qu'ils tinrent. Ils s'aimèrent tendrement jusqu'à leur mort qui arriva le même jour. Ce commerce dura fort longtemps sans être aperçu, et lorsque Equitan vouloit entretenir en secret sa maîtresse, il annoncoit aux gens de sa maison, qu'ayant besoin d'être saigné, il desiroit être seul, et qu'on ne laissât entrer personne.

Quel eût été l'homme assez osé pour enfreindre les ordres du souverain, et pour entrer s'il n'eût été appellé. Pendant ce temps, le sénéchal tenoit la cour, jugeoit les procès, écoutoit les réclamations. Aussi le prince l'estimoit-il autant qu'il airaoit la dame. Cependant il apprit que ses barons et ses su­jets le blâmoient de ce qu'il ne prenoit pas une compagne. Ces bruits par­vinrent à l'oreille de la femme du sénéchal, qui craignoit de perdre son amant. La première fois qu'elle vit Equitan, au lieu de jouer et d'user des plaisirs qu'amour procure, la dame pleure et se désole. Equitan s'empresse de lui demander le motif de son chagrin.

Seigneur, je pleure pour nos amours, dont la fin me fera mourir de dou­leur. D'après la demande de vos vassaux, vous allez m'abandonner pour vous marier avec quelque princesse; je le sais, j'en suis certaine , et moi, malheureuse, que vais-je devenir? J'aime mieux la mort que de vous perdre, car je ne connois aucun autre remède à mes maux. Belle amie, ras­sure. Tous, lui dit le roi avec tendresse, soyez certaine que jamais je ne vous quitterai pour une autre femme, et je vous promets que dans le cas où vous deviendriez veuve, vous partagerez mon trône et ma puissance. La dame remercia Equitan de l'assurance qu'il venoit de lui donner, surtout de ce qu'il ne prendroit point d'autre femme.

Et puisqu'il en étoit ainsi, elle alloit aviser aux moyens de se défaire de son epoux , chose fort aisée dans le cas où son amant voudroit l'aider. Equitan repondit qu'il étoit prêt à faire tout ce qu'elle lui ordonneroit. Eh bien! sire, venez chasser dans notre forêt, vous logerez au château. Puis, trois jours après vous être fait saigner, vous prendrez un bain, mon mari en fera autant ; vous aurez soin qu'il vous tienne toujours compagnie. Pendant ce temps je ferai apprêter les baignoires et les bains, je tiendrai celui de mon mari si chaud que personne ne pourroit le supporter ; enfin, à peine y sera-t-il entré , qu'à l'instant même il aura cessé de vivre.

Aussitôt cet événement, vous manderez vos hommes et les siens pour leur montrer que mon mari est mort subitement dans le bain. Equitan approu­va ce projet, et lui promit de concourir à son exécution. Trois mois s'étoient à peine écoulés que le roi alla chasser comme il en étoit convenu , il se fait saigner de concert avec son sénéchal ; Equitan prévient qu'ils se baigne­ront au bout de trois jours. En effet la dame fait apporter les cuves devant les lits, et n'oublie pas l'eau bouillante pour la baignoire où son mari devoit entrer. Le sénéchal étant sorti pour quelques affaires, sa femme vint parler au prince qui la fit placer à côté de lui, sur le lit du mari, et pour être plus en sûreté pendant qu'ils prenoient leurs ébats, la porte étoit gardée par une jeune fille.

Le sénéchal s'empresse de revenir, frappe à la porte de son appartement, mais la jeune fille la retenoit ; en colère de ce retard, il frappe de nouveau avec tant de violence qu'il fallut enfin lui ouvrir. En entrant, il trouva le roi et sa femme couchés dans le même lit. Equitan voyant arriver le sénéchal, honteux d'avoir été surpris, sort du lit à la hâte, saute à pieds joints dans l'une des cuves; pour son malheur il se précipite dans celle qui étoit remplie d'eau bouillante, et il y périt aussitôt. Ainsi le mal qu'il vouloit faire est en­tièrement retombé sur lui.

Le sénéchal connut alors l'intrigue et les projets de sa femme : furieux d'avoir été trompé, il la prend et la jette, la tête la première, à côté de son suborneur. Ainsi périrent les deux amants, d'abord le prince, puis son amie. L'homme raisonnable verra par ce que je viens de raconter la vérité de cet argument : tel cherche le mal des autres qui en est atteint le premier.

De cette aventure, comme je l'ai dit, les Bretons ont fait le Lai d'Equitan et de la dame son amie.

 

Lai du Fresne

Par Marie de France

 

 

Le lai del Freisne vus dirai
 Sulunc le cunte que jeo sai.
 En Bretaine jadis maneient
 Dui chevaler, veisin esteient;
 Riche humme furent e manant
 E chevalers pruz e vaillant.
 Prochein furent, de une cuntree;
 Chescun femme aveit espusee.
 L'une des dames enceinta;
 Al terme que ele delivra,
 A cele feiz ot deus enfanz.
 Sis sires est liez e joianz;
 Pur la joie quë il en a
 A sun bon veisin le manda
 Que sa femme ad deus fiz eüz,
 De tanz enfanz esteit creüz;
 L'un li tramettra a lever,
 De sun nun le face nomer.
 Li riches hum sist al manger;
 Atant es vus le messager!
 Devant le deis se agenoila,
 Tut sun message li cunta.
 Li sire en ad Deu mercïé;
 Un bel cheval li ad doné.
 La femme al chevaler surist--
 Ki juste lui al manger sist--
 Kar ele ert feinte e orguilluse
 E mesdisante e envïuse.
 Ele parlat mut folement
 E dist, oant tute sa gent:
 «Si m'aït Deus, jo m'esmerveil
 U cest produm prist cest conseil
 Que il ad mandé a mun seignur
 Sa huntë e sa deshonur,
 Due sa femme ad eü deus fiz.
 E il e ele en sunt huniz.
 Nus savum bien qu'il i afiert:
 Unques ne fu ne ja nen iert
 Ne n'avendrat cel'aventure
 Que a une sule porteüre
 Quë une femme deus fiz eit,
 Si deus hummes ne li unt feit.»
 Si sires l'a mut esgardee,
 Mut durement l'en ad blamee.
 «Dame,» fet il, «lessez ester!
 Ne devez mie issi parler!

Verité est que ceste dame
 Ad mut esté de bone fame.»
 La gent quë en la meisun erent
 Cele parole recorderent.
 Asez fu dite e coneüe,
 Par tute Bretaine seüe:
 Mut en fu la dame haïe,
 Pois en dut estre maubailie;
 Tutes les femmes ki l'oïrent,
 Povres e riches, l'en haïrent.
 Cil que le message ot porté
 A sun seignur ad tut cunté.
 Quant il l'oï dire e retraire,
 Dolent en fu, ne sot quei faire;
 La prode femmë en haï
 E durement la mescreï,
 E mut la teneit en destreit
 Sanz ceo que ele nel deserveit.
 La dame que si mesparla
 En l'an meïsmes enceinta,
 De deus enfanz est enceintie;
 Ore est sa veisine vengie.
 Desque a sun terme les porta;
 Deus filles ot; mut li pesa,
 Mut durement en est dolente;
 A sei meïsmes se desmente.
 «Lasse!» fet ele, «quei ferai?
 Jamés pris në honur n'avrai!
 Hunie sui, c'est veritez.
 Mis sire e tut si parentez,
 Certes, jamés ne me crerrunt,
 Desque ceste aventure orrunt;
 Kar jeo meïsmes me jugai:
 De tutes femmes mesparlai.
 Dunc [ne] dis jeo quë unc ne fu
 Ne nus ne l'avïum veü
 Que femme deus enfanz eüst,
 Si deus humes ne coneüst?
 Or en ai deus, ceo m'est avis,
 Sur mei en est turné le pis.
 Ki sur autrui mesdit e ment
 Ne seit mie qu'a l'oil li pent;
 De tel hum[me] peot l'um parler
 Que meuz de lui fet a loër.
 Pur mei defendre de hunir,
 Un des enfanz m'estuet murdrir:

Meuz le voil vers Deu amender
 Que mei hunir e vergunder.»
 Ce[le]s quë en la chambre esteient
 La cunfort[ou]ent e diseient
 Que eles nel suff[e]reient pas
 De hummë ocire n'est pas gas.
 La dame aveit une meschine,
 Que mut esteit de franche orine;
 Lung tens l'ot gardee e nurie
 E mut amee e mut cherie.
 Cele oï sa dame plurer,
 Durement pleindre e doluser;
 Anguissusement li pesa.
 Ele vient, si la cunforta.
 «Dame,» fet ele, «ne vaut rien.
 Lessez cest dol, si ferez bien!
 L'un des enfanz me baillez ça!
 Jeo vus en deliverai ja,
 Si que hunie ne serez
 Ne ke jamés ne la verrez:
 A un mustier la geterai,
 Tut sein e sauf le porterai;
 Aucun produm la trovera;
 Si Deu plest, nurir la f[e]ra.»
 La dame oï quei cele dist;
 Grant joie en out, si li promist
 Si cel service li feseit,
 Bon guer[e]dun de li avreit.
 En un chief di mut bon chesil
 Envolupent l'enfant gentil
 E desus un paile roé--
 Ses sires l'i ot aporté
 De Costentinoble, u il fu;
 Unques si bon n'orent veü.
 A une pice de sun laz
 Un gros anel li lie al braz.
 De fin or i aveit un'unce;
 El chestun out une jagunce;
 La verge entur esteit lettree;
 La u la meschine ert trovee,
 Bien sachent tuit vereiement
 Que ele est nee de bone gent.
 La dameisele prist l'enfant,
 De la chambre s'en ist atant.
 La nuit, quant tut fu aseri,

Fors de la vile s'en eissi;
 En un grant chemin est entré,
 Ki en la forest l'ad mené.
 Par mi le bois sa veie tint,
 Od tut l'enfant utrë en vint;
 Unques del grant chemin ne eissi.
 Bien loinz sur destre aveit oï
 Chiens abaier e coks chanter:
 Iloc purrat vile trover.
 Cele part vet a grant espleit
 U la noise des chiens oieit.
 En une vile riche e bele
 Est entree la dameisele.
 En la vile out une abeïe,
 Durement richë e garnie;
 Mun escïent noniens i ot
 E abbeessee kis guardot.
 La meschine vit le muster,
 Les turs, les murs e le clocher:
 Hastivement est la venue,
 Devant l'us est areste[ü]e.
 L'enfant mist just que ele aporta,
 Mut humblement se agenuila.
 Ele comence s'oreisun.
 «Deus,» fait ele, «par tun seint nun,
 Sire, si te vient a pleisir,
 Cest enfant garde de perir.»
 Quant la prïerë out finee,
 Ariere [sei] se est regardee.
 Un freisne vit lé e branchu
 E mut espés e bien ramu;
 En quatre fors esteit quarré;
 Pur umbre fere i fu planté.
 Entre ses braz ad pris l'enfant,
 De si que al freisne vient corant;
 Desus le mist, puis le lessa;
 A Deu le veir le comanda.
 La dameisele ariere vait,
 Sa dame cunte qu'ele ad fait.
 En l'abbeïe ot un porter,
 Ovrir suleit l'us del muster
 Defors par unt la gent veneient
 Que le servise oi&r voleient.
 Icel[e] nuit par tens leva,
 Chandeille e lampes aluma,

Les seins sona e l'us ovri.
 Sur le freisne les dras choisi;
 Quidat ke aukun les eu&st pris
 En larecin e ileoc mis;
 D'autre chose n'ot il regard.
 Plus tost qu'il pot vint cele part,
 Taste, si ad l'enfant trové.
 Il en ad Deu mut mercïé,
 E puis l'ad pris, si ne l'i lait;
 A sun ostel ariere vait.
 Une fille ot que vedve esteit;
 Si sire ert mort, enfant aveit
 Petit en berz e aleitant.
 Li produm l'apelat avant.
 «Fille,» fet il, «levez, levez!
 Fu e chaundelë alumez!
 Un enfaunt ai ci aporte?,
 La fors el freisne l'ai trové.
 De vostre leit le [m']alaitez,
 Eschaufez lë e sil baignez!»
 Cele ad fet sun comandement:
 Le feu alum'e l'enfant prent,
 Eschaufé l'ad e bien baigné;
 Pus l'ad de sun leit aleité.
 Entur sun braz treve l'anel;
 Le paile virent riche e bel.
 Bien surent cil tut a scïent
 Que ele est nee de haute gent.
 El demain aprés le servise,
 Quant l'abbeesse eist de l'eglise,
 Li portiers vet a li parler;
 L'aventure li veut cunter
 De l'enfant cum il le trovat.
 L'abbeesse le comaundat
 Que devaunt li seit aporté
 Tut issi cum il fu trové.
 A sa meisun vet li portiers,
 L'enfant aporte volenters,
 Si l'ad a la dame mustré.
 E el l'ad forment esgardé
 E dit que nurir le fera
 E pur sa niece la tendra.
 Al porter ad bien defendu
 Que il ne die cument il fu.
 Ele meïsmes l'ad levee.

Pur ceo que al freisne fu trovee,
Le Freisne li mistrent a nun,
E le Freisne l'apelet hum.
La dame la tient pur sa niece.
Issi fu celee grant piece:
Dedenz le clos de l'abbeïe
Fu la dameisele nurié
Quant [ele] vient en tel eé
Que nature furme beuté,
En Bretaine ne fu si bele
Ne tant curteise dameisele:
Franche esteit e de nbone escole
[e] En semblant e en parole;
Nul ne la vist que ne l'amast
E a merveille la preisast.
A Dol aveit un bon seignur;
Unc puis në einz n'i ot meillur.
Ici vus numerai sun nun:
El pai?s l'apelent Gurun.
De la pucele oï parler;
Si la cumença a amer.
A un turneiement ala;
Par l'abbeïe returna,
La dameisele ad demandee;
L'abeesse li ad mustree.
Mut la vit bele e enseignee,
Sage, curteise e afeitee.
Si il n[en] ad l'amur de li,
Mut se tendrat a maubeilli.
Esguarez est, ne seit coment;
Kar si il repeirout sovent,
L'abeesse se aparcevreit,

Jamés des oilz ne la vereit.
De une chose se purpensa:
L'abeïe crestre vodra;
De sa tere tant i dura
Dunt a tuz jurs l'amendera;
Kar il [i] vout aveir retur
E le repaire e le sejur.
Pur aver lur fraternité
La ad grantment del soen doné;
Mes il ad autrë acheisun
Que de receivre le pardun.

Soventefeiz i repeira,
A la dameisele parla;

Tant li pria, tant li premist
 Que ele otria ceo kë il quist.
 Quant a seür fu de s'amur,
 Si la mist a reisun un jur.
 «Bele,» fet il, «ore est issi
 Ke de mei avez fet ami.
 Venez vus ent del tut od mei!
 Saver poëz, jol qui e crei,
 Si vostre aunte s'aparceveit,
 Mut durement li pesereit,
 S'entur li feussez enceintiee;
 Durement sereit curuciee.
 Si mun cunseil crere volez,
 Ensemble od mei vus en vendrez.
 Certes, jamés ne vus faudrai,
 Richement vus cunseillerai.»
 Cele que durement l'amot
 Bien otriat ceo que li plot:
 Ensemble od lui en est alee;
 A sun chastel l'en ad menee.
 Sun paile porte e sun anel;
 De ceo li pout estre mut bel.
 L'abeesse li ot rendu,
 E dist coment est avenu,
 Quant primes li fu enveiee:
 Desus le freisne fu cuchee;
 Le paile e l'anel li bailla
 Cil que primes li enveia;
 Plus de aveir ne receut od li;
 Come sa niece la nure.
 La meschine ben l'esgardat,
 En un cofre les afermat.
 Le cofre fist od sei porter,
 Nel volt lesser në ublïer.
 Li chevaler ki l'amena
 Mut la cheri e mut l'ama,
 E tut si humme e si servant.
 N'i out un sul, petit ne grant,
 Pur sa franchise ne l'amast
 E ne cherist e honurast.
 Lungement ot od lui esté,
 Tant que li chevaler fuifé
 A mut grant mal li aturnerent:

Soventefeiz a lui parlerent
Que une gentil femme espusast
E de cele se delivrast;
Lié serei[en] s'il eüst heir,
Quë aprés lui puïst aveir
Sa terë e sun heritage;
Trop i avrei[en]t grant damage,
Si il laissast pur sa suinant
Que de espuse n'eüst enfant;
Jamés pur seinur nel tendrunt
Ne volenters nel servirunt,
Si il ne fait lur volenté.
Le chevalers ad graanté
Que en lur cunseil femme prendra;
Ore esgardent u ceo sera.
«Sire,» funt il, «ci pres de nus
Ad un produm, per est a vus;
Une fille ad, quë est suen heir:
Mut poëz tere od li aveir.
La Codre ad nun la damesele;
En [tut] cest païs ne ad si bele.
Pur le Freisne, que vus larrez,
En eschange le Codre av[r]ez.
En la Codre ad noiz e deduiz;
Freisne ne portë unke fruiz.
La pucele purchacerums;
Si Deu plest, si la vus durums.»
Del mariage unt purchacié
E de tutes parz otrïé.
Allas! cum est [mes]avenu
Que li [prudume] ne unt seü
L'aventure des dameiseles,
Quë esteient serur[s] gemeles!
Le Freisne cele fu celee;
Sis amis ad l'autre espusee.
Quant ele sot kë il la prist,
Unques peiur semblant ne fist:
Sun seignur sert mut bonement
E honure tute sa gent.
Li chevaler de la meisun
E li vadlet e li garçun
Merveillus dol pur li feseient

De ceo ke perdre le deveient.
Al jur des noces qu'il unt pris,
 Sis sires maunde ses amis;
 E l'erceveke[s] i esteit,
 Cil de Dol, que de lui teneit.
 S'espuse li unt amenee.
 Sa merë est od li alee;
 De la meschine aveit poür,
 Vers ki sis sire ot tel amur,
 Quë a sa fille mal tenist
 Vers sun seignur, s'ele poïst;
 De sa meisun la getera,
 A sun gendre cunseilera
 Quë a un produm la marit;
 Si s'en deliverat, ceo quit.
 Les noces tindrent richement;
 Mut i out esbanïement.
 La dameisele es chambres fu;
 Unques de quanke ele ad veü
 Ne fist semblant que li pesast
 Ne tant que ele se curuçast;
 Entur la dame bonement,
 Serveit mut afeit[ï]ement.
 A grant merveile le teneient
 Cil e celes ki la veeient.
 Sa mere l'ad mut esgardee,
 En sun qor preisie e amee.
 Pensat e dist s'ele seüst
 La maniere [e] kë ele fust,
 Ja pur sa fille ne perdist,
 Ne sun seignur ne li tolist.
 La noit, al lit aparailler,
 U l'espuse deveit cucher,
 La damisele i est alee;
 De sun mauntel est desfublee.
 Les chamberleins i apela,
 La maniere lur enseigna
 Cument si sires le voleit,
 Kar meintefeiz veü l'aveit.
 Quant le lit orent apresté,
 Un covertur unt sus jeté.
 Li dras esteit d'un viel bofu;
 La dameisele l'ad veü;
 N'ert mie bons, ceo li sembla;
 En sun curage li pesa.
 Un cofre ovri, sun paile prist,
Sur le lit sun seignur le mist.
 Pur lui honurer le feseit;
 Kar l'erceveke[s] i esteit
 Pur eus beneistre e enseiner;
 Kar c'afereit a sun mestier.
 Quant la chambre fu delivree,
 La dame ad sa fille amenee.
 Ele la volt fere cuchier,
 Si la cumande a despoilier.
 Le paile esgarde sur le lit,
 Quë unke mes si bon ne vit
 Fors sul celui que ele dona
 Od sa fille ke ele cela.
 Idunc li remembra de li,
 Tut li curages li fremi;
 Le chamberlenc apele a sei.
 «Di mei,» fait ele, «par ta fei,
 U fu cest bon paile trovez?»
 «Dame,» fait il, «vus le savrez:
 La dameisele l'aporta,
 Sur le covertur le geta,
 Kar ne li sembla mie bons;
 Jeo qui que le pailë est soens.»
 La dame l'aveit apelee,
 [e] Ele est devant li alee;
 De sun mauntel se desfubla,
 E la mere l'areisuna:
 «Bele amie, nel me celez!
 U fu cist bons pailes trovez?
 Dunt vus vient il? kil vus dona?
 Kar me dites kil vus bailla!»
 La meschine li respundi:
 «Dame, m'aunte, ke me nure,
 L'abeesse, kil me bailla,
 A garder le me comanda;
 Cest e un anel me baillerent
 Cil ki a nurir me enveierent.»
 «Bele, pois jeo veer l'anel?»
 «Oïl, dame, ceo m'est [mut] bel.»
 L'anel li ad dunc aporté,
 E ele l'ad mut esgardé;
 El l'ad tresbien reconeü
 E le paile ke ele ad veü.
 Ne dute mes, bien seit e creit
 Que ele memes sa fille esteit;
Oiant tuz, dist, ne ceil[e] mie:
 «Tu es ma fille, bele amie!»
 De la pité kë ele en a
 Ariere cheit, si se pauma.
 E quant de paumeisun leva,
 Pur sun seignur tost enveia;
 E il [i] vient tut effreez.
 Quant il est en chambrë entrez,
 La dame li cheï as piez,
 Estreitement l[i] ad baisiez,
 Pardun li quert de sun mesfait.
 Il ne feseit nïent del plait.
 «Dame,» fet il, «quei dites vus?
 Il n'ad si bien nun entre nus.
 Quanke vus plest seit parduné!
 Dites mei vostre volunté!»
 «Sire, quant parduné l'avez,
 Jel vus dirai; si m'escutez!
 Jadis par ma grant vileinie
 De ma veisine dis folie;
 De ses deus enfanz mesparlai:
 Vers mei meïsmes [mes]errai.
 Verité est que j'enceintai,
 Deus filles oi, l'une celai;
 A un muster la fis geter
 E nostre paile of li porter
 E l'anel que vus me donastes
 Quant vus primes od mei parlastes.
 Ne vus peot mie estre celé:
 Le drap e l'anel ai trové.
 Nostre fille ai ci conue,
 Que par ma folie oi perdue;
 E ja est ceo la dameisele
 Que tant est pruz e sage e bele,
 Ke li chevaler ad amee
Ki sa serur ad espusee.»
 Li sires dit: «de ceo sui liez;
 Unques mes ne fu[i] si haitiez;
 Quant nostre fille avum trovee,
 Grant joie nus ad Deu donee,
 Ainz que li pechez fust dubliz.
 Fille,» fet il, «avant venez!»
 La meschine mut s'esjoï
 De l'aventure ke ele oï.
 Sun pere ne volt plus atendre;
 Il meïsmes vet pur sun gendre,
 E l'erceveke i amena,
 Cele aventure li cunta.
 Li chevaler, quant il le sot,
 Unques si grant joie nen ot.
 L'erceveke[s] ad cunseilié
 Quë issi seit la noit laissié;
 El demain les departira,
 Lui e cele qu'il espusa.
 Issi l'unt fet e graanté.
 El demain furent desevré;
 Aprés ad s'amie espusee,
 E li peres li ad donee,
 Que mut ot vers li bon curage;
 Par mi li part sun heritage.
 Il e la mere as noces furent
 Od lur fille, si cum il durent.
 Quant en lur païs s'en alerent,
 La Coudre lur fille menerent;
 Mut richement en lur cuntree
 Fu puis la meschine donee.
 Quant l'aventure fu seüe
 Coment ele esteit avenue,
 Le lai del Freisne en unt trové:
 Pur la dame l'unt si numé.

 

Marie de France - Lai du Fresne

 

Traduction française simplifiée

 

 

Je rapporterai le Lai du Frêne, d'après le récit qui m'en a été fait.

Il existoit jadis dans la Bretagne, deux seigneurs qui étoient si proches voi­sins que leurs biens se touchoient. A-la-fois vaillants chevaliers et hommes riches, tous deux étoient mariés, et leur habitation n'étoit pas éloignée de la ville. L'une des dames devint enceinte, et au bout du terme, elle accoucha de deux enfants. Le mari, charmé de cet événement, s'empressa de le man­der à son voisin; il lui envoie un messager pour lui faire part que sa femme étoit acouchée de deux enfants mâles, et pour le prier d'être parrain de l'un de ses fils. Le messager arrive chez l'ami pendant qu'on étoit à table, il s'agenouille et remet sa dépêche.

 

Le voisin remercie le ciel du bonheur qu'éprouve son ami, et fait présent d'un superbe cheval à l'envoyé. Sa femme qui mangeoit aux côtés de son époux, se mit à sourire en écoutant le récit du messager; elle étoit fausse, hautaine, médisante et envieuse. Cette dame parla fort légèrement lors­qu'elle dit devant ses domestiques : Avec l'aide de Dieu, je suis en vérité surprise de ce que le chevalier notre voisin ait osé mander à mon mari ce qui doit faire sa honte et son déshonneur, puisque sa femme est accouchée de deux enfants à-la-fois. Comment publier ce qui doit faire le déshonneur de ces époux? On sait parfaitement qu'il ne s'est jamais vu et que l'on ne verra jamais pareille chose, si la femme n'a pas eu commerce avec deux hommes.

 

Le mari étonné d'un pareil langage, regarde fixement sa femme, et la blâme de ce qu'elle vient de dire. Dame, reprit-il , vous feriez mieux de vous taire que de parler ainsi ; il est certain que l'accouchée mérite la bonne réputation dont elle jouit. Les gens de la maison, présents à la scène qui venoit d'avoir lieu, répétèrent les propos tenus par leur maîtresse. La nouvelle s'en répandit dans toute la Bretagne. La méchante fut blâmée par toutes les personnes du sexe ; pauvres et riches la prirent en haine et la mé­prisèrent. Le messager de retour chez son maître, lui rapporta la conversa­tion qu'il a voit entendue. Celui-ci fut bien chagrin des propos qui avoient été tenus chez son ami ; il prit son épouse en aversion , et pensa qu'elle l'avoit réellement trompé ; dès cet instant il fit mauvais ménage, et n'eut plus de confiance dans la mère de ses enfants; il sembloit que ce mari re­cherchât tous les moyens imaginables pour affliger cette malheureuse femme, tant il étoit persuadé qu'elle étoit coupable.

 

La dame qui avoit si mal parlé devint enceinte à son tour dans la même an­née, et arrivée à son terme, elle accoucha de deux filles. Je vous demande si la voisine ne fut pas alors bien vengée, et quels regrets eut à son tour la mé­chante. Malheureuse que je suis, dit-elle, que ferai-je? me voilà déshonorée pour la vie. Je vais être méprisée de mon mari et de mes parents qui vont me haïr, d'après les propos que j'ai tenus sur ma voisine. Ils ne voudront plus croire à ma vertu dès qu'ils seront instruits de mon aventure je me suis condamnée moi-même, en soutenant qu'une femme ne pou voit avoir deux enfants, si elle n'avoit eu commerce avec deux hommes. Or, pareil malheur m'arrive et je me trouve dans la même situation que ma voisine.

 

Je vois maintenant la vérité de l'adage : Qui médit des autres et les blâme , ne sait pas souvent ce qui doit lui arriver. Mieux convient la louange que la critique; car si j'avois profité de cet avis, je ne serois pas tant à plaindre. Il me faut faire périr un des enfants ; j'aime mieux implorer la miséricorde divine pour ce crime que d'être avilie et maltraitée. Les personnes qui pre­noient soin de cette femme , s'empressèrent de la consoler et la prévinrent qu'elles ne souffriroient pas l'exécution d'un crime semblable. La dame avoit auprès d'elle une jeune personne de condition libre qu'elle avoit éle­vée et qu'elle chérissoit. Voyant sa protectrice pleurer et se plaindre , la jeune fille affligée cherchoit tous les moyens de la consoler.

 

Dame, lui dit-elle, cette douleur ne convient nullement à votre état ; veuillez-vous appaiser et entendre mon avis. Vous me donnerez l'un des en­fants, je vous en délivrerai secrètement, de manière à ce que jamais vous ne le reverrez. Personne ne pourra désormais vous blâmer. Je porterai votre fille près la porte d'un couvent; j'en prendrai le plus grand soin dans la route, et j'ose présumer, avec la grace de Dieu, qu elle sera trouvée par quelque prud'homme qui se chargera de l'élever. La dame éprouva un grand plaisir à cette proposition ; elle promit a la pucelle que pour le grand service qu'elle vouloit lui rendre, elle s'engageoit de son côté à la récom­penser convenablement. Le bel enfant fut enveloppé dans un linge trèsfin, recouvert d'une étoffe de soie vermeille.

 

La Meschine vit le mustier que le mari de la dame avoit rapportée de Constantinople. Jamais aussi belle étoffe ne fut vue. Avec un bout de ruban on lui lia au bras un gros anneau d'or qui pesoit plus d'une once. Il étoit entouré de grenats, et l'on y fit graver le nom de l'endroit où l'enfant de­voit être déposé. Cette précaution fut prise afin que ceux qui trouveroient la pauvre petite, apprissent qu'elle étoit bien née et qu'elle appartenoit à des gens riches. La pucelle prit l'enfant et l'emporta de la chambre; profi­tant de l'obscurité et du silence de la nuit pour sortir de la ville, elle prend d'abord le grand chemin, traverse la forêt, puis au loin, sur la droite, la pu­celle ayant entendu le chant des coqs et l'aboyement des chiens, elle présu­ma que de ce côté il devoit y avoir une ville. Cet espoir ranime ses forces et lui fait doubler le pas. Son attente ne fut pas trompée, elle entra dans une ville considérable, où se trouvoit une riche abbaye de femmes.

 

Quantité de nones y étoient sous la direction d'une abbesse. La jeune per­sonne après avoir considéré les différentes parties du monastère , telles que les tours, les murs, le clocher, s'arrêta devant la porte pour implorer la fa­veur du ciel. Après s'être agenouillée, elle fit la prière suivante. Fais-moi la grace, ô mon Dieu, par ton saint nom de prendre cet enfant en pitié, et de le garantir de tout malheur. Sa prière achevée, la pucelle regarde derrière elle, et aperçoit un très-gros frêne , dont le fût se divisoit en quatre branches qui couvroient le terrain à l'entour de leur ombrage. Reprenant aussitôt entre ses bras l'innocente créature qu'elle avoit déposée, elle s'em­presse de la placer sur cet arbre, puis l'ayant de nouveau recommandée à Dieu, la demoiselle part pour revenir vers sa dame, et lui rendre compte de ce qu'elle avoit fait.

 

En l'abbaye restoit un portier dont les fonctions etoient d'ouvrir les portes aux personnes qui venoient aux prières. Ce jour-là cet homme s'étoit levé de meilleure heure qu'à l'ordinaire. Après avoir allumé les cierges et les lampes, sonné les cloches, il ouvre la grande porte et sort ; le premier objet qui frappe ses regards en jettant les yeux sur le frêne, est l'étoffe de soie dont l'enfant étoit enveloppé. Présumant que cet objet pouvoit avoir été dé­robé, le portier s'empresse de venir à l'arbre pour prendre cette étoffe, et la remettre au véritable propriétaire. Mais au moment où il y portoit la main , le prud'homme découvre que l'étoffe de soie servoit à envelopper un enfant. Il rendit grace au ciel, alla prendre cette innocente créature, la por­ta aussitôt dans sa maison, la remit à sa fille, laquelle étoit veuve et avoit un jeune enfant qu'elle allaitoit.

 

Le prud'homme rentrant au logis appelle la jeune veuve en lui disant : Al­lons ma fille, levez-vous sur le champ, allumez la chandelle et le feu. Je vous apporte un enfant que j'ai trouvé sur le frêne, vous allez le réchauf­fer, le baigner et le nourrir de votre lait. La veuve suivit de point en point les ordres de son père, elle allume le feu, rechauffe l'enfant, le baigne et l'allaite; puis en déshabillant la petite, la vue de l'anneau d'or et de l'étoffe de soie, firent présumer à ces bonnes gens que le petit abandonné devoit appartenir à une classe élevée. Le lendemain après l'office, au moment où l'abbesse sortoit de l'église, le portier vint vers elle pour lui conter son aventure. L'abbesse demande à voir cet enfant habillé de la même manière qu'il avoit été trouvé. On va le chercher, et la dame après l'avoir bien exa­miné, prévient qu'elle se chargera de son éducation , qu'elle l'élevera comme sa nièce.

 

L'abbesse défend au portier de faire connoître la manière dont cet enfant avoit été abandonné et trouvé sur un frêne dont le nom lui fut donné et qu'elle conserva. Enfin l'enfant fut nourri dans l'abbaye sous les yeux de l'abbesse, qui l'appeloit sa nièce. Quand Frêne fut parvenue à cet âge où la nature forme les jeunes personnes, elle surpassa en beauté et en amabilité toutes les demoiselles de la Bretagne. La bonté de son caractère, le charme de sa conversation, la faisoient chérir de tout le monde, et ses qualités sur­passoient encore les grâces de son visage. Elle étoit si bonne, si aimable, si bien élevée , elle parloit avec tant de douceur et de grâce qu'on ne pouvoit la voir sans l'aimer et sans l'estimer.

 

Il existoit à Dol un seigneur appelé Buron, lequel étoit chéri de ses vassaux. Il entendit parler des bonnes qualités de Frêne, et ne put s'empêcher de l'aimer. En revenant d'un tournois, il passa par le couvent, et pria l'ab­besse de faire venir sa nièce. Le chevalier trouva la demoiselle si fort au-dessus du portrait qu'on lui en avoit fait, qu'il en fut entièrement épris. 1l se regardera comme très-malheureux s'il n'obtient l'amour de cette belle. Sa raison se trouble et il ne sait à quoi se résoudre, ni quel parti prendre. S'il vient trop souvent à l'abbaye , la supérieure découvrira le motif de ses visites, et lui défendra de les continuer. A force de réfléchir à sa situation, il pensa qu'en faisant diverses donations au couvent, il l'enrichiroit à jamais, et qu'il demanderoit en retour un appartement pour l'occuper lorsqu'il passeroit dans le canton. Pour obtenir la confiance des religieuses il leur donna des terres considérables , afin de faire prier pour lui, mais Buron avoit bien d'autres motifs que celui de demander le pardon de ses fautes.

 

Dès qu'il eut obtenu l'objet de sa demande, il venoit souvent au monastère pour trouver l'occasion de parler à Frêne. Il la pria tant, lui fit de si belles promesses que cette demoiselle consentit enfin à lui accorder son amour. Ayant obtenu les faveurs de sa belle, il lui parla un jour en ces termes: Belle amie, puisque vous m'avez choisi pour amant, suivez-moi dans mon château. Jugez de la colère de votre tante si elle étoit instruite de nos amours , et quel seroit son courroux si vous deveniez enceinte. Si vous m'en croyez venez avec moi, vous ne manquerez jamais de rien, et vous partage­rez mes richesses. La belle Frêne qui aimoit tendrement son ami se rendit sans peine à ses desirs, et suivit Buron dans son château. Elle emporta dans sa fuite l'anneau et l'étoffe qui devoient servir à la faire reconnoître un jour. L'abbesse lui avoit raconté comment elle avoit été trouvée sur un arbre, aussi Frêne conservoit-elle précieusement dans un coffre les divers objets dont elle étoit enveloppée.

 

Ce fut un grand bonheur pour cette malheureuse demoiselle, que la bonne abbesse qui l'avoit élevée et nourrie en lui rendant la bague et l'étoffe de lui avoir appris comment elle avoit été abandonnée dès sa naissance , et par quel hasard elle étoit tombée entre ses mains. Connoissant l'importance dont ces deux objets étoient pour elle, Frêne n'avoit garde de les oublier. Aussi en prenoit-elle le plus grand soin et veilloit sans cesse à ce qu'ils ne s'égarassent. Buron dont la tendresse étoit extrême conduisit sa belle maî­tresse dans sa terre, où elle se fit aimer et chérir de tous ceux qui la connurent. Ils étoient depuis long-temps ensemble, lorsque les chevaliers exposèrent à plusieurs reprises à leur seigneur qu'ils seroient flattés de lui voir épouser une femme de son rang, et de renvoyer son amie, afin d'avoir un héritier. Les chevaliers lui font entrevoir que s'il laisse sa terre à un étranger ou à sa mie, ils ne le tiendront plus pour seigneur , et qu'ils cesse­ront de le servir. Buron forcé de déférer à l'avis de ses chevaliers , leur de­manda quelle femme de la province il pourroit prendre.

 

Sire, ici près est un prud homme, père d'une fille unique et fort riche. Cette jeune personne qui est la plus jolie du canton se nomme Coudre. Ainsi en abandonnant Frêne, vous aurez pour la remplacer Coudre ; ce dernier donne du fruit, et le Frêne n'en porte point. La demande ayant été faite aux parents fut acceptée. Mais hélas ! les chevaliers ignoroient que les deux jeunes personnes étoient sœurs jumelles. Frêne étoit la malheureuse aban­donnée, et sa sœur étoit destinée à devenir l'épouse de son ami. Le mariage est enfin arrêté, et dès que Frêne apprend que son ami va se marier , elle ne laisse apercevoir aucune trace de chagrin, et se dévoue aux plus rudes travaux. Elle sert son seigneur comme à l'ordinaire et prend soin de tout le monde; aussi toutes les personnes invitées ou celles de la maison s'émer­veilloient-elles de son courage et de son dévouement. Les amis de Buron s'étoient rendus au château le jour de la noce, ainsi que l'archevêque ; les chevaliers de la ville de Dol lui amenèrent la nouvelle épouse.

 

La mère de Coudre avoit accompagné sa fille ; craignant que son gendre ne revînt à ses premières amours, elle vouloit lui conseiller de renvoyer Frêne, et de la marier à quelque homme de bien. Les noces furent très-belles, et pendant qu'on se livroit au plaisir, Frêne parcourut les chambres du château pour examiner si tout étoit en place et si rien ne manquoit. II ne paroissoit point que cet hymen lui déplût, car elle avoit servi la nouvelle mariée avec tant de graces que les convives ne pouvoient revenir de leur surprise. Chacun louoit sa conduite, ses soins et son activité. La mère en admirant le courage, la patience, le bon cœur de Frêne, lui accorda son es­time et son amitié. Ah ! si elle avoit reconnu sa fille , elle n'eût sans doute pas voulu lui enlever son ami. Toujours attentive, Frêne va faire dresser le lit nuptial. Quittant son manteau , elle montre aux chambellans la manière dont il falloit le faire pour se conformer au goût de leur seigneur. Le lit étoit dressé, et voyant qu'il étoit recouvert d'une étoffe peu riche et de mauvais goût, Frêne ouvre son coffre, en retire la belle étoffe dont elle avoit été enveloppée, et la fit servir à décorer le lit de son ami. Elle le faisoit avec d'autant plus de plaisir que l'archevêque devoit venir pour bénir la chambre des deux époux , et remplir son ministère.

 

Sitôt que tout fut apprêté , la mère conduit Coudre dans la chambre nup­tiale et la veut faire coucher. En jetant les yeux sur le lit, elle aperçoit l'étoffe précieuse, la reconnoît, se ressouvient de l'emploi qu'elle en fait, puis éprouve un frémissement involontaire. D'où peut venir cette étoffe ? par quel hasard se trouve-t-elle dans le château de mon gendre ? Pour s'en éclaircir, la dame appelle un chambellan ; Dites - moi, mon ami, vous devez le savoir, comment votre maître est-il devenu propriétaire de cette étoffe ? Je vais vous satisfaire , madame , c'est Frêne, la jeune personne qui l'a ap­portée ; voyant que la couverture de mon seigneur n'étoit pas assez riche pour un jour aussi solennel, elle a donné celle que vous voyez. Faites-la ve­nir sur-le-champ, et sitôt qu'elle l'aperçut : Ah! belle amie, lui dit la mère , veuillez m'apprendre où cette bonne étoffe a été trouvée, d'où vient-elle, qui vous l'a donnée? Dame, ma tante l'abbesse qui a pris soin de mon en­fance et qui m'a élevée, me remit cette étoffe ainsi qu'un anneau d'or, et m'enjoignit de les conserver précieusement. Ils m'avoient été donnés sans doute par les auteurs de mes jours qui m'envoyèrent au couvent.

 

Belle amie, ne pourrois-je voir cet anneau ? oui madame, sans doute, je vais le chercher et vous l'apporter. Dès que la dame l'eut regardé, elle re­connut l'anneau, ne douta plus que Frêne ne fût sa fille. Embrasse-moi, mon enfant, tu es ma fille ; la révolution que cette malheureuse mère éprouva en disant ces paroles, la fit tomber en pamoison. Revenue à elle, la dame fait appeler son mari , qui arrive tout effraye'. Sitôt qu'il est entré, sa femme tombe à ses genoux qu'elle baise, et le prie de lui pardonner. Le mari, qui ne savoit rien de l'aventure , répondit : Dame, il n'existe -aucune dispute entre nous, veuillez - vous lever, car vous êtes toute pardonnée. Faites-moi le plaisir de me faire connoître ce que vous desirez. Sire, je n'avouerai ma faute que lorsque vous m'aurez écoutée, et ensuite pardon­née. Il vous ressouvient du jugement téméraire que je portai sur ma voisine qui étoit accouchée de deux garçons. Je parlai contre moi sans le savoir. A mon tour j'eus deux filles à-la-fois ; j'en cachai une qui fut portée dans un couvent. Je l'enveloppai avec l'étoffe précieuse que vous aviez rapportée de Constantinople, et je cachai dans ses langes le bel anneau que vous m'aviez donné la première fois que vous me parlâtes.

 

Eh bien , sire, rien ne peut être caché, je viens de retrouver ici l'étoffe, l'an­neau, et ma fille que j'avois perdue par ma faute. C'est cette personne si ai­mable, si sage et si belle que le chevalier aimoit depuis long-temps, et dont il vient d'épouser la sœur. Madame, répondit l'époux, je suis très-satisfait et bien joyeux que nous ayons retrouvé notre fille avant que la faute fût augmentée, le ciel nous accorde doublement ses faveurs. Venez, ma chère enfant, venez embrasser votre père. Frêne est au comble du bonheur, puis­qu'elle vient de retrouver ses parents. Son père les quitte aussitôt pour al­ler parler à son gendre et à l'archevêque, et leur faire part de cette nou­velle. Dès qu'il en est instruit, Buron ne peut contenir sa joie, et le prélat donne le conseil d'attendre que la nuit soit passée, parce qu'il rompra le lendemain les nœuds qu'il avoit formés la veille. ll fut donc arrêté que le premier mariage seroit déclaré nul, et que Buron épouseroit son amie avec le consentement de ses parents. Le père divisa son bien en deux parts égales, dont une fut donnée à Frêne. Lorsque le chevalier et sa femme re­tournèrent dans leur pays, après la noce qui fut très-belle, ils emmenèrent avec eux Coudre, leur autre fille, qui trouva dans son pays un parti fort riche.

 

Quand on connut cette aventure et sa fin , les Bretons en firent le Lai du Frêne, ainsi appelé de la dame qui en est le sujet

 

 

Lai du Bisclavret

Par Marie de France

 

 

Quant de lais faire m'entremet,
 Ne voil ublïer Bisclavret:
 Bisclavret ad nun en bretan,
 Garwaf l'apelent li Norman.
 Jadis le poeit hume oïr
 E sovent suleit avenir,
 Humes plusurs garual devindrent
 E es boscages meisun tindrent.
 Garualf, c[eo] est beste salvage:
 Tant cum il est en cele rage,
 Hummes devure, grant mal fait,
 Es granz forez converse e vait.
 Cest afère les ore ester;
 Del Bisclavret [vus] voil cunter.
 En Bretaine maneit un ber,
 Merveille l'ai oï loër;
 Beaus chevalers e bons esteit
 E noblement se cunteneit.
 De sun seinur esteit privez
 E de tuz ses veisins amez.
 Femme ot espuse mut vailant
 E que mut feseit beu semblant.
 Il amot li e ele lui;
 Mes d'une chose ert grant ennui,
 Que en la semeine le perdeit
 Treis jurs entiers, que el ne saveit
 U deveneit në u alout,
 Ne nul des soens nïent n'en sout.
 Une feiz esteit repeirez
 A sa meisun joius e liez;
 Demandé li ad e enquis.
 «Sire,» fait el, «beau duz amis,
 Une chose vus demandasse
 Mut volenters, si jeo osasse;
 Mes jeo creim tant vostre curuz,
 Que nule rien tant ne redut.»
 Quant il l'oï, si l'acola,
 Vers lui la traist, si la beisa.
 «Dame,» fait il, «[or] demandez!
 Ja cele chose ne querrez,
 Si jo la sai, ne la vus die.»
 «Par fei,» fet ele, «ore sui garie!
 Sire, jeo sui en tel effrei
 Les jurs quant vus partez de mei,

El quor en ai mut grant dolur
E de vus perdre tel poür,
Si jeo n'en ai hastif cunfort,
Bien tost en puis aver la mort.
Kar me dites u vus alez,
U vus estes, u conversez!
Mun escïent que vus amez,
E si si est, vus meserrez.»

«Dame,» fet il, «pur Deu, merci!
Mal m'en vendra, si jol vus di,
Kar de m'amur vus partirai
E mei meïsmes en perdrai.»
Quant la dame l'ad entendu,
Ne l'ad neent en gab tenu.
Suventefeiz li demanda;
Tant le blandi e losenga
Que s'aventure li cunta;
Nule chose ne li cela.
«Dame, jeo devienc besclavret:
En cele grant forest me met,
Al plus espés de la gaudine,
S'i vif de preie e de ravine.»
Quant il li aveit tut cunté,
Enquis li ad e demaundé
S'il se despuille u vet vestu.
«Dame, fet il, «jeo vois tut nu.»
«Di mei, pur Deu, u sunt voz dras.»
«Dame, ceo ne dirai jeo pas;
Kar si jes eüsse perduz
E de ceo feusse aparceüz,
Bisclavret sereie a tuz jurs;
Jamés n'avreie mes sucurs,
De si k'il me fussent rendu.
Pur ceo ne voil k'il seit seü.»
«Sire,» la dame li respunt,
«Jeo vus eim plus que tut le mund:
Nel me devez nïent celer,
Ne [mei] de nule rien duter;
Ne semblereit pas amisté.
Qu'ai jeo forfait? pur queil peché
Me dutez vus de nule rien?
Dites [le] mei, si ferez bien!»
Tant l'anguissa, tant le suzprist,
Ne pout el faire, si li dist.
«Dame,» fet il, «delez cel bois,
 Lez le chemin par unt jeo vois,
 Une vielz chapele i esteit,
 Ke meintefeiz grant bien me feit:
 La est la piere cruose e lee
 Suz un buissun, dedenz cavee;
 Mes dras i met suz le buissun,
 Tant que jeo revi[e]nc a meisun.»
 La dame oï cele merveille,
 De poür fu tute vermeille;
 De l'aventure se esfrea.
 E[n] maint endreit se purpensa
 Cum ele s'en puïst partir;
 Ne voleit mes lez lui fisir.
 Un chevaler de la cuntree,
 Que lungement l'aveit amee
 E mut preié'e mut requise
 E mut duné en sun servis
 Ele ne l'aveit unc amé
 Ne de s'amur aseüré
 Celui manda par sun message,
 Si li descovri sun curage.
 «Amis,» fet ele, «seez leéz!
 Ceo dunt vus estes travaillez
 Vus otri jeo sanz nul respit:
 Ja n'i avrez nul cuntredit;
 M'amur e mun cors vus otrei,
 Vostre drue fetes de mei!»
 Cil l'en mercie bonement
 E la fiance de li prent;
 E el le met par serement.
 Puis li cunta cumfaitement
 Ses sire ala e k'il devint;
 Tute la veie kë il tint
 Vers la forest l[i] enseigna;
 Pur sa despuille l'enveia.
 Issi fu Bisclavret trahiz
 E par sa femme maubailiz.
 Pur ceo que hum le perdeit sovent
 Quidouent tuz communalment
 Que dunc s'en fust del tut alez.
 Asez fu quis e demandez,
 Mes n'en porent mie trover;
 Si lur estuit lesser ester.

La dame ad cil dunc espusee,
 Que lungement aveit amee.
 Issi remist un an entier,
 Tant que li reis ala chacier;
A la forest ala tut dreit,
La u li Bisclavret esteit.
Quant li chiens furent descuplé,
Le Bisclavret unt encuntré;
A lui cururent tutejur
E li chien e li veneür,
Tant que pur poi ne l'eurent pris
E tut deciré e maumis,
De si qu'il ad le rei choisi;
Vers lui curut quere merci.
Il l'aveit pris par sun estrié,
La jambe li baise e le pié.
Li reis le vit,grant poür ad;
Ses cumpainuns tuz apelad.
«Seignurs,» fet il, «avant venez!
Ceste merveillë esgardez,
Cum ceste beste se humilie!
Ele ad sen de hume, merci crie.
Chacez mei tuz ces chiens arere,
Si gardez quë hum ne la fiere!

Ceste beste ad entente e sen.
Espleitez vus! alum nus en!

A la beste durrai ma pes;
Kar jeo ne chacerai hui mes.»

Li reis s'en est turné atant.
Le Bisclavret li vet sewant;

Mut se tint pres, n'en vout partir,
Il n'ad cure de lui guerpir.
 Li reis l'en meine en sun chastel;
Mut en fu liez, mut li est bel,
Kar unke mes tel n'ot veü;
A grant merveille l'ot tenu
 A tuz les suens ad comaundé
Que sur s'amur le gardent bien
E li ne mesfacent de rien,
Ne par nul de eus ne seit feruz;
Bien seit abevreiz e peüz.
Cil le garderent volenters;
Tuz jurs entre les chevalers
E pres del rei se alout cuchier.
N'i ad celui que ne l'ad chier;
Tant esteit franc e deboneire,
Unques ne volt a rien mesfeire.

U ke li reis deüst errer,
Il n'out cure de desevrer;
 Ensemble od lui tuz jurs alout:
 Bien s'aparceit quë il l'amout.

Oëz aprés cument avint.
 A une curt ke li rei tint
 Tuz les baruns aveit mandez,
 Ceus ke furent de lui chasez,
 Pur aider sa feste a tenir
 E lui plus beal faire servir.
 Li chevaler i est alez,
 Richement e bien aturnez,
 Ki la femme Bisclavret ot.
 Il ne saveit ne ne quidot
 Que il le deüst trover si pres.
 Si tost cum il vint al paleis
 E le Bisclavret le aparceut,
 De plain esleis vers lui curut;
 As denz le prist, vers lui le trait.
 Ja li eüst mut grant leid fait,
 Ne fust li reis ki l'apela,
 De une verge le manaça.
 Deus feiz le vout mordrë al jur.
 Mut s'esmerveillent li plusur;
 Kar unkes tel semblant ne fist
 Vers nul hume kë il veïst.
 Ceo dïent tut par la meisun
 Ke il nel fet mie sanz reisun:
 Mesfait li ad, coment que seit;
 Kar volenters se vengereit.
 A cele feiz remist issi,
 Tant que la feste departi
 E li barun unt pris cungé;
 A lur meisun sunt repeiré.
 Alez s'en est li chevaliers,
 Mien escïent tut as premers,
 Que le Bisclavret asailli;
 N'est merveille s'il le haï.
 Ne fu puis gueres lungement,
 Ceo m'est avis, si cum j'entent,
 Que a la forest ala li reis,
 Que tant fu sages e curteis,
 U li Bisclavret fu trovez;
 Il i est od lui alez.
 La nuit quant il s'en repeira,
 En la contree herberga.
 La femme Bisclavret le sot;
 Avenantment se appareilot.
 Al demain vait al rei parler,
 Riche present li fait porter.
 Quant Bisclavret la veit venir,
 Nul hum nel poeit retenir;

Vers li curut cum enragiez.
Oiez cum il est bien vengiez!
Le neis li esracha del vis.
Quei li peüst il faire pis?
De tutes parz l'unt manacié;
Ja l'eüssent tut depescié,
Quant un sages hum dist al rei:
«Sire,» fet il, «entent a mei!
Ceste beste ad esté od vus;
N'i ad ore celui de nus
Que ne l'eit veü lungement
E pres de lui alé sovent;

Unke mes humme ne tucha
Ne felunie ne mustra,
Fors a la dame que ici vei.

