Jacques
Henri Prévost
14
Lais Bretons
de Marie de
France
En
Anglo-normand avec la traduction française
Du même auteur
Le Ciel, la Vie, le Feu
Le Pèlerin d’éternité
L’Univers et le Zoran
L’Argile et l’Âme
Prolo Sapiens
Lentement vers la Lumière
Bien nombreux les Chemins
Et chaque Amour enfin
Recueil de cuisine végétarienne
Mon cancer et Moi
Le sourire malicieux de l’Univers
© - Jacques Henri Prévost- Cambrai (France)
14 Lais
bretons
De Marie de France
Jacques Henri
Prévost
14 LAIS BRETONS
DE MARIE DE
FRANCE
SUR LA VIE ET LES ÉCRITS
DE MARIE DE FRANCE
(Proposée
de Mr B. de Roquefor)t
Cette femme, la première de son sexe qui ait fait des vers
français, ou la première du moins dont il nous en soit parvenu, peut être
regardée comme la Sapho de son siècle. Il est à regretter que, dans aucun de
ses nombreux ouvrages, elle ne nous ait rien appris sur sa vie. Cependant elle
occupe un rang distingué parmi les poètes anglo-normands, dans les écrits
desquels on devoit espérer de trouver quelques renseignements sur ce qui la
concerne; tous, à l'exception de Denys Pyramus, qui en dit peu de chose, ont
gardé un profond silence sur cette femme fort supérieure à son siècle par ses
lumières, par ses sentiments et par le courage qu'elle eut de dire la vérité à
des oreilles mal disposées ou peu accoutumées à l'entendre.
Marie naquit en France
: sort surnom l'indique; mais elle a laissé ignorer dans quelle province
elle avait reçu le jour, et les raisons qui l'avoient déterminée à passer en
Angleterre où il paraît qu'elle résidait dès le commencement du XIIIe siècle ; il y a tout lieu de croire que Marie é toit née dans la Normandie. Philippe-Auguste se
rendit maître de cette province en 1204, et nombre de familles normandes, soit
par motifs de parenté avec des familles établies en Angleterre , soit pour y
former de nouvelles entreprises , soit enfin par attachement au gouvernement
anglais, allèrent s'établir dans la Grande-Bretagne. Il est à présumer que les
mêmes raisons avoient engagé Marie à se retirer
dans ce royaume, où elle suivit sans doute ses parents. Si cette opinion
n'était pas adoptée, il serait impossible de fixer dans
quelle autre province de la France, sous la domination des Anglais, on pourrait placer le lieu de
la naissance de cette femme célèbre, parce que son langage ne ressemble ni au
gascon, ni au poitevin, ni au provençal, ni à aucun des jargons usités dans le
midi de la France.
Il paraît au contraire que la langue
de la Basse-Bretagne lui était très-familière, sans qu'on en puisse conclure
cependant qu'elle fût née dans cette province. A l'époque dont nous parlons, le
duc de Bretagne possédait le comté de Richemont en Angleterre; plusieurs de ses sujets armoricains auxquels il avait
concédé des fiefs de chevalier dans ce comté, s'y étaient établis, et Marie pourrait avoir appartenu à l'une de ces familles;
elle était d'ailleurs très-versée dans la littérature bretonne, et j'aurai
l'occasion de faire remarquer qu'elle a emprunté les sujets qu'elle a traités
aux écrivains de la Basse-Bretagne.''
Il est possible aussi que ce soit en Angleterre que Marie ait acquis ses connaissances dans les langues
armoricaine et anglaise. Elle était également versée dans la littérature
latine, et sentait quels avantages elle pourrait retirer de cette littérature
appliquée aux autres langues. C'est sans doute ce qui lui avait donné cette
vivacité, cette finesse de tact et de discernement, ce style élevé et soutenu
que l'on remarque dans ses ouvrages. Marie prévient
qu'elle employa plusieurs années pour y parvenir : et les branches des familles
d'Auray, du Boterel, de Chasteaubriant, de Guyon, de Maillé, de Montbourcher,
de Montgommery, de Rohan , de Tintiniac, etc.. On y remarque aussi une branche
de la famille des Montmorency; c'est peut-être la souche des Montmorency Morès
établie en Irlande. Cependant, quel que soit le but qu'elle s'est proposé, ses
écrits ne jettent aucune clarté sur sa vie privée, sur le nom et sur le rang
de sa famille.
On ignore pour quelle raison Marie a
parlé aussi peu de sa personne : on ne peut croire qu'en se nommant dans
plusieurs de ses poésies, elle ait voulu transmettre son nom à la postérité;
en effet, si telle eût été sa pensée, elle serait entrée dans de plus grands
détails : il faut en conclure que son but était uniquement d'empêcher que ses
productions ne fussent attribuées à d'autres, et de recueillir, de son vivant,
la portion d'éloges qui lui était due, et qu'elle méritait à juste titre.
Dans les écrits de Marie, comme
dans les écrits des poètes ses contemporains , on découvre des expressions
vagues qui découragent le biographe jaloux de s'instruire, qui le contraignent
à entrer dans de longues ou de pénibles discussions, dont le résultat conduit
à des conjectures judicieuses en apparence; mais qui souvent manquent de
fondement; en sorte que le silence de cette femme est cause que l'on ne peut
connaître la plupart des noms des personnes illustres à qui elle avait dédié
ses ouvrages, ou à la recommandation desquelles elle les avait entrepris.
Néanmoins, en traitant des écrits de cet auteur, je ferai mes efforts pour
découvrir quels peuvent avoir été ses protecteurs.
Les premières productions de Marie de
France sont une collection de Lais en vers
français, qui renferme plusieurs histoires ou aventures galantes arrivées à de
vaillants chevaliers. Ces Lais, composés suivant l'usage du temps, sont
généralement remarquables par le récit de quelques singulières catastrophes.
Quelques-uns seulement existent dans les manuscrits de la Bibliothèque royale;
mais la plus grande partie se trouve dans le Museum Britannicum. Ils
font connaître l'étendue et en même temps le genre de la plupart des anciens
essais de poésies anglo-normandes, qui nous ont été transmis par les Anglais.
Les romans de chevalerie des anciens Gallois et des Bas -
Bretons semblent avoir fourni à Marie les
différents sujets de ses Lais. Il paraît encore que les productions de ces
peuples furent l'objet continuel dé ses lectures avant qu'elle n'écrivît ses
poésies; il paraît aussi que, douée d'une mémoire heureuse, elle comptait sur
sa facilité à retenir; car elle dit avoir mis en vers des sujets qu'elle avait
entendu conter ou simplement réciter il y avait longtemps ; peut être qu'en les
rimant, elle les corrigeait, les changeait, et quelquefois même elle les
continuait différemment.
Marie prévient ses lecteurs qu'elle a
hésité longtemps avant de se livrer à ce genre de littérature; elle avait même
entrepris de traduire du latin plusieurs sujets tirés de l'histoire ancienne ;
mais s'étant aperçue que ce genre de travail avait été adopté par la plus
grande partie des écrivains de son temps, qu'elle ne parcourrait qu'une route
battue, elle abandonna ce projet pour se livrer entièrement à la recherche des
Lais gallois et armoricains. Peut-être est-ce à la singularité de son plan,
qu'est due l'origine de sa renommée.
Sa réputation s'accrut bien davantage, lorsqu'elle joignit à
ses compositions des réflexions sur l'amour et sur les diverses émotions qui
en résultent; sur la chevalerie et les actes de valeur que la beauté inspirait
aux guerriers qui étaient revêtus de L'ordre sublime, ou qui aspiraient
à chausser les éperons d'or. En chantant de pareils sujets, surtout en montant
sa lyre au ton des opinions reçues, elle devait être assurée du succès. En
effet Denys Pyramus, poète anglo-normand et contemporain de Marie, rapporte que les productions de cette femme
étaient fort estimées, que la noblesse et particulièrement les dames les
entendaient avec un plaisir inexprimable. Il en fait l'éloge, et cette
approbation de la part d'un rival, qui jouissait lui-même du plus grand crédit
à la cour des barons anglais, ne peut être que sincère et justement méritée.
Au nombre des raisons qui ont engagé Marie
à apporter plus de soins dans la composition de ses ouvrages, on ne doit
pas avoir égard à sa qualité d'étrangère qui, dit-elle, lui faisait craindre
d'être critiquée plus sévèrement. On voit en effet un grand nombre d'écrivains
anglais qui ont réussi dans la poésie française, et dont les productions sont
recommandables. Parmi ces derniers, on remarque Robert Wace, Philippe de Than,
Geoffroy Gaimar, Simon Dufresne, Everard de Rirkam , Samson de Nanteuil, Denys
Pyramus , Hélie de Winchester, Guillaume de Wadington, Etienne de Langton ,
David, et beaucoup d'autres.
Marie pensait que la satisfaction d'un
poète devait consister dans le soin et la correction de ses ouvrages, à leur
donner un degré de supériorité dont l'auteur lui-même
s'apercevrait bientôt, et par-là à se faire des protecteurs puissants et
mériter l'estime publique. En effet, les efforts et l'application de cette
femme tendaient à jouir d'une renommée justement acquise, et d'une distinction
particulière. On voit par ses productions qu'elle était sans cesse tourmentée
de la crainte de ne pas réussir. C'est ce qu'elle exprime avec sa simplicité
naturelle dans le Lai de Gugemer.
En lisant le prologue des Lais, on s'aperçoit qu'ils sont
adressés à un souverain qui n'est pas nommé. Mais quel est le monarque auquel Marie a fait cet hommage? Ce fait était connu de son
temps : et malgré la distance qui en éloigne, le peu de matériaux qui restent,
nous allons, par une suite de rapprochements, chercher à découvrir son nom.
Dans son Prologue, Marie fait part de ses craintes;
elle tremble que la jalousie ne cherche à traverser les succès que pourront
obtenir ses ouvrages dans un pays étranger; d'après cet aveu, il est hors de
doute que ses écrits ne peuvent pas avoir été faits en France.
Lorsqu'elle se trouve embarrassée soit par une expression, soit par la
quantité, elle emploie des mots anglais pour remplir son idée, ou la mesure de
son vers.
Il sera démontré qu'elle écrivait plus particulièrement pour
les Anglais; car ses poésies contiennent souvent des expressions qui
appartiennent essentiellement à leur langue, et nullement à la romane
française. Marie a donc dédié ses Lais à un roi qui
savait l'anglais; elle a même pris soin de traduire dans cette langue tous les
noms propres armoricains ou gallois qu'elle a été obligée d'y introduire. Par
exemple, dans le Lai de Bisclavaret, elle rapporte que les Anglais
traduisent ce nom par celui de Garwaf ou Garwall, que le Lai
du Chèvre-Feuille est nommé Gotelef, et que celui de Laustic est
appelé Nightgale, etc., ce qui prouve que Marie avait
fait hommage de ses productions à un prince qui parlait la langue anglaise.
Elle rapporte dans le Prologue qu'elle a refuse de traduire
du latin en roman, par la raison que beaucoup d'autres s'en étaient occupés,
que son nom serait confondu parmi la multitude, et qu'elle ne retirerait aucune
gloire de ses travaux. Cette circonstance s'accorde parfaitement avec le règne
d’Henri III, qui occupa le trône d'Angleterre depuis 1216 jusqu'à l'an 1272;
c'est sous ce règne qu'un grand nombre de poètes normands et anglo-normands
traduisirent du latin une multitude d'ouvrages, des romans de chevalerie, et
particulièrement ceux de la Table-Ronde. Enfin Fauchet, Pasquier, Massieu, Le
Grand d'Aussy, et tous les biographes indiquent que Marie
florissait vers le milieu du XIIIe siècle,
et ce temps se rapporte avec le règne d’Henri III.
A leur témoignage se joint celui de Denys Pyramus, qui parle
de Marie dans les termes les plus honorables et les
plus flatteurs; il dit que sa personne et ses écrits étaient généralement
estimés, qu'il les connaissait, les aimait, et qu'il en faisait le plus grand
cas. Or on sait que Denys Pyramus, contemporain de Marie, écrivait
sous le règne du même Henri III. D'après les rapprochements qui viennent d'être
mis sous les yeux du lecteur, il sera hors de doute qu’Henri III aura été le
prince auquel Marie a dédié ses Lais. Cependant,
quelques critiques pourraient présumer qu'elle en a fait hommage à un roi de France. Examinons parmi les souverains de ce royaume quel
pourrait être celui à qui cette dédicace aurait été faite. Marie vécut sous les règnes de Philippe-Auguste, de
Louis VIII et de Louis IX; l'on ne peut croire qu'en s'adressant à l'un de ces
princes, elle ait traduit des noms gallois et armoricains en anglais.
Comment se serait-elle permis l'emploi d'une langue
inintelligible pour le souverain et pour la plupart des François? Quelquefois,
il est vrai, Marie a traduit en roman ces
expressions étrangères; mais ces exemples sont très-rares ; on voit même que,
pour ces explications, elle préfère employer la langue anglaise, qui paraît lui
avoir été très-familière. Par cette préférence ne semble-t-elle pas indiquer
quelle était la classe de ses lecteurs, et que le prince à qui elle adresse ses
poésies est Henri III ?
On doit regretter que nos bibliothèques, si riches
d'ailleurs, ne renferment qu'une très-petite partie des Lais de Marie; tous, sans en excepter les plus courts,
contiennent des renseignements précieux sur les mœurs et les usages au XIIIe siècle. Les descriptions du poète sont à-la-fois
fidèles et amusantes; il fixe l'attention par le choix des sujets, par
l'intérêt qu'il sait y répandre, et surtout par le charme d'un style simple et
naturel. Malgré la rapidité de sa diction, rien ne lui échappe lorsqu'il
décrit, rien n'est omis dans les détails, l'action n'est point embarrassée et
marche vivement.
Avec quelle grâce et quelle noblesse ne dépeint-elle pas la
charmante protectrice du malheureux Lanval ? Quelle impression sa beauté
séduisante ne fait-elle pas sur cette multitude qui ne la suit que pour
l'admirer? Le coursier blanc qui lui sert de monture, semble être orgueilleux
de porter une divinité; le lévrier qui la suit et le faucon qu'elle porte,
annoncent son illustre origine; quelle splendeur et quel air imposant dans ses
traits, que de grâce, quelle recherche et quelle magnificence dans ses
vêtements!
A un goût épuré, à des formes gracieuses, à des pensées
agréables, Marie joignait une grande sensibilité,
et souvent la muse anglaise semble l'avoir inspirée. Elle paraît s'être
attachée à parler plus au cœur qu'à l'esprit, soit par les situations
malheureuses où elle a placé ses héros, soit par les catastrophes qui
terminent ses récits; et par ce moyen elle attendrit le lecteur , et fait
passer dans son âme tous les sentiments dont ses personnages sont animés.
Nos différents biographes et bibliographes, n'ont pas eu
connaissance des Lais de Marie, et n'ont parlé que de ses fables. Le Grand
d'Aussy en a traduit quatre, et les a publiés sans en faire connaître
l'auteur, il est probable que ce critique n'avait jamais entendu parler de la
collection des Lais qui existe parmi les manuscrits du Museum Britannicum. Dans
l'espèce de préface dont ils sont précédés, Marie se
fait connaître et se nomme en commençant.
Le second ouvrage de notre poète consiste dans un recueil de
fables, intitulé le Dit d'Ysopet, qu'il a traduit en vers français. Il
prévient dans le prologue et dans l'épilogue, que ce travail n'a été entrepris
qu'à la sollicitation d'un homme qui est la fleur de la chevalerie et de la
courtoisie; en un mot, à la prière du comte Guillaume. Le Grand d'Aussy a
traduit librement quelques-unes des fables de Marie, et
a mis en tète de cette version infidèle une préface, dans laquelle il établit
que le personnage de Guillaume, est le comte de Dampierre. Cette opinion
n'étant fondée sur aucun témoignage, ne doit être regardée que comme une simple
conjecture. Si cet écrivain a eu quelques raisons pour avancer un fait aussi
étrange, il ne sera pas difficile d'en trouver pour les réfuter; et la première
est que Guillaume, seigneur de Dampierre, second fils de Guy, sire de Bourbon,
n'avait aucun droit au titre de comte.
Dans le XIIIe siècle, ce titre
n'était point accordé indistinctement aux gentilshommes français; il était
expressément réservé au seigneur, au propriétaire d'une province, ou d'une
grande cité dépendante d'un comté. Telles étaient les provinces de Flandre,
d'Artois, de Poitou, d'Anjou, de Champagne, de Brie, de Valois, etc., et les
villes de Paris, de Sens, de Chartres, d'Évreux, de Mâcon, de Châlons, de
Vienne, d'Auxerre, etc.. C'est alors que ces grands seigneurs, qui étaient
grands vassaux de la couronne, avoient droit au titre de comte, et pouvaient le
porter. Cette dénomination ne convenait donc pas à la ville de Dampierre,
puisque dans le XIIIe siècle son territoire n'était
qu'un simple fief appartenant aux seigneurs de ce nom. On pourrait objecter, il
est vrai, que, vers l'année 1223 ou 1224, Guillaume de Dampierre épousa
Marguerite de Flandre. Mais cette dame ne gouvernait pas encore le comté de
Flandre; ce ne fut qu'en 1246 qu'elle en prit possession, et à cette époque
elle était veuve. Guillaume ne porta donc pas le titre de comte, puisque son
fils, Guy de Dampierre, ne succéda qu'en 1275 à sa mère, et ne fut reconnu
comte qu'en 1280. En examinant tous les seigneurs français qui portèrent le nom
de Guillaume, on n'en voit aucun auquel Marie ait
pu dédier ses ouvrages.
D'ailleurs cette femme, écrivant en Angleterre, elle y
composa ses fables; il faut donc en présumer que c'est dans ce royaume qu'il
faut diriger ses recherches pour trouver le personnage dont il s'agit. Après y
avoir réfléchi, on conviendra sans doute que c'est Guillaume, surnommé Longue-Épée,
fils naturel de Henri II, créé comte de Salisbury et de Romare par Richard-Coeur-de-Lion,
et que Marie appelle la fleur de chevalerie, l'homme le plus vaillant du
royaume; expressions qui s'appliquent parfaitement au caractère de Guillaume
Longue-Épée, si renommé par sa bravoure. Les louanges que lui prodigue
Marie, expriment les sentiments de ses contemporains et se trouvent encore dans
son épitaphe.
Guillaume étant mort en 1226, il faut alors que Marie ait
publié ses fables avant cette époque; la brillante réputation qu'elle s'était
acquise par ses Lais, a sans doute engagé le fils d'Henri II à la
solliciter pour traduire une collection de fables qui , dit elle , existait
alors en anglais. Marie ne pouvait être arrêtée par
la crainte de ne pas réussir dans cette espèce d'apologue, après avoir décrit
avec tant de fidélité et de naturel les mœurs de son siècle.
Elle avait cette pénétration qui fait distinguer au premier
aperçu les différentes passions de l'homme, saisir les diverses formes
qu'elles prennent, et qui, en remarquant les objets qui attirent leur
attention, fait découvrir à l'instant même les moyens qu'elles emploient pour y
parvenir. Tous ces avantages ont été développés dans les premières productions
de Marie, et on les retrouve encore dans ses autres
écrits.
Ses fables, composées avec cet esprit qui pénètre les secrets
du cœur humain, se font remarquer surtout par une raison supérieure, un esprit
simple et naïf dans le récit, par une justesse fine et délicate dans la morale
et les réflexions. Car la simplicité du ton n'exclut point la finesse de la
pensée; elle n'exclut que l'afféterie. On y retrouve cette simplicité de style particulière à nos romans anciens, et qui
fait douter si la Fontaine n'a pas plutôt imité notre auteur que les fabulistes
d'Athènes et de Rome. L'inimitable Bonhomme n'aurait point trouvé dans
Ésope et dans Phèdre les avantages qui lui ont été offerts par Marie. A la moralité simple et nue
des récits du fabuliste phrygien, l'affranchi d'Auguste joignit l'agrément de
la poésie.
On connaît la pureté de son style, sa
concision, son élégance. Marie écrivant en
français, dans un temps où la langue, encore dans son enfance, ne pouvait
offrir que des expressions simples et sans art; elle y joignit des tournures
agréables, et une manière naturelle de tourner la phrase sans laisser
apercevoir le travail ; Ésope et Phèdre, ayant au contraire écrit en grec et en
latin, n'ont pu fournir à la Fontaine que des sujets et des idées , tandis que Marie lui
présentant les uns et les autres, a pu lui suggérer aussi des expressions , des
tournures et même des rimes. Il est inutile de faire remarquer que dans les
ouvrages de la Fontaine, il se trouve une foule de mots anciens qui, sans un
commentaire, seraient inintelligibles.