Par cele fei ke jeo vus dei,
Aukun curuz ad il vers li,
E vers sun seignur autresi.
Ceo est la femme al chevaler
Que taunt par suliez aveir chier,
Que lung tens ad esté perduz,
Ne seümes qu'est devenuz.
Kar metez la dame en destreit,
S'aucune chose vus direit,

Pur quei ceste beste la heit;
Fetes li dire s'el le seit!
Meinte merveille avum veü
Quë en Bretaigne est avenu.»
Li reis ad sun cunseil creü:
Le chevaler ad retenu;
De l'autre part la dame ad prise
E en mut grant destresce mise.
Tant par destresce e par poür
Tut li cunta de sun seignur:
Coment ele l'aveit trahi
E sa despoille li toli,
L'avenutre qu'il li cunta,
E quei devint e u ala;
Puis que ses dras li ot toluz,
Ne fud en sun païs veüz;

Tres bien quidat e bien creeit
Que la beste Bisclavret seit.
Le reis demande la despoille;
U bel li seit u pas nel voille,

Ariere la fet aporter,
Al Bisclavret la fist doner.
Quant il l'urent devant lui mise,
Ne se prist garde en nule guise.
Li produm le rei apela,
 Cil ki primes le cunseilla:
 «Sire, ne fetes mie bien:
 Cist nel fereit pur nule rien,
 Que devant vus ses dras reveste
 Ne mut la semblance de beste.
 Ne savez mie que ceo munte:
 Mut durement en ad grant hunte.
 En tes chambres le fai mener
 Ela despoille od lui porter;
 Une grant piece l'i laissums.
 S'il devient hum, bien le verums.»
 Li reis meïsmes le mena
 E tuz les hus sur lui ferma.
 Al chief de piece i est alez,
 Deuz baruns ad od lui menez;
 En la chambrë entrent tut trei.
 Sur le demeine lit al rei
 Truevent dromant le chevaler.
 Li reis le curut enbracier,
Plus de cent feiz l'acole e baise.
 Si tost cum il pot aver aise,
 Tute sa tere li rendi;
 Plus li duna ke jeo ne di.
 La femme ad del païs ostee
 E chacie de la cuntree.
 Cil s'en alat ensemble od li,
 Pur ki sun seignur ot trahi.
 Enfanz en ad asés eüz,
 Puis unt esté bien cuneüz
 [e] Del semblant e del visage:
 Plusurs [des] femmes del lignage,
 C'est verité, senz nes sunt nees
 E si viveient esnasees.
 L'aventure ke avez oïe
 veraie fu, n'en dutez mie.
 De Bisclavret fu fet li lais
 Pur remembrance a tutdis mais.

Marie de France - Lai du Bisclavret

 

Traduction française simplifiée

 

 

Puisque je m'occupe à traduire des Lais, je ne veux pas oublier celui du Bisclavaret, ainsi nommé parles Bretons, et que les Normands appellent Garwal. Il est très-certain et cela arrivoit souvent dans les temps anciens, que les hommes étoient transformés en loups-garous. C'est une bête fa­rouche, qui habite les forêts; sa rage est si grande que dans sa férocité, cette bêle dévore les humains et cause les plus grands ravages : Mais lais­sons cela, et veuillez écouter le Bisclavaret, que je desire vous raconter.

 

Parmi les seigneurs de la Bretagne, il en étoit un qui méritoit les plus grands éloges ; brave chevalier, il vivoit d'autant plus noblement qu'il étoit le favori du prince, aussi étoit il chéri de tous ses voisins. Il avoit épousé une demoiselle de bonne famille, qu'il aimoit tendrement, et dont il étoit tendrement aimé. Néanmoins une chose afféctoit la dame. Toutes les se­maines son mari s'absentoit pendant trois jours entiers, et ni elle ni per­sonne ne savoit où il alloit, ni ce qu'il devenoit pendant ce temps.

 

Notre chevalier rentre un jour chez lui fort gai et fort joyeux ; après les premières caresses, sa dame prenant la parole, lui parle en ces termes : Sire, mon beau doux ami, si je l'osois, je me hasarderois à vous faire une question. Mais je crains de vous fâcher, et je ne redoute rien plus au monde que votre courroux. Le mari presse sa femme entre ses bras et l'embrasse. Chère dame, demandez-moi tout ce que vous voudrez, je n'ai point de se­crets pour ma femme, et si je sais la chose dont vous desirez être instruite, je me ferai un plaisir de vous l'apprendre. Eh bien, sire, me voilà rassurée, mais vous ne pouvez vous faire une idée de l'inquiétude que j'éprouve les jours que vous vous éloignez de moi. Le matin je me lève, le soir je me couche avec la crainte de vous perdre, et si vous ne calmez mes justes alarmes, il ne me reste qu'à mourir. De grâce, veuillez m'instruire du lieu où vous vous rendez, de ce que vous faites et de ce que vous devenez.

 

Chère amie , par la miséricorde de Dieu, je crains qu'il ne m'arrive mal­heur si je vous apprends mon secret; peut-être cela m'empècheroit-il de vous aimer, et m'exposeroit peut-être encore à vous perdre. La dame fut bien étonnée de ce discours qui n'étoit rien moins que plaisant. Elle ne per­dit pas courage , elle flatta et caressa si tendrement le chevalier, que celui-ci lui découvrit entièrement son secret. Sachez donc que pendant mon absence je deviens loup-garou ; j'entre dans la grande forêt, et vais me cacher dans le plus épais du bois, et là, je vis de proie et de racines. — Mais , bon ami, veuillez me dire si vous vous dépouillez de vos habits, ou bien si vous les gardez ? — Madame, je vais tout nu. — De grace enseignez-moi où vous déposez vos vêtements. — Cela m'est impossible, car non-seulement si je venois à les perdre, mais encore à être aperçu, quand je les quitte, je resterois loup-garou toute la vie, et je ne pourrois reprendre ma forme ordinaire qu'à l'instant où ils me seroient rendus; d'après cela vous ne devez pas être surprise de mon silence à cet égard.

 

Sire, vous savez que je vous aime au-delà de toute expression, dès lors vous n'avez rien à craindre de ma part et ne devez rien me cacher. La confiance naît de l'amitié, et vous me feriez croire que je ne possède ni l'une ni l'autre chez mon époux; je vous le demande, ai-je rien fait pour cesser de les méri­ter? dites-le-moi, je vous prie. Enfin la dame redoublant de caresses et d'instances, obtint l'aveu qu'elle desiroit tant. — Dans la forêt, près d'un carrefour, et sur le bord du cbemin est une vieille chapelle, qui souvent me devient fort nécessaire. Là,  sous un buisson se trouve une grande pierre creuse où je cache mes habits jusqu'au moment où je dois les reprendre pour revenir à la maison. La femme fut tellement effrayée de la révélation de son mari, qu'elle pensa dès lors aux moyens de le quitter, et ne voulut plus coucher avec lui.

 

Dans le voisinage étoit un chevalier qui luiavoit long-temps fait la cour; elle ne lui âvoit jamais rien accordé, pas même une promesse. Par un message la dame l'engagea à revenir auprès d'elle. Réjouissez-vous, bel ami, lui dit-elle en le voyant, les maux que vous avez soufferts vont cesser; je vous offre aujourd'hui tout ce que vous m'avez demandé, je vous donne mon cœur, mon amour, et faites de moi votre amie. Le chevalier charmé d'apprendre une nouvelle aussi agréable, remercie la dame. Ils promettent par serment de s'aimer toujours. Dès que l'intimité fut établie, la dame instruisit son amant de tout ce que faisoit son mari ; elle lui enjoignit d'aller prendre ses vêtements dans l'endroit où ils étoient déposés. Ainsi le Bisclavaret fut tra­hi par sa femme, qui le rendit bien malheureux, puisqu'on ignoroit entière­ment l'époque où il reparoîtroit. Ses amis et ses parents inquiets de ne plus le voir, venoient souvent à sa maison pour s'informer de ses nouvelles. Plu­sieurs même partirent pour aller à sa recherche; l'inutilité de leurs dé­marches les engagea à n'en plus faire. La dame épousa bientôt le chevalier, dont elle étoit aimée depuis long- temps.

 

Il s'étoit bien passé un an depuis que le roi n'avoit été à la chasse. Le prince eut envie de prendre cet exercice et se rendit à cet effet dans le bois habité parle Bisclavaret que les chiens rencontrèrent dès l'instant, où ils furent découplés. Ilfut poursuivi tout le jour, avoit reçu plusieurs blessures par des chasseurs qui étoient près de le prendre, lorsque voyant venir le roi, il alla à sa rencontre pour demander grace. Le Bisclavaret saisit l'étrier du monarque, lui baise le pied et la jambe. Le roi eut d'abord peur, mais aus­sitôt revenu de son effroi, il appelle à lui ses compagnons. Venez, seigneurs, venez considérer cette merveille; regardez comme cet animal s'humilie ; il a l'intelligence de l'homme, puisqu'il crie miséricorde. Faites retenir les chiens et veillez à ce que personne ne le blesse. Allons, apprêtez-vous, re­tournons au château, car je ne veux pas chasser davantage, et suis trop sa­tisfait de ma-découverte.

 

Le prince se met en marche avec le Bisclavaret qui suit ses pas et qui ne veut pas l'abandonner. Le roi joyeux de sa capture qu'il regarde comme une chose surprenante l'emmène au château. Ayant pris le Bisclavaret en affection, le monarque ordonne aux gens de sa cour, sous peine d'être pri­vés de ses bonnes graces, non-seulement de ne point battre ou toucher à son loup, mais encore d'en avoir le plus grand soin. Pendant le jour, le Bis­clavaret restoit  près des chevaliers, et passoit les nuits dans la chambre du roi. Tout le monde l'aimoit parce qu'il ne faisoit de mal à personne, "et que par - tout où il suivoit le roi, jamais on n'avoit eu à s'en plaindre, mais au contraire à s'en louer.

 

Or écoutez ce qui arriva plus tard à nne cour plénière tenue parle roi, et à laquelle pour la rendre plus belle, il avoit invité tous ses barons et ses vas­saux. Le chevalier époux de la femme du Bisclavaret s'y rendit avec sa dame, qui ne savoit pas se rencontrer avec son premier mari. Dès que le Bisclavaret aperçoit le chevalier qui entroit au palais, il court à sa ren­contre, s'élance, le saisit, le mord et lui fait une large blessure. Le traître eût sans doute perdu la vie si le roi n'eût rappelé le Bisclavaret, et ne l'eût menacé d'une baguette. Deux autres fois il voulut encore se jeter sur son ennemi ; chacun fut étonné de la colère de cet animal qui, jusques-là, avoit été d'une douceur extrême. Dans tout le palais, il n'étoit d'autre bruit que le Bisclavaret ne l avoit sans doute pas fait sans raison et sans doute aussi qu'il avoit à venger un méfait. Pendant la durée de la fête, il fut toujours le même. Lorsqu'elle fut achevée, les barons prirent congé pour retourner chez eux.

 

Le chevalier que le Bisclavaret avoit assailli avec tant deraison, fut un des premiers qui s'en alla. Il arriva peu de temps après que le roi voulut aller chasser dans la forêt où le Bisclavaret avoit été trouvé. Il suivit le prince qui séjourna dans la contrée où demeuroit son infidèle épouse ; instruite du passage du monarque, la dame s'apprête richement et demande audience pour lui faire un présent. Le prince l'octroie, et comme elle entroit dans la chambre, le bisclavaret l'aperçoit, sans que personne puisse l'arrêter, il court sur elle, lui saute à la figure, et pour assouvir sa vengeance, il lui ar­rache le nez. Les courtisans le menacent et il alloit être mis en pièces, lors­qu'un philosophe prenant la parole, dit au roi : Sire, daignez m'écouter: cet animal vous accompagne sans cesse, il n'est aucun de nous qui ne le connoisse parfaitement, et qui plusieurs fois n'ait été placé près de lui; ja­mais il n'a fait de mal à personne, si ce n'est à cette dame qui vous a été présentée.

 

Par la foi que je vous dois, il faut absolument qu'il ait à se plaindre tant de cette femme que de son mari. Elle avoit d'abord épousé ce chevalier dont vous estimiez tant les vertus et le courage, et dont on n'a point de nouvelles depuis long-temps. On ne sait pas ce qu'il est devenu. Faites renfermer cette dame, sire, ordonnez qu'elle soit mise à la gêne ; par ce moyen vous lui ferez dire pourquoi cette bête la hait. Car vous savez que nous avons vu maintes aventures extraordinaires qui ont eu lieu dans la Bretagne. Le roi suivit le conseil qui venoit de lui être donné, il fit arrêter le chevalier et sa femme qui furent conduits en prison. Bientôt la dame effrayée des mesures qu'on prenoit avoua comment elle avoit trahi son premier époux, en indi­quant l'endroit où il cachoit ses vêtements. Elle ne savoitce qu'il étoit deve­nu depuis cette époque puisqu'il n'étoit point retourné chez lui. Au surplus la dame pensoit et croyoit que le Bisclavaret pouvoit être son premier mari.  Le roi ordonna sur le champ d'apporter les habits, que cela lui fut agréable ou non. Sitôt qu'ils sont arrivés, on les étala devant le Bisclavaret, qui sembla d'abord n'y pas faire grande attention, parce qu'il y avoit trop de monde devant lui.

 

Le philosophe fit appeler le roi pour lui donner un nouveau conseil. Sire, permettez - moi de vous dire que votre loup ne veut pas mettre ses vête­ments en public, puisqu'il doit redevenir homme. Il craint et a peur d'être aperçu dans sa métamorphose. Faites le conduire dans vos appartements avec ses dépouilles, nous le laisserons reposer à son aise, puis on verra bien s'il devient homme. Le roi conduisit lui-même le Bisclavaret, et revint en fermant toutes les portes sur lui. Au bout de quelque temps d'attente, le prince, suivi de deux barons, entra dans la chambre, où il aperçut le chevalier qui dormoit dans son lit. Aussitôt le roi courut l'embrasser, puis le serra dans ses bras. Dès qu'ils eurent causé, il lui rendit sa terre et lui fit des dons magnifiques. La dame infidèle fut chassée du pays ainsi que son époux, pour une trahison aussi noire. Ils eurent par suite plusieurs enfants qui étoient fort aisés à reconnoître. Toutes les filles vinrent au monde sans nez. Ceci est de la plus exacte vérité, c'est pourquoi elles furent surnommées énasées.

 

N'en doutez pas, l'aventure que vous venez d'entendre est très vraie. Les Bretons qui en conserveront toujours le souvenir, en ont fait le Lai du Bis­clavaret.

 

Lai de Lanval

Par Marie de France

 

 

L'aventure d'un autre lai,
 Cum ele avient, vus cunterai:
 Fait fu d'un mut gentil vassal;
 En bretans l'apelent Lanval.
 A Kardoel surjurunot li reis,
 Artur, li purz e li curteis,
 Pur les Escoz e pur les Pis,
 Que destruisient le païs:
 En la tere de Loengre entroënt
 E mut suvent la damagoënt.
 A la pentecuste en esté
 I aveit li reis sujurné.
 Asez i duna riches duns:
 E as cuntes e as baruns,
 A ceus de la table r[o]ünde--
 N'ot tant de teus en tut le munde--
 Femmes e tere departi,
 Par tut, fors un ki l'ot servi:
 Ceo fu Lanval, ne l'en sovient,
 Ne nul de[s] soens bien ne li tient.
 Pur sa valur, pur sa largesce,
 Pur sa beauté, pur sa prüesce
 L'envioënt tut li plusur;
 Tel li mustra semblant d'amur,
 S'al chevaler mesavenist,
 Ja une feiz ne l'en pleinsist.
 Fiz a rei fu de haut parage,
 Mes luin ert de sun heritage.
 De la meisne[e] le rei fu.
 Tut sun aveir ad despendu;
 Kar li reis rien ne li dona,
 Ne Lanval mut entrepris,
 Ore est Lanval mut entrepris,
 Mut est dolent e mut pensis.
 Seignurs, ne vus esmerveillez:
 Hume esytrange descunseillez
 Mut est dolent en autre tere,
 Quant il ne seit u sucurs quere.
 Le chevaler dunt jeo vus di,
 Que tant aveit le rei servi,
 Un jur munta sur sun destrer,
 Si s'est alez esbaneer.
 Fors de la vilë est eissuz,
 Tut sul est en un pre venuz;
 Sur une ewe curaunt descent;
 Mes sis cheval tremble forment:
l le descengle, si s'en vait,
 En mi le pre vuiltrer le lait.
 Le pan de sun mantel plia,
 Desuz sun chief puis le cucha.
 Mut est pensis pur sa mesaise,
 Il ne veit chose ke li plaise.
 La u il gist en teu maniere,
 Garda aval lez la riviere,
 [si] Vit venir deus dameiseles,
 Unc n'en ot veü[es] plus beles.
 Vestues ierent richement,
 Laciees mut estreitement
 En deus blians de purpre bis;
 Mut par aveient bel le vis.
 L'eisnee portout un[s] bacins,
 Doré furent, bien faiz e fins;
 Le veir vus en dirai sanz faile.
 L'autre portout une tuaile.
 Eles s'en aunt alees dreit
 La u li chevaler giseit.
 Lanval, que mut fu enseigniez,
 Cuntre eles s'en lavad en piez.
 Celes l'unt primes salué,
 Lur message li unt cunté:
 «Sire Lanval, ma dameisele,
 Que tant est pruz e sage e bele,
 Ele nus enveie pur vus;
 Kar i venez ensemble od nus!
 Sauvement vus i cunduruma.
 Cees, pres est li paveilluns!»
 Le chevalers od eles vait;
 De sun cheval ne tient nul plait,
 Que devant lui pesseit al pre.
 Treskë al tref l'unt amené,
 Que mut fu beaus e bien asis.
 La reïne Semiramis,
 Quant ele ot unkes plus aveir
 E plus pussaunce e plus saveir,
 Ne l'emperere Octovïen
 N'esligasent le destre pan.
 Un aigle d'or ot desus mis;
 De cel ne sai dire le pris,
 Ne des cordes ne des peissuns
 Que del tref tienent les giruns;
 Suz ciel n'ad rei ki[s] esligast
 Pur nul aver k'il i donast.
Dedenz cel tref fu la pucele:
 Flur de lis [e] rose nuvele,
 Quant ele pert al tens d'esté,
 Trespassot ele de beauté.
 Ele jut sur un lit mut bel
 Li drap valeient un chastel
 En sa chemise senglement.
 Mut ot le cors bien fait e gent;
 Un cher mantel de blanc hermine,
 Covert de purpre alexandrine,
 Ot pur le chaut sur li geté;
 Tut ot descovert le costé,
 Le vis, le col e la peitrine;
 Plus ert blanche que flur d'espine.
 Le chevaler avant ala,
 E la pucele l'apela.
 Il s'est devant le lit asis.
 «Lanval,» fet ele, «beus amis,
 Pur vus vienc jeo fors de ma tere;
 De luinz vus sui venu[e] quere.
 Se vus estes pruz e curteis,
 Emperere ne quens ne reis
 N'ot unkes tant joie ne bien;
 Kar jo vus aim sur tute rien.»
 Il l'esgarda, si la vit bele;
 Amurs le puint de l'estencele,
 Que sun quor alume e esprent.
 Il li respunt avenantment.
 «Bele,» fet il, «si vus pleiseit
 E cele joie me aveneit
 Que vus me vousissez amer,
 Ne savrïez rien comander
 Que jeo ne face a mien poeir,
 Turt a folie u a saveir.
 Jeo f[e]rai voz comandemenz,
 Pur vus guerpirai tutes genz.
 Jamés ne queor de vus partir:
 Ceo est la rien que plus desir.»
 Quant la meschine oï parler
 Celui que tant la peot amer,
 S'amur e sun cors li otreie.
 Ore est Lanval en dreite veie!
 Un dun li ad duné aprés:
 Ja cele rien ne vudra mes
 Quë il nen ait a sun talent;
 Doinst e despende largement,
Ele li troverat asez.
 Mut est Lanval bien herbergez:
 Cum plus despendra richement,
 [e] Plus avrat or e argent.
 «Ami,» fet ele, «or vus chasti,
 Si vus comant e si vus pri,
 Ne vus descovrez a nul humme!
 De ceo vus dirai ja la summe:
 Aa tuz jurs m'avrïez perdue,
 Se ceste amur esteit seüe;
 Jamés ne me purriez veeir
 Ne de mun cors seisine aveir.»
 Il li respunt que bien tendra
 Ceo que ele li comaundera.
 Delez li s'est al lit cuchiez:
 Ore est Lanval bien herbergez.
 Ensemble od li la relevee
 Demurat tresque a la vespree,
 E plus i fust, së il poïst
 E s'amie lui cunsentist.
 «Amis,» fet ele, «levez sus!
 Vus n'i poëz demurer plus.
 Alez vus en, jeo remeindrai;
 Mes un[e] chose vus dirai:
 Quant vus vodrez od mei parler,
 Ja ne savrez cel liu penser,
 U nuls puïst aver s'amie
 Sanz reproece, sanz vileinie,
 Que jeo ne vus seie en present
 A fere tut vostre talent;
 Nul hum fors vus ne me verra
 Ne ma parole nen orra.»
 Quant il l'oï, mut en fu liez,
 Il la baisa, puis s'est dresciez.
 Celes quë al tref l'amenerent
 De riches dras le cunreerent;
 Quant il fu vestu de nuvel,
 Suz ciel nen ot plus bel dancel;
 N'esteit mie fous ne vileins.
 L'ewe li donent a ses meins
 E la tuaille a [es]suer;
 Puis li [a]portent a manger.
 Od s'amie prist le super:
 Ne feseit mie a refuser.
 Mut fu servi curteisement,
 E il a grant joie le prent.
Un entremés i ot plener,
 Que mut pleiseit al chevalier:
 Kar s'amie baisout sovent
 E acolot estreitement.
 Quant del manger furent levé,
 Sun cheval li unt amené;
 Bien li ourent la sele mise;
 Mut ad trové riche servise.
 Il prent cungé, si est muntez;
 Vers la cité s'en est alez.
 Suvent esgarde ariere sei;
 Mut est Lanval en grant esfrei;
 De s'aventure vait pensaunt
 E en sun curage dotaunt;
 Esbaïz est, ne seit que creir[e],
 Il ne la quide mie a veir[e].
 Il est a sun ostel venuz;
 Ses humme[s] treve bien vestuz.
 Icele nuit bon estel tient;
 Mes nul ne sot dunt ceo li vient.
 N'ot en la vile chevalier
 Ki de surjur ait grant mestier,
 Quë il ne face a lui venir
 E richement e bien servir.
 Lanval donout les riches duns,
 Lanval aquitout les prisuns,
 Lanval vesteit les jugleurs,
 Lanval feseit les granz honurs:
 N'i ot estrange ne privé
 A ki Lanval n'eüst doné.
 Mut ot Lanval joie e deduit:
 U seit par jur u seit par nuit,
 S'amie peot veer sovent,
 Tut est a sun comandement.
 Ceo m'est avis, meïsmes l'an,
 Aprés la feste seint Johan,
 D'ici qu'a trente chevalier
 S'erent alé esbanïer
 En un vergier desuz la tur
 U la reïne ert a surjur;
 Ensemble od eus [esteit] Walwains
 E sis cusins, li beaus Ywains.
 E dist Walwains, li francs, li pruz,
 Que tant se fist amer de tuz:
 «Par Deu, seignurs, nus feimes mal
 De nostre cumpainun Lanval,
Que tant est larges e curteis,
E sis peres est riches reis,
Que od nus ne l'avum amené.»
Atant sunt ariere turné;
A sun ostel revunt ariere,
Lanval ameinent par preere.
A une fenestre entaillie
S'esteit la reïne apuïe;
Treis dames ot ensemble od li.
La maisnie le rei choisi;
Lanval conut e esgarda.
Une des dames apela;
Par li manda ses dameiseles,
Les plus quointes [e] les plus beles:
Od li s'irrunt esbainïer
La u cil erent al vergier.
Trente en menat of li e plus;
Par les degrez descendent jus.
Les chevalers encuntre vunt,
Que pur eles grant joië unt.
Il les unt prises par les mains;
Cil parlemenz n'ert pas vilains.
Lanval s'en vait a une part,
Mut luin des autres; ceo l'est tart
Que s'amie puïst tenir,
Baiser, acoler e sentir;
L'autrui joie prise petit,
Si il nen ad le suen delit.
Quant la reïne sul le veit,
Al chevaler en va tut dreit;
Lunc lui s'asist, si l'apela,
Tut sun curage li mustre:
«Lanval, mut vus ai honuré
E mut cheri e mut amé.
Tute m'amur poëz aveir;
Kar me dites vostre voleir!
Ma drüerie vus otrei;
Mut deviz estre lié de mei.»
«Dame,» fet il, «lessez m'ester!
Jeo n'ai cure de vus amer.
Lungement ai servi le rei;
Ne li voil pas mentir ma fei.
Ja pur vus ne pur vostre amur
Ne mesf[e]rai a mun seignur.»

La reïne s'en curuça,
Irie fu, si mesparla.
«Lanval,» fet ele, «bien le quit,
 Vuz n'amez gueres cel delit;
 Asiz le m'ad hum dit sovent
 Que des femmez n'avez talent.
 Vallez avez bien afeitiez,
 Ensemble od eus vus deduiez.
 Vileins cuarz, mauveis failliz,
 Mut est mi sires maubailliz
 Que pres de lui vus ad suffert;
 Mun escïent que Deus en pert!»
 Quant il l'oï, mut fu dolent;
 Del respundre ne fu pas lent.
 Teu chose dist par maltalent
 Dunt il se repenti sovent.
 «Dame,» dist il, «de cel mestier
 Ne me sai jeo nïent aidier;
 Mes jo aim, [e] si sui amis
 Cele ke deit aver le pris
 Sur tutes celes que jeo sai.
 E une chose vus dirai,
 Bien le sachez a descovert:
 Une de celes ke la sert,
 Tute la plus povre meschine,
 Vaut meuz de vus, dame reïne,
 De cors, de vis e de beauté,
 D'enseignement e de bunté.»
 La reïne s'en part atant,
 En sa chambrë en vait plurant.
 Mut fu dolente e curuciee
 De ceo k'il [l']out [si] avilee.
 En sun lit malade cucha;
 Jamés, ceo dit, ne levera,
 Si li reis ne l'en feseit dreit
 De ceo dunt ele se pleindreit.
 Li reis fu del bois repeiriez,
 Mut out le jur esté haitiez.
 As chambres la reïne entre.
 Quant el le vit, si se clamma;
 As piez li chiet, merci [li] crie
 E dit que Lanval l'ad hunie:
 De drüerie la requist;
 Pur ceo que ele l'en escundist,
 Mut [la] laidi e avila;
 De tele amie se vanta,
 Que tant iert cuinte e noble e fiere
 Que meuz valut sa chamberere,
La plus povre que tant serveit,
Que la reïne ne feseit.
Li reis s'en curuçat forment,
Juré en ad sun serement:
S'il ne s'en peot en curt defendre,
Il le ferat arder u pendre.
Fors de la chambre eissi li reis,
De ses baruns apelat treis;
Il les anveie pur Lanval,
Quë asez ad dolur e mal.
A sun ostel fu revenuz;
Il s'est[eit] bien aparceüz
Qu'il aveit perdue s'amie:
Descovert ot la drüerie.
En une chambre fu tut suls,
Pensis esteit e anguissus;
S'amie apele mut sovent,
As ceo ne li valut neent.
Il se pleigneit e suspirot,
D'ures en autres se pasmot;
Puis li crie cent feiz merci
Que ele parolt a sun ami.
Sun quor e sa buche maudit;
C'est merveille k'il ne s'ocit.
Il ne seit tant crïer ne braire
Ne debatre ne sei detraire
Que ele en veulle merci aveir
Sul tant que la puisse veeir.
Oi las, cument se cuntendra?
Cil ke li reis ci enveia,
Il sunt venu, si li unt dit
Que a la curt voise sanz respit:
Li reis l'aveit par eus mandé,
La reïne l'out encusé.
Lanval i vait od sun grant doel;
Il l'eüssent ocis sun veoil.
Il est devant le rei venu;
Mut fu dolent, taisanz e mu,
De grant dolur mustre semblant.
Li reis li dit par maltalant:

«Vassal, vus me avez mut mesfait!
Trop començastes vilein plait
De mei hunir e aviler
E la reïne lendengier.
Vanté vus estes de folie:
Trop par est noble vostre amie,
Quant plus est bele sa meschine
 E plus vaillanz que la reïne.»
 Lanval defent la deshonur
 E la hunte de sun seignur
 De mot en mot, si cum il dist,
 Que la reïne ne requist;
 Mes de ceo dunt il ot parlé
 Reconut il la verité,
 De l'amur dunt il se vanta;
 Dolent en est, perdue l'a.
 De ceo lur dit qu'il en ferat
 Quanque la curt esgarderat.
 Li reis fu mut vers lui irez;
 Tuz ses hummes ad enveiez
 Pur dire dreit qu'il en deit faire,
 Que [hum] ne li puis[se] a mal retraire.
 Cil unt sun commandement fait,
 U eus seit bel, u eus seit lait.
 Comunement i sunt alé
 E unt jugé e esgardé
 Que Lanval deit aveir un jur;
 Mes plegges truisse a sun seignur
 Qu'il atendra sun jugement
 E revendra en sun present:
 Si serat la curt esforcie[e],
 Kar n'i ot dunc fors la maisne[e].
 Al rei revienent li barun,
 Si li mustr[er]ent la reisun.
 Li reis ad plegges demandé.
 Lanval fu sul e esgaré,
 N'i aveit parent në ami.
 Walvain i vait, ki l'a plevi,
 E tuit si cumpainun aprés.
 Li reis lur dit: «e jol vus les
 Sur quanke vus tenez de mei,
 Teres e fieus, chescun par sei.»
 Quant plevi fu, dunc n'[i] ot el.
 Alez s'en est a sun ostel.
 Li chevaler l'unt conveé;
 Mut l'unt blasmé e chastïé
 K'il ne face si grant dolur,
 E maudïent si fol'amur.
 Chescun jur l'aloënt veer,
 Pur ceo k'il voleient saveir
 U il beüst, u il mangast;
 Mut dotouent k'il s'afolast.
Al jur que cil orent numé
Li barun furent asemblé.
Li reis e la reïne i fu,
E li plegge unt Lanval rendu.
Mut furent tuz pur lui dolent:
Jeo quid k'il en i ot teus cent
Ki feïssent tut lur poeir
Pur lui sanz pleit delivre aveir;
Il iert retté a mut grant tort.
Li reis demande le recort
Sulunc le cleim e les respuns:
Ore est trestut sur les baruns.
Il sunt al jugement alé,
Mut sunt pensifs e esgaré
Del franc humme d'autre païs
Quë entre eus ert si entrepris.
Encumbrer le veulent plusur
Pur la volenté sun seignur.
Ceo dist li quoens de Cornwaille:
«Ja endreit nus n'i avra faille;
Kar ki que en plurt e ki que en chant,
Le dreit estuet aler avant.
Li reis parla vers sun vassal,
Que jeo vus oi numer Lanval;
De felunie le retta
E d'un mesfait l'acheisuna,
D'un'amur dunt il se vanta,
E ma dame s'en curuça.
Nuls ne l'apele fors le rei:
Par cele fei ke jeo vus dei,
Ki bien en veut dire le veir,
Ja n'i deüst respuns aveir,
Si pur ceo nun que a sun seignur
Deit hum par tut fairë honur.
Un serement l'engagera,
E li reis le nus pardura.
E s'il peot aver sun guarant
E s'amie venist avant
E ceo fust veir k'il en deïst,
Dunt la reïne se marist,
De ceo avra il bien merci,
Quant pur vilté nel dist de li.

E s'il ne peot garant aveir,
Ceo li devum faire saveir:
Tut sun servise pert del rei,
E sil deit cungeer de sei.»
Al chevaler unt enveé,
 Si li unt dit e nuntïé
 Que s'amie face venir
 Pur lui tencer e garentir.
 Il lur dit quë il ne poeit:
 Ja pur li sucurs nen avreit.
 Cil s'en revunt as jugeürs,
 Ki n'i atendent nul sucurs.
 Li reis les hastot durement
 Pur la reïne kis atent.
 Quant il deveient departir,
 Deus puceles virent venir
 Sur deus beaus palefreiz amblaz.
 Mut par esteient avenanz;
 De cendal purpre sunt vestues
 Tut senglement a lur char nues.
 Cil les esgardent volenters.
 Walwain, of lui treis chevalers,
 Vait a Lanval, si li cunta,
 Les deus puceles li mustra.
 Mut fu haitié, forment li prie
 Qu'il li deïst si c'ert [s]'amie.
 Il lur ad dit ne seit ki sunt
 Ne dunt vienent ne u eles vunt.
 Celes sunt alees avant
 Tut a cheval; par tel semblant
 Descendirent devant le deis,
 La u seeit Artur li reis.
 Eles furent de grant beuté,
 Si unt curteisement parlé:
 «Reis, fai tes chambres delivrer
 E de pailes encurtiner,
 U ma dame puïst descendre:
 Ensemble od vus veut ostel prendre.»
 Il lur otria volenters,
 Si appela deus chevalers:
 As chambres les menerent sus.
 A cele feiz ne distrent plus.
 Li reis demande a ses baruns
 Le jugement e les respuns
 Dit que mut l'unt curucié
 De ceo que tant l'unt delaié.
 «Sire,» funt il, «nus departimes.
 Pur les dames que nus veïmes
 Nus n'i avum nul esgart fait.
 Or recumencerum le plait.»
Dunc assemblerent tut pensif;
Asez i ot noise e estrif.
Quant il ierent en cel esfrei,
Deus puceles de gent cunrei
Vestues de deus pailes freis,
Chevauchent deus muls espanneis
Virent venir la rue aval.
Grant joie en eurent li vassal;
Entre eus dïent que ore est gariz
Lanval li pruz e li hardiz.
Yweins i est a lui alez,
Ses cumpainuns i ad menez.
«Sire,» fet il, «rehaitiez vus!
Pur amur Deu, parlez od nus!
Ici vienent deus dameiseles
Mut acemees e mut beles:
C'est vostre amie vereiment!»
Lanval respunt hastivement
E dit qu'il pas nes avuot
Ne il nes cunut ne nes amot.
Atant furent celes venues,
Devant le rei sunt descendues.
Mut les loërent li plusur
De cors, de vis e de colur;
N'i ad cele meuz ne vausist
Que unkes la reïne ne fist.
L'aisnee fu curteise e sage,
Avenantment dist sun message:
«Reis, kar nus fai chambres baillier
A oés ma dame herbergier;
Ele vient ci a tei parler.»
Il les cumandë a mener
Od les autres quë ainceis vindrent.
Unkes des muls nul plai[t] ne tindrent.
Quant il fu d'eles delivrez,
Puis ad tuz ses baruns mandez
Que le jugement seit renduz:
Trop ad le jur esté tenuz;
Le reïne s'en curuceit,
Que si lunges les atendeit.

Ja departissent a itant,
Quant par la vile vient errant
Tut a cheval une pucele,
En tut le secle n'ot plus bele.
Un blanc palefrei chevachot,
Que bel e süef la portot:
Mut ot bien fet e col e teste,
 Suz ciel nen ot plus bele beste.
 Riche atur ot al palefrei:
 Suz ciel nen ad cunte ne rei
 Ki tut [le] peüst eslegier
 Sanz tere vendre u engagier.
 Ele iert vestue en itel guise:
 De chainsil blanc e de chemise,
 Que tuz les costez li pareient,
 Que de deus parz laciez esteient.
 Le cors ot gent, basse la hanche,
 Le col plus blanc que neif sur branche,
 Les oilz ot vairs e blanc le vis,
 Bele buche, neis bien asis,
 Les surcilz bruns e bel le frunt
 E le chef cresp e aukes blunt;
 Fil d'or ne gette tel luur
 Cum si chevel cuntre le jur.
 Sis manteus fu de purpre bis;
 Les pans en ot entur li mis.
 Un espervier sur sun poin tient,
 E un levrer aprés li vient.
 Il n'ot al burc petit ne grant
 Ne li veillard ne li enfant
 Que ne l'alassent esgarder.
 Si cum il la veent errer,
 De sa beauté n'iert mie gas.
 Ele veneit meins que le pas.
 Li jugeür, que la veeient,
 A [grant] merveille le teneient;
 Il n'ot un sul ki l'esgardast
 De dreite joie n'eschaufast.
 Cil ki le chevaler amoënt
 A lui vienent, si li cuntouent
 De la pucele ki veneit,
 Si Deu plest, quel delivereit:
 «Sire cumpain, ci en vient une,
 Mes el n'est pas fave ne brune;
 Ceo [e]st la plus bele del mund,
 De tutes celes kë i sunt.»
 Lanval l'oï, sun chief dresça;
 Bien la cunut, si suspira.
 Li sanc li est munté al vis;
 De parler fu aukes hastifs.
 «Par fei,» fet il, «ceo est m'amie!
 Or m'en est gueres ki m'ocie,
Si ele n'ad merci de mei;
Kar gariz sui, quant jeo la vei.»
La damë entra al palais;
Unques si bele n'i vient mais.
Devant le rei est dexcendue
Si que de tuz iert bien veüe.
Sun mantel ad laissié chaeir,
Que meuz la puïssent veer.
Li reis, que mut fu enseigniez,
Il s'est encuntre li dresciez,
E tuit li autre l'enurerent,
De li servir se presenterent.
Quant il l'orent bien esgardee
E sa beauté forment loëe,
Ele parla en teu mesure,
Kar de demurer nen ot cure:
«Reis, j'ai amé un tuen vassal:
Veez le ci! ceo est Lanval!
Acheisuné fu en ta curt
Ne vuil mie que a mal li turt
De ceo qu'il dist; ceo sachez tu
Que la reïne ad tort eü:
Unques nul jur ne la requist.
De la vantance kë il fist,
Si par me peot estre aquitez,
Par voz baruns seit delivrez!»
Ceo qu'il en jugerunt par dreit
Li reis otrie ke issi seit.
N'i ad un sul que n'ait jugié
Que Lanval ad tut desrainié.
Delivrez est par lur esgart,
E la pucele s'en depart.
Ne la peot li reis retenir;
Asez gent ot a li servir.
Fors de la sale aveient mis
Un grant perrun de marbre bis,

Lanval esteit munté desus.
Quant le pucele ist fors a l'us,

Sur le palefrei detriers li
De plain eslais Lanval sailli.
Od li s'en vait en Avalun,
Ceo nus recuntent li Bretun,
En un isle que mut est beaus;
La fu ravi li dameiseaus.
Nul hum n'en oï plus parler,
Ne jeo n'en sai avant cunter.

 

Marie de France - Lai de Lanval

 

Traduction française simplifiée

 

 

Je veux vous apprendre les aventures d'un autre Lai ; il fut composé au su­jet d'un riche chevalier que les Bretons appellent Lanval.

 

Le roi Arthur, toujours preux et courtois étoit venu passer quelques temps à Carduel, pour châtier les Irlandois et les Pictes qui ravageoient ses pos­sessions et particulièrement la terre de Logres. Aux fêtes de la Pentecôte , Arthur tint une grande cour plénière ; il fit des présents magnifiques, et ré­pandit ses bienfaits sur les comtes, les barons et les chevaliers de la table ronde. Enfin il n'y en eut jamais une aussi belle, puisqu'il donna des terres et qu'il conféra des titres de noblesse. Un seul homme qui servoit fidèle­ment le monarque, fut oublié dans ses distributions. C'étoit le chevalier Lanval qui, par sa valeur, sa générosité, par sa bonne mine et ses brillantes actions, étoit aimé de tous ses égaux, lesquels ne voyoient qu'avec chagrin tout ce qui pouvoit lui arriver de désagréable.

 

Lanval étoit fils d'un roi dont les états étoient fort éloignés ; attaché au ser­vice d'Arthur, il dépensa son avoir avec d'autant plus de facilité que ne re­cevant rien et ne demandant rien, il se vit bientôt dénué de ressources. Le chevalier est fort triste de se voir dans une situation pareille; ne vous en étonnez pas , sire, il étoit étranger, et personne ne venoit à son secours; après y avoir mûrement réfléchi, il prend la résolution de quitter la cour de son suzerain. Lanval qui avoit si bien servi le roi, monte sur son destrier, et sort de la ville sans être suivi de personne ; il arrive dans une prairie arro­sée par une rivière qu'il traverse. Voyant son cheval trembler de froid, il descendit, le dessangla, puis le laissa paître à l'aventure. Ayant plie son manteau, le chevalier se coucha dessus, et revoit tristement à son malheur. En jetant les yeux du côté de la rivière, il aperçoit deux demoiselles d'une beauté ravissante, bien faites et vêtues très richement d'un bliaud de pourpre grise. La plus âgée portoit un bassin, d'or émaillé , d'un goût ex­quis, et la seconde tenoit en ses mains une serviette.

 

Elles viennent droit à lui, et Lanval en homme bien élevé, se relève aussitôt à leur approche. Après l'avoir salué, l'une d'elles lui dit : Seigneur Lanval, ma maîtresse, aussi belle que gracieuse, nous envoie pour vous prier de nous suivre, afin de vous conduire près d'elle. Regardez, sa tente est tout près d'ici ; le chevalier s'empresse de suivre les deux jeunes personnes, et ne songe plus à son cheval qui paissoit dans la prairie. Il est amené au pa­villon qui étoit fort beau et surtout très bien placé. La reine Sémiramis au temps de sa grandeur, et l'empereur Octave n'auroient jamais eu une plus belle draperie que celle qui étoit placée à droite. Au-dessus de la tente étoit un aigle d'or dont je ne pourrois estimer la valeur, non plus que des cor­dages et des lances qui la soutenaient. 11 n'est aucun roi sur la terre qui pût eu avoir un semblable, quelle que fût la somme qu'il offrît. Dans le pa­villon étoit la demoiselle qui, par sa beauté, surpassoit la fleur de lys et la rose nouvelle quand elles paroissent au temps d'été. Elle étoit couchée sur un lit magnifique dont le plus beau château n'auroit pas seulement payé le prix des draperies. Sa robe qui étoit serrée, laissoit apercevoir l'élégance d'une taille faite au tour. Un superbe manteau doublé d'hermine et teint en pourpre d'Alexandrie , couvroit ses épaules. La chaleur l'avoit forcée de l'écarter un peu, et à travers cette ouverture qui lui mettoit le côté à décou­vert, l'œil apercevoit une peau plus blanche que la fleur d'épine.

 

Le chevalier arriva jusqu'à la demoiselle ! qui , l'appelant, le fit asseoir à ses côtés, et lui parla en ces termes : C'est pour vous, mon cher Lanval, que je suis sortie de ma terre de Lains, et que je suis venue en ces lieux. Je vous aime, et si vous êtes toujours preux et courtois, je veux qu îi n'y ait aucun prince de la terre qui soit aussi heureux que vous. Ce discours enflamme subitement le cœur du chevalier , qui répond aussitôt : Aimable dame , si j'avois le bonheur de vous plaire et que vous voulussiez m'accorder votre amour, il n'est rien que vous ne m'ordonniez que ma valeur n'ose entre­prendre. Je n'examinerai point les motifs de vos commandements. Pour vous j'abandonne le pays qui m'a vu naître ainsi que mes sujets. Non, je ne veux jamais vous quitter , c'est la chose que je desire le plus au monde que de rester avec vous. La demoiselle ayant entendu le vœu que formoit Lan­val, lui accorde son cœur et son amour. Elle lui fait un don précieux dont nul autre ne pourra profiter. Il peut donner et dépenser beaucoup , et se trouvera toujours fort riche. Ah! que Lanval sera donc heureux, puisque plus il sera généreux et libéral, plus il aura de l'or et de l'argent.

 

Mon ami, dit la belle, je vous prie, vous enjoins, vous commande même de ne jamais révéler notre liaison à qui que ce soit; qu'il me suffise de vous dire que vous me perdriez pour toujours, et que vous ne me verriez plus si notre amour étoit découvert. Lanval lui fait le serment de suivre entière­ment ses ordres. Ils se couchèrent ensemble et restèrent au lit jusqu'à la fin du jour ; Lanval qui ne s'étoit jamais aussi bien trouvé, seroit resté bien plus longtemps, mais son amie l'invita à se lever, car elle ne vouloit pas qu'il demeurât davantage. Avant de nous quitter, je dois vous faire part d'une chose, lui dit elle ; lorsque vous voudrez me parler et me voir, et j'ose espérer que ee ne sera que dans des lieux où votre amie pourra paroître sans rougir, vous n'aurez qu'à m'appeler, et sur-le-champ je serai près de vous. Personne, à l'exception de mon amant, ne me verra, ni ne m'entendra parler. Lanval enchanté de ce qu'il apprend, pour exprimer sa reconnoissance embrasse son amie et descend du lit. Les demoiselles qui l'avoient conduit au pavillon, entrèrent en apportant des habits magnifiques, et dès qu'il en fut revêtu, il sembla mille fois plus beau. Après qu'on eut lavé (t), le souper fut servi. Quoique le repas fût assaisonné d'appétit et de bonne chère , Lanval avoit un mets à lui seul qui lui plaisoit beaucoup. C'étoit d'embrasser son amie et de la serrer dans ses bras.

 

En sortant de table on lui amène son cheval qui étoit tout apprêté, et après avoir fait ses adieux , il part pour retourner à la ville, mais tellement éton­né de son aventure qu'il ne peut encore y croire, et qu'il regarde de temps en temps en arrière, comme pour se convaincre qu'il n'a pas été abusé par une illusion flatteuse..

Il rentre à son hôtel et trouve tous ses gens parfaitement bien vêtus. Il fait grande dépense sans savoir d'où l'argent lui vient. Tout chevalier qui avoit besoin de séjourner à Carduel pouvoit venir s'établir chez Lanval qui se faisoit un devoir de le traiter parfaitement. Outre les riches présents qu'il faisoit, Lanval rachetoit les prisonniers, vêtissoit les ménétriers, il n'eut pas un seul habitant de la ville , un étranger même, qui n'eût part à ses libérali­tés. Aussi étoit il le plus heureux des hommes, puisqu'il avoit de la fortune, qu'il étoit considéré et qu'il pouvoit voir son amie à tous les instants du jour et de la nuit.

 

Dans la même année, vers la fête de la saint Jean, plusieurs chevaliers al­lèrent se récréer dans le verger au-dessous de la tour habitée par la reine. Avec eux étoit le brave Gauvain qui se faisoit aimer de tous, et son cousin le bel Yvain. Seigneurs, dit-il, ce seroit mal faire que de nous divertir sans notre ami Lanval, homme aussi brave que généreux, et fils d'un riche roi. Il faut l'aller chercher et l'amener ici. Aussitôt ils partent , se rendent à l'hô­tel de Lanval qu'ils trouvent, et à force de prières , ils parviennent à l'em­mener avec eux. A leur retour la reine s'étoit appuyée sur l'une de ses croi­sées, derrière elle se tenoient les dames de sa suite. Ayant aperçu Lanval qu'elle aimoit depuis longtemps, Genèvre appelle ses suivantes, choisit les plus jolies et les plus aimables, il y en avoit au moins trente, et descend au verger pour partager les jeux des chevaliers. Dès qu'ils voient venir les dames, ils s'empressent d'aller à leur rencontre jusqu'au perron pour leur offrir la main. Pour être seul, Lanval s'éloigne de ses compagnons ; il lui tarde beaucoup de rejoindre son amie, de la voir, de lui parler, de la presser entre ses bras. Il ne peut trouver de plaisir là où n'est pas l'objet de son amour.

 

Genèvre qui cherchoit l'occasion de le trouver seul, suit ses pas, l'appelle, s'assied auprès de lui, et lui parle en ces termes : Lanval, depuis longtemps je vous estime, je vous aime tendrement, et il ne tient qu'à vous d'avoir mon cœur. Répondez-moi, car, sans doute, vous devez vous estimer heu­reux puisque je vous offre de devenir mon ami. Madame, daignez me per­mettre de ne pas vous écouter, je n'ai nul besoin de votre amour. J'ai long -temps servi le roi avec fidélité, et je ne veux pas manquer à l'honneur et à la foi que je lui ai promise. Jamais par vous ou par l'amour de toute autre femme je ne trahirai mon seigneur suzerain. La reine courroucée de cette réponse se répandit en invectives. Il paroît, Lanval, et j'en suis persuadée, que vous n'aimez guère les plaisirs de l'amour: aussi m'a-t-on souvent dit qu'à des femmes aimables, dont au surplus vous savez vous passer, vous préfériez des jeunes gens bien mis avec lesquels vous vous amusiez. Allez, misérable, allez, le roi a fait une bien grande sottise lorsqu'il vous retint à son service.

 

Piqué des reproches de Genèvre, Lanval lui fit dans la colère , une confi­dence dont il eut bien à se repentir. Madame, lui dit il, je n'ai jamais com­mis le crime dont vous m'accusez. Mais j'aime et je suis aimé de la plus belle femme qu'il y ait au monde. Je vous avouerai même , madame, et soyez-en persuadée , que la dernière de ses suivantes est supérieure à vous par la beauté, l'esprit, les graces et le caractère. Genèvre en fureur de cette réponse humiliante se retire dans sa chambre pour pleurer , elle se dit ma­lade, se met au lit d'où elle ne sortira, dit elle, que lorsque le roi son époux aura promis de la venger. Arthur avoit passé la journée à la chasse , et à son retour, encore joyeux des plaisirs qu'il avoit goûtés, il se rendit à l'ap­partement des dames. Sitôt que Genèvre l'apercoit , elle vient se jeter aux pieds de son époux, et lui demande vengeance de l'outrage qu'elle dit avoir reçu de Lanval. Il a osé me requérir d'amour, «t d'après mon refus, il m'a injuriée et avilie. Il a osé se vanter d'avoir une amie d'une beauté incompa­rable, dont la dernière des suivantes valoit mieux que moi. Le roi enflammé de colère fit serment que si le coupable ne se justifioit pas à l'assemblée des barons, il le feroit pendre ou brûler.

 

En sortant de chez la reine, Arthur ordonna à trois barons de se rendre chez Lanval, qui étoit bien triste et bien chagrin. En rentrant chez lui il s'étoit aperçu qu'il avoit perdu son amie pour avoir découvert son amour. Seul et renfermé dans son appartement, il songeoit à son malheur. Un mo­ment il appeloit son amie qui ne venoit point, puis il se mettoit à soupirer et à pleurer; souvent même il perdit l'usage de ses sens. C'est en vain qu'il de­mandoit pardon et crioit merci, sa belle refusa toujours de se montrer. Il maudissoit sa tète et sa bouche; son chagrin étoit si violent, qu'on doit re­garder comme une merveille de ce qu'il ne s'ôta pas la vie. Il ne fait que gé­mir , pleurer , se tordre les mains, et donner les marques du plus grand désespoir. Hélas, que va devenir ce chevalier loyal que le roi veut perdre ! Les barons viennent lui intimer l'ordre de se rendre sur-le-champ à la cour, où le roi le mandoit pour répondre à l'accusation faite par la reine. Lanval les suit, le désespoir dans le cœur, et ne desirant que la mort ; il ar­rive en cet état devant le monarque.

 

Dès qu'il parut, Arthur lui dit avec emportement : Vassal (i), vous êtes bien coupable à mon égard, et votre conduite est répréhensible ? Quel étoit votre dessein en insultant la reine, et en lui tenant des discours déplacés. Vous n'aviez sans doute pas la raison bien saine lorsque, pour vanter les charmes de votre maîtresse , vous avez avancé que la dernière de ses sui­vantes étoit plus belle et plus aimable que la reine. Lanval se défendit sur la première accusation d'attenter à l'honneur de son prince, il raconta mot à mot la 'conversation qu'il avoit eue avec la reine, et la proposition qu'elle lui avoit faite ; mais il reconnut la vérité de ce qu'il avoit dit à l'égard de sa dame, dont il avoit perdu les bonnes graces. Au surplus, il s'en rapportera entièrement au jugement de la cour.

 

Le roi toujours en colère, rassemble ses barons, pour nommer des juges choisis parmi les pairs de Lanval. Les barons obéissent, fixent le jour du jugement, ensuite ils exigent qu'en attendant le jour indiqué, Lan» val se constitue prisonnier, ou bien qu'il donne un répondant. Lanval étranger, n'avoit point de parents en Angleterre ; étant dans le malheur, il n'osoit compter sûr des amis, il ne savoit qui nommer pour répondant, lorsque le roi lui eut annoncé qu'il en avoit le droit ; mais Gauvain alla sur-le-champ s'inscrire avec plusieurs autres chevaliers. Sire, dit-il, nous répondons de Lanval, et nous offrons pour cautionnement nos terres et nos fiefs. La ga­rantie ayant été acceptée, Lanval revint à son hôtel, suivi de ses amis qui le blâmoient et le reprenoient sur sa douleur extrême. Chaque jour ils ve­noient le visiter pour s'informer s'il prenoit des aliments, et bien loin de lui faire des reproches, ils l'engageoient à prendre quelque nourriture, car ils craignoient qu'il ne perdît entièrement la raison.