La dernière production de Marie est l'histoire, ou plutôt le conte du Purgatoire de Saint Patrice, traduit du latin et mis en vers français. On connait trois textes latins du récit de cette fable, composés par les moines Henri, de Saltrey et Josselin de Citeaux. Marie a dédié son poème à un Prud'homme qui, l'honorant de son estime et de son amitié, répand sur elle ses bienfaits. Le peu de détails que donne cette femme relativement à cet hommage, ne permet pas de faire connaitre le personnage auquel elle s'est adressée. Il est possible que Marie soit encore auteur de quelques pièces de poésie; mes recherches ont été vaines à cet égard.
SUR LES LAIS.
Je n'ai pas eu l'avantage de trouver pour les Lais une aussi
grande quantité de copies que pour les Fables ; les manuscrits de France ne contiennent que ceux de Gugemer, de Lanval,
d'Ywenec, de Graelent et de l’Espine. Les autres, avec le prologue,
se trouvent dans un seul manuscrit du Museum Britannicum). J'en dois la
communication à l'amitié et à l'obligeance de M. Douce. Ce généreux ami des
lettres, a non-seulement pris la peine de transcrire trois Lais, mais encore
il a eu l'extrême complaisance de revoir avec soin sur l'original, la copie des
six Lais faite par M. Cohen, jeune homme fort instruit, et qui ne tardera pas à
se faire avantageusement connaître. En me flattant d'avoir une copie
très-exacte du manuscrit d'Angleterre, M. Douce a bien voulu joindre quelques
notes aux endroits où le texte lui paraissait avoir été altéré.
Le Lai d'Ywenec, très-fautif dans les manuscrits de la
Bibliothèque royale, a été corrigé d'après la copie imprimée qui se trouve dans
l'ouvrage de M. Ellis; le Lai de Gugemer a été revu sur la copie de M.
Cohen ; je dois à mon ami, M. de la Rue, le Lai des Deux Amants, qu'il
avait transcrit à Londres, lors de son séjour en Angleterre.
Le peu de soin qu'apportaient les copistes anciens dans la
transcription des ouvrages, vient sans doute de la promptitude avec laquelle
ils travaillaient; quel qu'en soit le motif, cette incurie devient pour le
littérateur un sujet de recherches, de peines et de réflexions. Nos pères,
malgré la dureté de leur langage, avoient dans leurs vers de la mesure, de la
cadence et même de l'harmonie. Ils rimaient assez exactement, et si l'on trouve
des fautes de quantité dans les manuscrits, on peut à coup sûr les attribuer au
défaut d'attention du copiste plutôt qu'à son ignorance, ou à celle du poète.
C'est une vérité dont il est facile de se convaincre en lisant les productions
de nos anciens conteurs et romanciers. Dans le XIIe
siècle la langue française était plus près d'une certaine perfection qu'elle ne
le fût au XVI du moins dans les traductions françaises et anglaises qui sont
parvenues jusqu'à nous.
Les règles de la grammaire étaient exactement respectées par
les prosateurs, comme on peut le voir en parcourant les traductions françaises
de saint Grégoire, des sermons sur Job et sur la Sagesse, des quatre livres des
Rois, de commentaire sur le Psautier, etc. Au surplus, mon ami et excellent
confrère, Mr de Mourcin, s'occupe d'un mémoire sur ce point curieux et
important. Cette dissertation, en montrant la légèreté avec laquelle on avoit
parlé de la langue romane, ne laissera aucun doute à l'égard de ce qui a été
dit.
Les lais que Marie dit avoir tirés de la littérature
bretonne, doivent, dit Mr de la Rue, être regardés comme des poèmes, contenant
le récit d'un évènement intéressant, d'une longueur modérée, toujours sur un
sujet grave et ordinairement armoricain ou gallois, et toujours en vers de huit
pieds.
« Nous disons, continue le savant
professeur , d'une longueur modérée, pour ne pas les confondre avec les
romans; sur un sujet grave , pour les distinguer des fabliaux et des
contes qui sont toujours plaisants , ordinairement armoricain ou gallois, parce
que les Bretons prirent quelquefois leurs sujets dans la mythologie , comme le Lai
de Narcisse(i), et quelquefois dans l'histoire de France,
comme le Lai des Deux Aniants(2.), le Lai du comte de
Toulouse. Enfin, nous disons en vers de huit pieds, pour les
distinguer des différentes pièces auxquelles les Trouvères donnèrent le nom de
Lais, et qu'ils composèrent à volonté, en vers de différentes mesures. »
On ignore d'où vient le mot Lai, et comment nos
Bretons le nommaient; non-seulement ce mot ne se trouve pas dans leurs dictionnaires,
mais encore aucun autre qui en approche. Car le latin barbare Leudeus,
déjà en usage au VIe siècle, paraît avoir été formé des langues du Nord. On le
trouve en effet dans le teuton lied, le danois leege, le saxon leoth,
l'anglo-saxon leod, l'islandais liod, l'irlandais laoi,
mots qui servent à désigner une pièce de vers faite pour être chantée. On le
tire aussi de l'ancien allemand leikr, jeu d'instruments, dont on aurait fait
successivement leich, leics, lays, lay, et puis lai. D'autres le
font venir du latin lessus, plainte, lamentation. Quoi qu'il en
soit, il ne faut pas confondre les Lais bretons, autrement dits lais de
Chevalerie, avec les autres pièces qui portèrent le même nom, et dont André
Chartier paraît avoir le premier fixé les règles.
Les Trouvères appelèrent Lais, des chansons, des
contes dévots, des fabliaux et même des fables. Ainsi le roi de Navarre
composant une chanson en l'honneur de la Vierge, dit qu'il va faire un Lai.
Il en est de même d'Audrefroi-le-Bastard. Gautier de Coincy, dans ses Contes
Dévot, intitule quelques - unes de ses pièces Lais à la Vierge. Les
Trouvères appelèrent Lais d'Amour, des chansons en l'honneur des dames;
les Lais d'Aristote, de Conseil, de l'Ombre, etc, sont de
véritables fabliaux, de même que le Lai de l'Oiselet est une fable.
En général, toutes les définitions et les acceptions du mot Lai
données jusqu'à présent doivent être rejetées, parce que les auteurs qui en
ont traité, manquaient de matériaux et surtout de pièces de comparaison. Il
appartenait à mon savant ami, Mr de la Rue, à l'homme le plus instruit de l'Europe
dans la connaissance de notre ancienne poésie, de déterminer les différents
changements survenus dans le Lai, et les diverses formes qu'on lui a fait
prendre.
Les auteurs anciens, tels que Possidonius d'Apamée, Strabon,
Diodore de Sicile, Lucain, Corneille, Tacite, Ammien, Marcellin, ont fait
l'éloge des Bardes gaulois; ils ont vanté leurs talents pour la poésie et pour
la musique. En effet, au mérite de composer des vers, ils ajoutaient celui de
les chanter en s'accompagnant de la harpe.
Lorsque Jules-César fit la conquête de la Gaule, les Bardes
effrayés s'enfuirent devant les vainqueurs. La Bretagne devint leur asile
jusqu'au moment où les barbares sortis du Nord, chassèrent les Romains.
Ces derniers, à leur tour, se réfugièrent dans l'Armorique, et introduisirent
l'usage de la langue latine dans cette province, qui avait toujours eu peu de
relations avec le reste de la Gaule). Leur séjour et rétablissement du
christianisme, ne purent effacer les anciennes traditions apportées par les
Bardes, partagées et conservées même par les Francs. De-là l'usage de chanter
des vers, en s'accompagnant de la harpe.
J'ai fait observer que, dès le VIe
siècle, le poète Fortunat, évêque de Poitiers, avait souvent fait mention des
Lais; il dit autre part, en s'adressant à Loup, comte de Champagne: « que la
lyre des Grecs et des Romains, que la harpe des Barbares et la rote des
Bretons, célèbrent à l'envi votre valeur et votre justice. » Cet usage se
conserva dans le moyen âge; il explique la raison pour laquelle Marie dit dans quelques- uns de ses Lais qu'ils se
chantaient accompagnés de la harpe et de la vièle. Dans les romans de la
Table-Ronde, composés d'après les traditions bretonnes,
La plus grande preuve que les Lais dévoient être chantés, se
trouve dans le ms. 7989, où le Lai de Graelant est transcrit de manière à être
noté au premier vers de la pièce, et à tous ceux qui commencent un alinéa. Il
est à regretter que les portées, tracées en encre rouge, n'aient pas été
notées comme on le voit dans le jeu d'Aucassin et Nicolette, qui fait
partie du même manuscrit.
Cet usage se conserva dans le moyen âge; il explique la
raison pour laquelle Marie dit dans quelques- uns
de ses Lais qu'ils se chantaient accompagnés de la harpe et de la vièle. Dans
les romans de la Table-Ronde, composés d'après les traditions bretonnes, la
plus grande partie des personnages sont armoricains; le lieu de la scène est
toujours dans la petite ou dans la Grande-Bretagne. L'île de Sein ou de Saine,
séjour des Fées gauloises ; la forêt de Brecheliant ou de Broceliande, près de
Quintin, qui renfermait le tombeau de l'enchanteur Merlin; la fontaine de
Barenton et le Perron merveilleux, étaient placés dans l'Armorique. C'est dans cette province que Geoffroy de Monmouth découvrit
l'ouvrage original qui servit de guide à ces écrivains du XIIe siècle, qui, les premiers, firent
passer dans notre langue les exploits d'Arthur et des vaillants paladins de sa
cour.
Les traditions bretonnes et le merveilleux employé dans les
romans de la Table Ronde et dans les Lais, ont été tirés en partie de la Bible
et de la mythologie des Grecs; ces combats héroïques, ces aventures
périlleuses, ces géants ou ces hommes sauvages, ces serpents terrassés, ces
lions ou léopards domptés, ces monstres ou dragons vaincus, se rencontrent à
chaque pas dans ces deux livres.
Les Lais bretons étaient fort estimés, car le plus bel éloge
qu'on pouvait faire d'un chevalier, était de dire qu'à la valeur il joignait le
talent de chanter ou de composer des Lais en s'accompagnant de la harpe ; tous
les romans fournissent la preuve de ce fait. Mais rien n'est immuable dans le
monde, et les Lais bretons, après avoir longtemps brillé d'un grand éclat,
furent négligés. On altéra ses formes, et son nom fut donné à des pièces qui
n'avoient aucun rapport avec ce genre de poésie. Pour mieux faire sentir les
différents changements que cette composition a essuyés, il faudrait rapporter
celles qui n'ont pas été imprimées ou traduites, et indiquer les titres.
Voici
la dédicace extraite du
Prologue des Lais de Marie de France
En l'onur
de vus, nobles reis,
Ki tant estes pruz e curteis,
A qui tute joie s'encline,
E en qui quer tuz biens racine,
M'entremis des lais assembler
Par rime faire e reconter.
En mun quer pensoe e diseie,
Sire, ques vos presentereie.
Se vos les plaist a receveir,
Mult me ferez grant joie aveir;
A tuz jurs mais en serrai liee.
Ne me tenez a surquidiee,
Se vos os faire icest present.
Ore oëz le comencement !
Traduction
approchée
C'est par vos ordres, noble Prince,
Si preux et si courtois,
vous qui possédez toutes
les qualités du cœur et de l'esprit,
que j'ai rassemblé les Lais que j'ai traités.
Aussi la reconnaissance me fait-elle un devoir
de vous en faire l'hommage;
je n'éprouverai jamais de plaisir plus grand,
si vous daignez l'accepter,
et ne perdrai jamais le souvenir de cette faveur.
Veuillez ne pas m'accuser de présomption,
si j'ose vous offrir mon travail,
et daignez en écouter le commencement.
Cette traduction est celle proposée de
Mr B. de Roquefort
Informations
sur ce Prologue
Le surnom
de Marie indique
qu'elle naquit en France sans indiquer dans quelle province elle avait
vu le jour ni pourquoi elle résidait en Angleterre au début du 13e siècle. Il est probable qu'elle soit
née en Normandie puist qu'elle ait suivi ses parents comme tous les Normands
qui passèrent alors en Grande Bretagne. Cette hypothèse est confortée par
son langage qui ne ressemble à aucun dialecte usité dans le sud de la France.
Elle semblait
parler couramment la langue de Basse Bretagne ainsi que le latin. Le duc
de Bretagne possédait alors le comté de Richemont en Angleterre, et il est
possible que Marie ait appartenu à l'une des familles qui en avait reçu un fief
de chevalerie. Cependant,
quel qu'en soit la raison, ses écrits ne révèlent aucunement les détails de sa
naissance, ni de sa vie privée, ni son véritable nom, ni le rang de sa
famille.
Les premières productions de Marie de France sont des Lais
en vers français octosyllabiques, contant diverses aventures galantes de
vaillants chevaliers. L'essentiel s'en trouve dans le Museum Britannicum. Des
romans de chevalerie ont fourni les sujets de ces
Lais, que Marie les ait tirés de ses lectures ou de sa mémoire car elle disait
avoir mis en vers des sujets qu'elle avait seulement entendu conter dans sa
jeunesse.
En ces temps là, ces lais
bretons étaient fort appréciés. Á l'exemple des anciens bardes gaulois, les
ménestrels les chantaient en s'accompagnant d'une harpe ou d'une vielle. Le
plus bel hommage qu'on pouvait faire d'un chevalier était de dire qu'à sa
valeur guerrière, il joignait le talent de composer ou de chanter des lais en
s'accompagnant de la harpe. Puis la mode en passa et la forme pure et classique
des Lais s'altéra.
Le second ouvrage de Marie
consiste dans un recueil de nombreuses fables, intitulé le Dit d'Ysopet,
(Esope), qu'elle a traduit en vers français. Son prologue et son épilogue
précisent que ce travail a été entrepris à la prière d'un homme qu'elle disait
fleur de la chevalerie et de la courtoisie. Il devrait s'agir de Guillaume Longue-Épée,
fils naturel de Henri II, créé comte de Salisbury et de Romare par Richard-Coeur-de-Lion.
La dernière production de
Marie est le conte du Purgatoire de Saint Patrice, traduit de textes latins et
mis en vers français. Ce long récit religieux édifiant est dédié à un
Prud'homme qui l'honorait de son estime et de son amitié et qui répandit sur
elle ses bienfaits. Ce bienfaisant personnage est resté inconnu. Il est aussi
possible que Marie soit encore l'auteur de quelques pièces de poésie demeurées
à ce jour inconnues.
Les traductions proposées dans
ce site, sont tirées de l'ouvrage de Monsieur B. de Roquefort, qui présente en
deux volumes l'œuvre complète de Marie de France. Le premier tome contient
quatorze lais, entièrement traduits. Le second tome contient cent trois fables
inspirée d'Esope, ainsi que le conte chrétien de saint Patrice, dont les
traductions sont partielles. La dédicace ci-dessus figure en fin du prologue du
tome 1.
Les douze lais de Marie de France
(selon le manuscrit Harley 978)
Ces "Lais" sont
des longs poèmes composés entre 1160 et 1180. Seul, le manuscrit Harley 978
contient les douze lais. La langue utilisée est un dialecte anglo-normand,
parlé en Normandie et en Bretagne continentale, (ainsi qu'en Grande Bretagne
depuis sa conquête par Guillaume le Conquérant). La personnalité de Marie de
France est assez mystérieuse. Elle semble être issue d'une famille noble
d'Île de France et aurait été reçue en tant qu'artiste à la cour du roi
Henri II de Plantagenêt, (promoteur probable de la "Geste
Arthurienne"). Ces textes sont en principe dans le domaine public. Nous
essayons de les proposer dans une forme pratique pour en faciliter l'accès
très intéressant et enrichissant dans l'étude de la langue française.
Lai de Guigemar
Par Marie de France
Ki de bone mateire
traite,
Mult li peise si bien n'est faite.
Oëz, seignurs, ke dit Marie,
Ki en sun tens pas ne s'oblie.
Celui deivent la gent loër
Ki en bien fait de sei parler.
Mais quant il ad en un païs
Hummë u femme de grant pris,
Cil ki de sun bien unt envie
Sovent en dïent vileinie :
Sun pris li volent abeisser ;
Pur ceo comencent le mestier
Del malveis chien coart felun,
Ki mort la gent par traïsun.
Nel voil mie pur ceo leissier,
Si gangleür u losengier
Le me volent a mal turner :
Ceo est lur dreit de mesparler !
Les contes ke jo sai verrais,
Dunt li Bretun unt fait les lais,
Vos conterai assez briefment.
El chief de cest comencement,
Sulunc la lettre e l'escriture,
Vos mosterai une aventure
Ki en Bretaigne la Menur
Avint al tens ancïenur.
En cel tens tint Hoels la tere,
Sovent en peis, sovent en guere.
Li reis aveit un suen barun
Ki esteit sire de Lïun :
Oridials esteit apelez ;
De sun seignur fu mult privez,
Chivaliers ert pruz e vaillanz.
De sa moillier out dous enfanz,
Un fiz e une fille bele.
Noguent ot nun la damaisele,
Guigeimar noment le dancel ;
El reaulme nen out plus bel.
A merveille l'amot sa mere
E mult esteit bien de sun pere.
Quant il le pout partir de sei,
Si l'enveat servir un rei.
Li vadlez fu sages e pruz,
Mult se faseit amer de tuz.
Quant fu venu termes e tens
Ke il aveit eage e sens,
Li reis le adube richement,
Armes li dune a sun talent.
Guigemar se part
de la curt ;
Mult i dona ainz k'il s'en turt.
En Flaundres vait pur sun pris quere :
La out tuz jurz estrif e guerre.
En Lorreine ne en Burguine,
Ne en Angou ne en Gascuine,
A cel tens ne pout hom truver
Si bon chevalier ne sun per.
De tant i out mespris Nature
Ke unc de nule amur n'out cure.
Suz ciel n'out dame ne pucele
Ki tant par fust noble ne bele,
Se il dë amer la requeïst,
Ke volentiers nel retenist.
Plusurs le requistrent suvent,
Mais il n'aveit de ceo talent.
Nuls ne se pout aparceveir
Ke il volsist amur aveir :
Pur ceo le tienent a peri
E li estrange e si ami.
En la flur de sun meillur pris
S'en vait li ber en sun païs
Veer sun pere e sun seignur,
Sa bone mere e sa sorur,
Ki mult l'aveient desiré.
Ensemble od eus ad sujurné,
Ceo m'est avis, un meis entier.
Talent li prist d'aler chacier:
La nuit somunt ses chevaliers,
Ses veneürs e ses berniers;
Al matin vait en la forest,
Kar cel deduit forment li plest.
A un grant cerf sunt aruté,
E li chien furent descuplé:
Li veneür curent devaunt;
Li damaisels se vait targaunt.
Sun arc li portë un vallez,
Sun ansac e sun berserez.
Traire voleit, si mes eüst,
Ainz ke d'iluec se remeüst.
En l'espeise d'un grant buissun
Vit une bise od un foün;
Tute fu blaunche cele beste,
Perches de cerf out en la teste;
Sur le bai del brachet sailli.
Il tent sun arc, si trait a li,
En l'esclot la feri devaunt;
Ele chaï demeintenaunt.
La seete resort ariere,
Guigemar fiert en tel maniere
En la quisse deske al cheval,
Ke tut l'estuet descendre aval;
Ariere chiet sur l'erbe drue
Delez la bise ke out ferue.
La bise, ke nafree esteit,
Anguissuse ert, si se plaineit;
Aprés parla en itel guise:
«oï, lase! Jo sui ocise!
E tu, vassal, ki m'as nafree,
Tel seit la tue destinee:
Jamais n'aies tu med[e]cine!
Ne par herbe ne par racine
Ne par mire ne par pociun
N'avras tu jamés garisun
De la plaie ke as en la quisse,
De s[i] ke cele te guarisse
Ki suffera pur tue amur
Issi grant peine e tel dolur
Ke unkes femme taunt ne suffri;
E tu ref[e]ras taunt pur li,
Dunt tut cil s'esmerveillerunt
Ki aiment e amé avrunt
U ki pois amerunt aprés.
Va t'en de ci! Lais m'aver pes!»
Guigemar fu forment blescié;
De ceo k'il ot est esmaiez.
Començat sei a purpenser
En quel tere purrat aler
Pur sa plaie faire guarir;
Kar ne se volt laissier murir.
Il set assez e bien le dit
Ke unke femme nule ne vit
A ki il [a]turnast s'amur
Ne kil guaresist de dolur.
Sun vallet apelat avaunt:
«amis,» fait il, «va tost poignaunt!
Fai mes compaignuns returner;
Kar jo voldrai od eus parler.»
Cil point avaunt, e il remaint;
Mult anguissusement se pleint.
De sa chemise estreitement
Sa plaie bende fermement.
Puis est muntez, d'iluec s'en part;
Ke esloignez seit mult li est tart:
Ne volt ke nul des suens i vienge,
Kil desturbast ne kil retienge.
Le travers del bois est alez
Un vert chemin ki l'ad menez
Fors a la laundë; en la plaigne
Vit la faleise e la muntaigne
De une ewe ke desuz cureit;
Braz fu de mer, hafne i aveit.
El hafne out une sule nef,
Dunt guigemar choisi le tref;
Mult esteit bien apparillee.