 

Les barons se rassemblèrent au jour désigné; la séance étoit présidée par le roi, qui avoit son épouse à ses côtés. Les pièges vinrent remettre l'accusé entre les mains de ses juges ; tous étoient peinés de le voir en cet état, et fai­soient des vœux pour qu'il fût acquitté. Le roi expose les motifs de l'accusa­tion, et procède à l'interrogatoire de l'accusé. On fait ensuite sortir les ba­rons pour aller aux opinions; ils sont généralement peinés de la malheu­reuse position d'un gentilhomme étranger qui avoit une

affaire aussi désagréable. D'autres, au contraire , pour faire leur cour au monarque, desirent le voir punir. Le duc de Cournouailles prit sa défense. Seigneurs, dit-il, le roi accuse un de ses vassaux de félonie, et parce qu'il s'est vanté de la possession d'une maîtresse charmante, la reine s'est cour­roucée. Veuillez bien observer que nul ici, à l'exception du roi, n'accuse Lanval ; mais, pour bien connoître la vérité, pour juger avec connoissance de cause, en conservant tout le respect dû au souverain, et le roi même l'ac­cordera , je propose que Lanval s'oblige par serment à faire venir ici sa maîtresse, pour juger si la comparaison dont la reine est si fort offensée, est conforme à son dire. Il est vraisemblable que Lanval n'a pas avancé pa­reille chose sans être persuadé de la vérité. Dans le cas où il ne pourroit pas montrer sa dame, je pense que le roi doit le renvoyer de son service, et le congédier.

 

L'assemblée approuva la proposition , et les plèges se rendirent près de Lanval pour lui faire part de la délibération qui venoit d'être prise, et l'en­gagèrent à inviter sa maîtresse à se rendre à la cour, afin de le justifier et de le faire absoudre. Il leur répondit que la chose demandée n'étoit pas en son pouvoir. Les pièges s'en retournent porter la réponse de Lanval, et le roi animé par son épouse pressoit les juges de prononcer. Les barons al­loient aller aux voix lorsqu'ils virent arriver deux jeunes demoiselles mon­tées sur des chevaux blancs, et vêtues de robes en soie, de couleur ver­meille. Leur présence fixe les regards de l'assemblée. Aussi Gauvain, suivi de trois chevaliers, s'en va tout joyeux trouver Lanval ; il lui montre les deux jeunes personnes, et le prie de lui indiquer laquelle est sa maîtresse, Ni l'une ni l'autre, répond-il. Elles descendent au bas du trône, et l'une s'exprime en ces termes : Sire, faites preparer et orner une chambre où ma dame puisse descendre, car elle desire loger dans votre palais.

 

Arthur accueille leur demande, et charge deux chevaliers de conduire les jeunes personnes a l'appartement qu'elles devoient occuper. Sitôt qu'elles eurent quitté l'assemblée , le roi ordonne qu'on reprenne sur-le-champ le jugement, et blâme les barons du retard qu'ils apportent. Sire, nous avons interrompu la séance à cause de l'arrivée de ces deux dames ; nous allons la reprendre et nous hâter. Déja, et c'est avec regret, on recueilloit les avis qui étoient fort partagés, lorsque deux autres jeunes personnes encore plus belles que les premières, paroissent. Elles étoient vêtues de robes brodées en or, et montoient des mules espagnoles. Les amis de Lanval pensent en les voyant que le bon chevalier sera sauvé et se réjouissent. Gauvain suivi de ses compagnons vient à Lanval, et lui dit : Sire, reprenez courage, et pour l'amour de Dieu, daignez nous écouter. Il arrive en ce moment deux demoi­selles supérieurement vêtues et d'une beauté rare, l'une d'elles, doit être votre amie; Lanval lui répond simplement : Je ne les ai jamais vues, ni connues, ni aimées.

 

A peine étoient-elles arrivées que les deux demoiselles se hâtent de des­cendre et de venir devant le roi. Tous les barons s'empressent de louer leurs attraits, la fraîcheur de leur teint. Ceux qui étoieut du parti de la reine craignoient pour la comparaison. L'aînée des deux jeunes personnes qui étoit aussi aimable que belle, pria le roi de vouloir bien leur faire pre­parer un appartement pour elles et pour leur dame, qui desiroit lui parler. Le monarque les fit conduire vers leurs compagnes , et comme s'il eût craint que Lanval n'échappât à sa vengeance , il presse le jugement, et or­donne qu'il soit rendu sur-le-champ. La reine se courroucoit de ce qu'il ne le fût point encore.

 

On alloit donc prononcer lorsque de bruyantes acclamations indiquent l'arrivée de la dame qui venoit d'être annoncée. Elle étoit d'une beauté sur­naturelle et presque divine. Elle montoit un cheval blanc si admirable, si bienfait, si bien dressé, que sous les cieux on ne vit jamais un si bel animal. L'équipage et les harnois étoient si richement ornés qu'aucun souverain de la terre ne pouvoit s'en procurer un pareil, sans engager sa terre et même la vendre. Un vêtement superbe laissoit apercevoir l'élégance de sa taille, qui étoit élevée et noble. Qui pourroit décrire la beauté de sa peau, la blan­cheur de son teint qui surpassoit celle de la neige sur les arbres, ses yeux bleus, ses lèvres vermeilles, ses sourcils bruns, et sa chevelure blonde et crêpée. Revêtue d'un manteau de pourpre grise qui flottait derrière ses épaules, elle tenoit un épervier sur le poing, et étoit suivie d'un levrier. Il n'y avoit dans la ville ni petit ni grand, ni jeune ni vieux, qui ne fût accouru pour la voir passer ; et tous ceux qui la regardoient étoient embrasés d'amour. Les amis de Lanval viennent sur-le-champ le prévenir de l'arrivée de la dame. Pour le coup, c'est'elle, c'est votre maîtresse, vous serez délivré enfin; car celle-ci est la plus belle femme qui soit au monde.

 

En écoutant ce discours Lanval soupira , il lève la tète et reconnoît l'objet dont son cœur est épris. Le rouge lui monte à la figure. Oui, c'est elle , s'écria-t-il, en la voyant ; j'oublie tous mes maux ; mais si elle n'a pas pitié de moi, peu m'importe de la vie, qu'elle vient cependant de me rendre. La belle dame entre au palais, et vint descendre devant le roi. Elle laisse tom­ber son manteau pour mieux laisser admirer la beauté de sa taille. Le roi qui connoissoit les lois de la galanterie, se leva à l'arrivée de la dame; toute l'assemblée en fit autant, et chacun s'empresse de lui offrir ses services. Quand les barons l'eurent assez examinée , et détaillé tous ses perfections , elle s'avanca et parla en ces termes : Roi, j'ai aimé un de tes vassaux, c'est Lanval que vous voyez là-bas. Il fut malheureux à ta cour, tu ne l'as point récompensé ; et aujourd'hui il est injustement accusé. Je ne veux pas qu'il lui arrive le moindre mal. La reine a eu tort ; jamais Lanval n'a commis le crime dont il est accusé. Quant à l'éloge qu'il a fait de ma beauté, on a exi­gé ma présence, me voici : j'espère que tes barons vont l'absoudre. Arthur s'empressa de se conformer aux volontés de la dame, et les barons jugèrent d'un commun accord que Lanval avoit entièrement prouvé son droit. Sitôt qu'il fut acquitté, la dame fait ses adieux et se dispose à partir malgré les pressantes sollicitations du monarque et de sa cour , qui vouloient la rete­nir. Dehors la salle étoit un grand perron de marbre gris, il servoit pour monter à cheval ou pour en descendre aux seigneurs qui se rendoient à la cour. Lanval monta dessus, et lorsque la dame sortit du palais, il sauta sur son cheval et sortit avec elle.

 

Les Bretons rapportent que la fée emmena son amant dans File d'Avalon où ils vécurent longtemps fort heureux. On n'en a point entendu parler de­puis, et quant à moi, je n'en ai pas appris davantage.

 

Lai des deus Amanz

Par Marie de France

 

 

 

Jadis avint en Normendie
 Une aventure mut oïe
 De deus enfanz que s'entr'amerent;
 Par amur ambedeus finerent.
 Un lai en firent li Bretun:
 De Deus amanz recuilt le nun.
 Verité est kë en Neustrie,
 Que nus apelum Normendie,
 Ad un haut munt merveilles grant:
 La sus gisent li dui enfant.
 Pres de cel munt a une part
 Par grant cunseil e par esgart
 Une cité fist faire uns reis
 Quë esteit sire de Pistreis;
 Des Pistreins la fist il numer
 E Pistre la fist apeler.
 Tuz jurs ad puis duré li nuns;
 Uncore i ad vile e maisuns.
 Nuns savum bien de la contree,
 Li vals de Pistrë est nomee.
 Li reis ot une fille bele
 E mut curteise dameisele.
 Cunfortez fu par la meschine,
 Puis que perdue ot la reïne.
 Plusurs a mal li aturnerent,
 Li suen meïsme le blamerent.
 Quant il oï que hum en parla,
 Mut fu dolent, mut li pesa;
 Cumença sei a purpenser
 Cument s'en purrat delivrer
 Que nul sa fille ne quesist.
 E luinz e pres manda e dist:
 Ki sa fille vodreit aveir,
 Une chose seüst de veir:
 Sortit esteit e destiné,
 Desur le munt fors la cité
 Entre ses braz la portereit,
 Si que ne se reposereit.
Quant la nuvelë est seüe
E par la cuntree espandue,
Asez plusurs s'i asaierent,

Que nule rien n'i espleiterent.
Teus i ot que tant s'esforçouent
Quë en mi le munt la portoënt;
Ne poeient avant aler,
Iloec l'esteut laissier ester.
Lung tens remist cele a doner,
Que nul ne la volt demander.
Al païs ot un damisel,
Iz a un cunte, gent e bel;
De bien faire pur aveir pris
Sur tuz autres s'est entremis.
En la curt le rei conversot,
Asez sovent i surjurnot;
E la fillë al rei ama,
E meintefeiz l'areisuna
Que ele s'amur li otriast
E par drüerie l'amast.
Pur ceo ke pruz fu e curteis
E que mut le presot li reis,
Li otria sa drüerie,
E cil humblement l'en mercie.
Ensemble parlerent sovent
E s'entr'amerent lëaument
E celerent a lur poeir,
Que hum nes puïst aparceveir.
La suffrance mut lur greva;
Mes li vallez se purpensa
Que meuz en volt les maus suffrir
Que trop haster e dunc faillir.
Mut fu pur li amer destreiz.
Puis avient si que a une feiz
Que a s'amie vient li danzeus,
Que tant est sages, pruz e beus;
Sa pleinte li mustrat e dist:
Anguissusement li requist
Que s'en alast ensemble of lui,
 Ne poeit mes suffrir l'enui;
 S'a sun pere la demandot,
 Il saveit bien que tant l'amot
 Que pas ne li vodreit doner,
 Si il ne la poïst porter
 Entre ses braz en sum le munt.
 La damisele li respunt:
 "Amis," fait ele, "jeo sai bien,
 Ne m'i porterïez pur rien:
 N'estes mie si vertuus.
 Si jo m'en vois ensemble od vus,
 Mis pere avreit e doel e ire,
 Ne vivreit mie sanz martire,
 Certes, tant l'eim e si l'ai chier,
 Jeo nel vodreie curucier.
 Autre cunseil vus estuet prendre,
 Kar cest ne voil jeo pas entendre.
 En Salerne ai une parente,
 Riche femme, mut ad grant rente;
 Plus de trente anz i ad esté.
 L'art de phisike ad tant usé
 Que mut est saives de mescines:
 Tant cunust herbes e racines,
 Si vus a li volez aler
 E mes lettres od vus porter
 E mustrer li vostre aventure,
 Ele en prendra cunseil e cure;
 Teus lettuaires vus durat
 E teus beivres vus baillerat
 Que tut vus recunforterunt
 E bone vertu vus dufrunt.
 Quant en cest païs revendrez,
 A mun pere me requerez;
 Il vus en tendrat pur enfatn,
 Si vus dirat le cuvenant
 Que a nul humme ne me durrat,
 Ja cele peine n'i mettrat,
 S'al munt ne me peüst porter
 Entre ses braz sanz resposer."
 Li vallez oï la movele
 E le cunseil a la pucele;
 Mut en fu liez, si l'en mercie;
 Cungé demandë a s'amie,
 En sa cuntree en est alez.
 Hastivement s'est aturnez

De riches dras e de deniers,
De palefreiz e de sumers;
De ses hummes les plus privez
Al li danzeus of sei menez.
A Salerne vait surjurner,
A l'aunte s'amie parler.
De sa part li dunat un brief.
Quant el l'ot lit de chief en chief,
Ensemble od li l'a retenu
Tant que sun estre ad tut seü.
Par mescines l'ad esforcié,
Un tel beivre li ad baillié,
Ja ne serat tant travaillez
Ne si ateint ne si chargiez,
Ne li resfreschist tut le cors,
Neïs les vaines ne les os,
E qu'il nen ait tute vertu,
Si tost cum il l'avra beü.
Puis le remeine en sun païs.
Le beivre ad en un vessel mis.
Li damiseus, joius e liez,
Quant ariere fu repeiriez,
Ne surjurnat pas en la tere.

Al rei alat sa fille quere,
Qu'il li donast, il la prendreit,
En sum le munt la portereit.
Li reis ne l'en escundist mie;
Mes mut le tint a grant folie,
Pur ceo qu'il iert de jeofne eage:
Tant produme vaillant e sage
Unt asaié icel afaire
Ki n'en purent a nul chef traire. 
Terme li ad numé e pris,
Ses hummes mande e ses amis
E tuz ceus k'il poeit aveir:
N'en i laissa nul remaneir.
Pur sa fille e pur le vallet,
Ki en avwnture se met
De li porter en sum le munt,
De tutes parz venuz i sunt.
La dameisele s'aturna:
Mut se destreint, mut jeüna
A sun manger pur alegier,
Que a sun ami voleit aidier.
Al jur quant tuz furent venu,
Li damisels primer i fu;
Sun beivre n'i ublia mie.
 Devers Seigne en la praerie
 En la grant gent tut asemblee
 Li reis ad sa fille menee.
 N'ot drap vestu fors la chemise;
 Entre ses braz l'aveit cil prise.
 La fiolete od tut sun beivre -
 Bien seit que el nel vout pas deceivre -
 En sa mein a porter li baille;
 Mes jo creim que poi ne li vaille,
 Kar n'ot en lui point de mesure.
 Od li s'en veit grant aleüre,
 Le munt munta de si qu'en mi.
 Pur la joie qu'il ot de li
 De sun beivre ne li membra.
 Ele senti qu'il alassa.
 "Amis," fet ele, "kar bevez!
 Jeo sai bien que vus alassez:
 Si recuvrez vostre vertu!"
 Li damisel ad respundu:
 "Bele, jo sent tut fort mun quer:
 Ne m'arestereie a nul fuer
 Si lungement que jeo buësse,
 Pur quei treis pas aler peüsse.
 Ceste gent nus escrïereient,
 De lur noise m'esturdireient;
 Tost me purreient desturber.
 Jo ne voil pas ci arester."
 Quant les deus parz fu munté sus,
 Pur un petit qu'il ne chiet jus.
 Sovent li prie la meschine:
 "Ami, bevez vostre mescine!"
 Ja ne la volt oïr ne creire;
 A grant anguisse od tut li eire.
 Sur le munt vint, tant se greva,
 Ileoc cheï, puis ne leva;
 Li quors del ventre s'en parti.
 La pucele vit sun ami,
Quida k'il fust en paumeisuns;
Lez lui se met en genuilluns,
Sun beivre li voleit doner;
Mes il ne pout od li parler.
Issi murut cum jeo vus di.
Ele le pleint a mut haut cri;
Puis ad geté e espaundu
Li veissel u le beivre fu.
Li muns en fu bien arusez,
Mut en ad esté amendez
Tut le païs e la cuntree:
Meinte bone herbe i unt trovee,
Ki del beivrë orent racine.
Or vus dirai de la meschine:
Puis que sun ami ot perdu,
Unkes si dolente ne fu;
Lez lui se cuchë e estent,
Entre ses braz l'estreint e prent,
Suvent li baisë oilz e buche;
Li dols de lui al quor la tuche.
Ilec murut la dameisele,
Que tant ert pruz e sage e bele.
Li reis e cil kis atendeient,
Quant unt veü qu'il ne veneient,
Vunt aprés eus, sis unt trovez.
Li reis chiet a tere paumez.
Quant pot parler, grant dol demeine,
E si firent la gent foreine.

Treis jurs les unt tenu sur tere.
Sarcu de marbre firent quere,
Les deus enfanz unt mis dedenz.
Par le cunseil de cele genz
Desur le munt les enfuïrent,
E puis atant se departirent.
Pur l'aventure des enfaunz
Ad nun li munz des Deus amanz.
Issi avint cum dit vus ai;
Li Bretun en firent un lai.

 

 

Marie de France - Lai des deux Amants

 

Traduction française simplifiée

 

 

 

Jadis dans la Normandie il arriva une aventure bien connue de deux jeunes gens qui s'aimoient d'amour tendre, et qui moururent des suites de leur passion. Les Bretons en ont fait un Lai, nommé le Lai des Deux Amants.

 

Dans la Neustrie que nous appelions aujourd'hui la Normandie, est une grande et haute montagne où sont déposés les restes de ces tendres victimes (i). Près cette montagne le roi des Pistréiens fit élever la capitale de ses états, et lui donna le nom de Pistres. Cette ville existe encore de nos jours; on y remarque le château , des maisons particulières, et la contrée est nom­mée la Vallée de Pistres.

 

Le roi a voit une très-belle fille dont l'heureux caractère et les qualités ai­mables l'avoient (consolé) de la perte d'une épouse chérie. Sa fille croissoit en âge comme en beauté ; les gens de sa maison et ses sujets murmuroient de ce qu'il ne songeoit pas à la marier. Le roi fut instruit des plaintes de son peuple ; et malgré le chagrin qu'il ressentoit de se séparer d'une per­sonne aussi chère, pour ne mécontenter aucun des nombreux prétendants à la main de sa fille, il fit proclamer dans ses états que celui qui, sans se repo­ser, porteroit la princesse sur le sommet de la montagne, deviendroit son gendre. Dès que cette nouvelle fut répandue, il se rendit de tous côtés une foule de jeunes gens qui essayèrent en vain de remplir la condition impo­sée, mais inutilement. Les uns alloient au quart du chemin, les autres à la moitié ; enfin, rebutés de l'inutilité de la tentative, ils retournèrent tous chez eux. En sorte que la difficulté de l'entreprise fut cause que personne ne demanda la belle demoiselle.

 

Dans le pays étoit un jeune homme, fils d'un comte , beau, bienfait et vaillant; il résolut de tenter l'aventure et d'obtenir la main de la fille du prince. Ses biens étant situés dans le voisinage de la Vallée de Pistres, il ve­noit souvent à la cour du roi, y séjournoit même ; ayant vu la jeune per­sonne, il ne tarda pas à l'aimer et à devenir éperduement amoureux. Il pria souvent cette belle de vouloir bien répondre à ses sentiments. L'amitié que portoit le roi au jeune comte, sa valeur, sa courtoisie, décidèrent la demoi­selle en sa faveur. Tous deux renfermoient avec soin leur amour, et le déro­boient à tous les yeux. Leur souffrance s'accroissoit chaque jour, lorsque le comte envisageant l'excès de ses maux, ne voulant rien hâter pour ne pas se perdre, vint trouver sa belle et lui dit : Si vous m'aimez, tendre amie, sui­vez mes pas, allons dans une autre contrée; si je vous demande à votre père, connoissant l'amitié qu'il a pour vous, j'obtiendrai un refus ou bien iI exigera que je vous porte au sommet du mont.

 

Cher amant, je n'ignore pas que vous n'aurez jamais assez de force pour me porter à l'endroit désigné. Mais, si je vous accompagne dans votre fuite, pensez, je vous prie, au chagrin et au désespoir de mon père, qui en mour­roit de chagrin. Certes, je l'aime trop pour vouloir empoisonner ses der­nières années. Cherchez un autre moyen, celui-ci ne peut me convenir. Écoutez, j'ai une parente fort riche à Salerne. Pendant plus de trente ans qu'elle a demeuré dans cette ville, elle a étudié et pratiqué la médecine, science dans laquelle elle est fort habile. Elle connoît à fond les vertus et les propriétés des herbes et des racines ; vous vous rendrez près d'elle avec mes lettres ; vous lui expliquerez le sujet de votre voyage. Ma tante vous fournira des conseils et des remèdes. Elle vous donnera des potions et des liqueurs qui en réconfortant, doubleront vos forces et votre / courage. Sitôt que vous serez de retour, vous me demanderez à mon père ; je sais qu'il ne manquera pas de vous répéter les conditions qu'il a mises pour m'obtenir, et qui sont de me porter sur le haut de la montagne sans se reposer.

 

Le comte enchanté du conseil, remercie sa belle et prend congé d'elle pour le mettre à exécution. Il retourne dans ses états, fait ses préparatifs et part. 1l emmène avec lui une grande suite, composée de plusieurs de ses amis, puis des chevaux de luxe et des bagages. Sitôt son arrivée à Salerne, il se rend chez la tante de son amie, et lui remet les lettres de sa nièce. Après les avoir lues et s'être enquise de l'objet de son voyage, la vieille fait prendre au jeune homme des remèdes réconfortants ; et avant son départ, elle lui remet une liqueur qui dissipe la fatigue à l'instant qu'on l'a prise, et qui ra­fraîchit le corps, les veines, les os. Dès qu'il a reçu ce précieux breuvage, le comte tout joyeux se remet en route, arrive chez lui, et ne tarde pas à se rendre auprès du roi pour lui faire la demande de sa fille, et lui offrir de la porter à l'endroit convenu. Le roi le reçut fort bien; mais il pensa que le comte faisoit une folie, qu'il étoit beaucoup trop jeune, qu'il échoueroit sans doute dans une entreprise où tant de forts et vaillants hommes n'avoient pas réussi.

 

Le jour est pris où notre amoureux doit tenter l'aventure; chacune des deux parties invite ses amis et ses hommes à venir en voir l'issue. La curio­sité en avoit amené de tous les côtés. La jeune personne s'étoit soumise à un jeûne sévère, pour alléger son amant. Enfin, au jour convenu, le comte ar­rive le premier au rendez-vous, et ne manqua pas d'apporter avec lui la précieuse liqueur. La foule étoit rassemblée dans la prairie devant la Seine. Le roi vient suivi de sa fille, qui n'avoit qu'une seule chemise pour vête­ment. Le comte la prend aussitôt entre ses bras, et lui remet le vase qui contenoit la liqueur dont il croit pouvoir se passer. Il avoit d'autant plus de tort qu'il monta avec rapidité la moitié de la montagne. La joie qu'il res­sentoit lui avoit fait oublier le remède dont il devoit faire usage. La demoi­selle observant que son amant foiblissoit et ralentissoit le pas, lui dit : Mon ami, vous êtes las, buvez, je vous prie, le breuvage vous rendra tout votre courage.

 

Non, ma belle, je me sens encore plein de vigueur, et pour toute chose au monde, je ne m'arrêterois pas. En buvant je serois forcé de ralentir ma marche. Tout ce peuple se mettroit à crier, à m'étourdir de ses huées; ces cris me troubleroient et je ne pourrois peut-être pas continuer ma route. En arrivant aux deux tiers de la course, le comte foiblissoit encore davan­tage, la jeune fille le prie à plusieurs reprises d'avaler la liqueur. Il ne veut rien en faire, il s'anime en voyant le but de la carrière ; mais il y touchoit lorsqu'il tomba épuisé de fatigue. La demoiselle pensant que son amant se trouvoit mal, se mit à genoux pour lui faire prendre la liqueur qui devoit lui rendre les forces. Il étoit trop tard, le malheureux avoit rendu le dernier soupir. Elle pousse un cri, répand des larmes, et jette loin d'elle la bouteille qui contenoit le remède. Depuis ce temps les herbes qui en ont été arrosées, sont devenues célèbres par les guérisons qu'elles ont faites.

 

La princesse au désespoir se jette sur le corps de son ami, elle le serre dans ses bras, lui baise les yeux et la bouche, enfin la douleur la fait tomber à cô­té de son amant. Ainsi mourut une jeune demoiselle qui tout-à-la-fois étoit vertueuse, belle et bonne. Le roi et toute l'assemblée ne voyant point repa­roître les deux amants, prennent le parti de gravir la montagne. Témoin de cet horrible spectacle, le roi perd l'usage de ses sens et ne les recouvre que pour plaindre son malheureux sort, exhaler son chagrin, qui fut partagé par tout le peuple. Trois jours après l'événement on fit construire un cer­cueil de marbre, où turent renfermés les corps des jeunes gens. D'après les conseils de plusieurs personnes, ils furent déposés*sur le haut de la mon­tagne. Le peuple ne se sépara qu'après cette triste cérémonie.

 

Depuis celte malheureuse aventure, le lieu où elle se passa fut nommé le Mont des Deux Amants. Ainsi que j'en ai prévenu, les Bretons ont fait un Lai de cette histoire.

 

Lai de Yonec (ou Ywenec)

Par Marie de France

 

 

Puis que des lais ai comencé,
 Ja n'iert par mun travail laissé;
 Les aventures que j'en sai
 Tut par rime les cunterai.
 En pensé ai e en talent
 Que d'Iwenec vus die avant,
 Dunt il fu nez, e de sun pere
 Cum il vint primes a sa mere;
 Cil ki engendra Yuuenec
 Aveit a nun Muldumarec.
 En Bretain(e) maneit jadis
 Un riches hum viel e antis;
 De Carwent fu avouez
 E del païs sire clamez.
 La cité siet sur Düelas;
 Jadis i ot de nes trespas.
 Mut fu trespassez en eage.
 Pur ceo k'il ot bon heritage,
 Femme prist pur enfanz aveir,
 Quë aprés lui fuissent si heir.
 De haute gent fu la pucele,
 Sage, curteise e forment bele,
 Quë al riche hume fu donee.
 Pur sa beauté l'ad mut amee.
 De ceo kë ele ert bele e gentre,
 En li garder mist mut s'entente:
 Dedenz sa tur l'ad enserree
 En une grant chambre pavee.
 Il ot une soë serur,
 Veillë e vedve, sanz seignur;
 Ensemble od la dame l'ad mise
 Pur li tenir meuz en justise.
 Autres femmes i ot, ceo crei,
 En une autre chambre par sei;
 Mes ja la dame n'i parlast,
 Si la vielle ne comandast.
 Issi la tient plus de set anz
 Unques entre eus n'eurent enfanz
 Ne fors de cele tur ne eissi
 Ne pur parent ne pur ami.
 Quant li sires se ala cuchier,
 N'i ot chamberlenc ne huisser
 Ki en la chambre osast entrer
 Ne devant lui cierge alumer.
Mut ert la dame en grant tristur;
 Od lermes, od suspir e plur
 Sa beuté pert en teu mesure
 Cume cele que n'en ad cure.
 De sei meïsme meuz vousist
 Que mort hastive la preisist.
 Ceo fu al meis de avril entrant,
 Quant cil oisel meinent lur chant.
 Li sires fu matin levez;
 De aler en bois s'est aturnez.
 La viellë ad fet lever sus
 E aprés lui fermer les hus.
 Cele ad fet sun comandement.
 Li sires s'en vet od sa gent.
 La vielle portot sun psauter,
 U ele voleit verseiller.
 La dame en plur e en esveil
 Choisi la clarté del soleil.
 De la vielle est aparceüe
 Que de la chambre esteit eissue.
 Mut se pleineit e suspirot
 E en plurant se dementot.
 «Lasse,» fait ele, «mar fui nee!
 Mut est dure ma destinee!
 En ceste tur sui en prisun,
 Ja n'en istrai si par mort nun.
 Cist viel gelus, de quei se crient,
 Quë en si grant prisun me tient?
 Mut par est fous e esbaïz,
 Il crient tuz jurs estre trahiz.
 Jeo ne puis al muster venir
 Ne le servise Deu oïr.
 Si jo puïsse od gent parler
 E en deduit od eus aler,
 Jo li mustrasse beu semblant,
 Tut n'en eüsse jeo talant.
 Malëeit seient mi parent
 E li autre communalment
 Ki a cest gelus me donerent
 E a sun cors me marïerent!
 A forte corde trai e tir!
 Il ne purrat jamés murir.
 Quant il dut estre baptiziez,
 Si fu al flum d'enfern plungiez:
Dur sunt li nerf, dures les veines,
 Que de vif sanc sunt tutes pleines.
 Mut ai sovent oï cunter
 Que l'em suleit jadis trover
 Aventures en cest païs,
 Ki rechatouent les pensis:
 Chevalers trovoënt puceles
 A lur talent gentes e beles,
 E dames truvoënt amanz
 Beaus e curteis, (pruz) e vaillanz,
 Si que blamees n'en esteient,
 Ne nul fors eles nes veeient.
 Si ceo peot estrë e ceo fu,
 Si unc a nul est avenu,
 Deu, ki de tut ad poësté,
 Il en face ma volenté!»
 Quant ele ot faite pleinte issi,
 L'umbre d'un grant oisel choisi
 Par mi une estreite fenestre.
 Ele ne seit quei ceo pout estre.
 En la chambre volant entre;
 Gez ot as piez, ostur sembla,
 De cinc mues fu u de sis.
 Il s'est devant la dame asis.
 Quant il i ot un poi esté
 E ele l'ot bien esgardé,
 Chevaler bel e gent devint.
 La dame a merveille le tint;
 Li sans li remut e fremi,
 Grant poür ot, sun chief covri.
 Mut fu curteis li chevalers:
 Il l'en areisunat primers.
 «Dame,» fet il, «n'eiez poür!
 Gentil oisel ad en ostur;
 Si li segrei (vus) sunt oscur,
 Gardez ke seiez a seür,
 Si fetes de mei vostre ami!
 Pur ceo,» fet il, «vienc jeo (i)ci.
 Jeo vus ai lungement amé
 E en mun quor mut desiré;
 Unques femme fors vus n'amai
 Ne jamés autre ne amerai.
 Mes ne poeie a vus venir
 Ne fors de mun païs eissir,
 Si vus ne me eüssez requis.
 Or puis bien estre vostre amis!»
La dame se raseüra,
Sun chief descovri, si parla;
Le chevaler ad respundu
E dit qu'ele en ferat sun dru,
S'en Deu creïst e issi fust
Que lur amur estre peüst.
Kar mut esteit de grant beauté:
Unkes nul jur de sun eé
Si beals chevaler ne esgarda
Ne jamés si bel ne verra.
«Dame,» dit il, «vus dites bien.
Ne vodreie pur nule rien
Que de mei i ait acheisun,
Muscreauncë u suspesçun.
Jeo crie mut bien al Creatur,
Que nus geta de la tristur,
U Adam nus mist, nostre pere,
Par le mors de la pumme amere;
Il est e ert e fu tuz jurs
Vie e lumere as pecheürs.
Si vus de ceo ne me creez,
Vostre chapelain demandez;
Dites ke mal vus ad susprise,
Si volez aver le servise
Que Deus ad el mund establi,
Dunt li pecheür sunt gari;
La semblance de vus prendrai,
Le core (Damne)deu recevrai,
Ma creance vus dirai tute;
Ja de ceo ne seez en dute!»
El li respunt que bien ad dit.
Delez li s'est cuché al lit;
Mes il ne vout a li tucher
(ne) De acoler ne de baiser.
Atant la veille est repeirie;
La dame trovat esveillie,
dist li que tens est de lever;
Ses dras li voleit aporter.
La dame dist que ele est malade,
Del chapelain (se) prenge garde,
Sil face tost a li venir,
Kar grant poür ad de murir.
La veille dist: «or vus suffrez!
Mis sires est al bois alez;
Nul n'enterra ça enz fors mei.»

Mut fu la dame en grant esfrei;
Semblant fist que ele se pasma.
 Cele le vit, mut s'esmaia.
 L'us de la chambre ad defermé,
 Si ad le prestre demandé;
 E cil i vint cum plus tost pot,
 Corpus domini aportot.
 Li chevaler l'ad receü,
 Le vin del chalice beü.
 Li chapeleins s'en est alez,
 E la vielle ad les us fermez.
 La dame gist lez sun ami:
 Unke si bel cuple ne vi.
 Quant unt asez ris e jüé
 E de lur priveté parlé,
 Li chevaler ad cungé pris;
 Raler s'en volt en sun poïs.
 Ele le prie ducement
 Quë il la reveie sovent.
 «Dame,» fet il, «quant vus plerra,
 Ja l'ure ne trespassera.
 Mes tele mesure esgardez
 Que nus ne seium encumbrez:
 Ceste vielle nus traïra,
 (e) Nuit e jur nus gaitera.
 Ele parcevra nostre amur,
 Sil cuntera a sun seignur.
 Si ceo avi(e)nt cum jeo vus di,
 (e) Nus serum issi trahi,
 Ne m'en puis mie departir,
 Que mei nen estuce murir.»
 Li chevalers atant s'en veit,
 A grant joie s'amie leit.
 Al demain lieve tute seine;
 Mut fu haitie la semeine.
 Sun cors teneit a grant chierté,
 Tute recovre sa beauté.
 Or li plest plus a surjurner
 Que en nul autre deduit aler.
 Sun ami volt suvent veer
 E de lui sun delit aveir
 Desque sis sires (s'en) depart,
 E nuit e jur e tost e tart,
 Ele l'ad tut a sun pleisir.
 Or li duinst Deus lunges joür!
 Pur la grant joie u ele fu,
 Que ot suvent pur veer sun dru,
 Esteit tut sis semblanz changez.
 Sis sire esteit mut veiz(ï)ez:
En sun curage se aparceit
Que autrement est k'i(l) ne suleit;
Mescreance ad vers sa serur.
Il la met a reisun un jur
E dit que mut (a) grant merveille
Que la dame si se appareille;
Demande li que ceo deveit.
La vielle dit que el ne saveit
Kar nul ne pot parler od li,
Në ele n'ot dru në ami
Fors tant que sule remaneit
Plus volenters que el ne suleit;
De ceo s'esteit aparceüe.
Dunc l'ad li sires respundue:
«Par fei,» fet il, «ceo qui jeo bien!
Or vus estuet fere une rien:
Al matin, quant jeo erc levez
E vus avrez les hus fermez,
Fetes semblant de fors eissir,
Si la lessez sule gisir;
En un segrei liu vus estez,
E si veez e esgardez
Quei ceo peot estre e dunt ço vient
Ki en si grant joie (la) tient.»
De cel cunseil sunt departi.
Allas! cum ierent malbailli
Cil ki l'un veut si agaitier
Pur eus traïr e enginner!
Tiers jur aprés, ceo oi cunter,
Fet li sires semblant de errer.
A sa femme ad dit e cunté
Que li reis (l)'ad par bridfs mandé;
Mes hastivement revendra.
De la chambre ist e l'us ferma.
Dunc s'esteit la vielle levee,
Triers une cortine est alee;
Bien purrat oïr e véoir
Ceo que ele cuveite a savoir.
La dame jut; pas ne dormi,
Kar mut desire sun ami.
Venuz i est, pas ne demure,
Ne trespasse terme në hure.
Ensemble funt joie mut grant,
E par parole e par semblant,
De si ke tens fu de lever;
Kar dunc li estuveit aler.

Cele le vit, si l'esgarda,
Coment il vient e il ala;
De ceo ot ele grant poür
 Que hume le vit e pus ostur.
 Quant li sires fu repeirez,
 Que gueres n'esteit esluignez,
 Cele li ad dit e mustré
 Del chevalier la verité;
 E il en est forment pensifs.
 Des engins faire fu hastifs
 A ocire le chevalier.
 Broches de fer fist (granz) forgier
 E acerer le chief devant:
 Suz ciel n'ad rasur plus trenchant.
 Quant il les ot apparailliees
 E de tutes parz enfurchiees,
 Sur la fenestre les ad mises,
 Bien serreies e bien asises,
 Par unt le chevaler passot,
 Quant a la dame repeirot.
 Deus! qu'il ne sout la traïsun
 Quë aparaillot le felun.
 Al demain en la matinee
 Li sires lieve ainz l'ajurnee
 E dit qu'il vot aler chacier.
 La vielle le vait cunveer,
 Puis se recuche pur dormir,
 Kar ne poeit le jur choisir.
 La dame veille, si atent
 Celui que ele eime lëalment,
 E dit que or purreit bien venir
 E estre of li tut a leisir.
 Si tost cum el l'ad demandé,
 N'i ad puis gueres demuré:
 En la fenestre vient volant,
 Mes les broches furent devant;
 L'une le fiert par mi le cors,
 Li sanc vermeil en eissi fors.
 Quant il se sot de mort naé,
 Desferré tut enz est entré;
 Devant la dame al lit descent,
 Que tut li drap furent sanglent.
 Ale veit le sanc e la plaie,
 Mut anguissusement s'esmaie.
 Il li ad dit: «ma duce amie,
 Pur vostre amur perc jeo la vie;
 Bien le vus dis qu'eavendreit:
 Vostre semblant nus ocireit.»
Quant el l'oï, dunc chiet pasmee;
 Tute fu morte une loëe.
 Il la cunforte ducement
 E dit que dols n'i vaut nïent;
 De lui est enceinte d'enfant,
 Un fiz avra pruz e vaillant:
 Icil (la) recunforterat;
 Yonec numer le f(e)rat,
 Il vengerat (e) lui e li,
 Il oscirat sun enemi.
 Il ne peot dunc demurer mes,
 Kar sa plaie seignot adés.
 A grant dolur s'en est partiz.
 Ele le siut a mut grant criz.
 Par une fenestre s'en ist;
 C'est merveille k'el ne s'ocist,
 Kar bien aveit vint piez de haut
 Iloec u ele prist le saut.
 Ele esteit nue en sa chemise.
 A la trace del sanc s'est mise,
 Que del chevaler (de)curot
 Sur le chemin u ele alot.
 Icel senti(e)r errat e tient,
 De s(i) que a une hoge vient.
 En cele hoge ot une entree,
 De cel sanc fu tute arusee;
 Ne pot nïent avant veer.
 Dunc quidot ele bien saver
 Que sis amis entré i seit;
 Dedenz se met en grant espleit.
 El n'i trovat nule clarté.
 Tant ad le dreit chem erré
 Que fors de la hoge (est) issue
 E en un mut bel pre venue;
 [del Sanc trova l'erbe muilliee,
 Dunc s'est ele mut esmaiee;]
 La trace en siut par mi le pre.
 Asez pres ot une cité;
 De mur fu colse tut entur;
 N'i ot mesun, sale ne tur,
 Que ne parust tute d'argent;
 Mut sunt riche li mandement.
 Devers le burc sunt li mareis
 E les forez e les difeis.
 De l'autre part vers le dunjun
 Curt une ewe tut envirun;
Ileoc arivoënt les nefs,
 Plus i aveit de treis cent tres.
 La porte aval fu desfermee;
 La dame est en la vile entree
 Tuz jurs aprés le sanc novel
 Par mi le burc deske al chastel.
 Unkes nul a li ne parla;
 Humme ne femme n'i trova.
 Al paleis vient al paviment,
 Del sanc (le) treve tut sanglent.
 En une bele chambre entre;
 Un chevaler dormant trova,
 Nel cunut pas, si vet avant
 En un'autre chambre plus grant;
 Un lit trevë e nïent plus,
 Un chevaler dormant desus.
 Ele s'en est utre passee;
 En la tierce chambre est entree,
 Le lit sun ami ad trové.
 Li pecul sunt de or esmeré;
 Ne sai mie les dras preisier;
 Li cirgë e li chandelier,
 Que nuit e jur sunt alumé,
 Valent tut l'or d'une cité.
 Si tost cum ele l'ad veü,
 Le chevaler ad cuneü.
 Avant alat tut esfrëe(e),
 Par desus lui cheï pasmee.
 Cil la receit que forment l'aime,
 Maleürus sovent se claime.
 Quant de pasmer fu trespassee,
 Il l'ad ducement cunfortee:
 «Bele amie, pur Deu, merci!
 Alez vus en! fuiez d'ici!
 Sempres murau devant le jur;
 Ci einz avrat si grant dolur,
 Si vus (i) esteiez trovee,
 Mut en serïez turmentee:
 Bien iert entre ma gent seü
 Que me unt par vostre amur perdu.
 Pur vus sui dolent e pensis.»
 La dame li ad dit: «amis,
 Meuz voil ensemble od vus murir
 Que od mun seignur peine suffrir.
 S'a lui revois, il me ocira.»
 Li chevalier l'aseüra.
 Un anelet li ad baillé,
 Si li ad dit e enseigné:
a, tant cum el le gardera,
 A sun seignur n'en membera
 De nule rien que fete seit,
 Ne ne l'en tendrat en destreit.
 S'espee li cumande e rent,
 Puis la cunjurë e defent
 Que ja nul hum n'en seit saisiz,
 Mes bien la gart a oés sun fiz.
 Quant il serat creüz e grant
 E chevalier pruz e vaillant,
 A une feste u ele irra,
 Sun seignur e lui amerra.
 En une abbeïe vendrunt;
 Par une tumbe k'il verrunt
 Orrunt renoveler sa mort
 E cum il fu ocis a tort.
 Ileoc li baillerat s'espeie.
 L'aventure li seit cuntee
 Cum il fu nez, ki le engendra;
 Asez verrunt k'il en fera.
 Quant tut li ad dit e mustré,
 Un chier bliant li ad doné,
 Si li cumandë a vestir;
 Puis l'ad fete de lui partir.
 Ele s'en vet, l'anel en porte
 E l'espee ki la cunforte.
 A l'eissue de la cité
 N'ot pas demie liwe erré,
 Quant ele oï les ins suner
 E le doel al chastel mener;
 De la dolur quë ele en ad
 Quatre fïees se pasmad.
 E quant de paumesuns revient,
 Vers la hoge sa veie tient;
 Dedenz ena, si est passee,
 Si s'en reveit en sa cuntree.
 Ensemblement od sun seignur
 Aprés (i) demurat meint jur,
 Que de cel fet ne la retta
 Ne ne mesdist ne ne gaba.
 Lur fiz fu nez e bien nuriz
 E bien gardez e bien cheriz.
 Yonec le firent numer;
 El regne ne pot hom trover
 Si bel, si pruz e si vaillant
 E larges e bien despendant.
 Quant il fu venuz en eez,
 A chevaler l'unt (a)dubez.
A l'an meïsmes que ceo fu,
 Oëz cum(ent) est avenu!
 A la feste seint Aaron,
 C'on selebrot a Karlïon
 E en plusurs autres citez,
 Li sire aveit esté mandez
 Qu'il i alast od ses amis
 A la custume del païs;
 Sa femme e sun fiz i menast
 E richement s'aparaillast.
 Issi avint, alez i sunt;
 Mes il ne seivent u il vunt.
 Ensemble od eus ot un meschin,
 Kis ad mené le dreit chemin,
 Tant qu'il viendrent a un chastel;
 En tut le siecle n'ot plus bel.
 Une abbeïe i ot dedenz
 De mut religïuses genz.
 Li vallez les i herberga,
 Quë a la feste les mena.
 En la chambre que fu l'abbé
 Bien sunt servi e homuré.
 A demain vunt la messe oïr;
 Puis s'en voleient departir.
 Li abes vet od eus parler,
 Mut les prie de surjurner;
 Si lur must(er)rat sun dortur,
 Sun chapitre, sun refeitur,
 E cum il sunt (bien) herbergiez.
 Li sires lur ad otrïez.
 Le jur quant il orent digné,
 As officines sunt alé.
 Al chapitre vindrent avant;
 Une tumbe troverent grant
 Covert(e) de un paile roé,
 De un chier orfreis par mi bendé.
 Al chief, as piez e as costez
 Aveit vint cirges alumez.
 De or fin erent li chandelier,
 D'ametiste li encensier,
 Dunt il encensouent le jur
 Cele tumbe pur grant honur.
 Il unt demandé e enquis
 Icels ki erent del païs
 De la tumbe ki ele esteit,
 E queil hum fu ki la giseit.
il comencerent a plurer
 E en plurant a recunter
 Que c'iert le meudre chevalier
 E le plus fort e le plus fier,
 Le plus beaus (e) le plus amez
 Que jamés seit el secle nez.
 De ceste tere ot esté reis;
 Unques ne fu nul si curteis.
 A Carwent fu entrepris,
 Pur l'amur de une dame ocis.
 «Unques puis n'eümes seignur;
 Ainz avum atendu meint jur
 Un fiz que en la dame engendra,
 Si cum il dist e cumanda.»
 Quant la dame oï la novele,
 A haute voiz sun fiz apele.
 «Beaus fiz,» fet ele, «avez oï
 Cum Deus nus ad mené ici!
 C'est vostre pere que ici gist,
 Que cist villarz a tort ocist.
 Or vus comant e rent s'espee:
 Jeo l'ai asez lung tens gardee.»
 Oianz tuz, li ad coneü
 Que l'engendrat e sis fiz fu,
 Cum il suleit venir a li
 E cum si sires le trahi;
 La verité li ad cuntee.
 Sur la tumbe cheï pasmee,
 En la paumeisun devia;
 Unc puis a humme ne parla.
 Quant sis fiz veit que el morte fu,
 Sun parastre ad le chief tolu;
 De l'espeie que fu sun pere
 Ad dunc vengié le doel sa mere.
 Puis ke si fu dunc avenu
 E par la cité fu sceü,
 A grant honur la dame unt prise
 E al sarcu posee e mise.
 Lur seignur firent de Yonec,
 Ainz quë il partissent d'ilec.
 Cil que ceste aventure oïrent
 Lunc tens aprés un lai en firent,
 De la pité, de la dolur
 Que cil suffrirent pur amur.

 

 

Marie de France - Le lai de Yonec (ou lai d'Ywenec)

 

Traduction française simplifiée

 

 

Puisque j'ai commencé des Lais, je veux achever mon travail. Les aven­tures que je sais, je vous les conterai tout d'abord. Mon projet est avant tout de vous faire connoître le Lai d'Ywenec, fils du chevalier Eudemarec, les amours de son père et de sa mère, et sa naissance.

 

Il y avoit jadis en Bretagne un vieil homme fort riche, lequel étoit seigneur de Caerwent. Cette ville, célèbre par les événements malheureux qui s'y sont passés, est bâtie sur les bords de la rivière de Duglas. Notre vieux et riche personnage se maria dans le dessein d'avoir des enfants, auxquels ils transmettroit son immense héritage. La nouvelle épouse issue d'une grande famille, étoit aimable, sage et très-belle. Enfin elle avoit tant de bonnes qualités qu'on n'auroit pu trouver sa pareille depuis son pays jusqu'à Lin­coln, et même en Irlande. Les parents commirent une grande faute en sa­crifiant ainsi leur fille. Notre vieil homme qui étoit fort jaloux, mit tous ses soins à garder sa jeune femme ; pour cela il l'enferma dans une tour, et lui donna pour la surveiller davantage, moins que pour lui tenir compagnie, une vieille sœur qui étoit veuve depuis long-temps. Il y avoit bien d'autres femmes pour faire le service , mais elles se tenoient dans une autre chambre. La pauvre petite dame ne pouvoit ouvrir la bouche et dire un mot sans le consentement de son antique gardienne.

 

Plus de sept ans s'écoulèrent sans que le mari eût des enfants, sans que la dame sortît de la tour, et sans voir ses parents ou ses amis. Lorsqu'elle al­loit se coucher, aucun chambellan ou domestique n'entroit dans sa chambre pour allumer les flambeaux. La pauvre femme devient si triste de sa position qu'elle passe des journées entières dans les soupirs et dans les larmes. Ne prenant aucun soin de sa personne, elle perd presque toute sa beauté et maudit ses attraits qui ont causé son malheur. Au commencement d'avril, saison où les oiseaux font entendre leurs doux chants, le seigneur s'apprêta de grand matin pour aller à la chasse. Avant de partir il ordonne à la vieille de se lever pour fermer les portes sur lui. Après avoir obéi, la vieille prend son livre de prières et se met à lire. La dame se réveille, et dé­ja des pleurs inondent son visage ; elle est aperçue de la vieille qui n'y fait pas attention. Elle se plaignoit et soupiroit. Dieu ! que je suis malheureuse d'être au monde ! Ma destinée est de vivre dans cette prison, d'où je ne sortirai qu'après ma mort.

 

Je ne sais ce que peut avoir ce vieux jaloux pour me retenir en esclavage ; quelle folie et quelle sottise de toujours craindre d'être trahi ! Je ne puis al­ler à l'église ni entendre les offices. Si je pouvois du moins causer avec quelqu'un et me promener, j'oublierois les torts de mon époux dans les mo­ments mêmes où j'en aurois le moins d'envie. Maudits soient mes parents et tous ceux qui m'ont fait contracter une pareille alliance! Le mien est si vi­goureusement constitué que je ne puis espérer sa mort. Sans doute qu'à son baptême il fut plongé dans le fleuve d'enfer ; car ses veines pleines de sang, la force de ses muscles, appartiennent à un homme robuste. J'ai souvent entendu raconter que dans les temps anciens, il arrivoit souvent aux affli­gés d'avoir des aventures qui mettoient un terme à leurs chagrins. Les che­valiers trouvoient des maîtresses charmantes, et les dames n'étoient jamais blâmées pour faire choix d'un amant jeune, beau, vaillant et libéral. D'ailleurs personne, à l'exception d'elles, ne voyoit leurs amants. Je m'abuse peut-être, et peut-être aussi ne vit-on jamais aventure pareille. Ah! Dieu qui a tout pouvoir puisse-t-il combler mon desir !

 

Après avoir donné un libre cours à ses plaintes, la dame aperçoit près de sa fenêtre l'ombre d'un grand oiseau de proie, et ne peut deviner ce que ce peut être. Il entre dans la chambre en volant, et vient se placer auprès d'elle. Après s'être arrêté un instant, et pendant que la dame l'examinoit, l'oiseau prend la forme d'un jeune et beau chevalier. La dame surprise change de couleur, et se couvre le visage pour la grande frayeur qu'elle ressent. Le chevalier, qui étoit fort courtois, lui parla en ces termes : Ma­dame, daignez vous calmer ; j'ai pris la forme d'un autour, qui est un oi­seau bien élevé ; mon discours peut vous paroître peu clair, mais attendez, et vous serez instruite des motifs de ma démarche. Je suis venu en ces lieux pour solliciter la faveur d'être votre ami; depuis long-temps je vous aime et mon cœur vous desire. Je n'ai jamais aimé et n'aimerai jamais d'autre femme que vous ; et je vous l'avouerai, je ne serois point venu en ces lieux, je ne serois pas même sorti de mon pays, si vous ne m'aviez, vous même, fait le plaisir de me demander pour être votre amant.

 

La dame qui avoit repris courage découvrit sa figure, et répondit au cheva­lier. Seigneur, je consens à vous accepter pour être mon ami; mais au préa­lable je veux être certaine que vous croyez en Dieu. Le chevalier avoit tout ce qu'il falloit pour captiver une femme; il étoit dans la fleur de l'âge, beau et bien fait. Dame, vous avez parfaitement raison , je ne voudrois pour nulle chose au monde que vous ayez quelque soupçon sur ma foi. Je crois fermement au créateur qui mourut pour nous racheter du péché de notre père Adam, causé par le manger d'une pomme bien amère. Il a été, il est, Usera éternellement la vie et le refuge des pécheurs. Au surplus, si vous conceviez quelque doute, mandez votre chapelain ; dites-lui que très-malade, vous desirez entendre le service établi par Dieu lui-même, pour effacer les fautes des humains. Je prendrai votre figure et vos traits pour recevoir le corps du Seigneur, je réciterai mes prières, et j'ose espérer que vous serez entièrement convaincue de mes sentiments religieux). J'y consens, reprit la dame. En attendant le chevalier lui propose de se coucher sur le même lit. On cause, mais il se garde bien d'embrasser sa belle ou de faire ce que sa position semble pouvoir autoriser.

 

Revenue dans la chambre, la vieille trouve la dame réveillée, et lui fait ob­server qu'il est temps de se lever; elle lui propose même de lui apporter ses vêtements. La dame répond qu'elle est fortement indisposée, et que, bien loin de songer à s'habiller, par les douleurs qu'elle éprouve , elle a plutôt besoin des secours du chapelain. Souffrez en paix, madame, lui dit la vieille, votre mari étant allé à la chasse , personne , excepté moi, n'entrera céans. Je laisse à penser quel fut le désespoir de la dame. Pour en venir à ses desirs, elle feint de se trouver mal. La vieille effrayée de ce qu'elle voit, ouvre la porte, et court aussitôt chercherle prêtre. Celui-ci fait diligence, part, arrive et apporte avec lui l'eucharistie qui lui avoit été demandée. Le chevalier qui avoit pris la semblance de la dame, reçoit le pain et le vin du calice ; le chapelain sort, et la vieille court fermer les portes après lui. La dame se repose près du chevalier, et jamais vous n'avez vu un aussi beau couple. Après a voir assez ri, assez joué, et après qu'ils furent convenus de tous leurs faits, le chevalier prit congé pour retourner dans son pays.