Defors e dedenz fu peiee:
Nuls hum n'i pout trover jointure;
N'i out cheville ne closture
Ki ne fust tute d'ebenus;
Suz ciel n'at or ki vaille plus.
La veille fu tute de seie,
Mult est bele ki la depleie.
Li chivaliers fu mult pensis:
En la cuntree n'el païs
N'out unkes mes oï parler
Ke nefs i pussent ariver.
Avaunt alat, descendi jus;
A graunt anguisse munta sus.
Dedenz quida hummes truver
Ki la nef deüssent garder;
N'i aveit nul, ne nul ne vit.
En mi la nef trovat un lit
Dunt li pecul e li limun
Furent a l'ovre salemun,
Tailliez a or, tut a triffure,
De ciprés e de blanc ivoure;
D'un drap de seie a or teissu
Est la coilte ki desus fu.
Les altres dras ne sai preisier;
Mes tant vos di de l'oreillier:
Ki sus eüst sun chief tenu
Jamais le peil n'avreit chanu;
Le covertur tut sabelin
Vols fu du purpre alexandrin.
Deus chandelabres de fin or--
Le pire valeit un tresor--
El chief de la nef furent mis;
Desus out deus cirges espris.
De ceo s'esteit il merveilliez.
Il s'est sur le lit apuiez;
Reposé s'est, sa plaie dolt.
Puis est levez, aler s'en volt;
Il ne pout mie returner:
La nef est ja en halte mer,
Od lui s'en vat delivrement;
Bon orét out e süef vent,
N'i ad mais nient de sun repaire;
Mult est dolent, ne seit ke faire.
N'est merveille së il s'esmaie,
Kar grant dolur out en sa plaie;
Suffrir li estut l'aventure.
A deu prie k'en prenge cure,
K'a sun poeir l'ameint a port
E sil defende de la mort.
El lit se colcha, si s'en dort;
Hui ad trespassé le plus fort:
Ainz le vespré ariverat
La ou sa guarisun avrat,
Desuz une antive cité,
Ki esteit chief de cel regné.
Li sires ki la mainteneit
Mult fu velz humme e femme aveit,
Une dame de haut parage,
Franche, curteise, bele e sage;
Gelus esteit a desmesure;
Kar ceo purportoit sa nature.
Ke tut li veil seient gelus--
Mult hiet chascun kë il seit cous--
Tels [est] de eage le trespas.
Il ne la guardat mie a gas.
En un vergier suz le dongun,
La out un clos tut envirun;
De vert marbre fu li muralz,
Mult par esteit espés e halz;
N'i out fors une sule entree,
Cele fu noit e jur guardee.
De l'altre part fu clos de mer;
Nuls ne pout eissir në entrer,
Si ceo ne fust od un batel,
Se busuin eüst al chastel.
Li sire out fait dedenz le mur,
Pur mettre i sa femme a seür,
Chaumbre; suz ciel n'en out plus bele.
A l'entree fu la chapele.
La chaumbre ert peinte tut entur:
Venus, la deuesse d'amur,
Fu tresbien [mise] en la peinture,
Les traiz mustrez e la nature
Cument hom deit amur tenir
E lëalment e bien servir;
Le livre ovide, ou il enseine
Coment chascun s'amur estreine,
En un fu ardant le gettout
E tuz iceus escumengout
Ki ja mais cel livre lirreient
Ne sun enseignement fereient.
La fu la dame enclose e mise.
Une pucele a sun servise
Li aveit sis sires bailliee,
Ki mult ert franche e enseigniee,
Sa niece, fille sa sorur.
Entre les deus out grant amur;
Od li esteit quant il errout,
De ci la kë il reparout,
Hume ne femme n'i venist,
Ne fors de cel murail ne issist.
Uns vielz prestres blancs e floriz
Guardout la clef de cel postiz;
Les plus bas membres out perduz:
Autrement ne fust pas creüz;
Le servise deu li diseit
E a sun mangier la serveit.
Cel jur meïsme ainz relevee
Fu la dame el vergier alee;
Dormie aveit aprés mangier,
Si s'est alee esbanïer,
Ensemblë od li la meschine.
Gardent aval vers la marine;
La neif virent al flot muntant,
Quë el hafne veneit siglant;
Ne veient rien que la cunduie.
La dame volt turner en fuie:
Si ele ad poür n'est merveille;
Tute en fu sa face vermeille.
Mes la meschine, que fu sage
E plus hardie de curage,
La recunforte e aseüre.
Cele part vunt grant aleüre.
Sun mantel ost[e] la pucele,
Entre en la neif, que mult fu bele.
Ne trovat nule rien vivant
For sul le chevaler dormant;
Pale le vit, mort le quida;
Arestut sei, si esgarda.
Ariere vait la dameisele,
Hastivement la dame apele,
Tute la verité li dit,
Mult pleint le mort quë ele vit.
Respunt la dame: «or i alums!
S'il est mort, nus l'enfuïrums;
Nostre prestre nus aidera.
Si vif le truis, il parlera.»
Ensemble vunt, ne targent mes,
La dame avant e ele aprés.
Quant ele est en la neif entree,
Devant le lit est arestee;
Le chevaler ad esgardé,
Mut pleint sun cors e sa beuté;
Pur lui esteit triste e dolente,
E dit que mar fu sa juvente.
Desur le piz li met sa main;
Chaut le senti e le quor sein,
Que suz les costez li bateit.
Le chevaler, que se dormeit,
S'est esveillez, si l'ad veüe;
Mut en fu lez, si la salue:
Bien seit k'il est venu a rive.
La dame, plurante e pensive,
Li respundi mut bonement,
Demande li cumfaitement
Il est venuz e de queil tere,
S[i] il est eisselez pur guere.
«dame,» fet il, «ceo n'i ad mie;
Mes si vus plest que jeo vus die
La verité, vus cunterai;
Nïent ne vus en celerai.
De bretaine la menur fui.
En bois alai chacier jeo ui;
Une blanche bise feri,
E la saete resorti,
En la quisse m'ad si nafré,
Jamés ne quid estre sané.
La bise se pleint e parlet,
Mut me maudist e [si] jurat
Que ja n'eüs[se] guarisun
Si par une meschine nun;
Ne sai u ele seit trovee.
Quant jeo oï la destinee,
Hastivement del bois eissi.
En un hafne cest[e] nef vi;
Dedenz entrai, si fis folie;
Od mei s'en est la neif ravie.
Ne sai u jeo sui arivez,
Coment ad nun cest citez.
Bele dame, pur deu vus pri,
Cunseillez mei, vostre merci!
Kar jeo ne sai queil part aler,
Ne la neif ne puis governer.»
El li respunt: «bel sire chiers,
Cunseil vus dirai volenters:
Ceste cité est mun seignur
E la cuntre[e] tut entur;
Riches hum est de haut parage,
Mes mut par est de grant eage;
Anguissusement est gelus.
Par cele fei ke jeo dei vus,
Dedenz cest clos m'ad enseree.
N'i ad fors une sule entree;
Un viels prestre la porte garde:
Ceo doins[e] deus que mal feu l'arde!
Ici sui nuit e jur enclose;
Ja nule fiez nen eirc si ose
Que j'en ise s'il nel comande,
Si mis sires ne me demande.
Ci ai ma chambre e ma chapele,
Ensemble od mei ceste pucele.
Si vus [i] plest a demurer
Tant que [vus meuz] pussez errer,
Volenters vus sojurnerum
E de [bon] queor vus servirum.»
Quant il ad la parole oïe,
Ducement la dame mercie:
Od li sujurnerat, ceo dit.
En estant s'est drecié el lit;
Celes li aïent a peine;
La dame en sa chambre le meine.
Desur le lit a la meschine,
Triers un dossal que pur cortine
Fu en la chambre apareillez,
La est li dameisels cuchez.
E[n] bacins de or [ewe] aporterent,
Sa plaie e sa quisse laverent,
A un bel drap de cheisil blanc
Li osterent entur le sanc;
Pus l'unt estreitement bendé.
Mut le tienent en grant chierté.
Quant lur manger al vespré vient,
La pucele tant en retient
Dunt li chevalier out asez;
Bien est peüz e abevrez.
Mes amur l'ot feru al vif;
Ja ert sis quors en grant estrif,
Kar la dame l'ad si nafré,
Tut ad sun païs ublïé.
De sa plaie nul mal ne sent;
Mut suspire anguisusement.
La meschine kil deit servir
Prie qu'ele [le] laist dormir.
Cele s'en part, si l'ad laissié,
Puis k'il li ad duné cungé;
Devant sa dame en est alee,
Quë aukes esteit reschaufee
Del feu dunt guigemar se sent
Que sun queor alume e esptrent.
Li chevaler fu remis suls;
Pensif esteit e anguissus;
Ne seit uncore que ceo deit,
Mes nepurquant bien s'aparceit
Si par la dame n'est gariz,
De la mort est seürs e fiz.
«allas!» fet il, «quel le ferai?
Irai a li, si li dirai
Quë ele eit merci e pité
De cest cheitif descunseillé.
S'ele refuse ma prïere
E tant seit orgoilluse e fiere,
Dunc m'estuet [il] a doel murir
E de cest mal tuz jurs languir.»
Lors suspirat; en poi de tens
Li est venu novel purpens,
E dit que suffrir li estoet;
Kar [is]si fait ki me[u]s ne poet.
Tute la nuit ad si veillé
E suspiré e travaillé;
En sun queor alot recordant
Les paroles e le semblant,
Les oilz vairs e la bele buche,
Dunt la dolur al quor li tuche.
Entre ses denz merci li crie;
Pur poi ne l'apelet s'amie.
S'il seüst quei ele senteit
E cum l'amur la destreineit,
Mut en fust liez, mun escïent;
Un poi de rasuagement
Li tolist auques la dolur
Dunt il ot pal[e] la colur.
Si il ad mal pur li amer,
El ne s'en peot nïent loër.
Par matinet einz l'ajurnee
Esteit la dame sus levee;
Veillé aveit, de ceo se pleint;
Ceo fet amur que la destreint.
La meschine, quë od li fu,
Ad le semblant aparceü
De sa dame, quë ele amout
Le chevaler que sojurnout
En la chambre pur guarisun;
Mes el ne seit s'il eime u nun.
La dame est entree el muster,
E cele vait al chevaler;
Asise se est devant le lit;
E il l'apele, si li dit:
«amie, u est ma dame alee?
Pur quei est el si tost levee?»
Atant se tut, si suspira.
La meschine l'areisuna.
«sire,» fet ele, «vus amez;
Gardez que trop ne vus celez!
Amer poëz en iteu guise
Que bien ert vostre amur assise.
Ki ma dame vodreit amer
Mut devreit bien de li penser;
Cest'amur sereit covenable,
Si vus amdui feussez estable.
Vus estes bels e ele est bele.»
Il respundi a la pucele:
«jeo sui de tel amur espris,
Bien me purrat venir a pis,
Si jeo n'ai sucurs e aïe.
Cunseillez me, ma duce amie!
Que ferai jeo de cest'amur?»
La meschine par grant duçur
Le chevaler ad conforté
E de s'aïe aseüré,
De tuz les biens que ele pout fere;
Mut ert curteise e deboneire.
Quant la dame ad la messe oïe,
Ariere vait, pas ne se ublie;
Saveir voleit quei cil feseit,
Si il veilleit u [il] dormeit,
Pur ki amur sis quors ne fine.
Avant l'apelat la meschine,
Al chevaler la feit venir:
Bien li purrat tut a leisir
Mustrer e dire sun curage,
Tur[t] li a pru u a damage.
Il la salue e ele lui;
En grant effrei erent amdui.
Sil ne l'osot nïent requere;
Pur ceo qu'il ert d'estrange tere,
Aveit poür, s'il li mustra[s]t.
Que el l'en haïst e esloina[s]t.
Mes ki ne mustre s'enferté
A peine en peot aver santé:
Amur est plai[e de]denz cors,
E si ne piert nïent defors.
Ceo est un mal que lunges tient,
Pur ceo que de nature vient;
Plusurs le tienent a gabeis,
Si cume li vilain curteis,
Ki jolivent par tut le mund,
Puis se avantent de ceo que funt
N'est pas amur, einz est folie
E mauveisté e lecherie.
Ki un en peot leal trover,
Mut le deit servir e amer
[e] estre a sun comandement.
Guigemar eimoit durement:
U il avrat hastif sucurs,
U li esteot vivre a reburs.
Amur li dune hardement:
Il li descovre sun talent.
«dame,» fet il, «jeo meorc pur vus;
Mis quors en est mut anguissus;
Si [vus] ne me volez guarir,
Dunc m'estuet [il] en fin murir.
Jo vus requeor de drüerie;
Bele, ne me escundïez mie!»
Quant ele l'at bien entendu,
Avenaument ad respundu;
Tut en riant li dit: «amis,
Cest cunseil sereit trop hastis,
De otrïer vus ceste prïere:
Jeo ne sui mie acustumere.»
«dame,» fet il, «pur deu, merci!
Ne vus ennoit si jol vus di!
Femme jolive de mestier
Se deit lunc tens faire preier
Pur sei cherei, que cil ne quit
Quë ele eit usé cel deduit;
Mes la dame de bon purpens,
Ki en sei eit valur ne sens,
S'ele treve hume a sa manere,
E se ferat vers lui trop fiere;
Ainz l'amerat, si'n avrat joie;
Ainz que nul le sachet u oie,
Avrunt il mut de lur pruz fait.
Bele dame, finum cest plait!»
La dame entent que veirs li dit,
E li otreie sanz respit
L'amur de li, e il la baise.
Desore est guigemar a aise.
Ensemble gisent e parolent
E sovent baisent e acolent;
Bien lur covienge del surplus,
De ceo que li autre unt en us!
Ceo m'est avis, an e demi
Fu guigemar ensemble od li.
Mut fu delituse la vie;
Mes fortune, ki ne se oblie,
Sa roe turnë en poi de hure,
L'un met desuz, l'autre desure;
Issi est de ceus [a]venu,
Kar tost furent aparceü
Al tens d'esté par un matin
Just la dame lez le meschin;
La buche li baise e le vis,
Puis si li dit: «beus duz amis,
Mis quors me dit que jeo vus perc:
Seü serum e descovert.
Si vus murrez, jeo voil murir;
E si vus en peöz partir,
Vus recoverez autre amur,
E jeo remeindrai en dolur.»
«dame,» fet il, «nel dites mes!
Ja n'eie jeo joie ne pes,
Quant vers nul'autre avrai retur!
N'aiez de ceo nule poür!»
«amis, de ceo me aseürez!
Vostre chemise me livrez!
El pan desuz ferai un plait;
Cungé vus doins, u ke ceo seit,
De amer cele kil desferat
E ki despleer le savrat.»
Il li baile, si l'aseüre;
Le plet i fet en teu mesure:
Nule femme nel desfereit,
Si force u cutel n'i meteit.
La chemise li dune e rent;
Il la receit par tel covent
Que el le face seür de li
Par une ceinture autresi,
Dunt a sa char nue se ceint,
Par mi le flanc aukes estreint;
I la bucle purrat ovrir
Sanz depescer e sanz partir,
Il li prie que celui aint.
Il la baisë, ataunt remaint.
Cel jur furent aparceü,
Descovert, trové e veü
D'un chamberlenc mal veisïé
Que si sires l'out enveié;
A la dame voleit parler,
Ne pout dedenz la chambre entrer;
Par une fenestre les vit;
Veit a sun seignur, si lui dit.
Quant li sires l'ad entendu,
Unques mes tant dolent ne fu.
De ses priveiz demanda treis,
A la chambre vait demaneis;
Il en ad fet l'us depescer,
Dedenz trovat le chevaler.
Pur la grant ire quë il a
A ocire le cumaunda.
Guigemar est en piez levez,
Ne s'est de nïent esfreez.
Une grosse perche de sap,
U suleient pendre li drap,
Prist en ses mains e sis atent;
Il en ferat aukun dolent:
Ainz kë il de eus seit aprimez,
Les avrat il tut maaimez.
Le sire l'ad mut esgardé,
Enquis li ad e demandé
Kë il esteit e dunt fu nez
E coment est la einz entrez.
Cil li cunte cum il i vient
E cum la dame le retient;
Tute li dist la destinee
De la bise ke fu nafree
E de la neif e de sa plaie;
Ore est del tut en sa manaie.
Il li respunt que pas nel creit
E s'issi fust cum il diseit,
Si il peüst la neif trover,
Il le metreit giers en la mer:
S'il guaresist, ceo li pesast,
E bel li fust si il neiast.
Quant il l'ad bien aseüré,
El hafne sunt ensemble alé;
La barge trevent, enz l'unt mis;
Od lui s'en vet en sun païs.
La neif erre, pas ne demure.
Li chevaler suspire e plure,
La dame regretout sovent
E prie deu omnipotent
Qu'il li dunast hastive mort
E que jamés ne vienge a port,
S'il ne repeot aver s'amie,
K'il desirat plus que sa vie.
Tant ad cele dolur tenue
Que la neif est a port venue
U ele fu primes trovee:
Asez iert pres de sa cuntree.
Al plus tost k'il pout s'en issi.
Un damisel qu'il ot nurri
Errot aprés un chevaler;
En sa mein menot un destrer.
Il le conut, si l'apelat,
E li vallez se reguardat:
Sun seignur veit, a pié descent,
Le cheval li met en present;
Od lui s'en veit; joius en sunt
Tut si ami ki trové l'unt.
Mut fu preisiz en sun païs,
Mes tuz jurs ert maz e pensis.
Femme voleient qu'il preisist,
Mes il del tut les escundist:
Ja ne prendra femme a nul jur,
Ne pur aveir ne pur amur,
S'ele ne peüst despleier
Sa chemise sanz depescer.
Par breitaine veit la novele;
Il n'i ad dame ne pucele
Ki n'i alast pur asaier:
Unc ne la purent despleier.
De la dame vus voil mustrer,
Que guigemar pot tant amer.
Par le cunseil d'un sun barun
Ses sires l'ad mis'en prisun
En une tur de marbre bis.
Le jur ad mal e la nuit pis:
Nul humme el mund ne purreit dire
Sa grant peine ne le martire
Ne l'anguisse ne la dolur
Que la dame seofre en la tur.
Deus anz i fu e plus, ceo quit;
Unc n'oït joie ne deduit.
Sovent regrete sun ami:
«guigemar, sire, mar vus vi!
Meuz voil hastivement murir
Que lungement cest mal suffrir.
Amis, si jeo puis eschaper,
La u vus fustes mis en mer
Me neierai!» dunc lieve sus;
Tut esbaïe vient a l'hus,
Ne treve cleif ne sereüre;
Fors s'en eissi par aventure.
Unques nul ne la [des]turba;
Al hafne vient, la neif trova:
Atachie fu al rochier
U ele se voleit neier.
Quant el la vit, enz est entree;
Mes de une rien s'est purpensee
Que ilec fu sis amis neez;
[dunc] ne pout ester sur ses pez.
Se desqu'al bort peüst venir,
El se laissast defors chaïr:
Asez seofre travail e peine.
La neif s'en vet, que tost l'en meine.
En bretaine est venu'al port,
Suz un chastel vaillant e fort.
Li sire a ki le chastel fu
Aveit a nun meriadu;
Il guerr[ei]ot un
sun veisin;
Pur ceo fu levé par matin,
Sa gent voleit fors enveier
Pur sun enemi damager.
A une fenestre s'estot
E vit la neif ki arivot.
Il descendi par un degré,
Sun chamberlein ad apelé,
Hastivement a la neif vunt,
Par l'eschele muntent amunt;
Dedenz unt la dame trovee,
Ke de beuté resemble fee.
Il la saisist par le mantel,
Od lui l'en meine en sun chastel.
Mut fu liez de la troveüre,
Kar bele esteit a demesure;
Ki que l'eüst mis'en la barge,
Bien seit que ele est de grant parage.
A li [a]turnat tel amur,
Unques a femme n'ot greinur.
Il out une serur pucele
En sa chambre, que mut fu bele;
La dame li ad comandee.
Bien fu servie e honuree,
Richement la vest e aturne;
Mes tuz jurs ert pensive e murne.
Il veit sovent a li parler,
Kar de bone quor la peot amer.
Il la requert; ele n'ad cure,
Ainz li mustre de la ceinture:
Jamés humme nen amera,
Si celui nun ki l'uverra
Sanz depescer. Quant il l'entent,
Si li respunt par maltalent:
«autresi ad en cest païs
Un chevaler de mut grant pris;
De femme prendre en iteu guise
Se defent par une chemise
Dunt li destre pan est pleiez;
Il ne peot estre deslïez,
Que force u cutel n'i met[r]eit.
Vus feïstes, jeo quit, cel pleit.»
Quant el l'oï, si suspira;
Pur un petit ne se pasma.
Il la receit entre ses braz;
De sun bliant trenche les laz:
La ceinture voleit ovrir,
Mes [n'en] poet a chief venir.
Puis n'ot el païs chevaler
Quë il ne feïst essaier.
Issi remist bien lungement
De ci que a un turneiement,
Que meriadus afia
Cuntre celui que il guerreia.