 

La dame le prie avec tendresse de revenir souvent. Belle amie, je vous ver­rai toutes les fois que vous le desirerez, à toutes les heures du jour si cela peut vous plaire. Mais je vous en conjure, prenez garde à ne commettre au­cune indiscretion qui puisse faire connoître notre intelligence. Méfiez vous particulièrement de cette vieille, laquelle vous guettant nuit et jour finira par jxous surprendre. Apercevant notre amour, elle en fera pari à votre époux, et si jamais le malheur arrive que nous soyons découverts, je suis forcé de vous avouer que je ne puis m'en défendre et qu'il me faudra mou­rir. En partant le chevalier laisse son amie dans la plus grande joie; le len­demain elle se lève avec plaisir, et pendant toute la semaine, elle fut d'une gaieté charmante. Pour plaire à son amant, elle soigne davantage sa toi­lette. Son esprit plus tranquille lui laisse reprendre ses attraits, et bientôt elle a recouvré toute sa heauté. La tour qu'elle habitoit et qui, naguère lui déplaisoit tant, devient pour elle un séjour agréable ; elle le préfère à tout autre, puisqu'elle peut voir son amant aussi souvent qu'elle le desire. Sitôt que son mari est absent, le jour, la nuit elle peut converser avec le cbevalier aussi long-temps qu'elle le desire. Que Dieu prolonge le temps heureux où elle peut jouir du bonheur d'être aimée !

 

Le vieux mari remarqua, non sans surprise, le grand changement qui s'étoit opéré dans le caractère et dans la conduite de sa femme. Il soupçon­na que ses ordres étoient mal exécutés par sa sœur, c'est pourquoi la pre­nant un jour à part, il lui demanda la raison pourquoi sa moitié qui na­guère étoit si triste, apportoit maintenant le plus grand soin à se bien vêtir. La vieille lui répondit qu'elle l'ignoroit absolument. Il est impossible de pouvoir parler à votre femme, elle ne peut avoirni amant, ni ami ; j'ai ce­pendant observé comme vous qu'elle aime mieux sa solitude que par le pas­sé. Je vous croie parfaitement, ma sœur, mais il faut agir de ruse pour éclaircir le mystère. Écoutez, le matin lorsque je serai levé et que vous au­rez fermé les portes sur moi, vous ferez semblant de sortir et de laisser ma femme toute seule dans son lit. Cachez vous dans quelque coin d'où vous puissiez tout voir, tout entendre, et faites en sorte de découvrir le motif de son contentement. Ils s'arrêtent à ce conseil. Hélas ! quel malheur pour ces amants dont on conjure la perte !

 

Trois jours après cette détermination, le mari prétexte un voyage ; il pré­vient sa femme que le roi, par une lettre, l'a mandé à sa cour, mais qu'il re­viendra bientôt. Il sort de la chambre en fermant la porte après lui. La vieille se lève et va se cacher derrière un lit d'où elle pourra s'instruire de tout ce qu'elle desire savoir. La dame étoit couchée, mais elle ne dormoit pas. Se croyant seule, elle desire la présence de son amant. Il arrive bientôt pour passer quelques instants avec elle, ils se réjouissent ensemble, et dès qu'il est heure de se lever, le chevalier s'en va. La vieille remarqua la ma­nière dont l'amant entroit ets'iutroduisoit auprès de sa belle, et comment il la quittoit. Elle ne pouvoit cependant se rendre compte de cette métamor­phose d'oiseau en homme et d'homme en oiseau. Dès que le mari, qui ne s'étoit guère écarté, fut de retour, la vieille lui raconta tout ce dont elle avoit été témoin. Dans sa colèrS il jure de se venger. Pour cela il fait sur-le-champ construire un piège qui doit donner la mort au chevalier. Ce piège consistoit en quatre broches d'acier fort pointues qui se replioient l'une sur l'autre en se fermant, et qui étoient plus tranchantes que le meilleur rasoir. Sitôt que cet objet de vengeance fut achevé, le mari le fait poser sur le bord de la fenêtre par où entroit le chevalier quand il venoit visiter sa dame. Ah Dieu ! pourquoi faut-il qu'il ne soit pas instruit du sort affreux qu'on lui prépare !

 

Le mari se leva le lendemain matin avant le jour ; il dit qu'il part pour al­ler chasser. La vieille sort du lit pour l'accompagner, puis elle revient se coucher parce que i'aurore paroissoit à peine. La dame s'étoit réveillée et savoit qu'elle étoit seule. Pensant à sou ami , elle veut le voir , lui parler , et son desir est aussitôt accompli. Il vient en volant contre la fenêtre, et sitôt qu'il s'appuie dessus , les broches se referment et le blessent dangereuse­ment; l'une lui entre dans le corps , et son sang coule de tous côtés. Lorsque le chevalier s'apercoit qu'il est blessé à mort, il entre malgré le piège, et va contre le lit de la dame qu'il inonde de son sang. Elle considère les plaies de son ami , et ne peut revenir de sa surprise et de sa douleur. Tendre amie, c'est pour vous que je meurs. Je vous avois bien prévenue du sort qui m'étoit réservé. En écoutant son ami, la dame perdit connoissance et fut long-temps évanouie. Lorsqu'elle fut revenue , le chevalier la console ; il la supplie de ne pas trop s'affliger, parce qu'elle est enceinte d'un fils qui fera sa consolation. Vous le nommerez Ywenec. Preux et vaillant, il sera le ven­geur de ses parents, et tuera le détestable auteur de tous nos maux.

 

Le sang qui ruisseloit de ses blessures ne permet pas au chevalier de pou­voir rester plus longtemps. Il fait ses adieux à son amante et part désolé. La dame le suit précipitamment en remplissant l'air de ses cris. Elle s'élance d'une croisée dans la campagne, tombe de plus de vingt pieds de haut, et par une espèce de miracle, elle ne se fait aucun mal. Sortant de son lit, Ja dame n'étoit vêtue que d'une simple chemise ; les marques de sang qui sor­toient des bles-1 sures d'Eudemarec aident la dame à marcher sur ses traces. Elle entra dans une petite cabane où son amant avoit pris quelque repos. Cette cabane dont le plancher étoit arrosé de sang, n'avoit qu'une seule entrée. Elle le cherche dans l'obscurité et ne le trouvant pas , elle sort de la cabane, poursuit sa course, traverse une belle prairie dont, à son grand étonnement, l'herbe étoit couverte de sang, et laissoit néanmoins apercevoir la route qu'avoit suivie le chevalier. La dame arrive près d'une ville fermée de murs. Il n'yavoit aucune maison, aucune tour qui ne fût su­périeurement construite, parce que les habitants étoient fort riches. Près de la ville se trouve le marais pour pêcher, la forêt pour la chasse et le port pour les vaisseaux. De l'autre côté, vers le donjon , étoit la rivière qui étoit fort rapide. C'est là qu'arrivoient les vaisseaux dont le nombre s'élevoit à plus de trois cents.

 

La dame entra dans la ville par la porte d'en bas qui étoit ouverte, elle tra­verse la rue principale, et la trace de sang l'aide à trouver le château où elle ne rencontre personne. L'escalier étoit tout taché de sang. Elle traverse successivement deux pièces, l'une petite, l'autre plus grande ; elles étoient occupées chacune par un chevalier qui dormoit, mais à la troisième, elle trouve le lit de son amant. Les soutiens sont en or émaillé, et l'on ne pour­roit estimer la valeur des couvertures , des chandeliers et des cierges qui brûlent nuit et jour, parce qu'ils valent tout l'argent d'un royaume. Sitôt qu'elle fut entrée la dame reconnoît son amant ; toute effrayée du spectacle qu'elle aperçoit elle perd l'usage des sens. Le chevalier qui l'aime tendre­ment lui prodigue des secours malgré la douleur qu'il éprouve de ses bles­sures. Sitôt qu'elle fut revenue, le chevalier cherche à la consoler , et lui dit : Belle amie , au nom de Dieu, je vous en conjure, sortez d'ici, car je mourrai vers le milieu de la journée. Le chagrin qu'éprouveront mes gens sera si grand que si vous étiez trouvée ici vous pouriez être insultée. Mes chevaliers n'ignorent pas qu'ils me perdent par suite de notre amour, et j'éprouve pour vous beaucoup" d'inquiétude.

 

La dame lui répondit : je veux mourir avec vous, cher amant, puisqu'en re­tournant chez mon mari, je suis certaine qu'il me tuera. Rassurez-vous, belle dame, prenez cet anneau d'or; tant que vous le garderez, votre mari ne pensera point à vous et ne vous fera plus souffrir. Le chevalier prend son épée, la donne à la dame en lui recommandant de ne la remettre à per­sonne, et de la garder soigneusement pour leur fils lorsqu'il sera en état d'en faire usage , et qu'il aura été armé chevalier. Vous vous rendrez alors à une fête, accompagnée de votre mari. Vous serez reçus dans une abbaye où vous verrez un grand tombeau, et on vous parlera de la fin du chevalier qu'il renferme, vous remettrez alors mon épée à votre fils ; vous lui racon­terez l'histoire de sa naissance, de nos malheurs, de ma mort, et l'on verra l'effet de sa vengeance. Après avoir terminé ses instructions, Eudemarec donne à son amie un bliaut d'une étoffe précieuse, l'en fait revêtir, et la prie de le laisser seul.

 

La dame désolée s'en va emportant avec elle l'anneau et l'épée qui doit un jour la venger. Elle n'étoit pas éloignée d'une demi-lieue de la ville, qu'elle entendit sonner les cloches et s'élever des cris perçants jetés par les gens du château, qui venoient de perdre leur seigneur. Par la douleur qu'elle éprouve en apprenant la mort de son ami, la dame tomba quatre fois pâ­mée ; et lorsque les sens lui furent revenus, elle se repose un moment dans la cabane quelle avoit visitée le matin ; continuant à marcher elle arriva au château de son époux, qui la laissa depuis parfaitement tranquille. La dame accoucha d'un fils qu'elle nourrit et qu'elle nomma Ywenec. Dans le royaume on n'auroit pas trouvé son pareil en beauté, en prouesse, en courage et en générosité^. Lorsqu'il eut atteint l'âge exigé, il reçut la chevalerie. Or, écoutez ce qui lui arriva dans la même année.

 

On célébroit à Carlion et en plusieurs autres villes la fête de saint Aaron. Selon la coutume du pays, le mari, outre plusieurs de ses amis, s'y rendit avec une suite nombreuse, sa femme et le jeune Ywenec. Connoissant peu la route qu'ils devoient tenir, ils avoient avec eux un jeune homme qui diri­geoit leur marche, et qui les conduisit dans une ville superbe qu'ils ne connoissoient pas. On y distinguoit une riche abbaye où le jeune homme qui les guidoit les fit loger. La société fût reçue et traitée dans la chambre même de l'abbé. Les voyageurs préviennent qu'il partiront le lendemain à l'issue de la messe. L'abbé les conjure de vouloir lui accorder une journée. Il veut leur montrer les salles du chapitre, le réfectoire, les appartements ; et, en raison de ce qu'ils avoient été parfaitement reçus, les voyageurs consentent à prolonger leur séjour. Après le dîner, les étrangers visitent la maison, et entrent dans la salle du chapitre.

 

On y voyoit un grand tombeau couvert d'une tapisserie précieuse riche­ment brodée en or en haut, en bas et sur les côtés. Le tombeau étoit entouré de vingt cierges allumés que portoient des chandeliers également en or; les encensoirs au services du défunt étoient d'améthyste. Les voyageurs prièrent leur guide de bien vouloir leur apprendre le nom et l'histoire du personnage que renfermoit le tombeau. Les religieux répandent des larmes et racontent en pleurant que c'est le corps du plus vaillant, du plus beau et du plus aimé des chevaliers nés et à naître. Celui-ci a été notre roi et jamais on n'en vit un plus affable. Il fut tué à la suite de ses amours avec une dame de Caerwent ; et depuis cette époque, la terre est sans seigneur.  Nous at­tendons avec impatience l'arrivée d'un fils qu'il a eu avec sa maîtresse, le­quel d'après ses dernières volontés doit lui succéder.

 

Lorsque la dame eut entendu ce discours, elle appelle Ywenec et lui dit : Vous savez, beau fils, pourquoi Dieu nous a conduit ici ; voivi le tombeau de votre père, et voilà son meurtrier. Elle lui remet en même temps l'épée d'Eudemarec qu'elle portoit toujours avec elle. Yvenec connut le secret de sa naissance, l'histoire des amours de ses parents, l'assassinat dé son père. Après ce discours la dame tomba morte sur le tombeau de son amant. Ywe­nec voyant que sa mère n'existoitplus, vient contre le vieillard, prend sa bonne épée , et lui fait voler la tête de dessus les épaules. Il vengea en un seul coup les malheurs des auteurs de ses jours. Sitôt que la nouvelle de cet e'vénement fut répandue dans la ville, le corps de la dame fut placé et ren­fermé dans le cercueil de son amant. Dieu veuille les avoir en sa miséri­corde. Le peuple reconnut Ywenec pour son roi avant qu'il ne sortît de l'église.

 

Les personnes qui eurent connoissance de cette aventure en firent long­temps après un lai pour rappeler les chagrins et lesdouc leurs que suppor­tèrent deux tendres amants.

 

 

Lai du Laüstic (Rossignol)

Par Marie de France

 

Une aventure vus dirai,
 Dunt li bretun firent un lai;
 Laüstic ad nun, ceo m'est vis,
 Si l'apelent en lur païs;
 Ceo est russignol en franceis
 E nihtegale en dreit engleis.
 En seint mallo en la cuntree
 Ot une vile renumee.
 Deus chevalers ilec manëent
 E deus forz maisuns (i) aveient.
 Pur la bunté des deus baruns
 Fu de la vile bons li nuns.
 Li uns aveit femme espusee,
 Sage, curteise e acemee;
 A merveille se teneit chiere
 Sulunc l'usage e la manere.
 Li autres fu un bachelers
 Bien coneü entre ses pers
 De prüesce, de grant valur,
 E volenters feseit honur:
 Mut turnëot e despendeit
 E bien donot ceo qu'il aveit.
 La femme sun veisin ama;
 Tant la requist, tant la preia
 E tant par ot en lui grant bien
 Que ele l'ama sur tute rien,
 Tant pur le bien quë ele oï,
 Tant pur ceo qu'il iert pres de li.
 Sagement e bien s'entr'amerent;
 Mut se covrirent e garderent
 Qu'il ne feussent aparceüz.
 Ne desturbez ne mescreüz.
 E eus le poeient bien fere,
 Kar pres esteient lur repere,
 Preceines furent lur maisuns
 E lur sales e lur dunguns;
 N'i aveit bare ne devise
 Fors un haut mur de piere bise.
 Des chambres u la dame jut,
 Quant a la fenestre s'estut,
 Poeit parler a sun ami
 De l'autre part, e il a li,
 E lur aveirs entrechangier
 E par geter e par lancier.
 N'unt gueres rien que lur despleise,
Mut esteient amdui a eise,
Fors tant k'il ne poënt venir
Del tut ensemble a lur pleisir;
Kar la dame ert estreit gardee,
Quant cil esteit en la cuntree.
Mes de tant aveient retur,
U fust par nuit u fust par jur,
Que ensemble poeient parler;
Nul nes poeit de ceo garder
Que a la fenestre n'i venissent
E iloec (ne) s'entreveïssent.
Lungement se sunt entr'amé,
Tant que ceo vient a un esté,
Que bruil e pre sunt reverdi
E li vergier ierent fluri.
Cil oiselet par grant duçur
Mainent lur joie en sum la flur.
Ki amur ad a sun talent,
N'est merveille s'il i entent.
Del chevaler vus dirai veir:
Il i entent a sun poeir,
E la dame de l'autre part
E de parler e de regart.
Les nuiz, quant la lune luseit
E ses sires cuché esteit,
Dejuste lui sovent levot
E de sun mantel se afublot.
A la fenestre ester veneit
Pur sun ami qu'el i saveit
Que autreteu vie demenot,
(que) Le plus de la nuit veillot.
Delit aveient al veer,
Quant plus ne poeient aver.
Tant i estut, tant i leva
Que ses sires s'en curuça
E meintefeiz li demanda
Pur quei levot e u ala.
«Sire,» la dame li respunt,
«Il nen ad joië en cest mund,
Ki n'ot le laüstic chanter.
Pur ceo me vois ici ester.
Tant ducement l'i oi la nuit
Que mut me semble grant deduit;
Tant me delit'e tant le voil
 Que jeo ne puis dormir de l'oil.»
 Quant li sires ot que ele dist,
 De ire e (de) maltalent en rist.
 De une chose se purpensa:
 Le laüstic enginnera.
 Il n'ot vallet en sa meisun
 Ne face engin, reis u laçun,
 Puis les mettent par le vergier;
 N'i ot codre ne chastainier
 U il ne mettent laz u glu,
 Tant que pris l'unt e retenu.
 Quant le laüstic eurent pris,
 Al seignur fu rendu tut vis.
 Mut en fu liez quant il le tient;
 As chambres (a) la dame vient.
 «Dame,» fet il, «u estes vus?
 Venuz avant! Parlez a nus!
 J'ai le laüstic englué,
 Pur quei vus avez tant veillé.
 Desor poëz gisir en peis:
 Il ne vus esveillerat meis.»
 Quant la dame l'ad entendu,
 Dolente e cureçuse fu.
 A sun seignur l'ad demandé,
 E il l'ocist par engresté;
 Le col li rumpt a ses deus meins --
 De ceo fist il que trop vileins --
 Sur la dame le cors geta,
 Se que sun chainse ensanglanta
 Un poi desur le piz devant.
 De la chambre s'en ist atant.
 La dame prent le core petit;
 Durement plure e si maudit
 Ceus ki le laüstic traïrent
 E les engins e laçuns firest;
Kar mut li unt toleit grant hait.
 «Lasse,» fet ele, «mal m'estait!
 Ne purrai mes la nuit lever
 Ne aler a la fenestre ester,
 U jeo suil mun ami veer.
 Une chose sai jeo de veir:
 Il quid(e)ra ke jeo me feigne;
 De ceo m'estuet que cunseil preigne.
 Le laüstic li trametrai,
 L'aventure li manderai.»
 En une piece de samit,
 A or brusdé e tut escrit,
 Ad l'oiselet envolupé.
 Un sun vatlet ad apelé,
 Sun message li ad chargié,
 A sun ami l'ad enveié.
 Cil est al chevalier venuz;
 De part sa dame dist saluz,
 Tut sun message li cunta,
 Le laüstic li presenta.
 Quant tut li ad dit e mustré
 E il l'aveit bien escuté,
 De l'aventure esteit dolenz;
 Mes ne fu pas vileins ne lenz.
 Un vasselet ad fet forgeér;
 Unques n'i ot fer në acer:
 Tut fu de or fin od bones pieres,
 Mut precïuses e mut cheres;
 Covercle i ot tresbien asis.
 Le laüstic ad dedenz mis;
 Puis fist la chasse enseeler,
 Tuz jurs l'ad fet of lui porter.
 Cele aventure fu cuntee,
 Ne pot estre lunges celee.
 Un lai en firent li bretun:
 Le laüstic l'apelë hum.


 

Marie de France - Lai du Laüstic ou lai du Rossignol

 

Traduction française simplifiée

 

 

Je vous rapporterai une autre aventure dont les Bretons ont fait un Lai ; ils le nomment dans leur langue Laustic ; les François par cette raison, l'appellent Rossignol, et les Auglois Nihtegale.

 

A saint Malo(4), ville renommée dans la Bretagne , résidoient deux cheva­liers fort riches et très-estimes. La bonté de leur caractère étoit tellement connue, que le nom de la ville où ils demeuroint étoit devenu célèbre. L'un d'eux avoit épousé une jeune femme sage, aimable et spirituelle. Elle aimoit seulement la parure ; et par le goût qu'elle apportoit dans ses ajustements, elle donnoit le ton à toutes les dames de son rang. L'autre étoit un bache­lier fort estimé de ses confrères ; il se distinguoit particulièrement par sa prouesse, sa courtoisie et sa grande valeur ; il vivoit très honorablement, recevoit bien et faisoit beaucoup de cadeaux. Le bachelier devint éperdue­ment amoureux de la femme du chevalier ; à force de prières et de suppli­cations et surtout à cause des louanges qu'elle en entendoit faire, peut être aussi à cause de la proximité de leur demeure, la dame partagea bientôt les feux dont brûloit son amant.

 

Par la retenue qu'ils apportèrent dans leur liaison, personne ne s'aperçut de leur intelligence. Cela étoit d'autant plus aisé aux deux personnages que leurs habitations se touchoient, et qu'elles n'étoient séparées que par un haut mur noirci de vétusté. De la fenêtre de sa chambre à coucher la dame pouvoit s'entretenir avec son ami. Ils avoient même la facilité de se jeter l'un à l'autre ce qu'ils vouloient ; la seule chose qui leur manquoit étoit de ne pouvoir pas se trouver ensemble, car la dame étoit étroitement gardée. Quand le bachelier étoit à la ville, il trouvoit facilement le moyen d'entrete­nir sa belle, soit de jour, soit de nuit. Au surplus ils ne pouvoient s'empê­cher l'un et l'autre de venir à la croisée pour jouir seulement du plaisir de se voir.

 

Ils s'aimoient depuis long-temps, lorsque pendant la saison charmante où les bois et les prés se couvrent de verdure, où les arbres des vergers sont en fleurs, les oiseaux font entendre les chants les plus agréables et célèbrent leurs amours, les deux amants deviennent encore plus épris qu'ils ne l'étoient. La nuit, dès que la lune f aisoit apercevoir ses rayons, et que son mari se livroit au sommeil, la dame se relevoit sans bruit, s'enveloppoit de son manteau et venoit s'établir à la fenêtre pour parler à son ami, qu'elle savoit y rencontrer. Ils passoient la nuit à parler ensemble ; c'étoit le seul plaisir qu'ils pouvoient se procurer. La dame se levoit si souvent, ses ab­sences étoient si prolongées, qu'à la fin le mari se fâcha contre sa femme, et lui demanda plusieurs fois avec colère quel motif elle avoit pour en agir ainsi et où elle alloit.

 

Seigneur, dit - elle, il n'est pas de plus grand plaisir pour moi que d'en­tendre chanter le rossignol ; c'est pour cela que je me lève sans bruit la plupart des nuits. Je ne puis vous exprimer ce que je ressens du moment où il vient à se faire entendre. Dès lors il m'est impossible de pouvoir fermer les yeux et de dormir. En écoutant ce discours le mari se met à rire de co­lère et de pitié. Il lui vient à l'idée de s'emparer de l'oiseau chanteur. Il or­donne en conséquence à ses valets de faire des engins, des filets, puis de les placer dans le verger. Il n'y eut aucun arbre qui ne fût enduit de glu ou qui ne cachât quelque piège. Aussi le rossignol fut-il bientôt pris. Les valets l'apportèrent tout vivant à leur maître, qui fut enchanté de l'avoir en sa possession ; il se rend de suite auprès de sa femme.

 

Où êtes vous, madame, lui dit - il, j'ai à vous parler ? Eh bien ! cet oiseau qui troubloit votre sommeil ne l'interrompra pas davantage , vous pouvez maintenant dormir en paix, car je l'ai pris avec de la glu. Je laisse à penser quel fut le courroux de la dame en apprenant cette nouvelle ; elle prie son mari de lui remettre le rossignol. Le chevalier, outré de jalousie, tue le pauvre oiseau, et chose très-vilaine, il lui arrache la tête et jette son corps ensanglanté sur les genoux de sa femme, dont la robe fut tachée sur la poi­trine. Aussitôt il sortit de l'appartement. La dame ramasse le corps du ros­signol, elle verse des larmes et maudit de tout son cœur les misérables qui avoient fait les engins et les lacs. Ah! malheureuse, quelle est mon infor­tune, je ne pourrai désormais me lever la nuit ni aller me mettre à la fe­nêtre, où j'avois coutume de voir mon ami.

 

Je n'eu puis douter, il va penser sans doute que je ne l'aime plus ; je ne sais à qui me confier, et à qui demander conseil. Eh bien! je vais lui envoyer le rossignol, et l'instruire de ce qui vient de se passer. La dame enveloppe le corps du malheureux oiseau dans un grand morceau de taffetas brodé en or, sur lequel elle avoit représenté et décrit l'aventure. Elle appelle un de ses gens et l'envoie chez son ami. Le valet remplit sa mission , il se rend au­près du chevalier, le salue de la part de sa maîtresse, puis, en lui remettant le rossignol, il lui raconta l'histoire de sa mort. Le bachelier qui étoit fort sensible fut vivement affecté d'apprendre cette nouvelle ; il fit faire un petit vase, non pas de fer ou d'acier, mais d'or fin et enrichi de pierres précieuses et fermé par un couvercle. Ily enferma le corps de l'oiseau, puis ensuite il fit sceller le vase qu'il porta toujours sur lui.

 

Cette aventure qui ne pouvoit longtemps rester ignorée, fut bientôt répan­due dans tout le pays. Les Bretons en firent un Lai auquel ils donnèrent le nom du Laustic.

 

Lai de Milun

Par Marie de France

 

Ki divers cuntes vuelt traitier,
 Diversement deit comencier
 E parler si raisnablement
 Que il seit plaisible a la gent.
 Ici comencerai Milun
 E musterrai par brief sermun
 Pur quei e coment fu trovez
 Li lais ki issi est numez.
 Milun fu de Suhtwales nez.
 Puis le jur qu'il fu adubez
 Ne trova un sul chevalier
 Ki l'abatist de sun destrier.
 Mult par esteit bons chevaliers,
 Frans e hardiz, eurteis e fiers.
 Mult fu coneüz en Irlande
 E en Norweie e en Guhtlande;
 En Loengres e en Albanie
 Ourent plusur de lui envie.
 Pur sa pruësce ert mult amez
 E de mulz princes honurez.
 En sa cuntree ot un barun,
 Mes jeo ne sai numer sun nun.
 Il aveit une fille, bele
 E mult curteise dameisele.
 Ele ot oï Milun nomer;
 Mult le cumença a amer.
 Par sun message li manda
 Que, se li plaist, el l'amera.
 Milun fu liez de la novele,
 S'en mercia la dameisele;
 Volentiers otria l'amur,
 N'en partira ja mes nul jur.
 Asez li fait curteis respuns.
 Al message dona granz duns
 E grant amistié li premet.
 "Amis", fet il, "or t'entremet
 Qu'a m'amie puisse parler,
 E de nostre cunseil celer!
 Mun anel d'or li porterez
 E de meie part li direz:
 Quant li plaira, si vien pur mei,
 E jeo irai ensemble od tei."
 Cil prent cungié, a tant le lait.
 A sa dameisele revait.
 L'anel li dune, si li dist
 Que bien a fet ceo que li quist.
Mult fu la dameisele liee
De l'amur issi otriëe.
De lez sa chambre en un vergier
U ele alout esbaneier,
La justouent lur parlement
Milun e ele bien suvent.
Tant i vint Milun, tant l'ama
Que la dameisele enceinta.
Quant aparçut qu'ele est enceinte,
Milun manda, si fist sa pleinte.
Dist li cument est avenu,
S’onur e sun bien a perdu,
Quant de tel fet s'est entremise;
De li iert faite granz justise:
A glaive sera turmentee
U vendue en altre cuntree.
Ceo fu custume as anciëns,
E s'i teneient en cel tens.
Milun respunt que il fera
Quan que ele cunseillera.
"Quant li enfes", fait ele, "iert nez,
A ma serur l'en porterez,
Ki en Norhumbre est mariëe,
Riche dame, pruz e senee,
Si li manderez par escrit
E par paroles e par dit
Que c'est li enfes sa serur,
S'en a sufert meinte dolur.
Or guart que il seit bien nurriz,
Quels que ço seit, u fille u fiz!
Vostre anel al col li pendrai
E un brief li enveierai;
Escriz I iert li nuns sun pere
E l'venture de sa mere.
Quant il sera granz e creüz
E en tel eage venuz
Que il sace raisun entendre,
Le brief e l'anel li deit rendre,
Si li cumant tant a guarder
Que sun pere puisse trover.'
A cel cunseil se sunt tenuz,
Tant que li termes est venuz

Que la dameisele enfanta.
Une vieille ki la guarda,
A qui tut sun estre geï,
Tant la cela, tant la covri,
Unques n'en fu aparcevance
 En parole ne en semblance.
 La meschine ot un fiz mult bel.
 Al col li pendirent l'anel
 E une almosniere de seie
 Avuec le brief que nuls nel veie.
 Puis le culchent en un berçuel,
 Envolupé d'un blanc linçuel.
 De desuz la teste a l'enfant
 Mistrent un oreillier vaillant
 E desus lui un covertur,
 Urlé de martre tut en tur.
 La vieille l'a Milun baillié,
 Ki l'a atendue el vergier.
 Il le comanda a tel gent
 Ki l'en porterent leialment.
 Par les viles u il errouent
 Set feiz le jur se reposoënt;
 L'enfant faiseient alaitier,
 Culchier de nuvel e baignier.
 Tant unt le dreit chemin erré
 Qu'a la dame l'unt comandé
 El le receut, si l'en fu bel.
 Le brief reçut e le seel;
 Quant ele sot ki il esteit,
 A merveille le cherisseit.
 Cil ki l'enfant orent porté
 En lur païs sunt returné.
 Milun eissi fors de sa terre
 En soldees pur sun pris querre.
 S'amie remest a maisun.
 Sis pere li duna barun,
 Un mult riche hume del païs,
 Mult esforcible e de grant pris.
 Quant ele sot eele aventure,
 Mult est dolente a desmesure
 E suvent regrete Milun.
 Car mult dute la mesprisun
 De ceo qu'ele ot ett enfant;
 Il le savra demeintenant.
 "Lasse", fet ele, "que ferai?
 Aurai seignur! Cum le prendrai?
 Ja ne sui jeo mie pucele;
 A tuz jurs mes serai ancele!
 Jeo ne soi pas que fust issi,
 Ainz quidoue aveir mun ami;
Entre nus celissum l'afaire,
 Ja ne l'oïsse aillurs retraire.
 Mielz me vendreit murir que vivre;
 Mes jeo ne sui mie a delivre,
 Ainz ai asez sur mei guardeins
 Vielz e juefnes, mes chamberleins,
 Ki tuz jurs heent bone amur
 E se delitent en tristur.
 Or m'estuvra issi sufrir,
 Lasse, quant jeo ne puis murir."
 Al terme qu'ele fu donee,
 Sis sire l'en a amenee.
 Milun revint en sun païs.
 Mult fu dolenz, mult fu pensis,
 Grant doel fist, grant doel demena;
 Mes de ceo se recunforta
 Que pres esteit de sa cuntree
 Cele qu'il tant aveit amee.
 Milun se prist a purpenser
 Coment il li purra mander,
 Si qu'il ne seit aparceüz,
 Qu'il est el païs revenuz.
 Ses letres fist, sis seela.
 Un cisne aveit qu'il mult ama;
 Le brief li a al col lié
 E dedenz la plume muscié.
 Un suen esquiër apela,
 Sun message li encharja.
 "Va tost", fet il, "change tes dras!
 Al chastel m'amie en irras.
 Mun cisne porteras od tei.
 Guarde que en prenges cunrei,
 U par servant u par meschine,
 Que presentez li seit li cisne."
 Cil a fet sun comandement.
 A tant s'en vet; le cigne prent.
 Tut le dreit chemin que il sot
 Al chastel vint, si cum il pot.
 Par mi la vile est trespassez,
 A la mestre porte est alez.
 Le portier apela a sei.
 "Amis", fet il, "entent a mei!
 Jeo sui uns huem de tel mestier,
 D'oisels prendre me sai aidier.
 En un pre desuz Karliün
Un cigne pris od mun laçun.
Pur force e pur meintenement
la dame en vueil faire present,
que jeo ne seie desturbez
en cest païs n'achaisunez."
Li bachelers li respundi:
"Amis, nuls ne parole a li;
Mes nepurec j'irai saveir.
Se jeo poeie liu veeir
Que jeo t'i peüsse mener,
Jeo te fereie a li parler."
En la sale vint li portiers,
N'i trova fors dous chevaliers;
Sur une grant table seeient,
Od uns eschés se deduieient.
Hastivement returne ariere.
Celui ameine en tel maniere
Que de nului ne fu seüz,
Desturbez ne aparceüz.
A la chambre vient, si apele;
L'us lur ovri une pucele.
Cil sunt devant la dame alé,
Si unt le cigne presenté.
Ele apela un suen vaslet.
Puis si li dit: 'Or t'entremet
Que mis eignes seit bien guardez
E que il ait viande asez!'
"Dame", fet cil ki l'aporta,
"Ja nuls fors vus nel recevra.
E ja est ceo presenz reials;
Veez cum il est bons e beals!"
Entre ses mains li bailie e rent.
El le receit mult bonement.
Le col li manie e le chief,
Desuz la plume sent le brief.
Li sans li remue e fremi:
Bien sot qu'il vint de sun ami.
Celui a fet del suen doner,
Si l'en cumanda a aler.
Quant la chambre fu delivree,
Une meschine a apelee.
Le brief aveient deslié;
Ele en a le seel bruisié.
Al primier chief trova 'Milun'.
De sun ami cunut le nun;
Cent feiz le baisë en plurant,
Ainz qu'ele puisse dire avant.
Al chief de piece veit l'escrit,
 Ceo qu'il ot cumandé e dit,
 Les granz peines e la dolur
 Que Milun suefre nuit e jur.
 Ore est del tut en sun plaisir
 De lui ocire u del guarir.
 S'ele setist engin trover
 Cum il peüst a li parler,
 Par ses letres li remandast
 E le cigne li renveiast.
 Primes le face bien guarder,
 Puis si le laist tant jeüner
 Treis jurs que il ne seit peüz;
 Li briés li seit al col penduz;
 Laist l'en aler: il volera
 La u il primes conversa.
 Quant ele ot tut l'escrit veü
 E ceo qu'ele i ot entendu,
 Le cigne fet bien surjurner
 E forment pestre e abevrer.
 Dedenz sa chambre un meis le tint.
 Mes ore oëz cum l'en avint!
 Tant quist par art e par engin
 Que ele ot enke e parchemin.
 Un brief escrist tel cum li plot,
 Od un anel l'enseelot.
 Le cigne ot laissié jeüner;
 Al col li pent, sil lait aler.
 Li oisels esteit fameillus
 E de viande coveitus;
 Hastivement est revenuz
 La dunt il primes fu meüz.
 En la vile e en la maisun
 Descent devant les piez Milun.
 Quant il le vit, mult en fu liez;
 Par les eles le prent haitiez.
 Il apela sun despensier,
 Si li fet doner a mangier.
 Del col li a le brief osté.
 De chief en chief a esguardé
 Les enseignes qu’il i trova,
 E des saluz se rehaita:
 "Ne puet senz lui nul bien aveir;
 Or li remant tut sun voleir
 Par le cigne sifaitement!"
 Si fera il hastivement.
Vint anz menerent cele vie
 Milun entre lui e s’amie.
 Del cigne firent messagier,
 N’i aveient altre enparlier,
 E sil faiseient jeüner
 Ainz qu’il le laissassent voler;
 Cil a qui li oisels veneit,
 Ceo saciez, que il le paisseit.
 Ensemble vindrent plusurs feiz.
 Nuls ne puet estre si destriez
 Ne si tenuz estreitement
 Que il ne truisse liu sovent.
 La dame ku lur fiz nurri,
 (Tant ot esté ensemble od li
 Qu’il esteit venuz en eé),
 A chevalier l’a adubé.
 Mult I aveit gent dameisel.
 Le brief li rendi e l’anel.
 Puis li a dit ki est sa mere,
 E l’aventure de sun pere,
 E cum il est bons chevaliers,
 Tant pruz, tant hardiz e tant fiers,
 N’ot en la terre nul meillur
 De sun pris ne de sa valur.
 Quant la dame li ot mustré
 E il l’aveit bien esculté,
 Del bien sun pere s’esjoï;
 Liez fu de ceo qu’il ot oï.
 A sei meïsmes pense e dit:
 ‘Mult se deit huem preisier petit,
 Quant il issi fu engendrez
 E sis pere est si alosez,
 S’il ne se met en greignur pris
 Fors de la terre e del païs.’
 Asez aveit sun estuveir.
 Il ne demure fors le seir;
 El demain aveit pris cungié.
 La dame l’a mult chastié
 E de bien faire amonesté;
 Asez li a aveir doné.
A Suhtamptune vait passer;
 Cum il ainz pot, se mist en mer.
 A Barbefluet est arivez;
 Dreit en Bretaigne en est alez.
 La despendi e turneia;
 As riches humes a’acuinta.
 Unques ne vint en nul estur
 Que l’en nel tenist al meillur.
 Les povres chevaliers amot;
 Ceo que des riches guaaignot
 Lur donout e sis reteneit,
 E mult largement despendeit.
 Unques sun voel ne surjurna.
 De tutes les terres de la
 Porta le pris e la valur;
 Mult fu curteis, mult sot d’onur.
 De sa bunté e de sun pris
 Vait la novele en sun païs
 Que uns damisels de la terre,
 Ki passa mer pur sun pris querre,
 Puis a tant fet par sa pruësce,
 Par sa bunté, par sa largesce,
 Que cil ki nel sevent numer
 L’apelouent partut Senz Per.
 Milun oï celui loër
 E les biens de lui recunter.
 Mult ert dolenz, mult se pleigneit
 Del chevalier ki tant valeit,
 Que, tant cum il peüst errer
 Ne turneier n’armes porter,
 Ne deüst nuls del païs nez
 Estre preisiez ne alosez.
 D’une chose se purpensa.
 Hastivement mer passera,
 Si justera al chevalier
 Pur lui laidir e empeirier.
 Par ire se voldra cumbatre;
 S’il le puet del cheval abatre,
 Dune sera il en fin honiz.
 Aprés irra querre sun fiz
i fors del païs est eissuz,
 Mes ne saveit qu’ert devenuz.
 A s’amie le fet saveir,
 Cungié voleit de li aveir.
 Tut sun curage li manda,
 Brief e seel li enveia
 Par le eigne mun esciënt:
 Or li remandast sun talent!
 Quant ele oï sa volenté,
 Mercie l’en, si li sot gre,
 Quant pur lur fiz trover e querre
 Voleit eissir fors de la terre
 E pur le bien de lui mustrer;
 Nel voleit mie desturber.
 Milun oï le mandement.
 Il s’apareille richement.
 En Normendie en est passez;
 Puis est desqu’en Bretaigne alez.
 Mult s'aquointa a plusurs genz,
 Mult cercha les turneiemenz;
 Riches ostels teneit sovent
 E si dunot curteisement.
 Tut un yver, ceo m'est a vis,
 Conversa Milun el païs.
 Plusurs bons chevaliers retint,
 Des i qu'aprés la paske vint,
 Qu'il recumencent les turneiz
 E les guerres e les desreiz.
 El Munt Seint Michiel s'asemblerent;
 Norman e Bretun i alerent
 E li Flamenc e li Franceis;
 Mes n'i ot guaires des Engleis.
 Milun i est alez primiers,
 Ki mult esteit hardiz e fiers.
 Le bon chevalier demanda.
 Asez i ot ki li mustra
 De quel part il esteit venuz
 E ses armes e ses escuz.
 Tuit l'orent a Milun mustré,
 E il 1'aveit bien esguardé.
 Li turneiemenz s'asembla.
 Ki juste quist, tost la trova;
 Ki alkes volt les rens cerchier,
 Tost i pout perdre u guaaignier
 En encuntrer un cumpaignun.
 Tant vus vueil dire de Milun:
Mult le fist bien en eel estur
E mult i fu preisiez le jur.
Mes li vaslez dunt jeo vus di
Sur tuz les altres ot le cri,
Ne s'i pot nuls acumparer
De turneier ne de juster.
Milun le vit si cuntenir,
Si bien puindre e si bien ferir:
Par mi tut ceo qu'il l'enviot,
Mult li fu bel e mult li plot.
El renc se met encuntre lui,
Ensemble justerent amdui.
Milun le fiert si durement,
L'anste depiece veirement,
Mes ne l'aveit mie abatu.
Cil raveit si Milun feru
Que jus del cheval 1'abati.
Desuz la ventaille choisi
La barbe e les chevels chanuz:
Mult li pesa qu'il fu cheüz.
Par la resne le cheval prent,
Devant lui le tient en present.
Puis li a dit: 'Sire, muntez!
Mult sui dolenz e trespensez
Que nul hume de vostre eage
Deüsse faire tel ultrage.'
Milun salt sus, mult li fu bel:
El dei celui cunuist l'anel,
Quant il li rendi sun cheval.
Il araisune le vassal.
"Amis", fet il,"'a mei entent!
Pur amur deu omnipotent
di mei cument a nun tis pere!
Cum as tu nun? Ki est ta mere?
Saveir en vueil la verité!
Mult ai veü, mult ai erré,
Mult ai cerchiees altres terres
Par turneiemenz e par guerres:
Unques par colp de chevalier
Ne chaï mes de mun destrier!
Tu m'as abatu al juster:
A merveille te puis amer!"
Cil li respunt: "Jo vus dirai
De mun pere tant cum jeo'n sai.

Jeo quid qu'il est de Guales nez
E si est Milun apelez.
Fille a un riche hume aama;
 Celeement m'i engendra.
 En Norhumbre fui enveiez;
 La fui nurriz e enseigniez.
 Une meie ante me nurri.
 Tant me guarda ensemble od li,
 Cheval e armes me dona,
 En ceste terre m'enveia.
 Ci ai lungement conversé.
 En talent ai e en pensé,
 Hastivement mer passerai,
 En ma cuntree m'en irrai.
 Saveir vueil l'estre de mun pere
 Cum il se cuntient vers ma mere.
 Tel anel d'or li musterrai
 E tels enseignes li dirai,
 Ja ne me voldra reneier,
 Ainz m'amera e tendra chier."
 Quant Milun l'ot issi parler,
 Il ne poeit plus esculter:
 Avant sailli hastivement,
 Par le pan del halberc le prent.
 'E deus!' fait il, 'cum sui guariz!
 Par fei, amis, tu iés mis fiz.
 Pur tei trover e pur tei querre,
 Eissi uan fors de ma terre.'
 Quant cil l'oï, a pié descent,
 Gun pere baise dulcement.
 Mult bel semblant entre els faiseient
 E itels paroles diseient,
 Que li altre kis esguardouent
 De joie e de pitié plurouent.
 Quant li turneiemenz depart,
 Milun s'en vet; mult li est tart
 Qu'a sun fiz parolt a leisir
 E qu'il li die sun plaisir.
 En un ostel furent la nuit.
 Asez ourent joie e deduit;
 De chevaliers a grant plenté.
 Milun a a sun fiz cunté
 De sa mere cum il l'ama,
 E cum sis pere la duna
 A un barun de sa cuntree,
 E cument il l’a puis amee
E ele lui de bon curagem
 E cum del cigne fist message,
 Ses letres li faiseit porter,
 Ne s’osot en nului fiër.
 Li fiz respunt: ‘Par fei, bels pere,
 Assemblerai vus e ma mere.
 Sun seignur qu’ele a ocirai
 E espuser la vus ferai.’
 Cele parole dunc laissierent
 E el demain s’apareillierent.
 Cungié pernent de lur amis,
 Si s’en revunt en lur païs.
 Mer passerent hastivement,
 Bon oré orent e fort vent.
 Si cum il erient le chemin,
 Si encuntrerent un meschin.
 De l’amie Milun veneit,
 En Bretaigne passer voleit;
 Ele l’i aveit enveié.
 Ore a sun travail acurcié.
 Un brief li baille enseelé.
 Par parole li a cunté
 Que s’en venist, ne demurast;
 Morz est sis sire, or s’en hastast!
 Quant Milun oï la novele,
 A merveille li sembla bele.
 A sun fiz l’a mustré e dit.
 N’i ot essuigne ne respit;
 Tant eirent que il sunt venu
 Al chastel u la dame fu.
 Mult par fu liee de sun fiz
 Ki tant esteit pruz e gentiz.
 Unc ne demanderent parent:
 Senz cunseil de tute altre gent
 Lur fiz amdous les asembla,
 La mere a sun pere dona.
 En grant bien e en grant dulçur
 Vesquirent puis e nuit e jur. 
 De lur amur e de lur bien
 Firent un lai li anciën;
 A jeo ki l’ai mis en escrit
 El recunter mult me delit.

 

Marie de France - Lai de Milon (Milun)

 

Traduction française simplifiée

 

Le poète qui s'occupe à composer des contes doit varier ses récits ; il parle­ra toujours d'une manière raisonnable, afin que. ses discours puissent plaire à la société. En traitant de Milon je vous dirai en peu de mots les rai­sons qui ont déterminé à faire nommer ainsi ce Lai.

 

Milon étoit né dans le Southwales, et du moment où il fut armé chevalier, il n'entroit pas de fois en lice qu'il n'abattît ses rivaux et ne les étendît sur l'arène. Aussi sa renommée s'étendit-elle promptement. Milon étoit estimé et fort connu dans l'Irlande, la Norwège, le Dannemarck, le pays de Logres et l'Albanie ; plusieurs étoient jaloux de ses succès, d'autres l'aimoient pour sa prouesse, et nombre de princes avoient pour lui une grande estime. Dans son pays étoit un baron , dont le nom ne me revient pas, lequel avoit une fille charmante. Le récit des hauts faits de Milon lui étant parvenu , ils inspirèrent une violente passion à cette jeune personne qui le fit prévenir des sentiments qu'elle avoit pour lui. Le chevalier flatté d'apprendre une nouvelle aussi agréable, s'empresse de remercier la demoiselle, lui jure un amour sans fin, et lui dit cent choses pareilles. Il récompense généreuse­ment le messager porteur de la nouvelle.

 

Mon ami, lui dit-il, j'exige de votre amitié que vous me fassiez obtenir un rendez-vous avec ma belle, afin de nous entendre et de tenir nos amours se­crètes. Vous lui remettrez mon anneau d'or , et lui direz que s'il lui plaît, elle viendra vers moi ou bien que je me rendrai auprès d'elle. Le messager retourne au château rendre compte de sa mission, et remet l'anneau qu'il avoit reçu. La demoiselle flattée de voir ses vœux accomplis, accepte

la proposition qui lui est faite ; elle invite son amant à venir la trouver dans un verger près de sa chambre, où elle avoit coutume d'aller se récréer. Mi­lon s'y rendoit souvent ; son amour augmentoit sans cesse, et son amie ne tarda pas à montrer les preuves de sa foiblesse. Dès que la demoiselle aper­çoit son état, elle mande son amant, se plaint amèrement de ce qu'elle a perdu son père et ses biens. Tous les malheurs vont fondre sur moi, dit-elle, et je serai cruellement punie. Vous savez que je serai traitée sans ménage­ment, et que je serai vendue pour aller dans un autre pays ; et vous ne de­vez pas l'ignorer, cette coutume vient des anciens qui l'ont établie.

 

Milon fort affligé demande conseil à sa mie, et lui promet d'exécuter tout ce qu'elle lui commandera. Dès que je serai accouchée, vous porterez mon enfant chez ma sœur, femme sage, instruite , qui est richement mariée, et qui demeure dans la Northumbrie. Vous lui manderez par votre lettre que cet enfant est à moi, et qu'il me cause bien du chagrin, que je la prie de le faire nourrir et d'en avoir le plus grand soin, peu importe que ce soit gar­çon ou fille. Outre que je lui attacherai votre anneau au col, je placerai entre ses langes une lettre dans laquelle j'écrirai les noms et l'aventure de ses parents. Ces marques ne lui seront remises que lorsqu'il aura atteint l'âge de raison, afin qu'il puisse un jour nous reconnoître. Cet avis fut adopté ; et, arrivée à son terme, la demoiselle mit au monde un fils. Une vieille femme qui la gardoit prit si bien ses mesures, que personne du châ­teau ne se douta de ce qui s'étoit passé. La mère passa au col de son bel en­fant l'anneau du chevalier et une bourse de soie qui renfermoit la lettre, afin que personne ne pût la lire. L'enfant fut ensuite placé dans un berceau entouré de beau linge blanc ; sa tète reposoit sur un excellent oreiller; le tout étoit enveloppé d'une riche étoffe bordée de martre tout alentour.

 

C'est dans cet état que la vieille femme remit le nouveau né à Milon , qui attendoit dans le jardin. Le chevalier commande à ses gens de porter son fils dans 1'endroit désigné, et leur trace la route qu'il doivent suivre. Pen­dant le voyage, deux nourrices le faisoient boire sept fois par jour , le bai­gnoient et le faisoient reposer à plusieurs reprises. Enfin on arrive chez la tante qui, après avoir lu la lettre, prit le plus grand soin de son neveu et renvoya les valets chez leur maître. Milon quitta son pays pour aller servir un prince étranger. Pendant son absence , le baron maria sa fille à l'un de ses voisins, homme très-vaillant et fort estimé. Quel fut le désespoir de cette tendre amante en apprenant la nouvelle de cet hymen ! D'un côté elle re­grette Milon ; de l'autre elle craint que son époux ne s'aperçoive qu'elle a été mère. Non seulement je ne suis plus vierge, mais je crains encore, en perdant mon mari , de descendre au rang de servante pour le reste de mes jours. Je ne me doutois pas qu'il en fût ainsi, je pensois au contraire ne ja­mais appartenir qu'à mon amant. Il me convient de mourir pour le chagrin que j'éprouve, mais je ne suis pas libre. Malheureusement je suis entourée de gardiens vieux et jeunes, de chambellans qui, haïssant l'amour, ne semblent s'amuser que de la tristesse des autres. Il faut donc renfermer ma douleur puisque je ne peux mourir.

 

Enfin , les noces eurent lieu , et le nouvel époux emmena sa femme dans son château. En revenant dans son pays, Milon réfléchissoit à son sort et à ses espérances, il ne pouvoit se défendre malgré lui d'une tristesse extrême qui ne se dissipa qu'auprès des lieux habités par son amie. Mais comment pourra-t-il lui mander son retour sans être aperçu. Il écrit une lettre, la scelle, et la confie à un cygne qu'il avoit élevé et qu'il aimoit singulière­ment. La lettre cachée parmi les plumes est attaché au col de l'oiseau. Mi­lon appelle son écuyer et le charge du message. Habille - toi sur-le-champ, puis tu te rendras au château de ma belle. Tu prendras avec toi mon cygne, et ne laisse à personne autre que toi le soin de le présenter. Suivant l'ins­truction qu'il avoit reçue , l'écuyer sort en emportant l'oiseau ; il arrive au château, traverse la ville, et la grande porte dont il appelle le gardien. Ami, lui dit-il, fais-moi le plaisir de m'écouter. Je suis oiseleur de mon métier, j'avois tendu mes lacs à une portée de voix de Carlion, j'ai pris un superbe cygne dont je veux faire hommage à la dame de céans, et je desire le pré­senter moi-même.

 

Mon cher, répondit le portier, personne ne parle à madame; cependant je vais aller m'informer si cela peut se faire. Suis-moi. Ils viennent d'abord à la salle où deux chevaliers, assis près d'une grande table, faisoient une par­tie d'échecs, et retournent promptement sur leurs pas, afin de n'être point vus, se rendent à l'appartement sans que personne se soit aperçu de leur démarche. Avant d'entrer le portier appelle, et aussitôt une jeune fille leur ouvre la porte, les introduit auprès de sa maîtresse, à laquelle le cygne est présenté. La dame recommande à l'un de ses varlets d'avoir le plus grand soin de cet oiseau. Je vous le promets, madame, je puis même vous assurer que l'homme qui vous l'a apporté n'en prendra jamais un pareil. C'est un vrai présent royal qu'il vous a fait, car l'animal paroît être aussi bien dres­sé qu'il est beau. Le varlet remet le cygne entre les mains de la dame qui, en lui caressant la tête et le col, s'aperçoit qu'une lettre est cachée sous la plume. Elle tressaille, et la rougeur lui monte au visage. Quel autre que son amant peut avoir employé un semblable moyen ? Elle fait récompenser l'écuyer et demande à rester seule.

 

A peine les hommes sont-ils partis qu'elle mande une jeune personne sa confidente, pour l'aider et lui demander conseil. On détache la lettre dont le Cachet brisé laisse lire la signature de Milon. Cette tendre amante baise cent fois en pleurant ces caractères, sans pouvoir parler. Elle apprend le détail de toutes les peines et des chagrins que son ami a soufferts nuit et jour pour elle. En vous, lui mandoit-il, est ma vie ou ma mort. Tâchez de trouver le moyen de pouvoir nous parler si vous voulez que je vive. Le che­valier, dans sa lettre , prioit sa dame de lui renvoyer sa réponse par le cygne, qu'elle priveroit de nourriture pendant trois jours avant de le lais­ser partir. Vous pouvez être assurée qu'il reviendra aux lieux d'où il est parti, et qu'il me rapportera votre missive. Elle profita du conseil, aussi après avoir eu grand soin de l'oiseau pendant un mois, elle le mit ensuite à la diète. La dame n'avoit gardé aussi longtemps l'oiseau que parce qu'elle ne savoit comment pouvoir se procurer de l'encre et du parchemin. La dame fit tant qu'elle parvint à se procurer les choses qui lui étoient néces­saires pour écrire. Elle fait sa lettre qu'elle scella de son anneau, et après avoir privé le cygne de nourriture, la dame la lui attache au col, et le met ensuite en liberté.

 

Cet oiseau qui, par sa nature, mange beaucoup, étant affamé ne tarda pas à se rendre à l'endroit d'où il étoit sorti la première fois. Il prend son vol, vient à la ville, reconnoît la maison de son maître, aux pieds duquel il vient se placer. Milon voyant le cygne est au comble de la joie, il le prend par les ailes et le caresse. Puis appellant son dépensier, il lui ordonne de faire man­ger son oiseau. Avant de le lui remettre, il lui détache du col la lettre qu'il atteudoit avec tant d'impatience. Son amante lui mandoit : Sans vous je ne puis vivre et goûter aucun plaisir, et ma seule consolation est de recevoir de vos nouvelles. Pendant vingt ans le cygne fut le messager des deux amants qui ne pouvoient se voir ni se parler. Pendant vingt ans il fut comblé d'ami­tiés et de caresses. Ils n'employoient d'autre moyen que de faire jeûner l'oi­seau avant de le laisser partir. Celui, chez lequel il arrivoit lui donnoit aus­sitôt à manger. Le cygne étoit entièrement dressé à cet exercice, il s'en ac­quittoit d'autant plus facilement que la dame étoit fort gênée et tenue assez étroitement pour la trouver toujours.

 

La sœur de la dame à laquelle avoit été confié le fils de Milon en avoit pris le plus grand soin. Sitôt qu'il eut atteint l'âge accompli, ce jeune homme d'une tournure distinguée, avoit déja gagné ses éperons, et venoit d'être ar­mé chevalier. Avant le départ de son neveu pour aller chercher des aven­tures, la bonne tante lui rendit l'anneau et la lettre qu'il portoit à son col lorsqu'il lui fut remis. Elle lui apprit l'histoire de sa naissance, le nom de son père, celui de sa mère, et lui fit connoître les exploits de l'auteur de ses jours. Sur terre, lui dit-elle, il n'est meilleur chevalier, il est preux, hardi et vaillant. Le jeune homme qui écoutoit avec attention, fut agréablement surpris lorsqu'il entendit le récit des hauts faits de Milon ; enchanté de ce qu'il venoit d'apprendre , il réfléchit qu'il ne seroit pas digne d'une telle origine, s'il ne cherchoit pas à s'illustrer dans les pays étrangers. Le lende­main il prend, congé de sa tante qui, en lui donnant beaucoup d'argent, l'exhorte à toujours se conduire comme un loyal chevalier.

 

Le jeune homme part, arrive à Southampton, s'embarque, et descend à Barfleur. Il se rend aussitôt en Bretagne, où il se fit remarquer dans les tournois et estimer des gens braves et riches. Le jeune homme ne se rendoit jamais dans un tournoi sans remporter l'avantage sur les autres combat­tants. Il aimoit les pauvres chevaliers, leur donnoit ce qu'il gagnoit sur les riches, et faisoit toujours une grande dépense. Par-tout où il porta ses pas, le jeune chevalier remporta le prix de la valeur. Aussi la nouvelle de son courage, de sa courtoisie , de sa libéralité , et la réputation du héros se ré­pandirent promptement. On apprit même dans son pays qu'un damoisel avoit passé la mer pour aller remporter le prix dans les tournois, et qu'il faisoit remarquer en lui toutes les qualités exigées dans l'homme revêtu de l'ordre sublime. Comme on ignoroit son origine, on l'avoit surnommé l'homme sans pareil. Le bruit de ses exploits parvint aux oreilles de Milon ; il est fâché de trouver un brave plus brave que lui, et devient jaloux en pensant qu'un jeune chevalier pouvoit le surpasser. Il s'étonne que parmi les anciens aucun n'ait osé essayer ses forces contre le nouveau venu.

 

Milon forme le projet de passer la mer et d'aller jouter contre le jeune aventureux, afin de le combattre et de le vaincre. Il veut absolument jouter avec lui pour avoir l'honneur de lui faire quitter les étriers , de le renverser sur l'arène, pour venger son honneur qu'il croit outragé. Après le combat, il ira à la recherche de son fils , dont il n'a point de nouvelles depuis l'ins­tant où il a quitté la maison de sa tante. Milon prévient son amie de ses vues, lui fait part de ses desseins , et lui parle du cygne qui fera supporter plus aisément l'ennui de l'absence. Quand la dame fut instruite du projet de son amant, elle le félicite et approuve sa conduite. Bien loin de vouloir le détourner, elle l'engage au contraire à partir pour se rendre promptement auprès deleur fils. Après avoir lu la lettre de son amie, Milon s'apprête ri­chement, il part et débarque dans la Normandie pour se rendre en Bre­tagne. Il visite les chevaliers, s'enquiert des lieux où il y avoit des tournois. Milon tenoit un grand état, et donnoit généreusement à tous les pauvres chevaliers. Pendant un hiver qu'il demeura dans l'Armorique, il retint plu­sieurs braves avec lui, et dès les fêtes de Pâques, l'époque où recommencent les joutes, les combats, il se mit à chercher par-tout l'occasion de faire sen­tir la force de son bras.

 

Un tournois fut annoncé au mont Saint-Michel; on y remarquoit un nombre considérable de Normands , de Bretons, de Flamands, de François, mais fort peu d'Anglois. Milon le bon chevalier qui s'y étoit rendu l'un des premiers, pria qu'on lui désignât le jeune héros qui remplissoit la terre du bruit de ses prouesses. Plusieurs lui fournirent des renseignements, lui indi­quèrent les lieux qu'il avoit parcourus, les victoires qu'il avoit remportées, et lui firent remarquer la couleur de son écu et les armes qu'il portoit. Le tournois commence ; qui joute cherche, la trouve de suite; qui veut com­battre dans les rangs, peut bientôt perdre ou gagner, et peut trouver un ri­val dangereux. Je vous dirai que Milon s'étant mis au nombre des combat­tants, fit dans cette journée maints exploits recommandables. Mais le jeune homme remporta le prix. Milon s'avança dans la mêlée, il vit son fils si bien se servir de ses armes, qu'il fut enchanté de son courage et de sa bonne contenance. Il se met vis-àvis de lui pour jouter ; à la première course la lance de Milon se brise en éclats, mais sans être seulement ébranlé, son fils lui fait vider les étriers.

 

Dans sa chute la visière du casque de Milon vint à s'ouvrir, et le jeune homme aperçoit que son adversaire avoit la barbe et les cheveux blanchis par les années ; attristé de ce qui venoit d'arriver, il saisit le coursier du guerrier abattu par les rênes, et dit à ce dernier : Seigneur, remontez à cheval, je ne saurois vous exprimer le chagrin que je ressens d'avoir jouté contre un chevalier de votre âge, veuillez être persuadé que mon dessein n'étoit pas de vous outrager. En reprenant son cheval, Milon flatté de la courtoisie de son adversaire, avoit reconnu l'anneau que portoit le jeune homme, et sitôt qu'il fut remonté, il lui parla en ces termes : Mon ami, pour l'amour de Dieu, fais-moi le plaisir de m'écouter, dis-moi le nom de tes pa­rents, j'ai le plus grand intérêt à le savoir. Je t'avouerai que j'ai beaucoup voyagé, que je me suis trouvé à nombre de combats , de guerres, de tour­nois, et que jamais je n'ai quitté les étriers. Tu m'as abattu à la joute, et partant je dois particulièrement t'estimer (i). Mon père, répondit le jeune homme, est né, je crois, dans le pays de Galles, et il se nomme Milon. Il aima la fille d'un homme riche qui accoucha secrètement de moi. Dès ma naissance j'ai été envoyé dans la Northumbrie, où j'ai été élevé chez une vieille tante qui prit le plus grand soin de mon enfance.

 

Lorsque j'eus atteint l'âge, elle me donna des armes, un cheval, et m'en­voya dans ce pays, où je suis depuis longtemps. J'ai le projet de passer la mer pour me rendre dans ma patrie, afin de savoir comment l'auteur de mes jours se comporte avec ma mère. Je lui montrerai son anneau d'or et je lui donnerai tant de renseignements qu'il ne pourra me méconnoître. Je suis au contraire persuadé qu'il m'aimera tendrement et qu'il m'estimera. Quand Milon eut entendu ce discours, il ne peut se contenir ; il descend aussitôt de cheval, et saisissant le pan du haubert du jeune guerrier : Ami, dit-il, Dieu soit loué, tues mon fils, c'est pour aller à ta recherche que je suis venu dans ces lieux, et que j'ai quitté mon pays. Le jeune homme se jette dans les bras de Milon, l'embrasse, et tous deux répandent les plus douces larmes. Les spectateurs de cette scène attendrissante les regardoient avec intérêt; ils pleuroient de joie et de tendresse. Le tournois achevé, les deux braves rentrent ensemble, car il tarde à Milon de parler à ce fils si digne de lui, et de connoître les desseins qu'il a formés. Ils rentrent à leur hôtel, et dès qu'ils sont désarmés, ils donnèrent une fête aux chevaliers. Milon raconta à son fils l'histoire de ses amours avec sa mère, le mariage qu'elle avoit été forcée de contracter, la durée de leurs feux ; les messages du cygne ne furent point oubliés.

 

On rapporta comment lorsque l'on ne pouvoit se fier à personne, cet oiseau portoit les lettres et leurs réponses. Mon père , dit le fils, je veux vous unir avec votre bien-aimée, je vais aller défier son mari, je le tuerai, puis vous épouserez sa veuve. Le lendemain les deux chevaliers prirent congé de leurs amis, et partirent pour se rendre dans la Galles. Ils traversèrent la mer par un bon vent, et ils venoient de débarquer pour se mettre en route lorsqu'ils furent joints par un jeune homme qui venoit de la part de la dame, et alloit se rendre en Bretagne pour remettre une lettre à Milon. Il a bien diminué sa peine puisqu'il a fait cette rencontre. En remettant la mis­sive dont il étoit porteur, le jeune homme invite les deux voyageurs à faire diligence pour revenir promptement chez la dame, parce qu'elle venoit de perdre son époux. Milon, que cette nouvelle avoit mis au comble de la joie, la communique à son fils, et tous deux se hâtant, ils arrivent bientôt au château de la dame , qui fut enchantée des hautes qualités de son fils. Ils ne demandèrent conseil à personne, n'invitèrent aucuns parents, le fils réunit ensemble les auteurs de ses jours qui vécurent encore longtemps dans une félicité parfaite.

 

De l'histoire et du bonheur de ces époux, les anciens Bretons firent un Lai ; et moi, qui l'ai mis en vers, je trouve beaucoup de plaisir à le raconter.





Lai du Chaitivel

Par Marie de France

 

Talent me prist de remembrer
 Un lai dunt jo oï parler.
 L'aventure vus en dirai
 E la cité vus numerai
 U il fu nez e cum ot nun.
 Le Chaitivel l'apelet hum,
 E si (i) ad plusurs de ceus
 Ki l'apelent les quatre deuls.
 En Bretaine a Nantes maneit
 Une dame que mut valeit
 De beauté e d'enseignement
 E de tut bon affeitement.
 N'ot en la tere chevalier
 Qui aukes feïst a preisier,
 Pur ceo que une feiz la véist,
 Que ne l'amast e requéist.
 El nes pot mie tuz amer
 Ne ele nes vot mie tuer.
 Tutes les dames de une tere
 Vendreit (il) meuz d'amer requere
 Que un fol de sun pan tolir;
 Kar cil volt en eire ferir.
 La dame fait a celui gre
 De suz la bone volunté;
 Purquant, s'el nes veolt oïr,
 Nes deit de paroles leidir,
 Mes enurer e tenir chier,
 A gre servir e mercïer.
 La dame dunt jo voil cunter,
 Que tant fu requise de amer
 Pur sa beauté, pur sa valur,
 S'en entremistrent nuit e jur.
 En Bretaine ot quatre baruns,
 Mes jeo ne sai numer lur nuns;
 Il n'aveient gueres de eé,
 Mes mut erent de grant beauté
 E chevalers pruz e vaillanz,
 Larges, curteis e despendanz;
 Mut (par) esteient de grant pris
 E gentiz hummes del païs.
 Icil quatres la dame amoent
 E de bien fere se penoïnt:
 Pur li e pur s'amur aveir
 I meteit chescun sun poeir.
Chescun par sei la requereit
 E tute sa peine i meteit;
 M'i ot celui ki ne quidast
 Que meuz d'autre n'i espleitast.
 La dame fu de mut grant sens:
 En respit mist e en purpens
 Pur saver e pur demander
 Li queils sereit meuz a amer.
 Tant furent tuz de grant valur,
 Ne epot eslire le meillur.
 Ne volt les treis perdre pur l'un:
 Bel semblant feseit a chescun,
 Ses drueries lur donout,
 Ses messages lur enveiout:
 Li uns de l'autre ne saveit;
 Mes departir nul new poeit;
 Par bel servir e par preier
 Quidot chescun meuz espleiter.
 A l'assembler des chevaliers
 Voleit chescun estre primers
 De bien fere, si il péeust.
 Pur ceo que a la dame pleust
 Tuz la teneient pur amie,
 Tuz portouent sa druerie,
 Anel u mance u gumfanun,
 E chescun escriot sun nun.
 Tuz quatre les ama e tient,
 Tant que aprés une paske vient,
 Que devant Nantes la cité
 Ot un turneiement crïé.
 Pur aquointer les quatre druz,
 I sunt d'autre païs venuz:
 E li Franceis e li Norman
 E li Flemenc e li Breban,
 Li Buluineis, li Angevin
 (e) Cil ki pres furent veisin;
 Tuz i sunt volenters alé.
 Lunc tens aveient surjurné
 Al vespré del turneiement
 S'entreferirent durement.
 Li quatre dru furent armé
 E eisserent de la cité;
 Lur chevaliers viendrent aprés,
 Mes sur eus quatre fu le fes.
Cil defors les unt conéuz
As enseignes e as escuz.

Cuntre envéient chevaliers,
Deus Flamens e deus Henoiers,
Apareillez cume de puindre;
N'i ad celui ne voille juindre.
Cil les virent vers eus venir,
N'aveient talent de fuïr.
Lance baissie, a espelun,
Choisi chescun sun cumpainun.
Par tel aïr s'entreferirent
Que li quatre defors cheïrent.
Il n'eurent cure des destriers,
Ainz les laisserent estraiers;
Sur les abatuz se resturent;
Lur chevalers les succururent.
A la rescusse ot grant medlee,
Meint coup i ot feru d'espee.
La dame fu sur une tur,
Bien choisi les suens e les lur;
Ses druz i vit mut bien aidier:
Ne seit (le) queil deit plus preisier.
Li turnei(e)menz cumença,
Li reng crurent, mut espessa.
Devant la porte meintefeiz
Fu le jur mellé le turneiz.
Li quatre dru bien (le) feseient,
Si de de tuz le pris aveient,
Tant ke ceo vient a l'avesprer
Que il deveient desevrer.
Trop folement s'abaundonerent
Luinz de lur gent, sil cumpererent;
Kar li treis (i) furent ocis
E li quart nafrez e malmis
Par mi la quisse e einz al cors
Si que la lance parut fors.
A traverse furent feruz
E tuz quatre furent cheuz.
Cil ki a mort les unt nafrez
Lur escuz unt es chans getez:
Mut esteient pur eus dolent,
Nel firent pas a escïent.
La noise levat e le cri,
Unques tel doel ne fu oï.
Cil de la cité i alerent,
Unques les autres ne duterent;
Pur la dolur des chevaliers
 I aveit iteus deus milliers
 Ki lur ventaille deslacierent,
 Chevoiz e barbes detraherent;
 Entre eus esteit li doels communs.
 Sur sun escu fu mis chescuns;
 En la cité les unt porté
 A la dame kis ot amé.
 Desque ele sot cele aventure,
 Paumee chiet a tere dure.
 Quant ele vient de paumeisun,
 Chescun regrette par sun nun.
 «Lasse,» fet ele, «quei ferai?
 Jamés haitie ne serai!
 Ces quatre chevalers amoue
 E chescun par sei cuveitoue;
 Mut par aveit en eus granz biens;
 Il m'amoent sur tute riens.
 Pur lur beauté, pur lur pruesce,
 Pur lur valur, pur lur largesce
 Les fis d'amer (a) mei entendre;
 Mes voil tuz perdre pur l'un prendre
 Ne sai le queil jeo dei plus pleindre;
 Mes ne (m'en) puis covrir ne feindre.
 L'un vei nafré, li treis sunt mort;
 N'ai rien el mund ki me confort.
 Les morz ferai ensevelir,
 E si li nafrez poet garir,
 Volenters m'en entremetrai
 E bons mires li baillerai.»
 En ses chambres le fet porter;
 Puis fist les autres cunreer,
 A grant amur e noblement
 Les aturnat e richement.
 En une mut riche abeïe
 Fist grant offrendre e grant partie,
 La u il furent enfuï:
 Deus lur face bone merci!
 Sages mires aveit mandez,
 Sis ad al chevalier livrez,
 Ki en sa chambre jut nafrez,
 Tant que a garisun est turnez.
 Ele l'alot veer sovent
 E cunfortout mut bonement;
 Mes les autres treis regretot
 E grant dolur pur eus menot.
Un jur d'esté aprés manger
 Parlot la dame al chevaler;
 De sun grant doel li remembrot:
 Sun chief (e sun) vis en baissot;
 Forment comencet a pen(s)er.
 E il la prist a regarder,
 Bien aparceit que ele pensot.
 Avenaument l'areisunot:
 «Dame, vus estes en esfrei!
 Quei pensez vus? dites le mei!
 Lessez vostre dolur ester!
 Bien vus devr(ï)ez conforter.»
 «Amis,» fet ele, «jeo pensoue
 E voz cumpainuns remembroue.
 Jamés dame de mun parage
 (ja) Tant n'iert bele, pruz ne sage
 Teus quatre ensemble n'amera
 E en un jur si n'es perdra,
 Fors vus tut sul ki nafrez fustes,
 Grant paour de mort en eustes.
 Pur ceo que tant vus ai amez,
 Voil que mis doels seit remembrez:
 De vus quatre ferai un lai,
 E quatre dols vus numerai.»
 Li chevalers li respundi
 Hastivement, quant il l'oï:
 «Dame, fetes le lai novel,
 Si l'apelez le Chaitivel!
 E jeo vus voil mustrer reisun
 Que il deit issi aver nun:
Li autre sunt pieça finé
E tut le sécle unt usé,
La grant peine k'il en suffreient
De l'amur qu'il vers vus aveient;
Mes jo ki jui eschapé vif,
Tut esgaré e tut cheitif,
Ceo que al sécle puis plus amer
Vei sovent venir e aler,
Parler od mei matin e seir
Si n'en puis nule joie aveir
Ne de baisier ne d'acoler
Ne d'autre bien fors de parler.
Teus cent maus me fetes suffrir,
Meuz me vaudreit la mort tenir:
Pur c'ert li lais de mei nomez,
Le Chaitivel iert apelez.

Ki quatre dols le numera
Sun propre nun li changera.»
«Par fei,» fet ele, «ceo m'est bel:
Or l'apelum le Chaitivel.»
Issi fu li lais comenciez
E puis parfaiz e anunciez.
Icil kil porterent avant,
Quatre dols l'apelent alquant;
Chescun des nuns bien i afiert,
Kar la matire le requiert;
Le Chaitivel ad nun en us.
Ici finist, (il) n'i ad plus;
Plus n'en oï, ne plus n'en sai,
Ne plus ne vus en cunterai.

 

 

Marie de France - Lai du Chaitivel (ou du malheureux)

 

Traduction française simplifiée

 

 

J'éprouve le désir de réciter un Lai que j'ai déja entendu raconter. J'indi­querai en même temps les noms de ce Lai, celui de la ville où se passa l'aventure ; plusieurs l'appellent le Lai du Chaitivel, et beaucoup d'autres le Lai des quatre douleurs.

 

Vous saurez donc qu'à Nantes, en Bretagne, il étoit une dame charmante, autant instruite que belle. Aussi tout chevalier du pays qui la voyoit une fois seulement, ne manquoit pas de lui adresser ses vœux et de la requérir d'amour. Elle ne pouvoit certainement pas les aimer tous, mais elle ne vou­loit pas aussi les désespérer ; il vaudroit mieux alors qu'un homme fît la cour à toutes les femmes de la même contrée, que de le voir malheureux par les souffrances d'amour. Notre beauté étoit fort avenante envers ses adorateurs ; et sans vouloir les écouter, en rejetant leurs vœux, elle mettoit tant de grace dans ses refus qu'on ne pouvoit s'empêcher de l'aimer davan­tage et de chercher à lui plaire. La dame dont je vous parle, par sa beauté et par ses différentes qualités, étoit requise d'amour par un grand nombre de soupirants.

 

Il y avoit en Bretagne quatre chevaliers dont j'ignore les noms. Il suffira de savoir qu'ils étoient jeunes , riches, vaillants et pourvus d'une grande libé­ralité. Tous quatre tenoient aux premières familles du pays, tous quatre également aimables, ils adressoient leurs vœux à la belle dame , et faisoient consister leur gloire à se distinguer par leurs prouesses, afin d'obtenir un regard de leur belle maîtresse. Chacun ambitionnoit le bonheur d'être ai­mé, et requéroit d'amour la cruelle; ils cherchoient à se surpasser mutuel­lement, et il n'étoit aucun d'eux qui ne fût persuadé de mieux faire que son compagnon. De son côté, la dame qui voyoit dans ses soupirants tant de zèle et de courage, eut bien desiré faire un choix, mais elle n'osoit. Souvent même elle réfléchissoit et se demandoit lequel, parmi les chevaliers, il lui conviendroit d'aimer.

 

Ils étoient egalement aimables , vaillants, comment pouvoir se déterminer, puisqu'en prenant un amant, elle en perdoit trois. Aussi faisoit - elle bonne mine à tous, recevoit des cadeaux , des messages et leur en rendoit d'autres ; elle n'accordoit rien et laissoit croire à chacun d'eux qu'il étoit le préféré. Dans toutes les joutes les quatre rivaux vouloient toujours être les premiers et remporter le prix. Lorsque les chevaliers étoient rassemblés tous quatre la tenoient pour amie et, en signe d'amour, ils portoient un pré­sent qu'ils tenoient d'elle. L'un avoit sa bague, le second une manche ; celui ci un gonfanon (i), celui-là une écharpe. Enfin, tous quatre n'avoient pour cri d'armes que le nom de la belle dame.

 

Aux fêtes de Pâques un grand tournoi eut lieu dans la plaine située devant la ville de Nantes, pour jouter contre les quatre prétendants. On y vint de plusieurs pays; car on y remarquoit des François, des Normands, des Fla­mands, des Bretons, des BoulûQois, des Angevins, et des braves de divers autres lieux. On y remarquoit encore les habitants des environs de Nantes qui s'y étant rendus en foule, séjournèrent beaucoup plus longtemps que les autres. On se battit avec acharnement à ce tournoi. Les prétendants s'étant armés, sortirent de la ville ; ils étoient suivis par les autres cheva­liers de leur parti. Mais le coup mortel devoit tomber sur les quatre préten­dants que les étrangers reconnurent facilement à leurs enseignes et à leurs écus.

 

Quatre chevaliers armés de toutes pièces, dont deux étoient de la Flandre et les deux autres du Haynaut, forment le dessein de les attaquer. Loin d'être découragés, les prétendants voyant arriver les étrangers sur eux, chacun choisit son homme et apprête sa lance pour le bien recevoir. Le choc fut si terrible que les étrangers furent jetés sur le sable. Ils abandon­nèrent les étriers et n'eurent plus besoin de leurs chevaux. Les compagnons des vaincus accoururent pour les secourir et les garantir de la foule. Lors de la reprise du combat la mêlée fut terrible par l'acharnement des deux partis, et la force des coups qu'ils se portoient.

 

La dame monta sur une tour pour mieux juger de l'adresse de ses amants, qu'elle sut parfaitement distinguer. Elle leur vit faire tant de prodiges de valeur qu'elle ne sait auquel devoir accorder le prix. Encouragés par les re­gards de leur belle , ils cherchent à se surpasser l'un pour l'autre. Le tour­noi avoit commencé par le combat où les tournoyants séparés en deux troupes rangées chacune sur une ligne venoient se frapper de la lance pour se renverser. Il se termina par le combat à la foule, sorte de mêlée confuse, où l'on frappoit à tort et à travers sans savoir sur qui. Les quatre prétendants qui n'avoient pas quitté la lice, se firent tellement remarquer que chacun leur accordoit le prix.

 

Malheureusement, sur le déclin du jour, lorsqu'on faisoit la dernière course, les quatre guerriers s'abandonnant trop à l'impétuosité de leur courage, et s'étant trop éloignés de leurs gens, trois tombèrent atteints d'un coup mortel ; le quatrième fut dangereusement blessé à la cuisse et en di­verses parties de son corps qui avoit été traversé d'un coup de lance. Tous quatre restèrent confondus parmi les étrangers qui gisoient sur l'arène, tes vainqueurs firent jeter au loin les écus de ces quatre champions pour ven­ger sans doute la mort de leurs amis, et en cela ils se comportèrent fort mal.

 

Je ne saurois exprimer le chagrin des habitants de Nantes , lorsqu'ils furent instruits de la perte de leurs braves compatriotes. Le deuil fut géné­ral, et jamais on n'en vit un pareil. Tous sortirent de la ville pour aller au - devant de leurs dépouilles mortelles. On remarquoit deux mille chevaliers qui avoient délacé leurs casques ; dans leur douleur ils s'arrachoient les cheveux et la barbe. Après avoir cherché et trouvé les écus des quatre pré­tendants, on y placa leurs corps dessus ; ils furent portés à la ville et pré­sentés à la dame.

 

Dès qu'elle est instruite de la mort de ses amants, la dame tombe sans connoissance et ne reprend l'usage de ses sens que pour exhaler ses plaintes et ses regrets. Malheureuse que je suis, dit-elle, que vais-je devenir ? plus jamais je n'aurai de plaisir. J'ai perdu les quatre chevaliers qui m'aimoient sincèrement; outre l'amour extrême qu'ils me portoient, combien ils étoient beaux , preux, vaillants, et généreux! J'avois toute leur tendresse et je ne veux pas en perdre trois pour en garder un seul. Mais quel est celui que je dois plaindre davantage ? Je ne peux me faire illusion, trois ont perdu la vie et l'autre est dangereusement blessé. Je vais faire inhumer convenable­ment les premiers et aviser au moyen de guérir l'autre que je mettrai entre les mains des meilleurs chirurgiens.

 

La dame fait transporter le blessé dans sa maison. Par le grand amour qu'elle portoit à ses amants, elle leur fit faire des funérailles magnifiques qui eurent lieu dans une riche abbaye à laquelle la dame donna beaucoup d'argent. Que Dieu veuille accorder sa miséricorde aux trois chevaliers. La dame avoit mandé les plus habiles chirurgiens pour soigner le blessé qu'elle avoit fait transporter dans sa chambre, afin de veiller à ses besoins. Graces à ces précautions, le malade fut bientôt guéri. La dame le voyoit tous les jours , l'exhortoit à la patience ; cependant elle regrettoit les trois autres , et rien ne pouvoit la distraire de sa douleur.

 

Un jour d'été après le repas, la dame assise auprès du chevalier lui rappe­loit les souffrances qu'elle ressentoit. Laissant tomber sa tête sur sa poi­trine , elle réfléchissoit à l'étendue de son malheur. Le chevalier qui obser­voit tous les mouvements de sa belle, se doutant bien du sujet qui l'occu­poit, lui parla en ces termes : Vous avez un chagrin, ma dame, je le vois; faites m'en part, veuillez oublier vos peines et chercher, du moins, à vous consoler. Mou ami, je pense sans cesse à vos compagnons; aucune femme de ma naissance, qui ne sera pas belle , vertueuse et sage, ne voudra aimer quatre amants à-la-fois pour les perdre en un seul jour, excepté vous qui fûtes blessé et dont nous avons bien craint la mort.

 

Pour ceux que vous avez tant aimé et pour souvenir de ma douleur, de vous quatre je ferai un lai et je l'appellerai le Lai des Quatre Douleurs. Dès que le chevalier l'eut entendue, il s'empressa de lui répondre : Ah ! dame, en composant ce Lai nouveau , donnez - lui le nom du Lai de l'Infortuné, et je vais vous expliquer la raison pourquoi vous devez le nommer ainsi. Mes trois amis ont perdu la vie, ils ne ressentent plus les peines qu'ils endu­roient pour votre amour. Mais moi qui suis réchappé , je suis le plus mal­heureux.

 

J'ai le bonheur de voir à chaque instant du jour la femme que j'aime le plus au monde, je peux lui parler le matin et le soir ; mais je n'en puis obte­nir la moindre faveur, pas un embrassement, un baiser; il ne me reste d'autre consolation que de lui expliquer mes sentiments. Les maux que j'éprouve par votre rigueur, me font desirer la mort. Voilà le motif qui ine fait vouloir que votre Lai porte mon nom; il sera intitulé le Lai de l'Infor­tuné ; et qui l'appellera le Lai des Quatre Douleurs, en changera le vrai nom. Vous avez raison et je vous approuve, répond la dame ; dès cet ins­tant nous dirons le Lai de l'Infortuné.

 

Voici les raisons qui ont déterminé à faire ce Lai, et à lui donner le titre qu'il porte. Plusieurs personnes veulent l'appeler le Lai des Quatre Dou­leurs. Cependant chacun de ces noms lui convient parfaitement , puisqu'ils sont nés du sujet ; mais l'usage est de dire le Lai de l'Infortuné. Je termine ici, parce qu'on ne m'a rien dit de plus, que je n'en sais pas davantage ; par conséquent , je suis forcée de finir.

 

Lai du Chevrefoil

Par Marie de France

 

 

Asez me plest e bien le voil
 Del lai que hum nume Chevrefoil
 Que la verité vus en cunt
 (e)Ppur quei il fu fet e dunt.
 Plusurs le me unt cunté e dit
 E jeo l'ai trové en escrit
 De Tristram e de la reïne,
 De lur amur que tant fu fine,
 Dunt il eurent meinte dolur,
 Puis en mururent en un jur.
 Li reis Marks esteit curucié,
 Vers Tristram sun nevuz irié;
 De sa tere le cungea
 Pur la reïne qu'il ama.
 En sa cuntree en est alez;
 En Suhtwales, u il fu nez,
 Un an demurat tut entier,
 Ne t ariere repeirier;
 Mes puis se mist en abandun
 De mort e de destructïun.
 Ne vus esmerveilliez neent:
 Kar ki eime mut lëalment,
 Mut est dolenz e trespensez,
 Quant il nen ad ses volentez.
 Tristram est dolent e pensis:
 Pur ceo se met de sun païs.
 En Cornvaille vait tut dreit,
 La u la reïne maneit.
 En la forest tut sul se mist,
Ne voleit pas que hum le veïst;
 En la vespree s'en eisseit,
 Quant tens de herberger esteit;
 Od païsanz, od povre gent
 Perneit la nuit herbergement.
 Les noveles lur enquereit
 Del rei cum il se cunteneit.
 Ceo li dïent qu'il unt oï
 Que li barun erent bani,
 A Tintagel deivent venir,
 Li reis i veolt sa curt tenir,
 A pentecuste i serunt tuit;
 Mut i avra joie e deduit,
 E la reïnë i sera.
 Tristram l'oï, mut se haita:
 Ele ne purrat mie aler
 K'il ne la veie trespasser.
 Le jur que li rei fu meüz,
 E Tristram est al bois venuz
 Sur le chemin quë il saveit
 Que la rute passer deveit,
 Une codre trencha par mi,
 Tute quarreie la fendi.
 Quant il ad paré le bastun,
 De sun cutel escrit sun nun.
 Se la reïne s'aparceit,
 Que mut grant gardë en perneit
 Qutre feiz li fu avenu
 Que si l'aveit aparceü
 De sun ami bien conustra
Le bastun quant el le verra.
 Ceo fu la summe de l'escrit
 Qu'il li aveit mandé e dit:
 Que lunges ot ilec esté
 E atendu e surjurné
 Pur espïer e pur saver
 Coment il la peu&st veer,
 Kar ne pot nent vivre sanz li;
 D'euls deus fu il (tut) autresi
 Cume del chevrefoil esteit
 Ki a la codre se perneit:
 Quant il s'i est laciez e pris
 E tut entur le fust s'est mis,
 Ensemble poënt bien durer;
 Mes ki puis les volt desevrer,
 Li codres muert hastivement
 E li chevrefoil ensement.
 «Bele amie, si est de nus:
 Ne vus sanz mei, ne mei sanz vus!»
 La reïne vait chevachant;
 Ele esgardat tut un pendant,
 Le bastun vit, bien l'aparceut,
 Tutes les lettres i conut.
 Les chevalers que la menoënt,
 Quë ensemblë od li erroënt,
 Cumanda tuz (a) arester:
 Descendre vot e resposer.
 Cil unt fait sun commandement.
 Ele s'en vet luinz de sa gent;
Sa meschine apelat a sei,
 Brenguein, que fu de bone fei.
 Del chemin un poi s'esluina;
 Dedenz le bois celui trova
 Que plus l'amot que rein vivant.
 Entre eus meinent joie (mut) grant.
 A li parlat tut a leisir,
 E ele li dit sun pleisir;
 Puis li mustre cumfaitement
 Del rei avrat acordement,
 E que mut li aveit pesé
 De ceo qu'il (l)'ot si cungïé;
 Par encusement l'aveit fait.
 Atant s'en part, sun ami lait;
 Mes quant ceo vient al desevrer,
 Dunc comenc(er)ent a plurer.
 Tristram a Wales s'en rala,
 Tant que sis uncles le manda.
 Pur la joie qu'il ot eüe
 De s'amie qu'il ot veüe
 E pur ceo k'il aveit escrit,
 Si cum la reïne l'ot dit,
 Pur les paroles remembrer,
 Tristram, ki bien saveit harper,
 En aveit fet un nuvel lai;
 Asez briefment le numerai:
 Gotelef l'apelent en engleis,
 Chevrefoil le nument Franceis.
 Dit vus en ai la verité
 Del lai que j'ai ici cunté.

 

Marie de France - Lai du Chèvrefeuille (ou chèvrefoil)

 

Traduction française simplifiée

 

 

 

J'aurais beaucoup de plaisir à raconter le Lai du Chèvrefeuille, mais je veux auparavant vous apprendre pourquoi il fut fait. Vous saurez donc que je l'ai entendu réciter plusieurs fois et que je l'ai même trouvé en écrit. Je parlerai de Tristan, de sa mie Yseult la blonde, de leur amour extrême qui leur causa tant de peines, et de leur mort qui eut lieu le même jour.

 

Le Roi Marc fort irrité contre son neveu, le chassa de son royaume parce qu'il aimoit la reine, dont il étoit tendrement aimé. Tristan revint dans le Southwales sa patrie, où il'demeura pendant une année. L'éloignement de sa belle, l'ennui de l'absence, le conduisoieut insensiblement au tombeau. Ne vous etonnez pas de l'état du chevalier, tous ceux qui aiment loyalement ressentent les mêmes douleurs quand ils éprouvent des maux pareils.

 

Pour dissiper son chagrin, Tristan quitte sa patrie et se rend dans la Cor­nouailles, province que la belle Yseult habitoit. Voulant se dérober à tous les regards, il habitoit une forêt, de laquelle il ne sortoit que le soir ; et quand venoit la nuit, il alloit demander l'hospitalité à des paysans, puis s'informoit près d'eux des nouvelles de la ville et de la cour, et de ce que faisoit le roi. Ceux-ci lui répondirent qu'ils avoient entendu dire que les ba­rons bannis de la cour, s'étoient refugiés à Tintagel ; que le roi, aux fêtes de la Pentecôte, tiendroit dans cette ville une cour plénière(i) extrêmement belle, où l'on devoit beaucoup s'amuser, enfin que la reine devoit y assister.

 

Tristan fut d'autant plus enchanté de ce qu'il venoit d'apprendre que la reine devoit infailliblement traverser la forêt pour se rendre à Tintagel. En effet, le roi et son cortège passèrent le lendemain. Yseult ne devoit pas tar­der à venir; mais comment lui apprendre que son amant est si près d'elle ? Tristan coupe une branche de coudrier, la taille carrément et la fend en deux, sur chaque côté de l'épaisseur il écrit son nom avec un couteau, puis met les deux branches sur le chemin, à peu de distance l'une de l'autre. Si la reine aperçoit le nom de son ami, ainsi que cela lui étoit déja arrivé , il n'y a pas de doute qu'elle ne s'arrête.

 

Elle devineroit sur-le-champ qu'il avoit longtemps attendu pour la voir. D'ailleurs elle ne peut ignorer que Tristan ne peut vivre sans Yseult, comme Yseult ne peut vivre sans Tristan. Il vous souvient, disoit-il en lui-même, de l'arbre au pied duquel est planté du chèvrefeuille. Cet arbuste monte, s'attache et entoure les branches. Tous deux semblent devoir vivre longtemps, et rien ne paroît pouvoir les désunir. Si l'arbre vient à mourir, le chèvrefeuille éprouve sur-le-champ le même sort. Ainsi, belle amie, est-il de nous. Je ne puis vivre sans vous comme vous sans moi, et votre absence me fera périr.

 

« Belle amie, ainsi en est-il de nous:

Ni vous sans moi, ni moi sans vous! »


 

La reine montée sur un palefroi arrive enfin ; le bâton sur lequel étoit écrit le nom de son ami, frappe ses regards ; elle voit le nom de Tristan qui ne peut être éloigné. Mais comment se dérober à cette suite de chevaliers qui l'accompagne? Elle fait arrêter le cortège sous prétexte de profiter de la beauté du lieu et de se reposer. Elle défend de la suivre, ses ordres sont exé­cutés et bientôt elle est loin de sa suite. Son amie Brangien, la confidente de ses amours est la seule qui la suive. A peine entrée dans le bois, Yseult vit devant elle celui qu'elle aimoit plus que la vie.

 

Dieu! quel bonheur, et que de choses à se dire après une aussi longue ab­sence ! Elle lui fait espérer un prompt retour, et d'obtenir sa grace auprès du roi son époux. Combien j'ai souffert de votre exil ! Mais, cher ami, il est temps de nous quitter et je ne le puis sans répandre des pleurs. Adieu, je ne vis que dans l'espérance de vous revoir bientôt. Yseult alla rejoindre sa suite, et Tristan retourna dans le pays de Galles, où il demeura jusqu'à son rappel.

 

De la joie qu'il avoit éprouvée en voyant son amie, et du moyen qu'il avoit inventé à cet effet, de la promesse qu'elle lui avoit faite, de tout ce qu'elle lui avoit dit, Tristan qui pincoit supérieurement de la harpe en fit un Lai nouveau. De ce Lai que j'ai ici conté je donnerai le nom. Les Anglois le nomment Goatleaf et les François le Chevrefeuille. Voici la vérité de l'aventure que vous venez d'entendre et que j'ai mise en vers.

 

Lai d'Eliduc

Par Marie de France

 

 

De un mut ancïen lai bretun
 Le cunte e tute la reisun
 Vus dirai, si cum jeo entent
 La verité, mun escïent.
 En Britaine ot un chevalier
 Pruz e curteis, hardi e fier ;
 Elidus ot nun, ceo m'est vis,
 N'ot si vaillant hume al païs.
 Femme ot espuse, noble e sage,
 De haute gent, de grant parage.
 E vit le lit a la pucele,
 Mut s'entr'amerent lëaument ;
 Mes puis avient par une guere
 Quë il alat soudees quere :
 Iloc ama une meschine,
 Fille ert a rei e a reïne.
 Guilliadun ot nun la pucele,
 El rëaume nen ot plus bele.
 La femme resteit apelee
 Guildelüec en sa cuntree.
 D'eles deus ad li lai a nun
 Guildelüec ha Gualadun.
 Elidus fu primes nomez,
 Mes ore est li nuns remüez,
 Kar des dames est avenue.
 L'aventure dunt li lais fu,
 Si cum avient, vus cunterai,
 La verité vus en dirrai.
 Elidus aveit un seignur,
 Reis de Brutaine la meinur,
 Que mut l'amot e cherisseit,
 E il lëaument le serveit.
 U que li reis deüst errer,
 Il aveit la tere a garder;
 Pur sa prüesce le retint.
 Pur tant de meuz mut li avint :
 Par les forez poeit chacier ;
 N'i ot si hardi forestier
 Ki cuntredire li osast
 Ne ja une feiz en grusçast.
 Pur l'envie del bien de lui,
 Si cum avient sovent d'autrui,
 Esteit a sun seignur medlez
 (e) Empeirez e encusez,
 Que de la curt le cungea
 Sanz ceo qu'il ne l'areisuna.
 Eliducs ne saveit pur quei.
 Soventefiez requist le rei
Qu'il excundist de lui preïst
E que losenge ne creïst,
Mut l'aveit volenters servi ;
Mes li rei ne li respundi.
Quant il nel volt de rien oïr,
Si l'en covient idunc partir.
A sa mesun en est alez,
Si ad tuz ses amis mandez;
Del rei sun seignur lur mustra
E de l'ire que vers lui a ;
Mut li servi a sun poeir,
Ja ne deüst maugré aveir.
Li vileins dit par reprover,
Quant tencë a sun charïer,
Que amur deeignur n'est pas fiez.
Sil est sages e vedzïez
Ki lëauté tient sun seignur,
Envers ses bons veisins amur.
Ne volt al païs arester,
Ainz passera, ceo dit, la mer,
Al rëaume de Loengre ira,
Une piece se deduira;
Sa femme en la tere larra,
A ses hummes cumandera
Quë il la gardent lëaument
E tuit si ami ensement.
A cel cunseil s'est arestez,
Si s'est richement aturnez.
Mut furent dolent si ami
Pur ceo ke de eus se departi.
Dis chevalers od sei mena,
E sa femme le cunvea;
Forment demeine grant dolur
Al departie (de) sun seignur ;
Mes il l'aseürat de sei
Qu'il li porterat bone fei.
De lui se departi atant,
Il tient sun chemin tut avant ;
A la mer vient, si est passez,
En Toteneis est arivez.
Plusurs reis (i) ot en la tere,
Entre eus eurent estrif e guere.
Vers Excestrë en cel païs
Maneit un hum mut poëstis,
Vieuz hum e auntïen esteit.

Karnel heir madle nen aveit ;
Une fille ot a merïer.
Pur ceo l'il ne la volt doner
 A sun per, cil le guerriot,
 Tute sa tere si gastot.
 En un chastel l'aveit enclos ;
 N'ot el chastel hume si os
 Ki cuntre lui osast eissir
 Estur ne mellee tenir.
 Elidus en oï parler;
 Ne voleit mes a vant aler,
 Quant iloc ad guere trovee ;
 Remaner volt en la cuntree.
 Li reis ki plus esteit grevez
 E damagiez e encumbrez
 Vodrat aider a sun poeir
 E en soudees remaneir.
 Ses messages i enveia
 E par ses lettres li manda
 Que de sun païs iert eissuz
 E en s'aïe esteit venuz ;
 Mes li (re)mandast sun pleisir,
 E s'il nel voleit retenir,
 Cunduit li donast par sa tere ;
 Avant ireit soudees quere.
 Quant li reis vit les messagers,
 Mut les ama e (mut) ot chers ;
 Sun cunestable ad apelez
 E hastivement comandez
 Que cunduit li appareillast
 (e) Ke le barun amenast,
 Si face osteus appareiller
 U il puïssent herberger,
 Tant lur face livrer e rendre
 Cum il codrunt le meis despendre.
 Li cunduit fu appareillez
 E pur Eliduc enveiez.
 A grant honur fu receüz,
 Mut par fu bien al rei venuz.
 Sun ostel fu chiés un burgeis,
 Que mut fu sagë e curteis ;
 Sa bele chambre encrutinee
 Li ad li ostes delivree.
 Eliduc se fist bien servir ;
 A sun manger feseit venir
 Les chevalers mesaeisez
 Quë al burc erent herbergez.
 A tuz ses hummes defendi
 Que n'i eüst nul si hardi
 Que des quarante jurs primers
Pareïst livreisun ne deners.
Al terz jur qu'il ot surjurné
Li criz leva en la cité
Que lur enemi sunt venu
E par la cuntree espandu ;
Ja vodrunt la vile asaillir
E de si ke as portes venir.
Eliduc ad la noise oïe
De la gent ki est esturdie.
Il s'est armé, plus n'i atent,
E si cumpainuns ensement.
Quatorze chevalers muntant
Ot en la vile surjurnant
Plusurs en i aveit nafrez
E des prisuns i ot asez
Cil virent Eliduc munter ;
Par les osteus se vunt armer,
Fors de la porte of lui eissirent,
Que sumunse n'i atendirent.
"Sire," funt il, "od vus irum
E ceo que vus ferez ferum!"
Il lur respunt: "vostre merci!
Avreit i nul de vus ici
Ki maupas u destreit seüst,
U l'um encumbrer les peüst ?
Si nus ici les atendums,
Peot cel estre, nus justerums ;
Mes ceo n'ateint a nul espleit,
Ki autre cunseil en sav(r)eit."
Cil li dïent: "sire, par fei,
Pres de cel bois en cel ristei
La ad une estreite charriere,
Par unt il repeirent ariere ;
Quant il avrunt fet lur eschec,
Si returnerunt par ilec;
Desarmez sur lur palefrez
S'en revunt (il) soventefez,
Si se mettent en aventure
Cume de murir a dreiture".
Bien tost les purreit damagier
E eus laidier e empeirier.
Elidus lur ad dit: "amis,
La meie fei vus en plevis :

Ki en tel liu ne va suvent
U il quide perdre a scïent,
Ja gueres ne gaainera
Në en grant pris ne muntera.

Vus estes tuz hummes le rei,
Si li devez porter grant fei.
 Venez od mei la u j'irai,
 Si fetes ceo que jeo ferai!
 Jo vus asseür lëaument,
 Ja n'i avrez encumbrement,
 Pur atant cume jo puis aidier.
 Si nus poüm rien gaainier,
 Ceo nus iert turné a grant pris
 De damagier noz enemis."
 Icil unt pris la seütré,
 Si l'unt de si que al bois mené;
 Pres del chemin sunt enbuschié,
 Tant que cil se sunt repeirié.
 Elidus lur ad tut mustré
 E enseignié e devisé
 De queil manere a eus puindrunt
 E cum il les escrïerunt.
 Quant al destreit furent entrez,
 Elidus les ad escrïez.
 Tuz apela ses cumpainuns,
 De bien faire les ad sumuns.
 Il i ferirent durement
 (ne) Nes esparnierent nïent.
 Cil esteient tut esbaï,
 Tost furent rut e departi,
 En poi de hure furent vencu.
 Lur cunestable unt retenu
 E tant des autres chevaliers
 Tuit en chargent lur esquïers
 Vint e cinc furent cil de ça,
 Trente en pristrent de ceus de la.
 Del herneis pristrent a espleit,
 Merveillus gaain i unt feit.
 Ariere s'en (re)vunt tut lié:
 Mut aveient bien espleitié.
 Li reis esteit sur une tur,
 De ses hummes ad grant poür;
 De Eliduc forment se pleigneit,
 Kar il quidout e (si) cremeit
 Quë il eit mis en abandun
 Ses chevaliers par traïsun.
 Cil s'en vienent tut aruté
 (e) Tut chargié e tut trussé.
 Mut furent plus al revenir
 Qu'il n'esteient al fors eissir:
 Par ceo les descunut li reis,
 Si fu en dute e en suspeis.
Les portes cumande a fermer
E les genz sur les murs munter
Pur traire a eus e pur lancier;
Mes (il) n'en avrunt nul mester.
Cil eurent enveié avant
Un esquïer esperunant,
Que l'aventure lur mustra
E del soudeür li cunta,
Cum il ot ceus de la vencuz
E cum il s'esteit cuntenuz;
Unques tel chevalier ne fu;
Lur cunestable ad retenu
E vint e noef des autres pris
E muz nafrez a muz ocis.
Li reis, quant la novele oï,
A merveille s'en esjoï.
Jus de la tur est descenduz
E encuntre Eliduc venuz.
De sun bienfait le mercia,
E il les prisuns li livra.
As autres depart le herneis,
A sun eos ne retient que treis
Chevals ke li erent loé;
Tut ad departi e duné,
La sue part dommunement,
As prisuns e a l'autre gent.
Aprés cel fet que jeo vus di,
Mut l'amat li reis e cheri.
Un an entier l'ad retenu
E ceus ki sunt of lui venu,
La fiance de lui en prist;
De sa tere gardein en fist.
Eliduc fu curteis e sage,
Beau chevaler (e) pruz e large.
La fille al rei l'oï numer
E les biens de lui recunter.
Par un suen chamberlenc privé
L'ad requis, prïé e mandé
Que a li venist esbanïer
E parler e bien acuinter;
Mut durement s'esmerveillot
Quë il a li ne repeirot.
Eliduc respunt qu'il irrat,
Volenters s'i acuinterat.

Il est munté sur sun destrier,
Od lui mena un chevalier;
A la pucele veit parler.
Quant en la chambre dut entrer,
 Le chamberlenc enveit avant.
 Cil s'alat aukes entargant,
 De ci que cil revient ariere.
 Od duz semblant, od simple chere,
 Od mut noble cuntenement
 Parla mut afeit(ï)ement
 E merciat la dameisele,
 Guilliadun, que mut fu bele,
 De ceo que li plot a mander
 Quë il venist a li parler.
 Cele l'aveit par la mein pris,
 Desur un lit erent asis;
 De plusurs choses unt parlé.
 Icele l'ad mut esgardé,
 Sun vis, sun cors e sun semblant;
 Dit en lui n'at mesavenant,
 Forment le prise en sun curage.
 Amurs i lance sun message,
 Que la somunt de lui amer;
 Palir la fist e suspirer,
 Mes nel volt mettrë a reisun,
 Qu'il n eli turt a mesprisun.
 Une grant piece i demura;
 Puis prist cungé, si s'en ala;
 El li duna mut a enviz,
 Mes nepurquant s'en est partiz,
 A sun ostel s'en est alez.
 Tut est murnes e trespensez,
 Pur la belë est en esfrei,
 La fille sun seignur le rei,
 Que tant ducement l'apela,
 E de ceo ke ele suspira.
 Mut par se tient a entrepris
 Que tant ad esté al païs,
 Que ne l'n ad veüe sovent.
 Quant ceo ot dit, si se repent:
 De sa femme li remembra
 E cum il li asseüra
 Que bone fei li portereit
 E lëaument se cuntendreit.
 La pucele ki l'ot veü
 Vodra de lui fere sun dru.
 Unques mes tant nul ne preisa;
 Si ele peot, sil retendra.
 Tute la nuit veillat issi,
Ne resposa ne ne dormi.
Al demain est matin levee,
A une fenestre est ale(e);
Sun chamberlenc ad apelé,
Tut sun estre li ad mustré.
"Par fei," fet ele, "mal m'esteit!
Jo sui cheï'en mauvés pleit:
Jeo aim le novel soudeer,
Elid, li bon chevaler.
Unques anuit nen oi repos
Ne pur dormir les oilz ne clos.
Si par amur me veut amer
E de sun cors asseürer,
Jeo ferai trestut sun pleisir,
Si l'en peot grant bien avenir:
De ceste tere serat reis.
Tant par est sages e curteis,
Que, s'il ne m'aime par amur,
Murir n'estuet a grant dolur."
Quant ele ot dit ceo ke li plot,
Li chamberlenc que ele apelot
Li ad duné cunseil leal;
Ne li deit hum turner a mal.
"Dame," fet il, "quant vus l amez,
Enveez i, si li mandez;
Ceinturë u laz u anel
Enveiez li, si li ert bel.
Si il le receit bonement
E joius seit del mandement,
Seür(e) seez de s'amur!
Il n'ad suz ciel empereür,
Si vus amer le volïez,
Que mut n'en deüst estre liez."
La dameisele respundi,
Quant le cunseil de lui oï:
"Coment savrai par mun present
S'il ad de mei amer talent.
Jeo ne vi unques chevalier
Ki se feïst de ceo preier,
Si il amast u il haïst,
Que volenters ne retenist
Cel present ke hum li enveast.