Chevalers manda e retient;
Bien seit que guigemar i vient.
Il li manda par guer[e]dun,
Si cum ami e cumpainun,
Que a cel busuin ne li failist
[e] en s'aïe a lui venist.
Alez i est mut richement,
Chevalers meine plus de cent.
Meriadus dedenz sa tur
Le herbergat a grant honur.
Encuntre lui sa serur mande,
Par deus chevalers li commande
Que se aturne e viengë avant,
La dame meint qu'il eime tant.
Cele ad fait sun commandement.
Vestues furent richement,
Main a main vienent en la sale;
La dame fu pensive e pale.
Ele oï guigemar nomer;
Le pout desur ses pez ester;
Si cele ne l'eüst tenue,
Ele fust a tere chaüe.
Li chevalers cuntre eus leva;
La dame vit e esgarda
E sun semblant e sa manere;
Un petit [et] se traist ariere.
«est ceo,» fet il, «ma duce amie,
M'esperaunce, mun quor, ma vie,
Ma bele dame de me ama?
Dunt vient ele? Ki l'amena?
Ore ai pensé [mult] grant folie:
Bien sai que ceo n'est ele mie;
Femmes se resemblent asez;
Pur nïent change mis pensez.
Mes pur cele que ele resemble,
Pur ki mi quors suspire e tremble,
A li parlerai volenters.»
Dunc vet avant li chevalers;
Il la baisat, lez lui l'asist;
Unques nul autre mot ne dist,
Fors tant que seer la rovat.
Meriadus le esguardat;
Mut li pesat de cel semblant.
Guigemar apele en riant.
«sire,» fet il, «si vus pleseit,
Ceste pucele essaiereit
Vostre chemise a despleier,
Si ele peot riens espleiter.»
Il li respunt; «e jeo l'otrei.»
Un chamberlene apele a sei,
Que la chemise ot a garder;
Il li comande [a] aporter.
A la pucele fu baillie,
Mes ne l'ad [mie] despleïe.
La dame conut bien le pleit;
Mut est sis quors en grant destreit,
Kar volenters [s'i] essaiast,
S'ele peüst u ele osast.
Bien se aparceit meriadus;
Dolent en fu, il ne pot plus.
«dame,» fait il, «kar assaiez
Si desfere le purïez!»
Quant ele ot le comandement,
Le pan de la chemise prent,
Legerement le despleiat.
Li chevaler s'esmerveillat;
Bien la conut, mes nequedent
Nel poeit creire fermement.
A li parlat en teu mesure:
«amie, duce creature,
Estes vus ceo, dites mei veir!
Lessez mei vostre cors veeir,
La ceinture dunt jeo vus ciens!»
A ses costez li met ses meins,
Si ad trovee la ceinture.
«bele,» fet il, «queile aventure
Que jo vus ai issi trovee!
Ki vus ad [i]ci amenee?»
Ele li cunte la dolur,
Les peines granz e la tristur
De la prisun u ele fu,
E coment li est avenu:
Coment ele [s'en] eschapa;
Neer se volt, la neif trova,
Dedeinz entra, a cel port vient;
E li chevalers la retient;
Gardee l'ad a grant honur,
Mes tuz jurs la requist de amur.
Ore est sa joie revenue:
«amis, menez en vostre drue!»
Guigemar s'est en piez levez.
«seignurs,» fet
il, «ore escutez!
Une m'amie ai cuneüe
Que jeo quidoue aver perdue.
Meriaduc requer e pri
Rende la mei, sue merci!
Ses hummes liges devendrai
Deus anz u treis li servirai
Od cent chevalers u od plus.»
Dunc respundi meriadus.
«guigemar,» fet il, «beus amis,
Jeo ne sui mie si suspris
Ne si destrei[z] pur nule guere
Que de ceo me deiez requere.
Jeo la trovai, si la tendrai
E cuntre vus la defendrai.»
Quant il l'oï, hastivement
Comanda a munter sa gent;
D'ileoc se part, celui desfie;
Mut li peise qu'il lait s'amie.
En la vile n'out chevaler,
Que fust alé pur turneier,
Ke guigemar ne meint od sie.
Chescun li afie sa fei:
Od lui irunt queil part k'il aut,
Mutlt est huniz quë or li faut
La nuit sunt al chastel venu
Ki guerreiot meriadu.
Li sires les ad herbergez,
Que mut en fu joius e lez
De guigemar e de s'aïe:
Bien seit que la guere est finie.
El demain par matin leverent,
Par les ostelz se cunreierent.
De la ville eissent a grant bruit;
Guigemar primes les cunduit.
Al chastel vienent, si l'asaillent;
Mes fort esteit, au prendre faillent.
Guigemar ad la vile assise;
N'en turnerat, si sera prise.
Tanz li crurent amis e genz
Que tuz les affamat dedenz.
Le chastel ad destruit e pris
E le seignur dedenz ocis.
A grant joie s'amie en meine;
Ore ad trespasse sa peine.
De cest cunte ke oï avez
Fu guigemar le lai trovez,
Quë humm fait en harpe e en rote:
Bonë est a oïr la note.
Marie de France - Lai de Gugemer
Traduction française simplifiée
Ne devroit
retenir en général le récit des grandes choses qui se sont passées. Je vous
avouerai, Sire, qu'en traitant une bonne matière, je crains toujours de manquer
mon sujet, c'est l'avis de Marie ; elle pense qu'il n'appartient de faire
parler de grands personnages qu'à celui qui n'a pas cessé d'être vertueux.
Lorsque dans un pays il existe une personne respectable de l'un ou de l'autre
sexe, elle trouve des envieux, qui, par des rapports calomnieux, cherchent à
lui nuire et à ternir sa réputation. Ces jaloux ressemblent au mauvais chien
qui mord en trahison les honnêtes gens. Je veux démasquer et poursuivre ces
misérables, qui ne veulent et ne disent que du mal des autres. Le conte
suivant, dont les Bretons ont fait un Lai, est de la plus grande vérité ; je le
rapporte entièrement d'après les écrits de ces peuples, et en prévenant que
cette aventure arriva fort anciennement dans la Petite-Bretagne.
Au temps du règne d'Arthus, souvent en paix, souvent en
guerre, ce prince eut parmi ses vassaux un Baron appelé Oridial, qui étoit
seigneur de Léon. Le roi l'estimoit fort pour sa vaillance. De son mariage
étoient nés deux enfants, un fils et une fille, nommés Gugemer et Noguent.
Doués d'une figure charmante, ils étoient l'idole de leurs parents. Quand Oridial
vit son fils en âge, il l'envoya auprès d'Arthus pour apprendre l'état des
armes. Le jeune homme se distingua tellement par sa valeur et par la franchise
de son caractère, qu'il mérita d'être armé chevalier par le grand Arthus, qui,
en cette occasion, lui fit présent d'une superbe armure.
Gugemer veut aller chercher des aventures, et avant son
départ il fait de riches présents à toutes les personnes de sa connoissance. Il
se rend dans la Flandre pour faire ses premières armes, parce que ce pays était
presque tou jours en guerre. J'ose assurer d'avance qu'à cette époque, on ne
pouvoit trouver un meilleur chevalier dans la Lorraine, la Bourgogne , la Gascogne
et l'Anjou. Il avoit néanmoins un défaut, c'étoit de n'avoir pas encore songé
à aimer. Cependant il n'y avoit ni dame ni demoiselle qui, s'il en eût témoigné
le desir, ne se fût fait honneur d'être sa mie ; quoique même plusieurs d'entre
elles lui eussent, sur cet objet, fait des avances, cependant il n'aima point.
Personne ne pouvoit concevoir pourquoi Gugemer ne vouloit point céder à
l'amour, aussi chacun craignait-il qu'il ne lui arrivât malheur.
Après nombre de combats, d'où il sortit toujours avec
avantage, Gugemer voulut retourner dans sa famille, qui depuis longtemps
desiroit le revoir. Après un mois de séjour, il eut envie d'aller chasser dans
la forêt de Léon. Dans ce dessein, il appelle ses chevaliers, ses veneurs, et à
l'aube du jour ils étoient dans le bois. S'étant mis à la poursuite d'un grand
cerf, les chiens sont découplés, les chasseurs prennent les devants, et
Gugemer, dont un jeune homme portoit l'arc, les flèches et la lance, vouloit
lui porter le premier coup. Entraîné par l'ardeur de son coursier, il perd la
chasse, et dans l'épaisseur d'un buisson il aperçoit une biche toute blanche,
ornée de bois, laquelle étoit accompagnée de son faon. Quelques chiens qui
l'avoient suivi attaquent la biche ; Gugemer bande son arc, lance sa flèche,
blesse l'animal au pied et le fait tomber.
Mais la flèche retournant sur elle - même vient frapper
Gugemer à la cuisse, si violemment, que la force du coup le jette à bas de
cheval. Étendu sur l'herbe auprès de la biche qui exhaloit ses plaintes, il lui
entend prononcer ces paroles : Ah Dieu! Je suis morte, et c'est toi, vassal
(i), qui en es la cause. Je desire que dans ta situation tu ne trouves jamais
de remède à tes maux, ni de médecin pour soigner ta blessure; je veux que tu
ressentes autant de douleurs que tu en fais éprouver aux femmes, et tu
n'obtiendras de guérison que lorsqu'une amie aura beaucoup souffert pour toi.
Elle endurera des souffrances inexprimables, et telles qu'elles exciteront la
surprise des amants de tous les âges. Au surplus, retire-toi et me laisse en
repos.
Gugemer, malgré sa blessure, est bien étonné de ce qu'il
vient d'entendre ; il réfléchit et délibère sur le choix de l'endroit où il
pourroit se rendre, afin d'obtenir sa guérison. Il ne sait à quoi se résoudre,
ni à quelle femme il doit adresser ses vœux et ses hommages. Il appelle son
varlet, lui ordonne de rassembler ses gens et de venir ensuite le retrouver.
Dès qu'il est parti, le chevalier déchire sa chemise, et bande étroitement sa
plaie; puis remontant sur son coursier, il s'éloigne de ce lieu fatal, sans
vouloir qu'aucun des siens l'accompagne. Après
avoir traversé le bois, il parcourt une plaine et arrive sur une falaise au
bord de la mer. Là étoit un havre où se trouvoit un seul vaisseau dont Gugemer
reconnut le pavillon. Ce bâtiment, qui étoit d'ébène, avoit les voiles et les
cordages en soie.