Mut harreie k'il me gabast.
Mes nepurquant pur le semblant
Peot l'um conustre li alquant.
Aturnez vus e si alez!"
"Jeo sui," fet il, "tut aturnez."
 "Un anel de or li porterez
 E ma ceinture li durez!
 Mil feiz le me salüerez."
 Li chamberlenc s'en est turnez.
 Ele remeint en teu manere,
 Pur poi ne l'apelet arere;
 E nekedent le lait aler,
 Si se cumence a dementer:
 "Lasse, cum est mis quors suspris
 Pur un humme de autre païs!
 Ne sai s'il est de haute gent,
 Si s'en irat hastivement;
 Jeo remeindrai cume dolente.
 Folement ai mise m'entente.
 Unques mes ne parlai fors ier,
 E or le faz de amer preier.
 Jeo quid kë il me blamera;
 S'il est curteis, gre me savra;
 Ore est del tut en aventure.
 E si il n'ad de m'amucure,
 Mut me tendrai (a) maubaille;
 Jamés n'avrai joie en ma vie."
 Tant cum ele se demanta,
 Li chamberlenc mut se hasta.
 A Eliduc esteit venuz,
 A cunseil li ad dit saluz
 Que la pucele li mandot,
 A l'anelet li presentot,
 La ceinture li ad donee;
 Li chevalier l'ad mercïee.
 L'anelet d'or mist en sun dei,
 La ceinture ceint entur sei;
 Ne li vadlet plus ne li dist,
 Në il nïent ne li requist
 Fors tant que de(l) suen li offri.
 cil n'en prist rien, si est parti;
 A sa dameisele reva,
 Edenz sa chambre la trova;
 De part celui la salua
 E del present la mercia.
 "Diva!" fet el, "nel me celer!
 Veut il mei par amurs amer?"
 Il li respunt: "ceo m'est avis:
 Li chevalier n'est pas jolis;
 Jeol tienc a curteis e a sage,
 Que bien seit celer sun curage.
De vostre part le saluai
 E voz aveirs li presentai.
 De vostre ceinture se ceint,
 Par mi les flancs bine s'en estreint,
 E l'anelet mist en sun dei.
 Ne li dis plus në il a mei."
 "Nel receut il pur drüerie?
 Peot cel estre, jeo sui traïe."
 Cil li ad dit: "par fei, ne sai.
 Ore oëz ceo ke jeo dirai:
 S'il ne vus vosist mut grant bien,
 Il ne vosist del vostre rien."
 "Tu paroles," fet ele, "en gas!
 Jeo sai bien qu'il ne me heit pas.
 Unc ne li forfis de nïent,
 Fors tant que jeo l'aim durement;
 E si pur tant me veut haïr,
 Dunc est il digne de murir.
 Jamés par tei ne par autrui,
 De si que jeo paroge a lui,
 Ne li vodrai rien demander;
 Jeo meïsmes li voil mustrer
 Cum l'amur de lui me destreint.
 Mes jeo ne sai si il remeint."
 Li chamberlenc ad respundu:
 "Dame, li reis l'ad retenu
 Desque a un an par serement
 Qu'il li servirat lëaument.
 Asez purrez aver leisir
 De mustrer lui vostre pleisir."
 Quant ele oï qu'il remaneit,
 Mut durement s'en esjoieit;
 Mut esteit lee del sujur.
 Ne saveit nent de la dolur
 U il esteit, puis que il la vit:
 Unques n'ot joie ne delit,
 Fors tant cum il pensa de li.
 Mut se teneit a maubailli;
 Kar a sa femme aveit premis,
 Ainz qu'il turnast de sun païs,
 Quë il n'amereit si li nun.
 Ore est sis quors en grant prisun.
 Sa lëauté voleit garder;
 Mes ne s'en peot nïent oster
 Quë il nen eimt la dameisele,
 Guilliadun, que tant fu bele,
 De li veer e de parler
E de baiser e de acoler;
 Mes ja ne li querra amur
 Ke li (a)turt a deshonur,
 Tant pur sa femme garder fei,
 Tant pur ceo qu'il est od le rei.
 En grant peine fu Elidus.
 Il est munté, ne targe plus;
 Ses cumpainuns apele (a) sei.
 Al chastel vet parler al rei;
 La pucele verra s'il peot:
 C'est l'acheisun pur quei s'esmeot.
 Li reis est del manger levez,
 As chambres sa fille est entrez.
 As eschés cumence a jüer
 A un chevaler de utre mer;
 De l'autre part de l'escheker
 Deveit sa fillë enseigner.
 Elidus est alez avant;
 Le reis li fist mut bel semblant,
 Dejuste lui seer le fist.
 Sa fille apele, si li dist:
 "Dameisele, a cest chevaler
 Vus devrïez ben aquinter
 E fere lui mut grant homur;
 Entre cinc cenz nen ad meillur."
 Quant la meschine ot escuté
 Ceo que sis sire ot cumandé,
 Mut en fu lee la pucele.
 Descie s'est, celui apele.
 Luinz des autres se sunt asis;
 Amdui erent de amur espris.
 El ne l'osot areisuner,
 E il dutë a li parler,
 Fors tant kë il la mercia
 Del present que el li enveia:
 Unques mes n'ot aveir si chier.
 Ele respunt al chevalier
 Que de ceo li esteit mut bel,
 E pur ceo l'enveat l'anel
 E la ceinturë autresi,
 Que de sun cors l'aveit seisi;
 Ele l'amat de tel amur,
 De lui volt faire sun seignur;
 E s'ele ne peot lui aveir,
 Une chose sace de veir:
 Jamés n'avra humme vivant.
 Or li redie sun talant!
 "Dame," fet il, "grant gre vus sai
De vostre amur, grant joie en ai;
Quant vus tant me avez preisié,
Durement en dei estre lié;
Ne remeindrat pas endreit mei.
Un an sui remis od le rei;
La fiancë ad de mei prise,
N'en partirai en nule guise
De si que sa guere ait finee.
Puis m'en irai en ma cuntree;
Kar ne voil mei remaneir,
Si cungé pous de vus aveir."
La pucele li respundi:
"Amis, la vostre grant merci!
Tant estes sages e curteis,
Bien avrez purveü ainceis
Quei vus vodriez fere de mei.
Sur tute rien vus aim e crie."
Bien s'esteent aseüré;
A cele feiz n'unt plus parlé.
A sun ostel Eliduc vet;
Mut est joius, mut ad bien fet:
Sovent peot parler od s'amie,
Grant est entre eus la drüerie.
Tant s'est de la guere entremis
Qu'il aveit retenu e pris
Celui ki le rei guerreia,
E tute la tere aquita.
Mut fu preisez par sa prüesce,
Par sun sen e par sa largesce;
Mut li esteit bien avenu.
Dedenz le terme ke ceo fu,
Ses sires l'otnveé quere
Treis messages fors de la tere:
Mut ert grevez e damagiez
E encumbrez e empeiriez;
Tuz ses chasteus alot perdant
E tute sa tere guastant.
Mut s'esteit sovent repentiz
Quë il de lui esteit partiz;

Mal cunseil en aveit eü
E malement l'aveit veü.
Les traïturs ki l'encuserent
E empeirent e medlerent
Aveit jeté fors del païs
E en eissil a tuz jurs mis.

Par sun grant busuin le mandot
E sumeneit e conjurot
Par l'aliance qu'il li fist,
 Quant il l'umage de lui prist,
 Que s'en venist pur lui aider;
 Kar mut en aveit grant mester.
 Eliduc oï la novele.
 Mut li pesa pur la pucele;
 Kar anguissusement l'amot
 E ele lui ke plus ne pot.
 Mes n'ot entre eus nule folie,
 Ne jolité ne vileinie:
 De douneer e de parler
 E de lur beaus aveirs doner
 Esteit tute la drüerie
 Par maur en lur cumpainie.
 Ceo fu s'entente e sun espeir:
 El le quidot del tut aveir
 E retenir, s'ele peüst;
 Ne saveit pas que femme eüst.
 "Allas!" fet il, !mal ai erré!
 Trop ai en cest païs esté!
 Mar vi unkes ceste cuntree!
 Une meschine i ai amee,
 Guilliadun, la fille al rei,
 Mut durement e ele mei.
 Quant si de li m'estuet partir,
 Un de nus (deus) estuet murir
 U ambedeus, estre ceo peot.
 E nepurquant aler m'esteot;
 Mis sires m'ad par bref mandé
 E par serement conjuré
 E ma femme d(e l)'autre part.
 Or me covient que jeo me gart!
 Jeo ne puis mie remaneir,
 Ainz m'en irai par estuveir.
 S'a m'amie esteie espusez,
 Nel suff(e)reit crestïentez.
 De tutes parz va malement;
 Deu, tant est dur le partement!
 Mes ki k'il turt a mesprisun,
 Vers li ferai tuz jurs raisun;
 Tute sa volenté ferai
 E par sun cunseil err(er)ai.
 Li reis, sis sire ad bone peis,
 Ne qui que nul le guerreit meis.
 Pur le busuin de mun seignur
 Querrai cungé devant le jur
 Que mes termes esteit asis
Kë od lui sereie al païs.
A la pucele irai parler
E tut mun afere mustrer;
Ele me dirat sun voler,
E jol ferai a mun poër."
Li chevaler n'ad plus targié,
Al rei veit prendre le cungié.
L'aventure li cunte e dit,
Le brief li ad mustré e lit
Que sis sires li enveia,
Que par destresce le manda.
Li reis oï le mandement
E qu'il ne remeindra nïent;
Mut est dolent e trespensez.
Del suen li ad offert asez,
La terce part de s'herité
E sun tresur abaundoné;
Pur remaneir tant li fera
Dunt a tuz jurs le loëra.
"Par Deu," fet il, "a ceste feiz,
Puis que mis sires est destreiz
E il m'ad mandé de si loin,
Jo m'en irai pur sun busoin;
Ne remeindrai en nule guise.
S'avez mester de mun servise,
A vus revendrai volenters
Od grant esforz de chevalers."
De ceo l'ad li reis mercïé
E bonement cungé doné.
Tuz les aveirs de sa meisun
li met li reis en (a)baundun,
Or e argent, chiens e chevaus
(e) Dras de seie bons e beaus.
Il en prist mesurablement;
Puis li ad dit avenantment
Que a sa fille parler ireit
Mut volenters, si lui pleseit.
Li reis respunt: "Ceo m'est mut bel."
Avant enveit un dameisel
Que l'us de la chambrë ovri.
Elidus vet parler od li.

Quant el le vit, si l'apela
E sis mil feiz le salua.
De sun afere cunseil prent,
Sun eire li mustre briefment.
Ainz qu'il li eüst tut mustré
 Ne cungé pris ne demandé,
 Se pauma ele de dolur
 E perdi tute sa culur.
 Quant Eliduc la veit paumer,
 Si se cumence a desmenter;
 La buche li baise sovent
 E si plure mut tendrement;
 Entre ses braz la prist e tient,
 Tant que de paumeisuns revient.
 "Par Deu," fet il, "ma duce amie,
 Sufrez un poi ke jo vus die:
 Vus estes ma vie e ma mort,
 En vus est (tres)tut mun confort!
 Pur ceo preng jeo cunseil de vus
 Que fiancë ad entre nus.
 Pur busuin vois en mun païs;
 A vostre pere ai cungé pris.
 Mes jeo ferai vostre pleisir,
 Que ke me deivë avenir."
 "Od vus," fet ele, "me amenez,
 Puis que remaneir ne volez!
 U si ceo nun, jeo me ocirai;
 Jamés joie ne bien ne avrai."
 Eliduc respunt par duçur
 Que mut l'amot de bon'amur:
 "Bele, jeo sui par serement
 A vostre pere veirement--
 Si jeo vus en menoe od mei,
 Jeo li mentireie ma fei--
 De si k'al terme ki fu mis.
 Lëaument vus jur e plevis:
 Si cungé me volez doner
 E respit mettre e jur nomer,
 Si vus volez que jeo revienge,
 N'est rien al mund que me retienge,
 Pur ceo que seie vis e seins;
 Ma vie est tute entre voz meins."
 Celë ot de lui grant amur;
 Terme li dune e nume jur
 De venir e pur li mener.
 Grant doel firent al desevrer,
 Lur anels d'or s'entrechangerent
 E decement s'entrebaiserent.
 Il est desque a la mer alez;
 Bon ot le vent, tost est passez.
 Quant Eliduc est repeirez,
Sis sires est joius e liez
E si ami e si parent
E li autre communement,
E sa bone femme sur tuz,
Que mut est bele, sage e pruz.
Mes il esteit tuz jurs pensis
Pur l'amur dunt il ert suspris:
Unques pur rien quë il veïst
Joie ne bel semblant ne fist,
Ne jamés joie nen avra
De si que s'amie verra.
Mut se cuntient sutivement.
Sa femme en ot le queor dolent,
Ne sot mie quei ceo deveit;
A sei meïsmes se pleigneit.
Ele lui demandot suvent
S'il ot oï de nule gent
Que ele eüst mesfet u mespris,
Tant cum il fu hors del païs;
Volenters s'en esdrescera
Devant sa gent, quant li plarra.
"Dame," fet il, "nent ne vus ret
De mesprisun ne de mesfet.
Mes al païs u j'ai esté
Ai al rei plevi e juré
Que jeo dei a lui repeirer;
Kar de mei ad (il) grant mester.
Si li rei mis sire aveit peis,
Ne remeindreie oit jurs aprés.
Grant travail m'estuvra suffrir,
Ainz que jeo puisse revenir.
Ja, de si que revenu seie,
N'avrai joie de rein que veie;
Kar ne voil ma fei trespasser."
Atant le lest la dame ester.
Eliduc od sun seignur fu;
Mut li ad aidé e valu:
Par le cunseil de lui errot
E tute la tere gardot.
Mes quatn li termes apreça
Que la pucele li numa,
De pais fere s'est entremis;
Tuz acorda ses enemis.
Puis s'est appareillé de errer
E queil gent il vodra mener.

Deus ses nevuz qu'il mut ama
E un suen chamberlenc mena
Cil ot de lur cunseil esté
 E le message aveit porté--
 E ses esquïers sulement;
 Il nen ot cure d'autre gent.
 A ceus fist plevir e jurer
 De tut sun afaire celer.
 En mer se mist, plus n'i atent;
 Utre furent hastivement.
 En la cuntree est arivez,
 U il esteit plus desirez.
 Eliduc fu mut veizïez:
 Luin des hafnes s'est herbergez;
 Ne voleit mie estre veüz
 Ne trovez ne recuneüz.
 Sun chamberlenc appareilla
 E a s'amie l'enveia,
 Si li manda que venuz fu,
 Bien ad sun cuvenant tenu;
 La nuit, quant tut fu avespre,
 El s'en istra de la cité;
 Li chamberlenc od li ira,
 E il encuntre li sera.
 Cil aveit tuz changié ses dras;
 A pié s'en vet trestut le pas,
 A la cité ala tut dreit,
 U la fille le rei esteit.
 Tant aveit purchacié e quis
 Que dedenz la chambre s'est mis.
 A la pucele dist saluz
 E que sis amis est venuz.
 Quant ele ad la novele oïe,
 Tute murnë e esbaïe,
 De joie plure tendrement
 E celui ad baisé suvent.
 Il li ad dit que a l'(a)vesprer
 L'en estuvrat od lui aler.
 Tut le jur unt issi esté
 E lur eire bien devisé.
 La nuit, quant tut fu aseri,
 De la vile s'en sunt parti
 Li dameisel e ele od lui,
 E ne furent mais (que) il dui.
 Grant poür ad ke hum ne la veie.
 Vestue fu de un drap de seie,
 Menuement a or brosdé,
 E un curt mantel afublé.
 Luinz de la porte al trait de un arc
 La ot un bois clos de un bel parc;
Suz le paliz les atendeit
Sis amis, ki pur li veneit.
Li chamberlenc la l'amena,
E il descent, si la baisa.
Grant joie funt a l'assembler.
Sur un cheval la fist munter,
E il munta, sa reisne prent;
Od li s'en vet hastivement.
Al hafne vient a Toteneis,
En la nef entrent demaneis;
N'i ot humme si les suens nun
E s'amie Guilliadun.
Bon vent eurent e bon oré
E tut le tens aseüré.
Mes quant il durent ariver,
Une turmente eurent en mer,
E un vent devant eus leva
Que luin del hafne les geat;
Lur verge grusa e fendi
E tut lur sigle desrumpi.
Deu recleiment devotement,
Seint Nicholas e Seint Clement
E ma dame Seinte Marie
Que vers sun fiz lur querge aïe,
Ke il les garisse de perir
E al hafne puissent venir.
Un'hure ariere, un'autre avant,
Issi alouent costeant;
Mut esteient pres de turment.
Un des escipres hautement
S'est escrïez: "Quei faimes nus?
Sire, ça einz avez od vus
Cele par ki nus perissums.
Jamés a tere ne vendrums!
Femme leale espuse avez
E sur celë autre en menez
Cuntre Deu e cuntre la lei,
Cuntre dreiture e cuntre fei.
Lessez la nus geter en mer,
Si poüm sempres ariver."
Elidus oï quei cil dist,
Pur poi que d'ire ne mesprist.
"Fiz a putain," fet il, "mauveis,

Fel traïtre, nel dire meis!
Si m'amie leüst laissier,
Jeol vus eüsse vendu cher."

Mes entre ses braz la teneit
E cunfortout ceo qu'il poeit
Del mal quë ele aveit en mer
 E de ceo que ele oï numer
 Que femme espuse ot sis amis
 Autre ke li en sun païs.
 Desur sun vis cheï paumee,
 Tute pale, desculuree.
 En la paumeisun demurra,
 Que el ne revient ne suspira.
 Cil ki ensemble od lui l'en porte
 Quidot pur veir ke ele fust morte.
 Mut fet grant doel; sus est levez,
 Vers l'esciprë est tost alez,
 De l'avirun si l'ad feru
 K'il l'abati tut estendu.
 Par le pié l'en ad jeté fors;
 Les undes en portent le cors.
 Puis qu'il l'ot lancié en la mer,
 A l'estiere vait governer.
 Tant guverna la neif e tint,
 Le hafne prist, a ter vint.
 Quant il furent bien arivé,
 Le pont mist jus, ancre ad geté.
 Encor jut ele en paumeisun
 Ne n'ot semblant si de mort nun.
 Eliduc feseit mut grant doel;
 Iloc fust mort of li, sun voil.
 A ses cumpainuns demanda
 Queil cunseil chescun li dura
 U la pucele portera;
 Kar de li ne (se) partira,
 I serat enfuïe e mise
 Od grant honur, od bel servise
 En cimiterie beneeit:
 Fille ert a rei, si'n aveit dreit.
 Cil en furent tut esgaré,
 Ne li aveient rein loé.
 Elidus prist a purpenser
 Quel part il la purrat porter.
 Sis recez fu pres de la mer,
 Estre i peüst a sun digner.
 Une forest aveit entur,
 Trente liwes ot de lungur.
 Un seinz hermites i maneit
 E une chapele i aveit;
 Quarante anz i aveit esté.
Meintefeiz ot od lui parlé;
A lui, ceo dist, la portera,
En sa chapele l'enfuira;
De sa tere tant i durra,
Une abeïe i fundera,
Si (i) mettra cuvent de moignes
U de nuneins u de chanoignes,
Que tuz jurs prïerunt pur li;
Deus li face bone merci!
Ses chevals ad fait amener,
Sis cumande tuz a munter.
Mes la fiaunce prent d'iceus
Quë il n'iert descuvert pur eus.
Devant lui sur sun palefrei
S'amie porte nsemble od sei.
Le dreit chemin ad tant erré
Qu'il esteient al bois entré.
A la chapele sont venu,
Apelé i unt e batu:
N'i troverent kis respundist
Ne ki la porte lur ovrist.
Un des suens fist utre passer
La porte ovrir e desfermer.
Oit jurs esteit devant finiz
Li seinz hermites, li parfiz;
La tumbe novele trova.
Mut fu dolenz, mut s'esmaia.
Cil voleient la fosse faire
Mes il les fist ariere traire
U il deüst mettre s'amie.
Il lur ad dit: "Ceo n'i ad mie;
Ainz en avrai mun cunseil pris
A la sage gent del païs
Cum purrai le liu eshaucier
U de abbeïe u de mustier.
Devant l'auter la cucherum
E a Deu la cumanderum."
Il ad fet aporter ses dras,
Un lit li funt ignelepas;
La meschine desus cuchierent
E cum pur morte la laissierent.

Mes quant ceo cient al departir,
Dunc quida il de doel murir.
Les oilz li baisë e la face.
 "Bele," fet il, "ja Deu ne place
 Que jamés puisse armes porter
 Ne al secle vivre ne durer!
 Bele amie, mar me veïstes!
 Duce chere, mar me siwistes!
 Bele, ja fuissiez vus reïne,
 Ne fust l'amur leale e fine
 Dunt vus m'amastes lëaument.
 Mut ai pur vus mun quor dolent.
 Le jur que jeo vus enfuirai
 Ordre de moigne cevrai;
 Sur vostre tumbe chescun jur
 Ferai refreindre ma dolur."
 Atant s'en part de la pucele,
 Si ferme l'us de la chapele.
 A sun ostel ad enveé
 Sun message, ki ad cunté
 A sa femme quë il veneit,
 Mes las e travaillé esteit.
 Quant el l'oï, mut en fu lie,
 Cuntre lui s'est apareillie;
 Sun seignur receit bonement.
 Mes poi de joie l'en atent,
 Kar unques bel semblant ne fist
 Ne bone parole ne dist.
 Nul ne l'osa mettre a reisun.
 Deus jurs esteit en la meisun;
 La messe oeit bien par matin,
 Puis se meteit su(l)s al chemin.
 Al bois alot a la chapele
 La u giseit la dameisele.
 En la paumeisun la trovot:
 Ne reveneit ne suspirot.
 De ceo li semblot grant merveille
 K'il la veeit blanche e vermeille;
 Unkes la colur ne perdi
 Fors un petit que ele enpali.
 Mut anguissusement plurot
 E pur l'alme de li preiot.
 Quant aveit fete sa prïere,
 A sa meisun alot ariere.
 Un jur a l'eissir del muster
 Le aveit sa femme fet gaiter
 Un suen vadlet; mut li premist:
 De luinz alast e si veïst
 Quel part sis sires turnereit;
 Chevals e armes li durreit.
 Cil ad sun comandement fait.
 Al bois se met, aprés lui vait,
 Si qu'il ne l'ad aparceü.
 Bien ad esgardé e veü
 Cument en la chapele entra;
 Le dol oï qu'il demena.
 Ainz que Eliduc s'en seit eissuz,
 Est a sa dame revenuz.
 Tut li cunta quë il oï,
 La dolur, la noise e le cri
 Cum fet sis sire en l'ermitage.
 Ele en mua tut sun curage.
 La dame dit: "Sempres irums,
 Tut l'ermitage cerchirums.
 Mis sires deit, ceo quit, errer:
 A la curt vet al rei parler.
 Li hermites fu mort pieça;
 Jeo sai asez quë il l'ama,
 Mes ja pur lui ceo ne fereit,
 Ne tel dolur ne demerreit."
 A cele feiz le lait issi.
 Cel jur memes aprés midi
 Vait Eliduc parler al rei.
 Ele prent le vadlet od sei;
 A l'ermitage l'ad mene(e).
 Quant en la chapele est entre(e)
 E vit le lit a la pucele,
 Que resemblot rose nuvele,
 Del covertur la descovri
 E vit le cors tant eschevi,
 Les braz lungs (e) blanches les meins
 E les deiz greilles, lungs e pleins
 Or seit ele la verité,
 Pur quei sis sire ad duel mené.
 Le vadlet avant apelat
 E la merveille li mustrat.
 "Veiz tu," fet ele, "ceste femme,
 Que de beauté resemble gemme? 
 Ceo est l'amie mun seignur,
 Pur quei il meine tel dolur.
Par fei, jeo ne me merveil mie,
 Quant si bele femme est perie.
 Tant par pité, tant par amur,
 Jamés n'avrai joie nul jur."
 Ele cumencet a plurer
 E la meschine regreter.
 Devant le lit s'asist plurant.
 Une musteile vint curant,
 De suz l'auter esteit eissue,
 E le vadlet l'aveit ferue
 Pur ceo que sur le cors passa;
 De un bastun qu'il tint la tua.
 En mi l'eire l'aveit getee.
 Ne demura ke une loëe,
 Quant sa cumpaine i acurrut,
 Si vit la place u ele jut;
 Entur la teste li ala
 E del pié suvent la marcha.
 Quant ne la pot fere lever,
 Semblant feseit de doel mener.
 De la chapele esteit eissue,
 As herbes est al bois venue;
 Od ses denz ad prise une flur
 Tute de vermeille colur;
 Hastivement reveit ariere;
 Dedenz la buche en teu manere
 A sa cumpaine l'aveit mise,
 Que li vadlez laveit ocise,
 En es l'ure fu revescue.
 La dame l'ad aparceüe;
 Al vadlet crie: "Retien la!
 Getez, franc humme, mar se ira!"
 E il geta, si la feri,
 Que la floret(e) li cheï.
 La dame lieve, si la prent;
 Ariere va hastivement.
 Dedenz la buche a la pucele
 Meteit la flur que tant fu bele.
 Un petitet i demurra,
 Cele revint e suspira;
 Aprés parla, les oilz ovri.
 "Deu," fet ele, "tant ai dormi!"
 Quant la dame l'oï parler,
 Deu cumençat a mercïer.
 demande li ki ele esteit,
 e la meschine li diseit:
 "Dame, jo sui de Logres nee,
Fille a un rei de la cuntree.
Mut ai amé un chevalier,
Eliduc le bon soudeer;
Ensemble od lui m'en amena.
Peché ad fet k'il m'enginna:
Femme ot espuse; nel me dist
Në unques semblant ne m'en fist.
Quant de sa femme oï parler,
De duel kë oi m'estuet paumer.
Vileinement descunseillee
M'ad en autre tere laissee;
Trahi(e) m'ad, ne sai quei deit.
Mut est fole quë humme creit."
"Bele," la dame li respunt,
"N'ad rien vivant en tut le munt
Que joie li feïst aveir;
Ceo vus peot hum dire pur veir.
Il quide ke vus seez morte,
A merveille se descunforte.
Chescun jur vus ad regardee;
Bien quid qu'il vus trova pasmee.
Jo sui sa spuse vereiment,
Mut ai pur lui mun quor dolent;
Pur la dolur quë il menot
Saveir voleie u il alot:
Aprés lui veinc, si vus trovai.
Que vive estes grant joie en ai;
Ensemble od mei vus en merrai
E a vostre ami vus rendrai.
Del tut le voil quite clamer,
E si ferai mun chef veler."
Tant l'ad la dame confortee
Que ensemble of li l'en ad menee.
Sun vallet ad appareillé
E pur sun seignur enveié.
Tant errat cil qu'il le trova;
Avenantment le salua,
L'aventure li dit e cunte.
Sur un cheval Eliduc munte,
Unc n'i atendi cumpainun.
La nuit revint a sa meisun.

Quant vive ad trovee s'amie,
Ducement sa femme mercie.
Mut par est Eliduc haitiez,
Unques nul jur ne fu si liez;
La pucele baise suvent
 E ele lui mut ducement;
 Ensemble funt joie mut grant.
 Quant la dame vit lur semblant
 Sun seignur ad a reisun mis;
 Cungé li ad rové e quis
 Que ele puisse de lui partir,
 Nunein volt estre, Deu servir;
 De sa tere li doint partie,
 U ele face une abeïe;
 Cele prenge qu'il eime tant,
 Kar n'est pas bien në avenant
 De deus espuses meintenir,
 Ne la lei nel deit cunsentir.
 Eliduc li ad otrïé
 E bonement cungé doné:
 Tute sa volunté fera
 E de sa tere li durra.
 Pres del chastel einz el boscage
 A la chapele a l'hermitage
 La ad fet fere sun muster
 (e) Ses meisuns edifier;
 Grant tere i met e grant aveir:
 Bien i avrat sun estuveir.
 Quant tut ad fet bien aturner,
 La dame i fet sun chief veler,
 Trente nuneins ensemble od li;
 Sa vie e s'ordrë establi.
 Eliduc ad s'amie prise;
 A grant honur, od bel servise
 E fu la feste demenee
 Le jur qu'il l'aveit espusee.
 Ensemble vesquirent meint jur,
 Mut ot entre eus parfit'amur.
Granz aumoines e granz biens firent,
 Tant quë a Deu se cunvertirent.
 Pres del chastel de l'autre part
 Par grant cunseil e par esgart
 Une eglise fist Elidus,
 De sa terë i mist le plus
 E tut sun or e sun argent.
 Hummes i mist e autre gent
 De mut bone religïun
 Pur tenir l'ordre e la meisun.
 Quant tut aveit appareillé,
 Nen ad puis gueres (a)targé:
 Ensemble od eus se dune e rent
 Pur servir Deu omnipotent.
 Emsemble od sa femme premere
 Mist sa femme que tant ot chere.
 El le receut cum sa serur
 E mut li porta grant homur;
 De Deu servir l'amonesta
 E sun ordre li enseigna.
 Deu priouent pur lur ami
 Qu'il li feïst bone merci;
 E il pur eles repreiot,
 Ses messages lur enveiot
 Pur saveir cument lur esteit,
 Cum chescune se cunforteit.
 Mut se pena chescun pur sei
 De Deu amer par bone fei
 E mut (par) firent bele fin,
 La merci Deu, le veir devin.
 De l'aventure de ces treis
 Li auntïen Bretun curteis
 Firent le lai pur remembrer,
 Que hum nel deüst pas oblïer.

 

Marie de France - Lai d'Eliduc

 

Traduction française simplifiée

 

 

Je vais franchement réciter un très ancien Lai breton, et je le rapporterai tel que je l'ai appris, sans y rien changer.

 

Il étoit en Bretagne un chevalier brave, courtois et généreux appellé Eli­duc, qui n'avoit pas son pareil dans le pays. Il avoit épousé une femme bien née, aussi aimable que sage qui faisoit son bonheur. Ils s'aimoient beau­coup quoiqu'ils fussent mariés depuis longtemps. Mais il advint que la guerre ayant été déclarée, Eliduc fut obligé d'aller combattre en pays étranger. Il y fit laconnoissance d'une jeune personne d'une beauté rare, nommée Guillardun, laquelle étoit fille d'un roi et d'une reine. La femme d'Eliduc étoit appelée Guildeliiec dans la Bretagne, aussi le Lai est-il intitu­lé de Guikleluec et de Guillardun après avoir porté le titre de Lai d'Eliduc. Mais ce titre a été changé à cause des deux dames. Quoi qu'il en soit je vous dirai la vérité à l'égard de l'aventure qui a fourni le sujet de ce Lai.

 

Eliduc avoit pour seigneur un des rois de la Petite-Bretagne qui l'aimoit tendrement, à cause des services qu'il lui avoit rendus. Dès que le roi alloit en voyage , Eliduc prenoit le commandement de la terre qu'il gouvernoit sagement. Malgré tous les services qu'il rendoit, Eliduc eut à souffrir bien des chagrins. Il avoit le droit de chasse dans tous les bois de son seigneur, et il ne se seroit pas trouvé un forestier assez hardi pour le contredire ou pour murmurer de ce qu'il chassoit sur les plaisirs dn roi. Cependant des jaloux firent des rapports infidèles au prince qui se brouilla avec son favo­ri. Eliduc dont la faveur avoit excité l'envie des courtisans fut accusé et bientôt congédié de la cour, sans motifs apparents.

 

C'est en vain qu'il pria le roi de lui accorder un entretien particulier pour lui prouver son innocence ; le prince ne répondit jamais à sa demande, et le chevalier voyant que ses démarches étoient inutiles, prit le parti de quitter la cour et de revenir chez lui. Sitôt qu'il est de retour, il mande tous ses amis, il les prévient qu'il ne peut connoître les motifs de son seigneur pour lui en vouloir, d'autant plus qu'il l'a fidèlement servi. J'étois loin de m'at­tendre à pareille récompense, mais ma position prouve la vérité du pro­verbe du villain qui dit, qu'un homme sage et instruit ne doit jamais dispu­ter avec son cheval de charrue, et ne doit jamais compter sur la reconnois­sance de son prince ; le vassal doit à ce dernier la fidélité, comme à ses voi­sins des services d'amitié.

 

Le chevalier prévint ses amis. qu'il alloit se rendre dans le royaume de Logres ; pendant Son absence sa femme gouvernera sa terre et il les prie de vouloir bien l'aider de tout leur pouvoir. Les amis d'Eliduc eurent le plus grand chagrin de son départ. Il emmène avec, lui dix chevaliers. Sa femme vient l'accompagner et la séparation des deux époux est fort triste. Eliduc promet à sa femme de ne jamais l'oublier et de l'aimer toujours. Il arrive à un port de mer où il s'embarque, et vient descendre dans le Totenois, pays gouverné par plusieurs princes qui se faisoient la guerre entre eux.

 

Du côté d'Excester, ville de la même province, étoit un prince très puissant mais fort vieux qui n'avoit d'autre héritier qu'une fille en âge d'être ma­riée. Il étoit en guerre avec un prince, son voisin, parce qu'il lui avoit refu­sé la main de sa fille, et l'ennemi venoit souvent ravager sa terre. En atten­dant sa fille- étoit retirée dans un château fortifié, de manière que les guer­riers chargés de le défendre , n'avoient à redouter ni surprise ni toute autre espèce d'attaque. Dès que notre chevalier fut instruit de la position du vieillard, il ne veut pas aller plus avant et il séjourne dans le pays.

 

Eliduc examine quel est le prince qui a le plus souffert des ravages" des troupes pour lui offrir ses services et se mettre à sa solde. C'étoit le roi père de la demoiselle. Il lui fait mander par l'un de ses écuyers, qu'il avoit quitté sa patrie pour venir dans son royaume. Si vous voulez me retenir avec mes chevaliers, faites-moi délivrer un sauf-conduit pour venir vous trouver. Le roi reçut parfaitement les messagers ; il appelle son connétable , lui or­donne de prendre le plus grand soin des nouveaux arrivés, afin qu'ils ne manquent de rien, et de veiller à ce que l'argent qui pourroit leur être né­cessaire leur soit délivré sur-le-champ. Le sauf-conduit est signé et aussitôt expédié à Eliduc qui l'ayant reçu, s'empresse d'arriver.

 

Le roi reçut à merveille le chevalier et le combla d'amitiés. Il fut logé chez un des bons bourgeois de la ville qui lui céda son plus bel appartement. Eli­duc vécut fort honorablement et invitoit à sa table tous les pauvres cheva­liers. Il défendit à ses gens sous les peines les plus sévères, de ne rien exiger des habitants pendant les quarante premiers jours, soit en fournitures soit en argent. Eliduc étoit arrivé depuis trois jours seulement, lorsque les sen­tinelles firent savoir qur les ennemis s'avançoient. Répandus dans le pays, leur dessein étoit de se rallier pour faire le siège de la ville. Sitôt qu'Eliduc apprend la nouvelle, il s'arme avec ses compagnons et marche à la tête de quatorze chevaliers seulement. Les autres étoient ou blessés ou faits prisonniers.

 

Les hommes qui suivoient Eliduc et qui marchoient à l'ennemi, lui disent : Seigneur, nous n e vous abandonnerons jamais et nous suivrons toujours vos pas et votre exemple. C'est bien mes amis ; aucun de vous ne pûurroit-il m'enseigner un pas d'armes dangereux pour le tenant, mais d'où l'on puisse faire beaucoup de mal à l'ennemi? Je ne suis pas d'avis que nous l'attendions ici, la place ne me semble pas assez bonne et nous y conquer­rions peu d'honneur. Un des guerriers répandit : Seigneur, dans ce bois est un sentier situé près d'un chemin fort étroit qui doit servir de retraite à l'ennemi lorsque nous l'aurons battu.

 

Ses chevaliers s'en retournent fort souvent après s'être fait désarmer. Je pense que par ce moyen, il seroit facile d'en faire un grand carnage. Mes amis, reprit Eliduc, ce moyen demande à être examiné sérieusement, parce qu'il offre trop de chances. Vous êtes tous hommes du roi et vous devez le servir fidèlement. Promettez-moi de me suivre et de faire ce que je ferai, j'ose vous promettre qu'il ne vous arrivera rien de fâcheux et que je pour­rai vous servir utilement. Les chevaliers vont se cacher dans le bois près de la route, en attendant l'arrivée de l'ennemi.

 

Eliduc enseigne et explique à ses gens la manière de l'attaquer. Quand ils furent venus à l'endroit le plus étroit, Eliduc fait ,entendre son cri d'armes et recommande à «es compagnons d'agir ainsi qu'ils en étoient convenus. L'ennemi placé dans une mauvaise position, se présente et surpris d'éton­nement à la vue des mesures qui avoient été prises, il est obligé de se retirer en laissant son counestable parmi les prisonniers qui furent remis aux écuyers et dont le nombre s'élevoit à cinquante-cinq. Je ne parle pas de la prise des chevaux, des équipages et du butin.

 

Les vainqueurs s'en retournent tous joyeux du gain de la journée. Le roi monté sur une haute tour, craignoit pour ses hommes; il se plaignoit d'Eli­duc, qu'il soupçonnoit de l'avoir abandonné. Il voit revenir une troupe nombreuse chargée de dépouilles. Et parce que le nombre de ses hommes qui venoient à la ville, étoit beaucoup plus considérable qu'à la sortie, le roi ne les reconnut pas. Dans le doute où il étoit, il donne l'ordre de fermer les portes, fait monter ses soldats sur les murs pour se défendre contre les arri­vants; par bonheur ces ordres sont inutiles. Un écuyer envoyé à la décou­verte, revient et fait connoître les détails de la victoire remportée par Eli­duc ; il raconte la marche qu'il avoit suivie, comment il avoit fait à lui seul, outre le connestable, vingt-neuf prisonniers sans compter les morts et les blessés.

 

Le roi se réjouit fort à cette nouvelle, et descendant aussitôt de la tour, il vient au-devant d'Eliduc, le félicite sur son succès et lui remet les prison­niers pour en tirer rançon. Eliduc distribue à ses compagnons d'armes tout le butin, et leur abandonna entièrement la part qui lui revenoit ; il ne retint pour lui que trois chevaliers; prisonniers dont il avoit remarqué la valeur pendant le combat. Le roi plein d'estime pour Eliduc , le garda un an avec ses compagnons d'armes et au bout de ce temps le monarque, le fit gardien de sa terre. .

 

Au courage, à la courtoisie, à la sagesse, à la générosité, Eliduc joignoit la beauté. La fille du roi qui avoit entendu parler de ses exploits, lui envoya un de ses chambellans) pour le prier de la venir voir et de lui faire le récit de ses hauts faits; elle lui témoignoit aussi son étonnement sur ce qu'il n'étoit pas encore venu la visiter. Eliduc répond qu'il se rendra chez la princesse et qu'il fera sa volonté. Il monte sur son bon cheval, suivi d'un seul chevalier, et arrive chez la demoiselle. Avant d'entrer, Eliduc prie le chambellan de prévenir la princesse de son arrivée. Celui ci, d'un air joyeux, revient lui annoncer qu'il est attendu avec impatience.

 

Eliduc se présente modestement devant Guillardon, la belle demoiselle, qu'il remercie de l'avoir demandé et il en est fort bien accueilli. Elle prend le chevalier par la main et le conduit près d'un lit où elle le fait asseoir à côté d'elle. Après avoir parlé de choses et d'autres, la demoiselle considéra fort attentivement la figure, la taille et la démarche du chevalier qu'elle trouve sansdéfaut. Amour lui lance une flèche qui l'invite à l'aimer ; puis ensuite elle pâlit, elle soupire et n'ose avouer son martyre, dans la crainte de perdre l'estime de son vainqueur. Après une longue conversation, Eli­duc prend congé de la belle qui desiroit le retenir, puis il revint à son hôtel tout soucieux et pensif.

 

Il se rappeloit avec plaisir le son de voix et les soupirs de la princesse. Il se repent de ne l'avoir pas vue plus souvent depuis qu'il est dans le pays. Puis ensuite il se reprend en songeant, à sa femme à laquelle il a fait la promesse de rester fidèle. Mais la belle veut faire de lui son ami. Jamais elle ne trou­va un chevalier plus digne de son amitié et tous ses soins seront employés pour le conserver. La nuit se passa dans ces réflexions, et, de son côté, la princesse ne put fermer les yeux. Elle se lève de grand matin, appelle son chambellan et le conduisant vers une fenêtre, elle lui fait part de l'état de son cœur.

 

Il faut en convenir, je suis bien malheureuse et je ne sais que faire. J'aime tant le chevalier que j'en perds le repos et le sommeil. S'il veut m'aimer loyalement et me donner son cœur, mon bonheur sera.de lui plaire. D'ailleurs quel heureux avenir pour lui, il sera roi de cette terre qu'il gou­vernera sagement, ; S'il venoit à ne pas m'aimer ? Ah! j'en mourrois de douleur. Quand la princesse eut terminé ses plaintes, le chambellan lui donna un conseil fort sage. Madame , puisque vous' aimez le chevalier, as­surez-vous s'il partage votre amour.

 

Vous lui manderez que vous lui envoyez soit une ceinture, un ruban ou une bague ; s'il reçoit ce cadeau avec transport et qu'il soit joyeux de l'avoir, vous êtes; sûre qu'il partage vos sentiments ; il n'est sous le ciel aucun sou­verain qui ne fût au comble de la joie, si vous le vouliez aimer. La demoi­selle après avoir écouté son chambellan lui répondit : Comment pourrai-je avoir la certitude d'être aimée ? Je n'ignore pas qu'on n'a jamais vu faire pareille proposition à aucun chevalier. Dieux que, je serois malheureuse s'il venoit à se moquer de-moi.

 

Pourquoi n'existe-t-il pas des signes certains pour lire dans le cœur hu­main? Allons, allons, mon ami, préparez - vous. Madame, je suis prêt. Vous irez de ma part saluer mille fois le chevalier ; vous lui remettrez cet anneau d'or et ma ceinture. Le chambellan part et peu s'en faut que la princesse ne le rappelle; mais elle le laisse aller et se désole en attendant son retour. Que je suis malheureuse de m'être attachée à un étranger , car j'ignore sa nais­sance et s'il restera longtemps dans le royaume. Je serai donc dans la dou­leur, il faut en convenir, j'ai agi bien légèrement.

 

Je lui parlai hier pour la première fois et aujourd'hui je le requiers d'amour. Sans doute qu'il va me blâmer ; non , il est brave, il est galant sans doute et me saura gré de ma démarche. S'il ne veut pas m'écouter , je me regarde comme la plus infortunée des femmes, jamais je n'aurai de plaisir en ma vie. Dans l'intervalle que la princesse se désoloit, le chambel­lan se hâtoit d'exécuter sa commission. Il arrive chez Eliduc, le salue de la part de sa maîtresse, lui présente l'anneau et la ceinture qu'il étoit chargé de lui remettre. Le chevalier remercie le chambellan, se met l'anneau au doigt et attache la ceinture autour de son corps.

 

Le chevalier ne dit plus rien, mais il offre de l'or au chambellan qui après l'avoir remercié s'en retourne sur-le-champ pour rendre compte de son message. Il trouve la princesse dans son appartement, la salue et la remer­cie au nom du chevalier. Eh bien, dit-elle , ne me cachez rien, Eliduc veut-il partager mon amour. Je le pense , madame, je crois le chevalier trop sin­cère et trop galant pour vous tromper. En arrivant dans sa maison je l'ai salué de votre part et lui ai remis votre présent. Il a 'mis aussitôt votre bague à son doigt et votre ceinture autour du corps , puis ensuite je l'ai quitté.

 

Peut-être suis-je sacrifiée ; a-t-il eu l'air d'être satisfait ? Madame, je ne sais, mais s'il eût rejeté votre prière, il eût refusé vos présents. Tu sembles en vérité tourner cela en plaisanterie, je suis presque certaine qu'il ne croit pas aux sentiments que j'ai pour lui. Cependant je ne lui ai fait d'autre mal que de l'aimer tendrement. S'il venoit à me haïr, j'en mourrois de douleur. Jusqu'à ce qu'il vienne, je ne veux rien lui mander soit par toi, soit par d'autres. Je lui montrerai la force de mon amour; malheureusement j'ignore s'il restera longtemps encore parmi nous.

 

Madame, je sais que le roi l'a retenu par serment pour une année. Vous avez alors toute la latitude de vous voir et de vous parler. Quand la prin­cesse apprit que son amant devoit rester, elle se réjouit de cette nouvelle. De son côté Eliduc souffroit beaucoup depuis l'instant où il avoit connu la jeune demoiselle dont il étoit fort amoureux. Dès ce moment, il n'eut aucun plaisir; il pensoit toujours à Guillardon, et le souvenir de la promesse qu'il avoit faite à sa femme en la quittant, venoit empoisonner son bonheur. Eli­duc vouloit conserver la fidélité à son épouse , mais les charmes de Guillar­don faisoient évanouir toutes ses résolutions. Il avoit la liberté de la voir, de lui parler, de l'embrasser, mais il ne fit jamais rien qui pût tourner au déshonneur de son amie, tant pour garder sa promesse envers sa femme, que parce qu'il étoit à la solde du roi.

 

Eliduc ne peut supporter les peines qu'il endure; suivi de ses compagnons, il se rend au château pour aller parler au roi près duquel il verra son amie. Le monarque venoit de diner; et à l'issue du repas, il avoit été se reposer dans les appartements de la princesse. Il faisoit même une partie d'échecs avec un chevalier qui revenoit d'outre mers. Guillardon se tenoit près des joueurs afin de profiter de leur exemple. Eliduc entre dans cet instant. Le roi lui fait beaucoup d'amitié et l'invite à s'asseoir à ses côtés. Appelant en­suite sa fille, il lui dit : Damoiselle, vous devriez vous lier avec ce chevalier et lui porter honneur; car pour la bravoure , on ne trouveroit pas son pa­reil entre cinq cents.

 

La demoiselle fut très-joyeuse de l'ordre qu'elle venoit de recevoir. Elle s'éloigne, appelle Eliduc et l'invite à venir se placer à ses côtés. Oh! comme d'amour ils sont épris ! La princesse n'ose commencer la conversation , le chevalier redoute de parler. Cependant il remercie Guillardon du présent qu'elle daigna lui envoyer ; il l'assure n'avoir jamais recu rien de plus pré­cieux. La princesse répond qu'elle avoit été flattée de ce qu'il eût fait usage de la bague et de la ceinture. Je vous aime si passionément, que je veux vous prendre pour époux; et si je ne puis vous avoir, je ne me marierai ja­mais.

 

Madame, je ne saurois assez vous exprimer ma reconnoissance pour l'amour que vous m'accordez, et j'éprouve la plus grande satisfaction en apprenant que vous m'estimez. Mais j'ignore si jeresterai longtemps dans vos états, puisque j'ai seulement promis à votre père de le servir pendant un an. Au surplus je ne le quitterai que lorsque la guerre sera entièrement terminée, puis je m'en irai dans mon pays , si cependant vous m'en accor­dez la permission. La pucelle lui répondit : je vois , mon ami , que vous êtes sage et courtois , je pense que vous avez songé à tout ; vous êtes incapable de meromper, et je vous aime tant, que je erois tout ce que vous me dites.

 

Les deux amants se séparent, Eliduc rentre tout joyeux à son hôtel à cause de la confidence qu'il a faite à son amie de leur amour qui augmentoit sans cesse Eliduc par sa vaillance, fit prisonnier le roi qui avoit déclaré la guerre à son suzerain et délivra le pays du fléau de la guerre. Aussi fut-il grandement estimé pour son courage, pour ses avis et pour sa générosité. Pendant que ces choses se passoient, le roi dans les états duquel étoient si­tués les biens d'Eliduc, l'envoya chercher ; il avoit même trois messagers hors de ses états pour tâcher de découvrir le lieu de son séjour. Il lui man­doit que les ennemis ravageoient et pilloient ses terres, s'emparoient de ses châteaux, et désoloient son royaume.

 

Le roi s'étoit bien souvent repenti de la conduite qu'il avoit tenue avec Eli­luc, surtout d'avoir cru les calomnies qui avoient été débitées par des traîtres et dont la suite l'avoit forcé de quitter le pays et de s'exiler. Le prince en mandant au chevalier le besoin qu'il avoit de sa valeur, lui exprimoit tous ses regrets de ne l'avoir plus dans ses états. Il le prioit, le conjuroit au nom de l'alliance qu'ils avoient contractée lorsqu'il avoit reçu sa foi et son hommage de venir l'aider dans la position pénible où il se trouvoit. Quand Eliduc reçut cette nouvelle, elle le chagrina beaucoup pour la jeune beauté qui l'aimoit tant et dont il étoit si violemment épris.

 

Cependant il ne s'étoit rien passé entre eux que la décence ne dût avouer. Leur seul plaisir consistoit à s'entretenir de leur passion et à se faire mu­tuellement des cadeaux. La pauvre demoiselle se flattoit de retenir le che­valier et de l'épouser , elle étoit loin de soupçonner qu'il fût marié. Hélas ! dit Eliduc , j'ai commis une grande faute en me fixant dans ce pays où je ne suis venu que pour mon malheur. J'ai aimé la belle Guillardon, la fille du roi, qui partage mon amour. Pour nous séparer il faut que l'un de nous meure ou même tous les deux ; et cependant il me faut la quitter. Mon sei­gneur naturel réclame mes services, au nom du serment que je lui ai prêté.

 

D'un autre côté , ma femme me conjure de retourner près d'elle. Je ne puis rester, et il est nécessaire que j'abandonne ces lieux. Je ne puis épouser ma maîtresse, la religion et les lois me le défendent. Je ne vois aucun moyen pour sortir de ma peine. Dieu! que mon départ va nous coûter de larmes ! Quelque soit le sort qui m'attend , je me soumettrai aux ordres de mon amie et je prendrai ses conseils. D'abord le roi son père, tranquille dans ses états, n'a plus besoin de mes services. Je lui manderai ceux que réclame mon prince , je réclamerai un congé, m'engageant à revenir dans un temps déterminé. Je me rendrai ensuite vers la pucelle pour lui montrer mes lettres, elle me donnera ses avis et je les exécuterai.

 

Eliduc ne balance plus, il va près du roi réclamer un congé et lui montre la lettre qu'il a reçue de son prince. Le roi craignant qu'il ne revienne plus est désolé de ce contre-temps. Il lui offre le tiers de ses états, de prendre dans ses coffres tout ce dont il aura besoin, et s'il veut rester, de le combler de tant de bienfaits , qu'il n'aura plus envie de le quitter. Sire, mon prince est en péril, il m'écrit de si loin, que je ne puis me dispenser de voler à son se­cours. Je ne resterai point, mais en ce moment, vous n'avez plus besoin de moi. A mou retour, je promets de vous amener un nombre considérable de chevaliers.

 

Le roi remercie Eliduc et lui accorde le ccfngé qu'il réclame. Il lui offre de prendre dans son palais, l'or, l'argent, les chiens, les chevaux, les etoffes précieuses, qui pourront lui convenir. Eliduc prit ce dont il avoit besoin, puis sollicita du roi la permission de prendre congé de la belle Guillardon, ce qui lui fut accordé. Il envoie devant lui un damoisel qui lui ouvre les portes de l'appartement. Après les premières salutations, Eliduc raconte son dessein à sa belle et sollicite ses conseils. A peine commençoit-il son dis­cours, que Guillardon perd l'usage de. ses sens.

 

Le chevalier désolé de voir sa maîtresse en cet état, l'embrasse souvent et pleure de tendresse ; il la soutient, la presse entre ses bras et à force de soins, elle reprend connoissance. Chère amie, permettez-moi donc de vous assurer que vous êtes ma vie, ma mort, et qu'en vous est toute mon espé­rance. Je suis venu prendre vos conseils par l'amitié qui existe entre nous. C'est par besoin que je retourne dans ma patrie et que j'ai déja pris congé de votre père;. mais je veux faire votre volonté, quoi qu'il m'en puisse ave­nir. Eh! bien, puisque vous ne voulez pas rester, emmenez-moi avec vous, sans cela je m'ôte la vie, puisque je n'aurais plus aucun plaisir.

 

Eliduc répondit : Vous savez combien je vous aime, ma belle; attaché à votre père par serment, je ne puis vous emmener avec moi sans le trahir et sans manquer à ma foi. Mais je vous jure , sur l'honneur, si vous voulez m'accorder congé , de revenir au jour que vous indiquerez ; rien au monde, puisque ma vie est entre vos mains, ne pourra me retenir, si cepen­dant je suis encore vivant. Guillardon permet alors à son amant de s'absen­ter et fixe l'époque de son retour. Leurs adieux les accablent de douleur. Avant de se quitter, ils échangent leurs bagues, puis se donnent le baiser de séparation. Eliduc arrive vers la mer, s'embarque, et les vents propices le conduisent dans son pays.

 

Sitôt qu'il est de retour, il en instruit son prince, qui est fort joyeux de cette nouvelle. Ses parents, ses amis, enchantés de le revoir, viennent le féliciter, sur-tout sa bonne femme qui joignoit à la beauté, la sagesse et la générosi­té. Mais Eliduc, malgré les marques d'amitié qu'il recevoit, étoit toujours triste et sombre, à cause de sa passion. Jamais il n'aura de plaisir que lors­qu'il sera près de sa belle. Son air chagrin alarme sa femme, qui ne peut en soupçonner la cause. Souvent elle le questionna pour lui demander, si pen­dant son absence, il avoit appris qu'elle lui eût fait la plus légère offense. Dites-le moi, mon ami, je prouverai publiquement mon innocence.

 

Non, madame, je n'ai rien entendu dire sur vous, mais j'ai juré au roi du pays d'où j'arrive , de revenir près de lui parce qu'il a besoin de mon cou­rage. Si le roi , mon seigneur, signoit la paix, huit jours après je ne sefois plus ici; je supporterai bien des peines avant de revenir, et jusqu'à cette époque je n'aurai pas l'esprit tranquille, car je ne veux pas manquer à ma promesse. Après avoir fait ses dispositions, Eliduc part et va servir son sei­gneur qui ne se conduisit que par ses conseils. Chargé de la défense du royaume, il justifia entièrement la confiance de son souverain.

 

Mais lorsque l'époque fixée par Guillardon approcha, le chevalier força les ennemis à signer la paix. Il fit ensuite les préparatifs de son voyage et son­gea aux personnes qui devoient l'accompagner. Il choisit d'abord deux ne­veux qu'il aimoit tendrement, puis un de ses chambellans qui l'avoit déja suivi dans sou premier voyage, et. enfin ses écuyers. Eliduc leur fit jurer à tous de ne jamais divulguer les événements dont ils pourroient être té­moins. Ils s'embarquent et arrivent bientôt au lieu où notre chevalier étoit si ardemment desiré. 

 

Eliduc agissant de ruse, fut se loger loin du port, parce qu'il ne voulait pas être vu ou reconnu de personne. II ordonne à son chambellan de se rendre près de sa mie, pour la prévenir de son retour, et l'avertir de se préparer à partir le lendemain. A l'entrée de la nuit, le chambellan se mit en route pour remplir son message. Il étoit suivi d'Eliduc qui pour n'être pas recon­nu, avoit changé de vêtements; ils arrivent dans l'endroit où étoit Guillar­don. Le chambellan entre dans le palais, et à force de chercher il parvient à trouver l'appartement de la princesse. Il la salue de la part de son amant dont il lui apprend le retour.

 

Emue, hors d'ellemême, Guillardon pleure de joie, et embrasse à plusieurs reprises le porteur d'une nouvelle aussi agréable. Le chambellan la pré­vient de se tenir prête à partir et à venir joindre Eliduc. Ils passèrent la journée à faire tous leurs préparatifs, et lorsque la nuit fut avancée, que tout reposoit dans le château, la pucelle et le chambellan prirent la fuite. Craignant d'être aperçue, Guillardon vêtue d'une robe de soie légèrement brodée , étoit enveloppée d'un manteau court. Non loin du palais et sur le bord d'un bois, le chevalier et ses amis attendoient la princesse qu'ils virent arriver avec plaisir.

 

Le chambellan remet à Eliduc son amie; au comble de la joie, il l'embrasse tendrement et la fait monter en croupe. Ils se mettent en route, précipitent le pas et viennent au port de Totenois où ils s'embarquent de suite. Le vais­seau qu'ils montoient ne portoit que le chevalier, sa mie et leur suite. Ils eurent très-beau temps pendant la traversée, mais au moment de prendre terre, il s'éleva une tourmente furieuse; le vent les jeta loin du port, la grande vergue fut rompue et les voiles déchirées. Les passagers s'agenouillent en réclamant avec ferveur l'intercession de saint Clement, de saint Nicolas, et de madame sainte Marie ; ils la supplient d'implorer les bontés de son fils pour les garantir de péril et les conduire au port.

 

Poussé par la tempête, le vaisseau derive tantôt en avant, tantôt en arrière. Un des écuyers se mit à s'écrier : Qu'avons-nous besoin de prières? Vous avez près de vous, seigneur, l'objet qui doit causer notre mort. Nous ne viendrons jamais à terre, parce que vous avez une légitime épouse et que vous emmenez une autre femme, au mépris de la religion, de la loi, de la probité et de l'honneur. Laissez-nous la jeter dans la mer, et vous verrez que nous arriverons sur-lechamp. Peu s'en fallut qu'à ce discours Eliduc n'étouffât de colère. Misérable, parjure, traître, tu dois t'estimer heureux que je ne puisse quitter mon amie, tu payerois chèrement l'insulte que tu viens de me faire.

 

En effet il la tenoit entre ses bras pour la reconforter et lui donner courage contre l'irritation de la mer. Mais dès que Guillardon eut entendu que son amant étoit marié, elle tomba sans connoissance, perdit à la-fois la couleur, le pouls et la respiration. Les chevaliers qui aidèrent à la transporter, étoient persuadés qu'elle avoit cessé de vivre. Transporté de fureur, Eliduc se lève, vient vers l'écuyer auteur de ses maux, saisit un aviron, lui en dé­charge un coup sur la tête et l'étend à ses pieds. Ses compagnons, témoins de sa mort, ramassent le corps du jeune homme, le jettent à la mer, et les vagues l'ont bientôt fait disparoître.

 

Eliduc se transporte au gouvernail et par ses soins le vaisseau entre dans le port. On jette l'ancre, on dresse le pont, et chacun sort. Eliduc fait des­cendre avec précaution son amie qui étoit encore évanouie et qui paraissoit ne plus exister. Son désespoir étoit d'autant plus grand, qu'il se regardoit comme la cause du trépas de Guillardon. Il consulte ses chevaliers pour lui désigner un endroit peu éloigné, où il pourra la faire ensevelir honorable­ment. Je veux la faire enterrer avec pompe dans une église, chose qui lui est due, puisqu'elle est fille de roi. Les chevaliers étoient si consternés du fatal événement dont ils avoient été les témoins, qu'ils ne savent que ré­pondre.

 

Eliduc se mit à réfléchir sur le lieu où il pourroit déposer les restes de l'ob­jet de son amour, car son habitation étoit si près de la mer, qu'on pouvoit y arriver avant le dîner. Il se ressouvint que près de ses domaines, étoit une forêt de trente lieues de longueur , où demeuroit depuis plus de quarante ans un hermite auquel il avoit souvent parlé et qui desservoit une petite chapelle. Je lui porterai le corps de mon amie qu'il ensevelira dans sa cha­pelle ; je lui ferai tant de bien, qu'il fondera une abbaye soit de religieux ou de chanoines qui nuit et jour prieront le Seigneur de lui accorder la vie éternelle. Eliduc monte à cheval ainsi que ses compagnons auxquels il fait jurer de ne jamais rien révéler de ce qu'ils vont voir. Devant lui , sur son palefroi, Eliduc portoit sou amie.

 

Ils entrent dans la forêt et arrivent à la chapelle ; ils frappent, ils appellent, mais ils ne trouvent personne qui vienne leur ouvrir. Impatienté d'at­tendre, Eliduc donne l'ordre à l'un des siens d'escalader le mur et d'ouvrir les portes, ce qui fut exécuté sur-le-champ. Sitôt qu'il est entré, Eliduc s'aperçoit que le saint ermite avoit terminé sa carrière depuis huit jours. La vue de sa tombe nouvellement élevée, augmenta la tristesse du malheu­reux amant. Ses amis vouloient creuser une seconde fosse pour y déposer Guillardon ; Eliduc les arrêta en les prévenant qu'il ne prendroit aucune détermination à l'égard des funérailles de cette belle, avant d'avoir consul­té les gens sages du pays.

 

D'ailleurs, dit-il, mon dessein est d'élever en ce lieu un monastère ou une abbaye. En recommandant à Dieu l'infortunée Guillardon , nous allons, en attendant, la coucher devant l'autel ; apportez - moi vos manteaux, je vais lui en faire un lit, puis je la couvrirai du mien. Quand vint le moment où le chevalier dut quitter sa maîtresse, il pensa mourir de chagrin. Il l'embras­soit, lui baisoit les yeux, l'arrosoit de de ses larmes. Belle, je jure sur vous de renoncer aux armes et de me retirer du monde. Oui, tendre amie , c'est pour votre malheur que vous m'avez vu et que vous m'avez suivi. Que je suis donc à plaindre puisque c'est par votre amour pour moi que vous n'existez plus. Sans moi vous fussiez devenue reine.

 

Le jour que je vous descendrai dans la tombe, j'entre dans un couvent, je renonce au monde et chaque jour près de vous, je viendrai m'entretenir de ma douleur. Le chevalier abandonne ce triste lieu et ferme avec soin les portes de la chapelle. Il dépêche un de ses écuyers vers sa femme pour la prévenir qu'il revenoit malade et très-fatigué de son voyage. La bonne dame contente du retour de son mari, s'apprête pour le bien recevoir; au lieu des caresses qu'elle attendoit, elle est toute surprise de le voir si triste, si sombre, et ne disant pas une parole. Pendant deux jours elle ne sut quel moyen employer pour le faire parler. Le chevalier se levoit de grand matin, entendoit la messe, puis se mettoit en route pour se rendre à la chapelle où étoit déposée sa mie Guillardon.

 

Cette belle étoit toujours dans le même état ; toujours privée de connois­sance, elle ne donnoit aucun signe de vie. Une chose surprenoit beaucoup Eliduc, c'étoit de voir que le visage de son amie n'a voit éprouvé d'autre changement que d'avoir un peu pâli. Il pleuroit amèrement, prioit avec fer­veur pour son amie, puis il retournoit chez lui. La femme d'Eliduc curieuse de savoir où se rendoit son époux , le fit un jour guetter par un écuyer au­quel elle promit une armure complette et un cheval. Le varlet remplit par­faitement la commission. Il suivit Eliduc sans en être aperçu, le vit entrer dans la chapelle et l'entendit pleurer et se plaindre. Muni de ces instruc­tions, l'écuyer craignant d'être aperçu, revient rendre compte à la dame de ce dont il avoit été témoin, de son entrée dans la chapelle, de la douleur et du désespoir du chevalier.

 

La dame fort surprise de ce qu'elle apprenoit, mais néanmoins satisfaite d'avoir contenté sa curiosité , répondit : II nous faut aller demain à l'ermi­tage, parce que mon mari doit se rendre à la cour pour aller parler au roi. Je sais que l'ermite est mort et que mon mari l'aimoit beaucoup, mais je ne puis croire que ce soit pour ce vieil homme qu'il est si affligé. Eliduc s'étant rendu à la cour, dans l'après-midi, la dame suivie de l'écuyer s'achemine vers l'ermitage. Sitôt qu'elle fut entrée dans la chapelle, elle aperçoit la jeune personne qui sembloit rose nouvelle. En levant la couverture , elle voit un corps d'une beauté achevée, des bras et des mains d'une blancheur éblouissante, des doigts longs et potelés.

 

La dame connut de suite le sujet du grand chagrin de son mari. Elle ap­pelle le varlet, et lui dit : Vois-tu cette femme dont la beauté surpasse l'éclat de la pierre précieuse; c'est l'amie de mon époux , c'est pour elle qu'il se désole. Je ne m'étonne plus de son chagrin d'après la perte qu'il a faite , car moi, par pitié autant que par tendresse, désormais je n'aurai plus de plaisir. La bonne dame s'assied devant le lit à la pucelle et se met à pleurer amèrement la mort de cette jeune personne. Tandis que l'épouse d'Eliduc s'abandonnoit à ses larmes, une belette sortie du dedans de l'autel, vint se promener dans la chapelle, en passant sur le corps de Guillardon. L'écuyer ajuste son bâton, atteint la belette, la tue et jette l'animal dans un coin.

 

Peu de temps après, la femelle parut et alla droit au corps de la belette qui avoit été tuée. Elle tourne autour de son compagnon, lui remue la tête, marche dessus , et voyant qu'elle ne peut faire relever son ami, elle semble se désespérer. Elle sort aussitôt de la chapelle, va dans le bois, y choisit une fleur rouge qu'elle rapporte entre ses dents, puis retourne près de l'animal qui étoit gisant. La belette place d'une certaine manière la fleur dans la bouche de son compagnon qui avoit été tué et qui revint aussitôt à la vie. La dame ayant remarqué cette cure merveilleuse, pria le varlet de retenir les belettes ; il jette son bâton sur ces animaux qui prennent la fuite, en abandonnant la fleur précieuse.

 

La dame court s'en saisir et la met de suite dans la bouche de la pucelle. Après un moment d'attente, Guillardon revint à elle, soupira, ouvrit les yeux , puis ensuite parla Bon dieu, dit - elle, j'ai dormi bien longtemps. La dame au comble de la joie de voir la jeune personne rendue à la vie , re­mercia le ciel de cette faveur. Mon amie, lui demanda-t-elle, quel est votre nom, votre famille? Dame, répondit la pucelle, je suis la fille d'un roi du pays de Logres. J'aimai le chevalier Eliduc qui étoit au service de mon père ; il m'a emmenée avec lui et j'ai commis une grande faute, puisqu'il m'a trompée en me cachant avec soin qu'il avoit une épouse.

 

Quand j'ai appris cette fâcheuse nouvelle, je suis tombée sans connois­sance. Quel mal il m'a fait ! Après m'avoir trahie, il m'abandonne dans un pays étranger. Ah ! qu'une femme est donc folle de se fier aux promesses des hommes! Belle amie, dit la dame, rien au monde ne causera plus de joie au chevalier que la nouvelle de votre retour à la vie. Depuis qu'il vous croit morte il se désole ; chaque jour il vient vous visiter, et il est loin de s'at­tendre à vous trouver vivante. C'est moi qui suis sa femme, et je ne puis vous exprimer la douleur que me cause son désespoir. Le voyant sortir chaque jour, je voulus savoir où il alloit, je l'ai fait suivre et je suis venue moi-même pour connoître le sujet de son chagrin.

 

Je ne saurois vous dire la joie que j'éprouve de vous voir rendue à la vie. Vous retournerez avec moi et je veux vous remettre entre les mains de votre ami. Je le tiens quitte de ses serments, puisque mon dessein est de prendre le voile. La dame s'y prit de telle manière qu'elle parvint non seulement à consoler la belle affligée, mais encore à l'emmener avec elle. Elle commande à l'écuyer d'aller trouver Eliduc et de lui rendre compte de ce qui s'étoit passé. L'écuyer fait diligence, rencontre le chevalier, lui ra­conte l'aventure et remplit parfaitement sa commission. Eliduc monte aus­sitôt à cheval sans attendre sa suite, et arrive chez lui à la nuit fermée.

 

En revoyant son amie, il remercie tendrement sa femme, il est au comble de la joie et ne fut jamais plus heureux. Il embrasse souvent sa belle qui lui rend ses caresses avec moins d'empressement. La femme d'Eliduc prie son mari de lui donner congé, parce qu'elle veut se séparer et entrer en reli­gion. J'espère que vous nie fournirez la somme nécessaire pour faire élever une abbaye. Vous pourrez alors épouser votre amie, car vous savez que la loi s'oppose à ce qu'un mari possède deux femmes. Eliduc consentit à tout, et dans le bocage, près du château, à la chapelle de l'ermitage, il fit élever un monastère avec tous les bâtiments nécessaires; il y ajouta des terres, des revenus et enfin tout ce qui pouvoit être utile ou agréable à l'établissement nouveau.

 

Lorsque tout fut en état, la dame prit le voile avec trente nonnains dont elle devint la supérieure. Eliduc épousa son amie, et ce mariage fut célébré par de grandes fêtes. Ils vécurent ensemble fort long - temps , parfaitement unis et parfaitement heureux. Les deux époux après avoir fait de grandes aumônes se consacrèrent au Seigneur. De l'autre côté de son château, Eli­duc fit élever une église qu'il dota richement. Il y plaça des religieux re­nommés par la sainteté de leur vie et de leurs mœurs pour être l'exemple de la maison. Quand tout fut préparé, Eliduc se rendit au monastère pour se vouer -au service de Dieu tout - puissant.

 

Guillardon fut rejoindre la première femme d'Eliduc, qui la reçut comme une sœur et qui la combla d'amitié. Elle lui montra le service du couvent et lui enseigna les devoirs de la religion. Toutes deux prioient le ciel d'exaucer les vœux de leur ami, qui de son côté prioit pour ses deux femmes. Ils s'en­voyoient réciproquement des messages pour avoir de leurs nouvelles et se donner mutuellement du courage. Chacun faisoit ses efforts afin d'être agréable à Dieu, et chacun d'eux mourut dans les sentiments de la plus grande piété.

 

Sur l'aventure de ces trois personnages, les anciens Bretons, toujours cour­lois, composèrent un Lai, pour en rappeler le souvenir et empêcher qu'elle ne s'oubliât.

 



 

 

L'édition de 1820 de l'ouvrage de B. de Roquefort conte­nait quatorze lais avec leurs traductions en français. On y trouvait donc autres deux lais que l'auteur certifiait être l'œuvre de Marie de France, le Lai de Graelent, qui présente des analogies avec le Lai de Lanval, et dont l'auteur est aujourd'hui incertain, et le Lai de l'Espine, dont Monsieur Gervais de la Rue pense qu'il pourrait avoir été écrit par Guillaume-le-Normand. Monsieur de Roquefort conteste formellement ces thèses. Pour rendre intégralement le contenu et la portée de l'ouvrage de Mr B. de Roquefort, nous donnons les textes de ces deux lais dans la même forme que les douze précédents.

 

Lai de Graelent

Par Marie de France

 

 

L’Aventure de Graelent

Vus dirai si que jeo l'entent:

Bun en sunt li Lai à oïr

E les notes à retenir.

Graalent fu de Bretuns nés,

Gentix è bien enparentés;

Gent ot le cors è franc le cuer,

Pur cou ot nun Graalent - Muer

Li Reis qui Bretaigne teneit

Vers ses veisins grant guerre aveit ;

Chevaliers manda et retint,

Bien sai que Graelent i vint.

Li Rois le retint vulentiers

Pur cou qu'il iert biax Chevaliers,

Mut le chéri è honera,

E Graelent mut se péna

De turnoier è de joster,

E de ses anemis grever.

La Roïne l'oï loer,

E les biens de lui racunter:

Dedens sun cuer l'en aama,

Sun Chanbrelenc en apela.

Diva, dist-ele, ne me celer,

N'as-tu suvent oï parler

Del' bel Chevalier Graelent?

Mut est amis à tute gent.

Dame, dist-il, mult par est prox

E mult se fait aimer à tox.

La Dame lues li respundi,

De lui veul faire mun ami;

Jeo sui pur lui en grant effrei,

Va, si li di qu'il vigne à mei,

M'amor li metrai à banduri.

Mout li dunrés , dist-cil, grant dùir

Merveille est se il n'en ad joie

N'a si boin Abé dusque à Troie,

S'il esgardeit vostre visage

Ne changeast mult tost sun curage.

Cil s'en turna, la Dame lait,

A l'ostel Graelent s'en vait :

Avenamment l'a salué.

Sun message li a cunté

K'à la Roïne voist parler,

E n'ait cure de dèmurer.

Ce li respunt li Chevaliers,

Aies avant , biaus amis chiers.

E Graelent s'est aturnés;

Sur un cheval ferrant munta

Un Chevalier od lui mena.
Al chastel sunt andui venu

E en la sale descendu,

Par devant le Roi trespassèrent,

Es cambres la Roine entrèrent.

Quant el les voit, sis apela,

Mut les chéri è honera,

Entur ses bras prist Graelent

Si l'acola estreitement :

De joste li séir le fist

Sor un tapi, puis si li dist:

Mut boinement a esgardé

Sun cors, sun vis , è sa biauté;

A lui parla curteisement,

E il li respunt sinplement,

Ne li dist rien qui bien ne sièce.

La Roine pensa grant pièce,

Merveille est s'ele ne li prie

Que il 1 amast par druerie:

L'amurs dé lui la fait Tiàrdie

Demande-lui s'il a Amie,

Ne se d'amurs est arestés,

Car il deveit bien estre amés.

Dame, dist-il, jeo n'aime pas,

D'amurs tenir n'est mie gas;

Cil deit estre de mut grant pris

Qui s'entremet qu'il seit amis:

Tel cinc cent parolent d'amur,

N'en sevent pas le pior tur,

Ne que est loiax druerie.

Ains lor rage è lor folie,

Perece, wiseuse è faintise

Enpire amor en mainte guise
Ainors demande caasté,

En fais, en dis è en pensé:

, Se l'uns des amans est loiax,

E 1i autre est jalox è faus,

Si est amors entr'ex fausée,

Ne puet avoir lunge durée.

Amors n'a soing de compagnun,

Boin amors n'est se de Dex nun,

De cors en cors, de cuer en cuer,

Autrement n'est prex à nul fuer

Tulles qui parla d'amistié,

Dist assés bien en son ditié,

Que veut amis, ce veut l'amie

Dunt est boine la compaignie,

S'ele le veut è il lotreit.

Dunt la druerie est à dreit,

Puisque li uns l'autre desdit,

Wi a d amors fors c un despit;

Assés puet-um amors trover,

Mais sens estuet al' bien garder,

Douçour è francise, è mesure.

Amors n'a de grant forfait cure,

Loialté tenir è pramettre,

Pur cou ne m'en os entremette.

La Roine oi parler Graelent,

Qui tant parla curteisement,

S'ele n eust talent d'amer,

Si l'en estéut-il parler

Bien set è voit, n'en dute mie

Qu'en lui a sens è curteisie.

A lui parla tut en apert,

Sun cuer li a tut descuvert;

Amis, dist-ele, Graelent,

Jeo vus aim mut parfitement ,

Unques n'amai fors mun Seignur,

Mais jeo vus aim de bune amur.

Jeo vus otroi ma druerie,

Soies amis è jou amie.
Dame , dist-il, vostre merci,

Mais il peut pas estre en si,

Car jeo sui saudoiers le Roi,

Loiauté li pramis è foi,

E de sa vie è de s'anor,

Quant à lui remés l'autre jor

Jà par moi hunte ni ara:

Lunt prist cungié , si s'en ala.

La Roïne l'en vit aler,

Si cummença à suspirer,
Dolante est mult, ne sait que faire,

Ne s'en voleit par tant retraire;

Suventes feiz le requereit,

Ses mésages li trameteit,

Riches présens li envoieit,

E il trestus les refuseit.

La Roïne mult l'en haï

Quant ele à lui del' tut failli,

A sun Seignur mal le meteit,

E volentiers en mesdiseit.

Tant cum li Rois maintint la guerre,

Remest Graelent en la terre;

Tant despendi qu'il n'ot que prendre,

Car li Rois le faiseit atendre,

Ki li deteneit ses saudées.

Ne l'en aveit nules dunnées,

La Roïne li desturneit,

Au Roi diseit è cunseilleit

Ke nule rien ne li donast

Fors le cunroi qu'il n'en alast:

Car jeo sui saudoiers le Roi,

Loiauté li pramis è foi,

E de sa vie è de s'anor, ,

Quant à lui remés l'autre jor

Jà par moi hunte ni ara:

Lunt prist cungié , si s'en ala.

La Roïne l'en vit aler,

Si cummença à suspirer,

Dolante est mult, ne sait que faire,

Ne s'en voleit par tant retraire;

Suventes feiz le requereit,

Ses mésages li trameteit,

Riches présens li envoieit,

E il trestus les refuseit.

La Roïne mult l'en haï

Quant ele à lui del' tut failli,

A sun Seignur mal le meteit,

E volentiers en mesdiseit.

Tant cum li Rois maintint la guerre,

Remest Graelent en la terre;

Tant despendi qu'il n'ot que prendre,

Car li Rois le faiseit atendre,

Ki li deteneit ses saudées.

Ne l'en aveit nules dunnées ,

La Roïne li desturneit,

Au Roi diseit è cunseilleit

Ke nule rien ne li donast

Fors le cunroi qu'il n'en alast:
Povre le tenist enture lui,

Qu’il ne péust servir autrui.
Que fer  a ore Graelens ?
N’est merveille s’il est dolens ;

Ne lui remest que engagier,
Fors un runcin n’est gaires chier :
Il ne puet de la vile aller
car il n’aveit sor quoi munter.
Graelens n’atend nul secours ;
Ce fu en mai des luns jurs,
Ses Hostes fu matin levéq,
Od sa femme est burc alés
Chiés un de ses veisins mengier.
Tut seul laiça le Chevalier,
Od li n’en eut en la maisun
Escuier, sergeant, ne garçun,
Fors seul la File à la Burgeise,
Une Mescine mult couteise.
Quand vint à l’eure du disner,

Au Chevalier ala parler,
Multli pria qu’il se hastast,

E qu’il ensanble od li mangast.

Il ne puet pa rehaitier,

Si apela sun escuiier,
Dist k’amaint sun cacéor,
Sa sele mete et tot l’ator ;

Là hors irai esbanoier,
Car jeo n’ai cure de mangier.
Il li respunt, n’ai point de sele.
Amis, ce disy la Demoisele,
Une sele vus presterai,
E un bon frein sus baillerai.
Cil a le cheval amené,
En la maison l’a enselé :

Graelent est dessus muntés,
Parmi le burc est trespassés ;
Unes viés piax ot afulées
Que trop lungement ot portées.
Cil é celes qui l’esgardérent,

L’escarnirent mult é gabérent :
Tex est custume de burgeis,
N’en verrés gaires de curtéis.
Il ne se prent de ce regart,

Fors de la vile aveit un gart,
Une forest grant é plénière,
Parmi cureit une rivière :

Cele part ala Graelent,
Très pensix, mornes é dolent.
n’eut gaires par le bos erré,
En un boisson espés ramé
Voit une Bisse tute Blance
Plus que n’est nois nule sor brance :
Devant lui la Bisse sailli,
Il la hua, si puinst à li.
Il ne la cunsivra jamés,
Purquant si la suit-il de prés,
Tant qu’en une lande l’en mène,
Devers le sors d’une fontaine,
Dunt l’iave esteit clère é bele.
Dedens baigneit une Pucele,
Dex Dameisels la serveient :
Sor l’eur de la fontaine esteient.
li drap dunt ele ert despoulie,
Erent dedens une foillie.
Graelens a celi vélue
Qui en la fontaine esteit nue.
De la Bisse n(eut-il puis cure,
Cele part va grant aléure.

Tant la vit graisle é escanie,
blanche é gente é colorie ;

Les ex rians é bel frunt,

   Il n’a si bele en tut le mun :
ne la veut en l’iave tuchier,
Par loisir la laisse baignier.
Sa depoulle est alés saisir,
Par tant le cuide retenir

Ses demeiseles s’aperçurent

Del’ Chevalier, en effroi furent.
Lor dame l’a araisuné,
Par mautalent l’a apelé :

Graelent, lai mes dras ester,
Ne t’en pués gaires amender,
Si tuod toi les emporteies,

E ensi nue me laisseies  

Trop sanleroit grant cunveitise.

Rent moi se viax nun ma cbemise,

Li mantiax puet bien estre tuens,

Denier en prens , car il est buens.

Graelent respunt en riant,

Ne sui pas fix à marchéant,

N'a Borgois pur vendre mantiax:

S'il valoit ore trois castiax,

Si n'enporteroie-jeo mie:

Isciés de cele iave, Amie,

Prenés vos dras , si vus vestés

Ançois que vus à mei parlés.

Je n'en voil pas, dist-ele, iscir,

Que de mei vus puisiés saisir;

N'ai cure de rostre parole,

Ne sui nient de vostre escole.

Il li respunt, je sofferai,

Vostre despoulle garderai,

Desque vus isterés ça fors:

Bele , mut avés gent le cors.

Qant ele voit qu'il veut atendre,

E que ses dras ne li veut rendre;

Séurté demande de lui

K'il ne li face nul anui.

Graelent l'a aséuré;

Sa chemise li a dunée:

Cele s'en ist de maintenant,

Il li tint le mantel devant,

Puis l’afula é si li rent.

Par  la main senestre la prent,
Des autres dex l’a eslungié ;
D’amors l’a requise é proiié
E que delui face son dru.
E ele li a respundu :
Ge ! tu quiesrs grant utrage,
Ge ne te tieng noient pur sage,
Durement me doi merveiller,

Que m’oses de çou araisnier.
Tu ne dois estre si hardis,
T’en sereis tost malbaillis ;

Jà n’afiert pas à tun parage
Nule femme de mun lingnage.

Graelent la truve si fière
E bien entent que par proiiére
Ne fera point de son plaisir,

N’eil ne s’en veut ensi partir :
En l’espése de la forest

A fet de li ce que li plest.
Qant il en ot fet sun talent,

Merci li prie dolcement
Que vers lui ne soit trop irée,
Mais or soit et france et sénée,

 Si li otroie sa druerie,

E il fera de li s’Amie ;
Loialment é bien l’amera,

Jamés de li ne partira.

La Dameisele ot è entent

La parole de Graelent,

E voit qu'il est curteis è sage,

Buns Chevaliers è prox è large,

E set se il départ de li,

Jamais n'aura si boin Ami,

S'amur li a bien otreié;

E il l'a ducement baisié.

A lui parole en itel guise:
 Graelent, vus m'avés souprise,

Jeo vus amerai vraiement,

Mais une chose vus deffent,

Que ne dires parole aperte,

Dunt notre amurs seit descuverte.

Jeo vus dunrai mult richement

Deniers è dras, or è argent,

Mult ert l'amurs bone entre nus,

Nuit è jur g'irai aveuc vus;

Dalés vus me verés aler,

A mei purrés rire et parler,

N'aurés cunpaignun qui me voie,

Ne qui jà sace qui je soie.

Graelent, vos estes loiaus

Prox è curtois et assés biax:

Pur vus ving-jou à la fontaine,

Pur vus souferai-jou grant paine;

Bien savoie ceste aventure,

Mais or soiiés de grant mesure.

Gardés que pas ne vus vantés
De chose par qoi me perdés ;
Un an vus cunvenra, Amis,
Séjorner près de est païs :
Errer poés dex mois entiers,
Mais ça seit vostre repairiers,
Pur çou que j’aim ceste cuntrée.
Alés vus ent, none est sonée,

Mun mesage vus tramettrai,

Ma vulunté vus manderai.
Graelent prent à li cungié,

Ele l’acole et a baisié.
Il est à sun ostel venus, 

De sun cheval est decendus.
En une chambre seus entra,

A la fenestre s’apoia,

De s’aventure mut pensis.

Vers le bos a turné sun vis,

Un varlet vit venir errant

Desor un palefroi anblant ;

Desi à l’ostel Graelent

En est venus q’ainc ne descent.
Au Chevalier en est venus,

E il est contre lui salus ;

Demande li dunt il veneit :

Cum aveit nun é qui esteit.
Sire, dist-il ne dutez mie,

Jeo suis mésagés vostre Amie,

Cest destrier par mei vus enveie,

Ensanble od vus veut que jeo seie :

Vos gages vus aquiterai,

De vostre Hostel garde prendrai.

Qant Graelent ot la novele,

Qui mult  li sanble boine é bele ;

Le Vallet baise boinement,

E puis ad reçut le présent,

Le destrier sos ciel n’a si bel,

Ne minus corant, ne plus isnel ;
En l’establepur sei le met,
E le cacéor au Varlet.

Cil a sa male destorsée,
        En la canbre l’en a portée,

Puis l’a uverte é deffremée

Une grant coute en a getée :

D’un riche paile ovrée fu

D’autre part d’un riche boufu,
Met  le sor le lit Graelent ;
Après mer sus or é argent,
Buins dras à sun Segnur vestir,

Après fait su oste venir,
Deniers li baille ad grant plenté,

Si li a dit è cumandé h

Que ses Sires ert aquités,

E ses hostez bien acnntés:

Gart qu’asses i ait a mangier,

E s’en la vile a Chevalier

Qui séjorner voille tut coi,

Q'il l'en amaint ensanle od soi.

Li Hostes fu prex è curteis,

E mult vaillant cumme Burgeis:

Riche cunroi fist aturner,

Par la vile fet demander

Les Chevaliers mesaaisiés,

E les prisuns é les croisiés;

A l'ostel Graelent les maine,

Del' honerer forment se paine,

Assés i eut joué la nuit

D'estrumens è d'autre déduit.

Le jur fu Graelent haitiés,

E ricement apareilliés.

Grans duns duna as harpéors

As prisuns è as guoors;
N'aveit berguis en la cité

Qui li éust aveir presté,

Qui ne li doinst è face honur,

Tant qu'il le tienent à Seignur.

Desor est Graelent à aise,

Ne voit més rien qui li déplaise;

S'Amie voit lés lui aler,

A li se puet rire et juer.

La nuit le sent de juste lui,

Cument puet-il aveir anui ?
Graelent oire mult suvent;

El pais n'a turneiement,

Dunt il ne seit tus li premiers,

Mut est amés des Chevaliers.

Or a Graelent boine vie

E mult grant joie de s'Amie;

Se ce li puet lunges durer,

Jà ne devreit-el demander.
Ensi fu bien un an entier,

Tant que li Reis dut ostoier.

A Pentecuste chascun an

Semouneit ses Baruns par ban,

Tus cex qui de lui bien teneient,

E à sa Cort od lui mangeient:

Serveient le par grant amut.

Quant mengié aveient le jur,

La Roïne faiseit munter

Sor un haut banc è deffubler,

Puis demandeit à tus ensanble,

Segnur Barun , que vus ensanble ?

A sous ciel plus bele Roïne?

Pucele , Dame ne Mescine;

A tox le Conveneit loer,

É au Roi dire et afremer

K'il ne sevent nule si bele

Mescine, Dame ne Pucele:

N'i ot un seul ne le prisast,

E sa biaté ne li loast,

Fors Graelent qui s'en taiseit,

A sei méisme surieit :
En sun cuer penseit à s'Amie,
Des autres teneit à folie

Ki de tutes parts s'escrioient

E la Roïne si looient :

Sun cief ouvri, sun vis baissa
E la Roïne l'esgarda,

Le Roi le mustra sun Seignur,

Voiés, Sire, quès deshonur!

N'avez Barun ne m'ait loée,

Fors. Graelent qui m'a gabée.
Bien sai qu'il m'a piéça haïe,

Jeo cuit qu'il a de moi envie.

Li Rois apela Graelent,

Demanda li, oïant la gent,

Par la foi que il li deveit,

Qui ses naturex hum esteit

Ne li celast, ains le désist

Pur-qoi baisa sun cief et rist.

Graelens respundi au Rei,

Sire, dit-il, entent à mei:

Uques mais hum de tun parage
Ne fist tel fait ne tel folage ;
De ta femme fais mustrisun,
Qu’il n’a çaient un seul Barun,
Cui tu ne le faces loer,
Dient qu’il n’a sous ciel sa per :
Pur veir vus une nuvele,
On pue tassés truver plus bele.
li Reis l’oï, mult l’en pesa ;
Per sairement le cunjura

S’il en saveit nul plus gente ;
Oil, dist-il, qui vaut tés trente.

La Roïne must s’en mari,
A sun Segnur cria merci,
K’au Chevalier  face amener
Celi qu’il i oï loer,
E dunt i fait si grant vantance :
Entre-nos dex seit la mustrance ;
S’ele est si bele, quite en seit,

U se nén, fétes m’en dreit

Del’ mesdit é de la blastenge.
Li Roi cumande k’on le prenge,
N’aura de lui amur ne pais,
De prisun n’istera jamais,
Se cele n’est avant mustrée
Que de biauté a tant loée.
Graelens est pris é tenus,
Mix le venist estree téus :
Al Rei a demandé respit,
Bien s’aperçeit qu’il a mesdit ;
S’Amie en cuide aveir perdue,
Dire é de mautalent tressue.
Jà est bien dreis que mal li tort,
Plusur l’en plaignent en la Cort.
Le jur eurt entur lui grant pressse,
Duq’à l’autre an li Reis le lesse,
Ke sa feste rasanblera ;
Tus ses amis i mandera,
E ses Baruns é ses Fievés.

Là seit Graelent amenés,
Celia maint ensanble od sei
Que tant loa devant le Rei :
S’ele si bele é si vaillans,
Bien li pura estre varans,
Quites en ert, rien n’i perdra ;
E s’el ne vient jugiés sera,
En la merci le Roi en iert,
Assés set çeu qu’il i affiert.
Graelens est de Cort partis
Tristes, coreçous é maris,
Muntés est sor un buin destrier,
A sun hostel va herbegier :
Sun Canbrelanc a demandé,
Mais il n’en a a mie truvé
Que s’Amie li eut tramis.
Or est Graelent entrepris,
Mix vaureit estre mors que vis.

En une chanbre s'est sul mis,

A s’Amie crie merci,

Por Diu qu il puist parler a li,
Ne li vaut rien , ni parlera,
Devant un an ne le verra,

Ne jà n'aura de li confort

Ains ert jugiés près de le mort.

Graelens maine grant dolur ,

Il n'a repos ne nuit ne jur,

Qant s’Amie ne puet aveir.

Sa vie met en noncaleir,

Q'ançois que li ans fust passés,

Fu Graelens si aduilés,
Que il n'a force ne vertu
Ce dient cil qui l'unt véu
Merveille est qu'il a tant duré.

Al jur que li Rois ot numé,
Ke sa feste deveit tenir,

Li Keis a fait grant gent venir.

 Li Plege amainent Graelent

 Devant le Rei en sun present.

Il li demande ù est s'Amie.

Sire , dist-il, nel' amain mie,

Jeo ne la puis noient avoir,

Faites de moi vostre voloir.

Li Reis respunt : Dans Graelent,
Trop parlates vialinement,
Vers la Roïne mespréistes,
E tus mes Baruns desdeistes :
Jamés d’autres ne mesdirés.

Qant de mes mains départirés.
Li Reis parole hautement,
Segnur, dist-il, del’ jugement
Vus pri que ne le déportés
Selunc le dit q’oï avés,
ke Graelent oïant vus dist,
E ma Curt hunte me fist :
Ne m’aime pas de boine amur,
Qui ma femme dist deshonur.
Ki volentiers fiert vostre chien,
Jà mar querés qu’il vus aint bien.
 Cil de la Curt sunt fors alé,
Al jugement sunt asanblés :
Une grande piéce sunt tut coi,
Qui n’i ot noise ni effroi
Mult lur poise del’ Chevalier,
S’il le vaulent par mal jugier.
Ains que nus dex mot i parlast,

Ne le parole racuntast,

Vint un vallés qui lor a dit
Qu’ils atendissent un petit.
En la Cort vienent dex Puceles,
Al Roiame n’aveit plus beles ;
Al chevalier mult aiderunt
Si Diu plaist, sel’ délivrerunt.
  Cil unt vulentiers atendu,
Ains que d’iloeuc soint méu,
Sunt les Dameiseles venues
De grant biauté é bien vestues :
Bien sunt en deus bliaus lacies,
Graisles furment é bien delgies.
De lur palefreis descendirent,
A dex Varlés tenir les firent :
En la sale vindrent au Rei.
Sire, dist l’une, entent à mei,
Ma Dameiselle nus cumande,
E pan nus dex vus pri et mande
C’un poi faites sufrir cest plait,
E qi’il n’i ait jugement fait :
Ele vient ci à toi parler
Pur le Chevalier délivrer.
Ains que cele éust dist son cunte
Eut la Roïne mut grant hunte ;
Ne demoura gaires après,

Devant le Rei en son palés
Vinrent dex autres mult plus gentes,
De colur blanches é rovantes,
Au Rei dient qu’il atendist
tant que lor Dameisele venist.
Mut furent celes esgardées,
E lor biauté de tuz loées :
De plus beles en i aveit
Que la Roïne n’en esteit.
E qant lor Dameisele vint,
Tote la Curt à li se tint :
Murt ert bele de grant manière,
A dox sanblant, od simple cière,
Biax ex, biax vis, bele façun,

En li n’a nient de mesproisun.
Tot l’esgardèrent à merveille,
D’une porpre tute vermeille
A or brosdée estreitement,
Esteit vestue richement ;
Ses mantiax valeit un castel.

Sun palefroi ot buin et bel :
Ses frains, sa sele é ses lorains,
Valoit mil livres de çartains.
Pur la véoir issent tut hors,
Sun vis loerent é sun cors,
E sun sanlant é sa faiture.
Ele ne vait grant aléure :
Devant le Roi vint à Cheval,
Nus ne li puet turner à mal ;
A pié descent emmi la place,

Sun palefrei pas n’i atace.

Au Roi parla curteisemenl ,

Sire, fait - ele, à moi entent,

E vus trestout, Segnur Barun,

Entendés ça à ma raisun.

Asés savés de Graelent

Qu'il dist au Roi devant sa gent,

Au tans à se grant asanblée,

Qant la Roïne fu mustrée,
Ke plus bele femme ot véue.

Ceste parole est bien séue,

Vérités est, il mesparla,

Puisque li Rois s'en coreça;

Mais de ce dist-il vérité,

N'est nule de si grant biauté

Que autre si bele ne seit:

Or esgardez, s en dites dreit,
Se par moi s'en puet aquiter,

Li Rois li doit quite clamer.

N'i ot tin seul, petit ne grant,

Ki ne désist bien en oïant,

Qu'ensanble li a tel Mescine,

Qui de biauté vaut la Roïne ;

Li Rois méismes a jugié

Devant sa Cort è otroié

Que Graelent est aquités,

Bien doit estres quites clamés.

Dementiers que li plais dura,

Graelent pas ne s'ublia;
Sun blanc cheval fist amener ,

Od s'Amie s'en veut aler.

Quant ele ot fait cou qu'ele quist,

E ot oï que li Cors dist,

Cungié demande et prent del' Roi,

E munte sor sun palefroi:

De la sale se départi,

Ses Puceles énsanble od li.

Graelent munte et vait après

Parmi la vile à grant eslès;

Tuz-jurs li va merci criant,

Ele ne respunt ne tant ne quant.

Tant unt lor droit chemin tenu,

Qu'il sunt à la forest venu;

Parmi le bos lor voie tinrent,

Desi qu'à le rivière vinrent,

Ki en une lande sorteit,

E parmi la forest coureit.

Mut en ert liave blanche et bele,

Dedens se met la Dameisele:

Graelent i veut après aler

Mais ele li cumence à crier:

Fui, Graelent, n'i entre pas,

Se tu t'i mès, tu noieras.

Il ne se prent de ce regrt,
Après se met, trop li est tart :

L’eve li clot desuer le frunt,
A grant paine resort à-munt ;
Mais ele l’a par la renne pris,
 A terre l’a arière mis,
Puis li dit qu’il ne puet passer,
Ja tant ne sara pener,
Cummande li que voit arière.

Ele se met en la rivière,

Mais il ne puet mie sufrir
Que de lui le voie partir :
En l’eve entre tut à cheval,
L’unde l’emporte cuntreval ;
Départi l’a de sun estrier.
Graelent fu près de noilier,
Qant les Puceles s’escrièrent,

Damoisele, por Diu, merci,
Aiés pitié de vostre Ami ;
Véés, il noie à grant dolur.
A las ! mar vit unques le jur
Que vus primes à lui parlastes,
E vostre amur li octroiastes :
Dame, voiiés, l’unde l’enmaine,

Por Diu, c’or le jetés de paine
Mut est grant dex s’il doit morir,
Coment le poent vos cœur sufrir ?
Trop par li estes ore dure,
Aidiés li, car en prenés cure.
Damoisele, vostre amis nie,

Soffrés qu’il ait unpeu d’aie ;
Vus avés de lui grant pécié.
La Damoisele en ot pitié
De çon qu’ele les ot se plaindre,
Ne puet mais celer ne faindre.
Hastivement est returnée,
A la rivière en est alée,
Par les flancs saisist son Ami,
Si l’en amaine ensanble od li.
Qant d’autre part sunt arivés,
Ses dras mulliés li a osté,
De son mantel l’a afublé,
En sa terre l’en ad mené.
Encor dient cil du païs
Que Graelent i est tous vis.
 Ses destriers qui d’eve eschapa,
Pur sun Segnur grant dol mena :
En la forest fist son retur,
Ne fu en pais ne nuit ne jur ;

Des pies grata, furnient heni,

Par la cuntrée fu oï.

Prendre cuident è retenir,

Unques nus d’aus nel’ pot saisir:
Il ne voleit nului atendre,

Nus ne le puet lacier ne prendre.

Mut lunc-tans après loï-un

Chascun an en cele saisun ,

Que se Sire parti de li,

La noise et le friente, et le cri

Ke li bons chevaus demenot

Pur sun Seignnr que perdu ot.

L'aventure du bun destrier,

L'aventure du Chevalier

Cum il s'en ala od sa Mie,

Fu par tute Bretaigne oïe,

Un Lai en firent li Bretun ,

Graalent-Mor l'apela-un.

 

 

Marie de France - Lai de Graelent

 

Traduction française simplifiée

 

 

Je vais vous raconter l’aventure  de Graelent telle que je l’ai entendue ;  la musique en est bonne à retenir et le Lai mérite d’être raconté.

Graelent était né en Bretagne, d’une famille illustre, et à une grande beau­té, il joignait encore la droiture du cœur. C’est pour cette raison qu’on l’avait nommé Graelent-Mor.

Le roi qui tenoit alors la Bretagne étant entré en guerre avec les princes ses voisins, demanda un grand nombre de chevaliers pour les retenir à son ser­vice. Graelent fut des premiers à se ranger sous la bannière du roi. Celui-ci le retint à son service avec d'autant plus de plaisir qu'il étoit beau cheva­lier; aussi lui donna-t-il des preuves de son estime et de son amitié. De son côté, Graelent cherchoit à mériter les bontés du monarque, soit en rempor­tant le prix dans les joutes et les tournois, soit en combattant les ennemis de son prince. Le bruit de tant de mérite parvint bientôt jusqu'aux oreilles de la reine ; à force d'entendre vanter le courage et la beauté du chevalier, elle prit de l'amour pour lui. Un jour elle tire à part son chambellan : Parle-moi franchement, n'as-tu pas souvent entendu parler du beau cheva­lier Graelent dont chacun fait l'éloge ? Oui, ma dame, je sais qu'il est brave et courtois, aussi n'est-il personne qui ne l'aime. La reine répondit sur le champ : Mon cœur depuis longtemps me parle en sa faveur et je veux l'avoir pour ami. Va le trouver, dis-lui de se rendre près de moi et que je veux lui abandonner mon amour. Ah! quel don précieux vous lui faites, re­prit le chambellan, je ne doute pas de la joie que lui causera une nouvelle aussi flatteuse. Il n'est si bon abbé, s'il venoit à voir votre beau visage, qui ne fût tenté de violer ses serments. Le chambellan part et se rend chez le chevalier: après l'avoir salué, il s'acquitte de sa mission et le prie de vouloir venir parler à la reine le plus promptement possible. Graelent lui répondit : Allez m'annoncer, cher ami, je pars. Il s'apprête et monte sur un beau cheval d'Afrique, suivi d'un seul chevalier. Arrivés au château, ils descendent dans la salle et passèrent chez le roi avant que d'entrer dans les appartements de la reine. Dès qu'ils paroissent, elle vient au devant d'eux, puis serrant le chevalier dans ses bras, elle l'embrasse étroitement et le fait asseoir à ses côtés, sur un tapis. Graelent répond avec modestie aux questions qui lui sont faites et ne dit pas un mot qui dépasse les règles de la bienséance. La reine, fort embarrassée de cette réserve, n’ose se résoudre à l’aveu de ses sentiments. Enhardie par l’amour elle demande au chevalier s’il avoit une mie, car sans doute il aimoit et devoit être bien aimé. Non, dame ; je n’aime pas, parce que tenir les promesses d’amour n’est point une frivolité. Il doit être vertueux celui qui s’entremet d’aimer. Plus de cinq cents personnes parlent de ce tendre penchant, et toutes ignorent ce que c’est qu’un véritable attachement. C’est plutôt une rage, une folie ; c’est la paresse, la nonchalance, la fausseté, qui détruisent l’amour ; cette union exige la chasteté en pensées, en paroles, en actions. Si l’un des amants est fidèle, qu l’autre soit faux et jaloux, leur liaison mal assortie ne peut être de longue durée. Le véritable amour, don du ciel, doit rester ignoré ; il doit se communiquer de corps en corps, de cœur en coeur, autrement il ne seroit d’aucun prix. Cicéron dans son traité de l'amitié, dit expressément : ce que désire l'un des amants, doit être désiré par l'autre ; leur liaison devient charmante dès qu'il en est ainsi. Mais si l'un veut et que l'autre ne veuille pas  il n'existe plus d'amour alors. Il est aisé de faire une maîtresse, mais il est plus difficile de la conserver, surtout, si de chaque côté, l'on n'apporte pas de la douceur, de la franchise et de la régularité. L'amour ne doit jamais être souillé, son commerce demande une si grande loyauté que je n'ai jamais osé m'en entremettre.

La reine écouta avec plaisir le discours du chevalier qui lui paroissoit par­tager ses sentiments; il n'auroit pas ainsi parlé, s'il n'avoit eu dessein d'ai­mer; oui, j'en suis certaine, Graelent est un homme sage, aimable et cour­tois. Elle s'ouvre alors sans réserve au chevalier et lui découvre sa passion. Ami, lui dit-elle, je vous aime passionnément; et je vous l'avouerai même,  j'ai toujours éprouvé pour le roi un attachement très faible. Pour vous mon amour est sincère, je vous accorde toute ma tendresse, soyez mon ami et moi votre amie. Je vous remercie beaucoup, madame, de l'honneur que vous me faites ; je ne puis en profiter, puisque je suis à la solde du roi. En entrant à son service, je lui promis foi et fidélité, je lui promis de défendre sa vie et son honneur; j'ai renouvelé mon serment et jamais je ne le trahi­rai. A ces mots, il salua la reine et prit congé d'elle.

En le voyant partir la princesse soupire, devient triste et rêveuse; elle ne sait à quoi se résoudre et ne peut cependant renoncer à lui. Pour chercher à l'attendrir, elle écrivoit au chevalier, lui envoyoit de riches présents; mais Graelent refusa tout. Irritée de ses refus la reine change son amour en haine; elle indispose le monarque son époux contre le chevalier dont elle di­soit sans cesse du mal. Tant que la guerre continua, Graelent demeura dans le royaume; cependant il n'étoit point payé, sa solde lui étoit retenue par les avis de la reine; elle conseilloit au monarque de ne rien accorder au chevalier. On le tenoit dans une gêne aussi grande, pour qu'il lui fût impos­sible d'aller servir ailleurs. Que va devenir Graelent? Il ne faut pas s'éton­ner de sa tristesse, puisqu'il ne lui reste pour vendre ou pour engager qu'un mauvais cheval de bagage de peu de valeur. Enfin le malheureux ne pouvoit sortir de la ville, n'ayant point de monture.

Graelent n'espéroit aucun secours de personne. Dans les beaux jours du mois de mai, son hôte s'étant levé de bon matin, sortit avec sa femme pour se rendre à la ville et aller dîner chez un de leurs voisins. Ils avoient laissé le chevalier seul à la maison sans écuyer, sans domestique ou valet, à l'ex­ception de leur fille, jeune personne fort aimable. A l'heure du repas, elle alla parler à Graelent, le prier de se hâter pour venir manger avec elle. Trop affligé pour prendre la moindre nourriture, le chevalier appelle son écuyer, lui commande de seller et brider son cheval de chasse et de le lui amener. J'irai me distraire dans la campagne, car je n'ai besoin de rien. Seigneur, dit l'écuyer, vous n'avez plus de selle. Ami, reprit la damoiselle, non-seulement je vous en prêterai une, mais encore je vous donnerai une bonne bride. L'écuyer va chercher le cheval qu'il revêt de ses harnois. Graelent monte et traverse la ville. La chabraque ou la couverture de son coursier consistoit en une vieille peau qui, pour avoir trop servie, étoit dans un fort mauvais état. Tous ceux qui le virent passer le huèrent et se mo­quèrent de lui. Telle est la coutume parmi les gens du peuple, vous n'en trouverez guères de polis. La mélancolie du chevalier l'empêche de faire at­tention aux cris que faisoit naître la vétusté de son harnois. Il continue sa route, sort de la ville, entre dans la forêt qui étoit traversée par une rivière sur les bords de laquelle il se rendoit. Graelent marchoit depuis peu de temps dans le bois, lorsque, au milieu d'un épais buisson, il aperçut une biche plus blanche que la neige. La biche part, il la crie, la poursuit et il ne pourra pas l'atteindre, quoiqu'il la suive de près. Elle conduit Graelent dans une prairie arrosée par la-source d'une fontaine dont l'eau étoit claire et belle. Au bord, se baignoit une jeune dame. Deux pucelles qui se tenoient près d'elle la servoient et exécutoient ses ordres. Les vêtements qu'elle avoit quittés étoient suspendus à un arbre. Dès que Graelent eut aperçu la beauté qui étoit dans la fontaine, il ne songe plus à poursuivre la biche. Il admire sa taille élancée, la blancheur de son teint, l'incarnat de ses joues, ses yeux riants, la beauté de son front, enfin cet assemblage de perfections qui se rencontre bien rarement. La jolie baigneuse de vouloit pas sortir de l’eau ; pour l’y forcer, le chevalier va s’emparer de ses vêtements croyant pouvoir la retenir par cette action. Les deux pucelles s’aperçoivent du dessein de Graelent et ont peur. La dame l’appelle avec colère et lui dit : Chevalier, laisse ces objets qui te rapporteroient peu de profit ; tu commettrois une bien vilaine action, si tu les emportois et me laissois aller toute nue. Rends-moi, je te prie, ma chemise ; quant au manteau qui est très beau, tu peux le garder pour le vendre. Madame, répondit en riant le chevalier, je ne suis pas fils de marchand ou de bourgeois ;  il auroit même la valeur de deux ou trois châteaux, que je ne l’emporterois pas. Sortez de l’eau, belle amie ;  voici vos vêtements, habillez-vous , et daignez venir me parler. Je ne veux pas en sortir, dit-elle ; je crains trop qu vous ne vous empariez de ma personne ; je n’ai nul besoin de vos beaux discours et ne suis point d votre école. Belle dame, reprit Graelent, puisque vous ne voulez pas déférer à mes prières,je garderai vos vêtements ; c’est fâcheux car vous avez un bien beau corps. La jeune personne voyant que le chevalier attendoit sa sortie de l’eau, qu’à ce prix seulement elle auroit ses vêtements, elle lui demande en grâce de la respecter et de ne lui faire aucune insulte.Graelent la rassure à cet égard, lui présente d’abord la chemise qu’elle passe avant de sortir de l’eau, puis lui tient le manteau qu’il attacha lui-même. Lui tenant la main gauche, il l’éloigne de ses deux compagnes ; il la prie et la requiert d’amour et sollicite la faveur d’être son amant. La dame surprise répondit : Moi, ta maitresse ! En vérité, cet excès de présomption me fait présumer que ta raison n’est pas saine. Je dois être bien surprise de ce que tu m’as osé proposer. Tant de hardiesse mériteroit une punition exemplaire. Il ne convient pas à un homme de ton espèce, de porters ses vœux sur une femme de mon rang. La fierté du caractère de la dame prouve à Graelent qu’il n’obtiendra rien de la dame par la douceur  ; et il ne veut pas se séparer d’elle avant  d'avoir obtenu le don d'amoureuse merci. L'ayant conduite dans l'épaisseur de la forêt, il ravit de force ce qu'on refusoit à ses prières; à peine se fut-il rendu coupable, qu'il lui demanda pardon; daignez' ne pas m'accabler de votre courroux, soyez assez bonne pour m'accorder votre amour ; vous serez mon amie que j'aimerai et servirai loyalement toute ma vie.

Pendant ce discours la belle dame réfléchissoit que Graelent étoit honnête, sage, bon chevalier, hardi et généreux. Si elle vient à le refuser, elle ne trouvera jamais un pareil amant; elle se résout à lui accorder son amour et un baiser scella la réconciliation. Avant de nous quitter, Graelent, daignez m'écouter. Vous m'avez surprise, et malgré votre faute, je vous aimerai tendrement. Mais je vous défends de prononcer un seul mot qui puisse faire connoître notre liaison. Je vous donnerai de l'or, de l'argent, de riches vêtements, en abondance. Maintenant que nous sommes l'un à l'autre, nuit et jour je serai près de vous; nous pourrons causer et rire ensemble sans que personne ne me voie et ne sache qui je suis. J'ai distingué vos qualités, car c'est pour vous que je suis venue à la fontaine; et je savois d'avance ce qui devoit arriver. Je crains d'avoir à me repentir de ce que j'ai fait; pre­nez bien garde à ne rien laisser transpirer de ce qui nous est arrivé, sans quoi vous me perdriez pour toujours. Il vous faudra séjourner un an près de ce canton; vous pourrez néanmoins vous absenter pendant deux mois; mais, à votre retour, revenez ici; car j'aime beaucoup ce pays. Adieu, cher ami, la nuit s'approche ; je vous ferai connoître mes intentions par un mes­sage que je vous transmettrai.

Graelent prend congé de sa belle, et ne la quitte qu'après l'avoir couverte de baisers; il retourne à son hôtel, descend de cheval, et monte dans sa chambre, où il lui tarde d'être seul pour réfléchir sur son aventure. S'étant mis à la fenêtre pour regarder de loin encore la forêt témoin de son bon­heur, il voit venir de son côté un varlet qui conduisoit un superbe cheval. L'écuyer arrive à l'hôtel de Graelent, s'empresse de descendre, de venir au-devant du chevalier et de lui présenter ses salutations. Graelent demande au varlet son nom, sa qualité, et le lieu d'où il venoit. Sire, n'en doutez pas, je suis messager de votre amie; elle me charge de vous présenter ce beau coursier et m'a recommandé de demeurer avec vous. J'acquitterai vos dettes et prendrai soin de votre maison. A cette nouvelle, Graelent ne se sent pas de joie, il embrasse l'envoyé de sa mie et reçoit avec le plus grand plaisir les présents que lui fait son amie. Vous n'avez jamais vu sous les cieux un aussi beau palefroi, aussi vif et aussi bon coureur. Il en fera sa monture ordinaire et abandonnera son cheval de chasse au varlet. L'écuyer monta dans l'appartement la malle qu'il avoit apportée avec lui; l'ayant ouverte, il en tira d'abord une très belle couverture d'une riche étoffe garnie de fourrures, qu'il jeta sur le lit du chevalier, puis beaucoup d'or et d'argent, et enfin un grand nombre de riches habits. Graelent fait ensuite venir son hôte, lui témoigne sa reconnoissance ainsi qu'à ceux qui lui avoient rendu quelques services. Il lui enjoint de tenir sa maison bien garnie de vivres et termine par lui recommander d'amener chez lui tous les pauvres chevaliers qui étoient dans la ville et qui voudroient le suivre. L'hôte, homme preux et courtois, s'empresse de remplir les intentions de Graelent. Dès qu'il a fait ses provisions , il va s'informer par la ville des chevaliens pauvres, des prisonniers, des pèlerins et des croisés n puis les conduit à l'hôtel de Graelent et met tous ses soins à les bien recevoir. La nuit se passoit aussi agréablement que le jour, on  avoit des instruments, des danses et bien d'autres jeux encore. Le chevalier toujours vêtu avec re­cherche, jouissoit du bien qu'il faisoit. Il donna de riches présents aux mé­nestriers, aux joueurs d'instruments, aux prisonniers, et aux jongleurs; en­fin il récompensa généreusement les bourgeois de la cité dont il avoit reçu quelques services. Aussi tous lui portoient autant d’honneur et de respect qu’ils en auroient porté à leur seigneur. Graelent, au comble du bonheur, n’aperçoit aucun objet qui puisse lui déplaire. Il peut voir sa mie aussi sou­vent qu’il lui plait, rire et jouer avec elle. Comment pourroit-il s’ennuyer la nuit puisqu’il la sent à ses cotés ? Malgré son êtat heureux, le chevalier alloit souvent en voyage ;  il  ne se donnoit pas  de tournoi dans le pays où il ne se rendit l’un des premiers, et où  il ne remportât le prix. Aussi était-il grandement estimé des chevaliers. Que Graelent est donc fortuné ! Quelle joie ne ressent-il pas de sa mie ! Pareil bonheur ne ne peut longuement du­rer, on n’ose pas même y croire.

Il ya avoit prés d’un an que le roi devait lever des troupes ;  et à chaque année, à l’époque de la Pentecôte, le roi tenoit une cour plénière ; il invitoit à cette fête ses barons, ses chevaliers, tous ceux enfin qui relevoient de sa couronne  lesquels avient l’honneur de manger avec lui. Après le  repas, le monarque avoit établi une coutume bien singulière. Il faisoit monter la reine sur une estrade ; puis on lui ôtoit son manteau, afin de pouvoir admi­rer à son aise l’élégance de sa taille et de ses formes.  Le monarque s’adres­sant ensuite à l’assemblée, leur disoit : Seigneurs barons, que vous en semble ? Avez-vous jamais vu sur terre une aussi belle reine ? Vous ne trouverez pas dans le sexe un  objet qui puisse lui être comparé. Alors, tous de louer la souveraine. Plusieurs même, s’adressant au roi, lui affirmèrent que sur terre,  il n’avoit paru une femme aussi belle que la sienne. Les ba­rons dont les esprits étoient échauffés faisoient tous l’éloge de la reine, à l’exeption de Graelent qui ne dit pas un mot. Il sourioit même, parce qu’il songeoit à sa mie et tenoit pour fous les barons qui s’extasioient sur une beauté très ordinaire. Il avoit la tête baissée et ne regardoit point. L’œil ja­loux de la reine l’observoit. Voyez, dit-elle à son époux, voyez, sire, quel af­front je reçois. Il n’st aucun des convives qui ne m’ait donné des louanges, à l'exception de Graelent qui semble se moquer de moi. Etoit-ce donc à tort, que depuis longtemps, je me plaignois à vous de son ingratitude ? Le monarque irrité l'appelle à lui aussitôt, et le somme par la foi qu'il lui a ju­rée, puisqu'il est son homme naturel, de dire la raison de son silence et de ce ris moqueur.

Le chevalier pria respectueusement le roi de vouloir bien l'entendre. Sire, jamais homme de votre rang commit-il une folie pareille à la vôtre? Com­ment ! Vous faites montre de votre femme et commandez en quelque sorte les louanges de vos barons! Sous le ciel, disent-ils, on ne trouveroit pas sa pareille? Eh bien ! Moi je vous préviens qu'on en peut trouver de beaucoup plus belle. Le roi requiert le serment du chevalier, pour savoir s'il parle sincèrement. Oui, sire, j'en connois une qui vaut trente fois mieux que votre femme.

La reine en fureur s'adresse à son époux pour obtenir la réparation de l'in­sulte qui vient de lui être faite; elle demande que Graelent fasse venir la femme dont il a fait un si grand éloge et tant vanté les attraits. Je veux lui être confrontée ; dans le cas où Graelent auroit dit la vérité, il doit être ab­sous ; mais dans le cas contaire, vengez-moi de l’homme qui m’a si cruelle­ment outragée. Le roi ordonna que le chevalier soit arrêté ; il ne lui accor­dera pas la moindre grâce et jamais il ne sortira de prison qu’il n’ait aupa­ravant montré cette beauté dont il a fait un si grand éloge. Graelent est dé­tenu ; il eut bien mieux fait de se taire ; il demande répit au monarque, parce qu’il s’aperçoit bien qu’ila commis une faute. La crainte d’avoir per­du sa mie, le fait trembler d’avance. Sa faute mérite un châtiment  exem­plaire ; plusieurs baron plaignent son sort et s’empressent de lui porter des paroles de consolation.  Le roi lui donne un an pour attendre son juge­ment ; lors de sa cour plénière, à la Pentecôte, il mandera ses vassaux, ses barons et ceux auxquels il a confié des fiefs. Graelent y sera amené par ceux qui répondent de lui, et il y conduira la femme qu’il a tant  louée. Si elle possède cette beauté admirable, le chevalier peut être assuré d’être mis en liberté et de ne point perdre les bonnes grâces de son suzerain. Mais dans le cas contraire, ou en supposant que la dame si vantée ne vienne pas, le chevalier sera jugé et mis à la disposition du monarque, lequel fera exé­cuter le jugement. Le chevalier quitte la cour dans un état impossible à dé­crire ; il monte son bon cheval, arrive à son hôtel où son premier soin est d’appeler l’écuyer que lui avoit envoyé son amie. Jugez de sa peine, lors­qu’il ne le trouve point ; dan son désespoir il appelle la mort à son secours. Seul dans une chambre écartée, il demande pardon à sa mie, la prie au nom de Dieu de lui pardonner ; mais la cruelle est inexorable, il ne la verra pas avant un an, et il n’en recevra aucun secours, qu’après d’être sur le point d’être condamné à mort.

Le grand chagrin que ressent le chevalier de ce qu’il ne peut voir sa belle, fait qu’il n’a de repos ni jour ni nuit.  Peu lui importe de sa vie, d’après une semblable perte. Avant que l'année fût écoulée, le malheureux, plongé dans la douleur, avoit tellement perdu la force et le courage, que tous ses amis s'étonnoient de ce qu'il pouvoit résister à une pareille situation. Enfin, au jour assigné pour tenir cour plénière, le roi manda tous ceux qui rele­voient de sa couronne; les chevaliers qui s'étoient rendus cautions pour Graelent, le conduisirent devant le roi qui lui dit : Où est votre amie ? Sire, répondit-il, je ne l'amène point; et puisque cela est impossible, faites de moi votre volonté. Seigneur Graelent, reprit le roi, vous .parlâtes d'une manière bien vilaine, lorsque, pour mépriser la reine, vous avez donné un démenti à mes barons. En sortant de mes mains, vous ne médirez plus d'aucune femme. Puis s'adressant à l'assemblée, le monarque continua en ces termes : Seigueurs, je vous prie de n'apporter aucun retard dans le jugement que vous allez prononcer. Vous connoissez l'affront que ma fait l'accusé dans ma cour et en présence de tous mes vassaux. Celui qui insulte ma femme, ne peut peut m'aimer ni me servir loyalement Vous connoissez le proverbe : on ne croira jamais à l'amitié de celui qui bat votre chien. Les vassaux se rendirent dans la salle destinée à prononcer les jugements; et lorsqu'ils sont assis, ds restent longtemps sans parler, même sans proférer un seul mot. Il leur peinoit d'a voir à juger un brave chevalier. On n'avoit rien dit encore et on alloit commencer, lorsqu'un écuyer vint prier l'assemblée de suspendre la séance. Seigneurs, il arrive à la cour deux pucelles si belles, qu'on ne pourroit pas en rencontrer de semblables dans le royaume. Il faut espérer, s'il plaît à Dieu, qu'elles seront utiles au chevalier et qu'elles le délivreront. Les vassaux ont attendu volontiers l'arrivée de ces demoiselles qui étoient d'une grande beauté et richement vêtues. Un bliaud lacé faisoit ressortir l'élégance de leur taille. Elles descendent de leurs palefrois qu'elles remettent aux écuyers, puis viennent devant le roi. Sire, dit l'une, daigne m'entendre. Notre maîtresse nous a ordonné à toutes deux de nous rendre ici, pour te prier de faire cesser  les débats et de suspendre le prononcé du jugement. Ma dame vient te parler en faveur de Graelent, qu’elle veut délivrer. Avant que la pucelle eût cessé de parler, la reine fut très mécontente de ce qui se passait Au bout de quelques instants, il arriva au palais deux autres demoiselles encore plus jolies que les premières. Elles prient le roi de vouloir bien attendre quelques instants encore, et le préviennent de la venue prochaine de leur maitresse.  Comme elles furent regardées ! Les barons ne pouvaient tarir sur leur beauté dont la reine n’avoit jamais approché. Mais ce fut bien autre chose lorsque la fée vint à paroître. A son aspect, toute l’assemblée se leva ; son extrême beauté, la douceur de ses traits, enfin ses yeux, sa figure, sa démarche, ne peuvent se comparer. Toute l’assemblée étoit dans l’admiration. Elle étoit vétue très richement ; son manteau d’une pourpre vermeille, brodé en or, valoit au moins un château. Vanterai-je le palefroi qu’elle montoit, la selle, et tout le harnois qui valoit certainement plus de mille livres. Dès qu’on apprit qu’elle arrivoit, l’assemblée sortit pour aller au devant de la fée, et les barons ne pouvoient pas tarir sur ses perfections. Elle arrive à cheval jusqu’au pied du trône, et on ne peut l’en blâmer, puis elle descent et laisse son coursier en liberté. La dame d’une manière fort gracieuse s’exprima en ces termes. Sire, daigne m’entendre ; et vous aussi seigneurs barons. Vous connaissez le motif de cette réunion ; c’est pour juger Graelent, qui parla publiquement au roi lors de cette grande cour plénière, où la reine fut montrée et où son époux la présenta comme la plus belle femme qui jamais eût été vue. Il est vrai de dire qu’il parla mal puisqu’il a excité la colère de  votre majesté. Mais il a dit la vérité en avouant que nulle femme ne pouvoit m’être comparée relativement à la beauté. Regardez-moi, seigneurs, donnez votre avis ;  je pense qu’après l’avoir fait connoître, Graelent doit être acquité et le roi doit lui accorder sa grâce. Tous les barons d’un mouvement unanime, déclarèrent que la dame avoit raison et que ses suivantes surpassoient la reine  en beauté.  Le monarque lui-même, souscrivit à cette décision et proclama que Graelent était acquité.

Pendant qu’on le justifioit, le chevelier songeoit aux moyens de suivre sa mie ; dans cette intention, il se fait amener son beau cheval blanc. La fée ayant rempli le but qu’elle s’étoit proposé, demande et prend congé du roi, monte sur son cheval et part suivie de ses pucelles. Elle traverse la ville au grand galop. Graelent court après sa belle en lui demandant grâce ; mais la fée ne répond pas un mot et continue sa route, sans vouloir donner la moindre attention aux prières de son amant. A force de cheminer, la fée ar­rive à la forêt , et vient contre une rivière dont les eaux étoient d’une trans­parence extrême ; elle prenoit sa source dans une lande et alloit arroser une patrie du bois. La fée pousse son cheval dans l’eau et le chevalier veut en faire de même. Retire-toi, Graelent, lui dit la fée, fuis ; car tu es assuré, si tu entre dans l’eau de te noyer ; il ne tient compte de cet avis et se préci­pite dans la rivière. L'eau lui passe par-dessus la tête, et à peine pouvoit-on l'apercevoir. Son amante saisit la rêne du cheval et conduit Graelent à terre ; elle l'invite de nouveau à ne pas s'obstiner à la suivre et à s'éloigner, s'il ne veut pas s'exposer à une mort inévitable. En achevant ces mots, elle pousse son cheval dans la rivière; mais le chevalier ne peut supporter l'idée de perdre sa mie. Il entre dans l'eau, le courant l'entraîne et lui fait vider les étriers; c'en étoit fait de lui, si les suivantes de la fée n'avoient parlé en sa faveur. Dame, au nom de Dieu, pardon, ayez pitié de votre amant; vous le voyez, il est prêt à périr. Maudit soit le jour où vous lui parlâtes pour la première fois, et où vous lui accordâtes Votre amour. Mais pour Dieu, le courant l'entraîne et bientôt il ne sera plus temps. Ah ! Quel chagrin, s'il venoit à mourir! Et comment votre cœur peut-il le permettre ? Dame, vous êtes trop sévère, aidez-le donc, prenez-en soin, votre ami se noie, portez-lui secours, malgré les torts qu'il a eus envers vous. De grâce laissez-vous at­tendrir et pardonnez-lui sa faute. La dame touchée des prières de ses sui­vantes, et d'ailleurs ne pouvant rester indifférente à la mort de son ami, court aussitôt après Graelent, le saisit par le corps et l’emmène sur le ri­vage. Lorsqu'il fut bien revenu à lui, on le fait changer de vêtements; et comme il avoit froid, la fée le couvre de son manteau. Elle le conduisit dans sa terre, et les habitants de la Bretagne assurent que le chevalier existe en­core dans cette terre.

Le bon cheval de Graelent s'échappa de la rivière, et il eut bien du chagrin de ne pouvoir retrouver son maître. Il se retira dans la forêt, et ne reposoit jamais, soit de jour soit de nuit. Il frappoit la terre de ses pieds, il hennis­soit si fortement qu'il fut entendu par tous ceux du pays. Plusieurs qui avoient pensé pouvoir le prendre, n'en purent jamais approcher. Il s'en­fuyoit dès qu'il voyoit quelqu'un, dès-lors il devenoit impossible de pouvoir s'en emparer. La tradition rapporte que chaque année, ce cheval revenoit près de la rivière le jour où il avoit perdu son maître; ne le retrouvant pas, il couroit çà et là, frappoit la terre de ses pieds et hennissoit fortement.

L'aventure de Gracient qui s'en alla avec sa mie, et du fidèle coursier, fut chantée dans toute la Bretagne. Les Bretons en firent un Lai, que l'on ap­pella le Lai de GraelentMor.

 


Lai de l’Espine

Par Marie de France



Qui que des Lais tigne à mensonge

Saciés je nés tiens pas à songe ;

Les aventures trépassées

Que diversement ai contées,

Nés’ ai pas dites sans garant ;

Les estores en trai avant ;

Ki encore sont à Carlion,

Ens le Moustier Saint Aaron,

Et en bretaigne sont séues,

Et en plusiors lius connéues.

Pour chou que les truis en mémore,

Vous wel démontrer par estore,

De deus Enfans une aventure,

Ki toujours a été obscure.

En Bretaigne ot un Damoisel

Preu et courtois, et forment bel ;

Nés’ désoignant et fiex de Roi

Père et Marastre ot desus soi.

Li Roi l’ot cier que plus n’ot,

Et la Roine mout l’amot.

De l’autre part une Meschine,

D’autre Signor et la Roine ;

Preus et courtoise ert la Pucelle,

Et si estoit mout jovencele,

Fille de Roi et Roine,
 La coulor ot bele et fine,
 Andui furent de haut parage ;
N’estoient pas de viel éage ;
Li aisnés n’aveit que sept ans,
C’est cil ki estoit li plus grans.
Li doi enfans mout bel estoient,

Volontiers ensemble vivoient,
En itel guise s’entramoient,
Que li uns d’aus riens ne valoit,
 Si li autres dalés n’estoient ;
Ensi estoient ce me sanble,
Nourri trestout adés ensenble.
Ensenble aloient et voivoient,
Et cil ki garder les devoient,
De tout lor donnoient congié,
ne lor faisoient nul fourkié,
Ne de boire ne de manger,
Fors d’iax ensenble couchier,
Mais cho ne leur est pos en grée.
Tantos com furent de l’aé,
K’en soi le puist souffrir Nature,
En bien amer misent lor cure ;
Si fu li enfantis amours,
Kil orent manitenu tous-jours :
Une autre amouri herbeja
Que nature i apporta.
N’i a celui qui ne s’en sente,

Toute i ont mise leur entente,

De lors deduit à cou mener,
En iaxx baisier et acoler.
Tant les mena qu’al ciel del’tor,
Les joinst ensanble cel’ amor,
Et tous li corages d’arière,
Lor torna en autre manière,
Comme cascuns plus s’aperçut.
De tant en iax l’amors plus crut.
Mont s’entramoient loiament,
Q’il éussent tel essient
de bien lors amors à garder,

Com il orent en iax amer.
A paines fussent dechéu
Mais tost furent aperchéu.
Ensi avint que li Dansiax,
Ki tant etoit et preus et biax,
Est venus de ribière un jor,
Mal ot cief por la calor.
En la cambre a recelée,
Por la noise et la criée,
Privéement ala couchier,
Por un poi la peine abrégier.
En ses cambre ot la Roine,
Ki moult bonement l’adoctrine.
Devant sa mère esoit sa due ;
Si comme ele sot sa venue,
Ni atent per ne compaignon,
ne cele dist ni o ne non,
En la cambre s’en vait tout droit,
U ses Amis el lit gisoit.
Il l’a liement rechéue,
Car el jour ne la plus véue.
Icele qui riens ne douta,
Après lui el lit se coucha ;
Cent fois le baise par douçour.
Trop par demeurent en la folour,
Car la Roïne s’aperçoit ;
En la cambre le sieut tou droit ;

 Mont sovent ses pas i attient,
Ferméure ne le détient.
La cambre trueve deffremée,
Enes-le-pas est ens entrée,
Et vait avant s’es a trovés,
Là ù gisent entracolés ;

L'amour connut tout en apert,

De coi li uns à l'autre sert,

Mout fu dolante la Roïne;

Par le puins saisist la Meschine.

Le Roi le Varlet gardera,

En sa Court garder lé fera,

Ensi seront bien desevré;

Esgardés ke ce soit celé.

A-tant laissent le parlement;

Mais cil ki à duel faire entent,

Por nule riens il ne demeure,

A sen père vint à cele eure,

S'entendement met à raison.

Sire, fait-il, je quier un don;

Se de rien me volés aidier,

Que vous me faites Chevalier,

Car aler veul en autre terre

En saudées pour pris conquerre.

Tnerop ai gaitié la cheminée,

S'en sai mont mains férir d'espée.

Li Rois pas ne l'en escondit,

Toute sa requeste li fist;

Puis li a dit que il séjourt,

Encore un an dedenz sa Court;

Entretant sive les tornois ,

Or avient sovent en la terre

Aventure ki le va querre.

Li Damoisiaus li otroia ,

Qui escondire ne l'osa.

En la Court remest o son père,

E la Meschine o sa mère,
Qui la laidist à cele fois;

Apriès l'a mis en grant effrois,

Et le tint en grand désépline;

Mout sueffre paine la Meschine.

Li Damoisiaus remest dolens,

Qant il oï les batemens ,

La désépline et le casti,

Que sa mère fasoit por li.

Ne set que fache ne que die,

Bien set k'enfin ele est traie;

Et que il est del' tout trais,

Car de tout est à li fallis.

De s'Amie fu anguissous ,

Et de l'uevre plus vergoignous;

D'une cambre n'ose issir fors,

A duel faire livre sen cors.

Hélas, fait-il, quesce ferai ?

Jà sans li vivre ne porai !

Diex ! quel cure et quel péciés !

Com folement me sui gaitips !

Certes se je ne r'ai m'Amie

Bien por li ne perdrai la vie.

Endementiers quel duel fait,

La Roïne au Roi s'en vait,

Ki jure et dit comme Roïne,

E bien se garde la Meschine

Que il o nui fille ne voist,

Car autre cose ne li loist,

C'a ma fille ne voist parler,

Pensés de votre fil garder ?

En la Cort remest o son père,

Et la Meschine o sa mère;

Mais endui si gardé estoient

Parler ensanble ne pooient,

Ne de riens n'avoient loisir,

]Ne d'iax véoir ne d'ia t oïr,
Par mésage ne par serjant.

Tant ala la mort destraignant

Huit jours devant le Saint Jehan ,

En méisme, en icel an

C'on fist del' Varlet Chevalier,

Li Rois est venus de cachier.

Car ot prise à grant fuison,

Et volatile et venison;

La nuit quant vint après souper,

Li Rois s'asist por déporter,

Sor un tapis devant le dois.

Ot lui maint Chevalier cortois,

Et ensanble o lui ses fis.

Le Lais escoutent d'Aielis,

Que uns Yrois doucement note

Mout le sonne ens sa rote.

Apriès celi d'autre commenche,

Nus d'iaus ni noise ne ni tenche.

Le Lai lor sone d'Orphéy,

Et qant icel Lai ot feni,

Li Chevalier après parlèrent;

Les aventures racontèrent

Que soventes fois sont venues

Et par Bretaigne sont véues.

Entr'iaus avoit une Meschine;

Ele dist au gué de l'Espine.

En la nuit de la Saint Jehan,

En avenoit plus en tout l'an,

Mais jà nus chouars Chevaliers,

Cele nuit n'i iroit gaitier.

Li Damoisiaus ot et entent

Que mont ot en lui hardiement,

Icele nuit fist à estrous,

Gaitier au Gué Aventurous;

Et qant H jors trait vers le soir

Li Chevaliers ot bon espoir;

De toutes armes est armés,

Sor un bon cheval est montés,

l Droit au Gué de l'Espine vait.

Et la Damoisiele ke fait ?
Seule s'en entre en un vergier,

Por son ami i molt proier,

Que sains et sauf Diex le ramaint;

Giéte un soupir et dont se plaint.

Puis s'est assise sor une ente.

A soi méisme se demente,

Et donques dist : Père célestre,

Se onques fu, ne jà puet estre,

Conques avenist orement,

Et chou c'on prie à nule gent,

Par coi nus hom fust deshaitiés,

Biaux Sire, prenge t'en pitiés

Que miens Amis pd moi fust
Et jou od lui s'estre péust.

Eh Diex ! com seroie garie,

Nus ne set com j'ai dure vie,

Son cief couvri grant paour a

Li Chevalier l'asséura.

Diva, fait-il, por nient t'esfroies

Se est cose ki parler doies

Séurement parole à moi,

Por seul tant que ferme te voi,

S'en Dieu as "part soies séure

Mais que me dies t'aventure ,

Par quel guise et confaitcmenl,

Tu venis chi si soutieumcnt.

La Meschine l'aséura,

Ses sans li mut, se li membra ,.;

Qu'ele n'estoit pas el vergier;

Dont apiele le Chevalier.

U sui-ge? dont fait la Meschine?

Damoisele, au Gué de l'Espine,

U il avient maint aventure,

Une fois bone, autre fois dure.

Hé Diex! ce dist, com sui garie,

Sire, j'ai esté votre Amie,

Diex a oïe ma prière.

Ce fu m'aventure première

Que la nuit vint au Chevalier;

S'Amie le court embracier,

Et il après à pié descent;

Entre ses bras souef le prent,

Par cent fois baise la Meschine,

Et puis l'assiet desous l'Espine.

Comment el vergier s'endormist;

Et comment il fu de-si là

Et comment dormant le trova.

Quant il ot trestout escouté,

Un regart fist oltre le Gué,

Et voit venir un Chevalier

Lance levée por gnerroier.

Ses armes sont toutes vermelles,

Et de l'cheval les deus orelles;

Et li autres cors fu tous blans,

Bien fu estrois desos les flans,

Mais n'a mie passé le Gué,

De l'autre part s'est arresté.

Et li Dansiaus dist à s'Amie

Que faire vieut Chevalerie;

D'illuec se part, pas ne se mueve,

S'autel cheval sa-joste trueve,

Mais primes pense à lui aidier;

De l'autre part à l'estrivier,

Tant com cheval puet randir.

Grant cols se vont entreférir

Enson le vermés des escus,

Qui tous les ont frais et fendus.

Les hantes furent de quartier,

Sans mal metre et sans empirier;

Se se versent endui el sablon,

Ni orent per ne compaignon,

Le Gué passent le prémerain:

Qant outre furent 0 ciertain

Ne l'araisone ne tant ne qant,

Mais de jouster li font sanblant.

Li uns d'iaus fu cois et riestis,

Li autres est es armes mis.

Courtoisement latent et biel

Por avoir joste del' Dansiel;

Qant cil les voit de tel mesure

Isne-le-pas se raséure.

Et entre-tant s'est porpensés

Por cho vient-il gaitier au Gués

Por pris et por honor conquerre.

Le vassal est aies requerre,

Lance baissié a l'escu pris,

El gravier est contre lui mis.

Andui por joindre ensanble meurent

Es lances andui se rechéurent,

Si que de lances font astieles,

Mais ne widièrent pas les sieles.

Tant furent fort li Chevalier

Aquastroné sont li destrier,

Et cascuns a mis pié à tiere

Ot les bons brans se vont requerre.

Et tous-jors l'aroit cras et biel,

Aine-mais ne veistes plus isniel;

Mais ne soies ja esbahis,

Por cho qu'estes preus et hardis ,

Puisque le frain l'aurois tolu,

Isnelement l'aurois perdu.

Li Damoisiax ot et entent

Qu'il parole raisnablement;

Et se c'est voirs que li destine

Aler en wet à la Mesehine.

Mais primes wet à lui joster

Plus biel pora de lui sevrer.

Avec les armes prent le regne

Et prent une lanche de fraisne

Eslongiés s'est del' Chevalier

Et prendent le cors el gravier.

Por asanbler ensanble poignent,

Les lances baissent et eslongnent;

Desor les escus à argent

Sentrefièrent si fièrement,

Que tous les ont frais et fendus,

Mais les estrieis n'ont pas perdus.

Et qant se sont si bien tenu

Si l'a le Damoisiaus feru

Tant a erré que vint au jor,

Et vint à la Cort son Signor.

Li Rois le voit et fu moult liés,

Mais de chou s'est-il merveilliés,

Et cil a prise la Mescine,

Sire est endroit soi la Rome

Cel jor si com j'oï conter

A fait li Rois sa Cort mander,

Et ses Barons et autre gent,

Por le droit d'un commandement,

De deux Barons qui se mêlèrent,

Et devant le Roi s'accordèrent.

Oïant toute cele asanblée

Li fu l'aventure contée,

Comment avint au Chevalier

Au Gué ù il ala gaitier

Premièrement de la Meschine

Qu'il l'a trouva desous l'Espine

Puis des joustes et del' cheval

Que il gaaigna au vassal.

Li Chevaliers et près et loing

Le mena puis en maint besoin

Et richement garder le fist,

Et la Meschine à feme prist

Tant garda et tint le destrier

Que la Dame volt assaier.

Ce c'est de cheval vérité,

Que son Signor a tant gardé,

 

 

 

 

Marie de France - Lai de L’Espine

 

Traduction française simplifiée

 

Bien des gens regardent les Lais comme des Fables. Je ne partage nulle­ment cette opinion ; car toutes ces anciennes aventures que j’ai diverse­ment rapportées, je ne les ai jamais écrites sans autorité. Les originaux sont déposés à Carlion, dans le monastère de Saint-Aaron ;  d’ailleurs, ces histoires sont connues dans la Bretagne où elles sont chantées, et en bien d’autres lieux encore. Et puisque ma mémoire me rappelle un nouveau su­jet, je veux vous faire connaître, d’après l’histoire, une aventure relative à deux jeunes enfants, qui est peu connue. En Bretagne fut jadis un damoisel brave, doux et très-beau de figure. Il étoit fils de roi et n'avoit plus besoin des soins qu'exige la première enfance. Il n'avoit pour veiller sur lui que son père et une belle-mère. Tous deux l'aimoient bien tendrement. De son côté la reine avoit d'un premier lit, une demoiselle charmante, remplie de qualités aimables. La jouvencelle également fille d'un roi, se faisoit remar­quer par la beauté de ses attraits. Tous deux, d'une haute naissance, étoient encore dans un âge bien tendre, puisque l'aîné, le garçon, qui étoit le plus grand, n'avoit encore que sept ans. Ces deux enfants s'aimoient si tendrement que rien ne leur faisoit plaisir, s'ils n'étoient pas réunis. Ils pre­noient ensemble leurs repas, alloient, venoient et ne se quittoient jamais. Les gens chargés de les surveiller leur accordoient la permission de faire tout ce qui leur plaisoit, à l'exception cependant de coucher dans le même lit, chose qui n'auroit pas été convenable. Quand ces enfants eurent atteint l'âge où les passions commencent à agir , ils contractèrent une amitié qui, avec l'âge, devint beaucoup plus intime Cette amotié d’enfance se changea en un violent amour ; ainsi l’ordonne nature Au lieu  de ces jeux innocents qui les avoient amusés, c’étoient des caresses tendres et des baisers brû­lants déjà pour les savourer avec plus de liberté,  ils savoient tromper les yeux de leurs surveillants leur amour devint si vif, ils apportèrent si peu de prudence dans leurs démarches, que bientôt leur passion fut connue de tout le monde, et que leur bonheur fut troublé

Un jour que le jeune prince, si vaillant et si beau, revenoit de la pêche, ac­cablé de chaleur et de fatigue,  il se rendit dans une chambre écartée, afin de n’être pas dérangé par le bruit, et se jeta sur un lit pour se reposer. Le reine étoit dans ses appartements occupée à instruire la jeune personne ; sitôt que cette dernière est instruite de l’arrivée de son ami, sans dire mot, et sans être accompagnée de personne,  elle se rend dans la chambre où reposait le prince. Il la reçut avec d’autant plus de plaisir qu’il ne l’avoit point vue de la journée. La jeune personne, fort innocente, ne croyant pas mal faire, s'assit près son ami, puis se couche à ses côtés. Elle lui donne cent baisers délicieux; malheureusement pour eux, nos deux amants restèrent trop longtemps dans cette position. La reine s'étant aperçue de la disparition de sa fille, courut après elle et la trouva bientôt, puisque la porte de la chambre n'étoit pas fermée. En voyant ces deux amants étroitement serrés dans les bras l'un de l'autre, elle connoît leur amour et se doute bien de ce qui venoit de se passer. La reine irritée saisit sa fille par le bras, l'accable d'injures ; les deux amants sont séparés, la jeune fille est étroitement renfermée, et le roi est invité de faire veiller de près sur la conduite de son fils. Quel est le chagrin des jeunes gens! Le prince ne pouvant supporter l'absence de son amie, il prend en haine la maison paternelle et veut l'abandonner. Dans ce dessein il va trouver le roi et lui parle en ces termes : Sire, je viens vous demander une grâce, et j'ose espérer que vous ne me la refuserez pas. Je veux être armé chevalier, je veux aller en pays étranger, j'entrerai au service d'un prince pour remporter le prix des armes. Depuis trop long - temps j'habite votre palais et je n'apprends point à me servir de mon épée. En lui accordant la faveur qu'il sollicitoit, le roi invita son fils à séjourner encore une année à sa cour, afin de suivre les tournois, de garder les pas d'armes, et courir les aventures, qui étoient assez fréquentes dans son royaume. Le damoiseau se rangeant à l'avis du roi, profita du conseil qu'il lui avoit donné, et il resta à la cour. De son côté sa jeune amie, qui demeuroit avec sa mère, étoit chaque jour injuriée, battue, maltraitée. Quel chagrin devoit éprouver le prince, lorsqu'il entendoit le bruit des coups donnés à son amie, et les cris que lui arrachoit la douleur. Il ne sait quel moyen employer pour empêcher ces mauvais traitements dont il est l'unique cause. Les cris de sa maîtresse faisoient son supplice; il fondoit en larmes dès qu'il les entendoit, et renfermé dans sa chambre, il employoit à pleurer, des journées entières. Malheureux! se disoit-il; comment ferai-je? Car je ne puis vivre sans l'objet de mes amours. Oui, si je ne peux l'obtenir, j'en mourrai de douleur. Pendant que les choses se passoient ainsi, la reine vint trouver son époux: Sire, dit-elle, je prends le plus grand soin de ma fille, et veille à ce que votre fils soit éloigné d'elle, car il n'a pas d'autre desir que de venir lui parler. Le malheureux prince restoit donc auprès du roi, comme son amie restoit auprès de sa mère. Ils étoient si étroitement surveillés, que, pendant un an, il leur fut impossible de pouvoir communiquer, soit par lettres, soit par messages. Ils étoient tenus si éloignés l'un de l'autre, qu'ils pouvaient à peine se voir et par conséquent s'adresser la parole.

Au terme fixé et huit jours avant la Saint» Jean, le prince reçut la chevale­rie. Le roi alla le lendemain à la chasse, où il prit une quantité extraordi­naire de gibier. Le soir, après le souper, entouré de ses chevaliers et de son fils, il s'assied sur un tapis placé au bas du trône, pour s'amuser à écouter les ménestriers. L'assemblée entendit d'abord le Lai d'Alix ou d'Adélaïde, qui fut chanté avec beaucoup de grâce par un Irlandois, lequel s'accompa­gnoit d'une vielle. Après l'avoir achevé, il en recommença un autre que la société écouta fort attentivement, ainsi que le Lai d'Orphée par lequel il termina. Les chevaliers parlèrent ensuite entre eux, ils racontèrent les aventures fameuses arrivées dans la Bretagne, dont eux ou leurs pères avoient été les témoins ou les héros. Une jeune demoiselle rapporta que, chaque année, la veille de la Saint-Jean, il y avoit au gué de l'Épine, une aventure célèbre qui demandoit le plus grand courage, et que nul chevalier poltron n'avoit osé et n'oseroit jamais entreprendre. Le jeune prince, rem­pli de courage, ayant entendu le récit qui venoit d'être fait, pense que, puis­qu'il a ceint l'épée et qu'il n'a pas encore eu l'occasion d'éprouver sa va­leur, il doit tenter l'aventure et gagner ses éperons. Il se lève, demande la parole au roi et aux chevaliers et les prévient de son projet. Seigneurs, dit-il, je me vante que, dans la nuit indiquée par la demoiselle, je me rendrai au gué de l'Epine et tenterai l'aventure, quelles qu'en puissent être les suites. Les chevaliers louent la résolution du prince, mais le roi fut très alarmé de la demande de son fils. Il essaie en vain de le détourner d'un pro­jet aussi dangereux; mais quand il vit que ses représentations étoient in­utiles, il l'exhorta au moins à se montrer preux et hardi, et pria Dieu de bé­nir son entreprise. Cette nouvelle, répandue dans le château, parvint bien­tôt aux oreilles de la princesse. Elle tremble pour son amant, dont elle de­sire partager les dangers, et ne songe plus qu'aux moyens de s'échapper pour se rendre à l'endroit désigné. Quand vint le soir, le prince, qu'en­flamme la vaillance, étant armé de toutes armes, monte sur son bon cheval et se rend droit au gué de l'Epine. Que fait pendant ce temps la pauvre jeune personne. Elle descend au verger, dans le dessein de prier le ciel d'être favorable à son amant, afin qu'il revienne sain et sauf. Assise sur le tronc d'un arbre, elle soupire, pleure et se plaint. Ah ! Père céleste, qui avez été et serez toujours, daignez écouter ma prière; aucune n'a été faite avec plus de ferveur, et même par l'être le plus infortuné. Beau sire Dieu; prenez pitié de moi; daignez permettre que je trouve mon amant, qu'il soit avec moi et moi avec lui. Dieu! combien je serois heureuse! Nul ne peut concevoir les tourments que j'endure, à l'exception de celui qui aimeroit et qui ne pourroit pas obtenir l'objet de son amour. Ainsi parlait la jeune personne qui étoit assise sur l'herbe nouvelle. On la cherche et on l'-appelle vainement au château, il est impossible de pouvoir la trouver. Enfoncée dans la réflexion, baignée de larmes, bourrelée de chagrins, tout entière à son amour, la jeune personne, appuyée sur le tronc d'un arbre, s'endort. Pendant son sommeil, la nuit semble faire place à l'aurore. Il n'y avoit pas longtemp qu’elle reposoit, lorsqu'elle se réveilla en sursaut pour se rendormir ensuite. Je ne saurois icivous expliquer comment il se fît que l'endroit où elle s'étoit arrêtée, se trouva être le gué de l'Epine, lieu où son tendre amant s'étoit déja rendu. Il y étoit depuis peu de temps ; venant près du buisson d'Épine , il voit la jeune personne qui, en s'éveillant , aperçoit un guerrier devant elle. Le saisissement, la frayeur, lui ôtent la parole et lui font couvrir le visage. Le chevalier s'empresse de la rassurer. Ne vous effrayez pas, madame, lui dit-il, je ne veux point vous faire peur; daignez m’apprendre comment il se fait qu'une personne de votre âge se trouve seule en ces lieux et à pareille heure. Veuillez me raconter votre aventure, m'expliquer par quel moyen, par quelle adresse il vous a été possible de vous rendre ici. La jeune personne alloit répondre, mais la crainte s'empare d'elle en pensant qu'elle n'étoit plus dans le verger du château. Pour s'en assurer, elle demande au chevalier. Où suis-je, lui dit-elle? Aimable damoiselle vous êtes au gué de l'Épine, lieu où il arrive des aventures tantôt agréables et tantôt malheureuses. Ah Dieu! Quel bonheur pour moi ! Sire, j'ai été votre amie. Dieu a exaucé ma prière. Ce fut la première aventure qu'il arriva pendant la nuit au chevalier. Il descend de cheval, court embrasser sa maîtresse, la prend entre ses bras, la couvre de baisers, puis la fait asseoir dessous le buisson d'Épine. La princesse raconte à son amant comment elle étoit descendue au verger, où, après avoir marché long-temps, elles'étoit endormie jusqu'à l'instant où il l'avoit trouvée. Tandis qu'il écoutoit sa maîtresse, le prince jette les yeux de l'autre côté de la rivière, et voit venir un chevalier qui, la lance levée, demandoit le combat. Il étoit couvert d'armes vermeilles, et son cheval entièrement blanc, étoit étroit dessous le flanc et parfaitement bien fait. Il s'arrête, mais sans traverser la rivière. Le damoiseau prévient son amie qu'il va combattre et que, pendant le temps du combat, elle ne sorte point de sa place. La princesse pensoit que si elle pouvoit_se procurer un cheval, elle pourroit soutenir son ami et veiller à sa défense. Les deux rivaux, après avoir pris carrière et piqué leurs chevaux, courent l'un sur l'autre avec impétuosité. Ils se portent de si terribles coups sur le haut des écus, qu'ils en sont bientôt fendus et brisés. A la seconde course, leurs lances sont réduites en éclats, sans que l'un d'eux soit blessé; mais tous deux, par la force du coup, sont renversés sur le sable. Ils n'avoient personne pour les relever et leur aider à remonter; mais enfin, à force de peine, ils parvinrent à se placer sur leurs chevaux. Dès qu'ils sont en selle, les combattants rapprochent leurs boucliers de la poitrine, et abaissent leurs lances de bois de frêne. Le damoiseau, honteux d'avoir été renversé devant sa maîtresse, songea se venger dans cette course, et à triompher. A la première attaque, leurs lances volent en éclats. Ils se portent des coups si terribles, que le chevalier aux armes vermeilles laisse tomber son bouclier. Encouragé par les regards de sa belle, le prince redouble d'efforts, renverse son ennemi, le contraint à vider les étriers, et s'empare de son cheval, qu'il retient par la bride.

Il semble qu'il y ait ici une lacune dans le manuscrit ; car sitôt le combat terminé avec le chevalier aux armes vermeilles, on voit le prince se mettre aux prises avec un second dont l'arrivée n'est point annoncée.

Tous deux passèrent le gué, et le damoiseau ne vit pas sans émotion que son dernier adversaire étoit beaucoup plus fort que lui, et qu'il seroit infailli­blement battu, si tous deux venoient l'attaquer-à-la fois. Mais, en y réflé­chissant, il ne peut supposer que l'un veuille porter du secours à l'autre. Si l'un d'eux desire jouter, il doit le faire d'une manière loyale, et pour lui même seulement. Etant remontés tous les trois sur leurs coursiers, ils tra­versent la rivière; et dès qu'ils ont atteint l'autre bord, un défi est proposé et accepté. L'un des chevaliers se place pour mieux juger des coups, et les deux autres s'apprêtent en attendant le combat. Le chevalier est bien satis­fait d'avoir à jouter contre le damoiseau dont il estime le courage, qui, de son côté, voyant les manières nobles de ses adversaires, est entièrement ras­suré au sujet des craintes qu'il avoit conçues. Les deux chevaliers se doutent bien que le prince est venu garder le pas d'armes, pour donner des preuves de son courage, et remporter le prix décerné à la vaillance. Les combattants prennent leur écu, baissent la lance, et courent l'un sur l'autre. Dans cette attaque, leurs lances volent en éclats; mais ils ne quit­tèrent pas la selle, tant ils étoient bons chevaliers; seulement la force du coup ébranla si fortement leurs chevaux, qu'ils furent renversés. Ils mettent pied à terre et recommencent un combat terrible à l'épée, qui dura jusqu'à ce que le prince eût blessé son adversaire. Le chevalier, qui se te­noit à l'écart, vint alors séparer les combattants et interrompre la bataille. Les deux rivaux mirent leur épée dans le fourreau; puis le chevalier, s'adressant au prince, lui parla en ces termes : Ami, montez à cheval et rompons encore une lance; puis ensuite nous partirons, car il ne sera plus besoin de demeurer. D'ailleurs vous devez encore garder le pas d'armes jusqu'à ce que le jour soit venu. Si par hasard, dans cette nouvelle joute, vous veniez à perdre la vie ou à être dangereusement blessé, cela seroit bien malheureux ; outre le prix que vous auriez perdu, on ne parleroit point de vos hauts faits. Personne ne connoîtroit votre aventure qui resteroit ignorée à jamais. Votre belle amie seroit emmenée par le vainqueur avec le bon cheval castillan que vous avez conquis par votre courage. Outre la richesse de ses harnois, dont on n'a jamais vu de pareils, vous possédez le coursier le plus beau, le mieux fait; on ne pourroit en rencontrer un plus véloce à la course. Ne soyez point surpris de mon discours, je sais que vous êtes courageux et brave, j'aurois également pu perdre ce magnifique cheval. Le prince partagea l'opinion du chevalier qui parloit d'une manière si sensée. Il eût bien voulu aller parler à son amie, mais il préfère jouter avec son adversaire dont il lui y tarde d'être séparé. Saisissant les rênes de son cheval, il prend une bonne lance de frêne, puis s'éloigne du chevalier pour prendre carrière.

 Les deux rivaux piquent des deux, pour courir l'un sur l'autre; ils s'at­teignent si rudement, que la force du coup fait fendre leurs boucliers; au­cun d'eux ne quitta les étriers, tant ils étoient bons cavaliers. Le prince porta un si terrible coup à son adversaire, qu'il eût été jeté à terre, si, dans sa chute, il ne s'étoit retenu au col du cheval. Il s'éloigne pour laisser le temps à son rival de se remettre en selle; au retour il le trouve prêt à four­nir une nouvelle carrière. Les guerriers se couvrent de leurs écus, tirent leurs épées, et se portent de si grands coups, que les boucliers sont mis en pièces; mais aucun d'eux n'abandonne la selle. La jeune personne specta­trice du combat, étoit dans un grand effroi pour son ami. Dans son déses­poir, elle crie miséricorde au chevalier, et le prie de cesser un combat qui lui porte la mort dans le cœur. Le chevalier, homme aimable et bien élevé, cessa aussitôt le combat et s'éloigna rapidement. Tous deux quittant la place, traversent la rivière, et le prince s'empresse de se rendre auprès de son amie qui étoit toute tremblante sous le Buisson d'Épine. La jeune per­sonne voyant arriver son amant, se lève à son approche et monte sur le bon destrier de Castille qu'elle tenoit par la bride. Le jour étoit prêt à paroître, le prince avoit terminé son entreprise ; alors les jeunes gens se mettent en marche pour retourner à la cour, où ils arrivèrent dans la journée. Le roi fit le plus grand accueil à son fils; mais une chose l'étonnoit beaucoup, c'étoit de le voir revenir avec la fille de sa femme. Le jour même de l'arri­vée de son fils, le monarque manda à sa cour ses barons et ses hommes, à l'occasion d'une contestation qui s'étoit élevée entre deux de ses vassaux, et qui fut terminée à l'amiable. Le roi profita de la circonstance, pour racon­ter l'aventure du jeune prince, lequel avoit été garder le pas d'armes au gué du buisson d'épines; comment il y avoit trouvé la jeune personne; puis fit le détail des combats qu'il avoit soutenus et du bon cheval qu'il avoit conquis sur un des tenants.

Le prince, de loin ou de près, eut toujours le plus grand soin de ce cheval qu'il commit à la garde de plusieurs écuyers; il épousa peu de temps après sa tendre amie qui se servit toujours du bon destrier. Ils le conservèrent longtemps encore; mais un jour que le prince lui ôta sa bride, il mourut sur-le-champ. Les Bretons ont fait un Lai de l'aventure que je viens de ra­conter. Ils n'ont pas regardé s'il falloit l'appeler le Lai du Gué, parce que l'action s'y passe, ni même des deux jeunes gens qui y jouent un si grand rôle. Ils l'ont simplement nommé le Lai de l'Épine qui commence fort bien et finit mieux encore.



 

Table des matières – Numéros des Pages

 

   11 - Introduction

    N°1

  27 - Lai de Guigemar

  49 - Traduction française

    N°2

  59 - Lai d'Equitan

  67 - Traduction française

    N°3

  73 - Lai du Fresne

  87 - Traduction française
    N°4

  95 - Lai du Bisclavret
 103  -
Traduction française
    N°5

 109 - Lai de Lanval
 125 - Traduction française
    N°6

133 - Lai des deus Amanz
141 - Traduction française          

        N°7

145 - Lai de Yonec (ou Ywenec)
159 - Traduction française
    N°8

167 - Lai du Laüstic (Rossignol)

173 - Traduction française
    N°9

177 - Lai de Milun

191 - Traduction française

  N°10

199 - Lai du Chaitivel (ou du malheureux)
205  - Traduction française
   N°11

209  - Lai du Chevrefoil
213 - Traduction française
   N°12

215  - Lai d'Eliduc

245  - Traduction française
   N°13

261  - Lai de Graelent

281  - Traduction française  

   N°14

291  - Lai de l’Espine

301  - Traduction française