Le chevalier fut très surpris de rencontrer une nef dans
un lieu où il n'en étoit jamais arrivé. Il descend de cheval, et monte ensuite
avec beaucoup de peine sur le bâtiment où il comptoit rencontrer les hommes de
l'équipage, et où il ne trouva personne. Dans
une des chambres étoit un lit enrichi de dorures, de pierres précieuses, de
chiffres en ivoire. Il étoit couvert d'un drap d'or, et la grande couverture
faite en, drap d'Alexandrie étoit garnie de martre-zibeline. La pièce étoit
éclairée par des bougies que portoient deux candélabres d'or garnis de
pierreries d'un prix considérable. Fatigué
de sa blessure, Gugemer se met sur le lit ; après avoir pris quelques instants
de repos , il veut sortir ; mais il s'aperçoit que le vaisseau, poussé par un
vent propice, étoit en pleine mer. Inquiet de sou sort, souffrant de sa
blessure, il invoque l'éternel, et le prie de le conduire à bon port. Le chevalier
se couche et s'endort pour ne se réveiller qu'aux lieux où il doit trouver un
terme à ses maux.
Il arrive vers une ville ancienne, capitale d'un royaume
dont le souverain, homme fort âgé, avoit épousé une jeune femme. Craignant
certain accident, il étoit extrêmement jaloux. Tel est l'arrêt de la nature
que tous vieillards soient jaloux, et que lorsqu'ils épousent de jeunes femmes,
on ne soit nullement étonné de ce qu'elles leur soient infidèles. Sous le donjon étoit un verger fermé par
une muraille en marbre verd, et bordé par la mer. La seule porte qui servoit
d'entrée étoit gardée nuit et jour. On ne pouvoit y entrer du côté du rivage
qu'au moyen d'un bateau. Pour que sa femme fût plus exactement surveillée, le
jaloux lui avoit fait construire un appartement dans la tour. Sur les murs, on
a voit peint Vénus, déesse de l'amour, et representé comment doivent se
comporter les amants heureux; d'un autre côté la déesse jetoit dans les flammes
le livre où Ovide enseigne le remède pour guérir d'amour. Déclarant avec
indignation qu'elle ne favoriseroit jamais ceux qui liraient cet ouvrage et
qui en pratiqueroient la morale.
La dame avoit près d'elle sa nièce, jeune personne
qu'elle aimoit beaucoup; celle ci accompagnoit sa tante toutes les fois qu'il
lui prenoit envie de sortir, et la recouduiso.it ensuite au logis. Un vieux prêtre aux cheveux blancs avoit
seul la clef de la tour, et indépendamment de son âge, il se trouvoit hors
d'état d'alarmer un jaloux, autrement il n'eût pas été accepté; outre la messe
qu'il disoit tous les jours, notre prêtre servoit encore à table. A l'issue de
son diner, la dame voulant se promener, emmena sa nièce avec elle. Tournant les yeux du côté de la mer qui
baignoit le bord du jardin, elle aperçoit le vaisseau qui cingloit à pleines
voiles de son côté. Ne voyant personne sur le pont, elle fut effrayée et
voulut prendre la fuite; mais la jeune personne naturellement plus hardie et
plus courageuse que sa tante, parvint à la rassurer ; lorsque le vaisseau fût
arrêté, elle ôte son manteau et descend dans la nef. Elle n'aperçoit personne à
l'exception de Gugemer étendu sur le lit, où il dormoit encore. A la pâleur de
son teint, au sang dont il étoit couvert, elle s'arrête, et le croit mort.
La pucelle retourne aussitôt vers sa tante et lui fait
part de ce qu'elle venoit de voir. La dame répondit : Retournons sur le champ
au vaisseau, et si le chevalier a cessé de vivre, nous le ferons ensevelir par
notre vieux chapelain. Dès qu'elle fut entrée dans le bâtiment, la dame
aperçut le chevalier dont elle plaignit le malheur, et déplora la perte. Elle
s'avance, lui met la main sur le cœur, et le sent battre. Aussitôt Gugemer se
réveillant, salue la dame qui pleuroit ; celleci s'empresse de lui demander
quel est son nom, sa patrie ; par quel hasard il est venu dans ce pays, et
enfin s'il a été blessé à la guerre. Madame, dit-il, je vais vous dire la
vérité toute entière. Je suis de la petite Bretagne ; étant allé chasser hier,
je blessai une biche blanche; la flèche revenant sur elle-même, est venue me
frapper la cuisse avec tant de violence, que je pense ne pouvoir jamais être
guéri.
Cette biche m'annonça que ma blessure ne se fermeroit que
lorsque j'aurois rendu une femme sensible à mon amour. Dès que j'eus entendu
mon arrêt, sortant du bois je vins sur les bords du rivage, où trouvant ce vaisseau,
je fis la folie d'y entrer, et bientôt je me vis en pleine mer; je suis arrivé
près de vous, et j'ignore le nom du pays et de cette ville en particulier. Ah!
Belle dame, daignez me conseiller dans mon infortune, je ne sais où aller, et
je suis hors d'état de gouverner mon vaisseau. Beau sire, je vous donnerai
volontiers les renseignements que vous demandez. Cette ville et les contrées
qui l'environnent appartiennent à mon mari, homme riche et de grande naissance,
mais très-vieux, et de plus, extrêmement jaloux. Il m'a renfermée dans cette
enceinte, dont la seule porte toujours fermée, est gardée par un vieux prêtre.
Jamais je ne sortirai de ce lieu sans l'ordre de mon époux. J'ai près d'ici mon
appartement et ma chapelle ; et cette jeune personne partage l'ennui de ma
solitude. Au surplus, si cela vous est agréable, venez demeurer avec nous ;
nous aurons soin de votre personne.
A cette proposition Gugemer s'empresse de remercier la
dame, et accepte l'offre qui vient de lui être faite ; il se dresse sur son
lit, ces dames l'aident à marcher et le conduisent à la tour. On lui donne le lit et la chambre de la
jeune personne et sitôt qu'il fut arrivé, elles lui lavèrent et bandèrent sa
plaie. Les soins les plus tendres sont prodigués à Gugemer; mais bientôt amour
lui fait une blessure bien plus dangereuse ; à mesure que la première se
fermoit et se cicatrisoit , l'autre prenoit un caractère bien différent. Il
oublie son ancien mal, sa patrie, mais il soupire sans cesse; qu'il seroit
heureux s'il savoit que son ardeur est partagée ! Resté seul, il s'abandonnoit
à ses réflexions, et voyoit bien que si la dame ne venoit à son secours, il
mourroit infailliblement.
Que ... /... Ici 3 pages manquent dans la saisie
.../...pouvoit dormir, s'étoit levée de grand matin. Elle
se plaint des souffrances qu'elle endure. Sa nièce qui lui tenoit compagnie,
s'aperçut de l'amour que sa tante portoit au chevalier. Elle ignore si ce
dernier partage les doux sentiments qu'on a pour lui. Afin de s'en éclaircir,
elle profite de l'instant où sa tante étoit à la chapelle, pour interroger
Gugemer. A cet effet, elle se rend près de lui. Le chevalier après l'avoir
fait asseoir devant le lit, lui demande où étoit sa dame, et pourquoi elle
s'étoit levée de si grand matin. Craignant d'avoir commis une indiscrétion, il
s'arrête et soupire. Sire chevalier, dit la pucelle, vous aimez et vous avez
tort de cacher votre amour ; d'ailleurs il n'y auroit rien que de très -
honorable pour vous, si vous obteniez la tendresse de ma tante. Cet amour est
parfaitement bien assorti, vous êtes tous deux beaux, aimables et jeunes. Ah !
Chère amie, je suis si fortement épris que je deviendrai le plus malheureux des
hommes, si je ne suis pas secouru. Conseillez-moi, douce amie, et veuillez
m'apprendre ce que je dois espérer.
La jeune personne, du ton le plus affectueux, s'empressa
de rassurer le chevalier, et lui promit de le servir de tout son pouvoir dans
ce qu'il voudroit entreprendre, tant elle est bonne et serviable. Dès qu'elle
eut entendu la messe, la dame desira savoir des nouvelles de son amant et
s'informer de ce qu'il faisoit. Elle appelle sa nièce, parce qu'elle veut avoir
un entretien secret avec Gugemer, entretien d'où doit dépendre le bonheur de
sa vie. Après s'être rendue dans l'appartement de Gugemer, les deux amants se
saluent réciproquement, et tous deux intimidés, osent à peine parler. L'embarras
du chevalier est d'autant plus grand, qu'il est étranger, qu'il ignore les
usages du pays où il est venu. Il craint aussi de commettre une indiscrétion,
qui lui enleveroit les bonnes graces de sa mie et la forceroit à se retirer.
Qui ne découvre son mal, est bien plus difficile à guérir.
Amour est une plaie intérieure qui ne laisse rien
apercevoir au dehors. C'est un mal qui dure long-temps, parce qu'il est
naturel. Je sais qu'il en est plusieurs qui tournent en plaisanteries les
souffrances d'amour. Ainsi pensent ces hommes discourtois, qui sont jaloux des
gens heureux, et qui vantent par-tout leurs bonnes fortunes. Non ils ne savent
ce que c'est que l'amour, ils ne connoissent que la méchanceté, le libertinage
et la débauche De son côté, la dame qui aimoit tendrement le chevalier
n'ignoroit pas que, lorsqu'on trouve un ami sincère et vrai, on doit le chérir
et faire tout ce qu'il peut desirer. Enfin
l'amour donne à Gugemer le courage de découvrir à sa mie toute la violence de
sa passion. Je meurs pour vous, dit-il, daignez m'accorder votre amour ; et si
vous rejetez ma tendresse, je n'ai d'autre espoir que la mort.
Ah ! De grace, je vous en supplie, ne me refusez pas. Bel
ami, un instant, je vous prie; une pareille demande à laquelle je ne suis pas
accoutumée mérite réflexion. Pardon, Madame, si mon discours peut vous
blesser. Vous n'ignorez pas, sans doute, qu'une coquette doit se faire
longtemps prier pour accorder ses bonnes graces, afin de ne pas se découvrir et
d'éviter de faire soupçonner ses intrigues. Lorsqu'une femme bien née,
tout-à-la-fois aimable, jolie et spirituelle, voit un homme de son rang qui lui
convient, loin de le refuser, elle acceptera volontiers son hommage, et leur
union sera déjà ancienne lorsqu'elle sera connue. La dame persuadée de la
vérité de ce discours, accorda au chevalier le don d'amoureuse merci, et depuis
ce jour ils furent heureux.
Depuis un an et demi nos deux amants jouissoient d'un
parfait bonheur, mais la fortune cessa de leur être favorable. Sa roue tourne,
et en peu d'instants elle porte au dessus celui qui étoit dessous. Ils en
firent la triste expérience, car ils furent aperçus. Par un beau jour d'été nos deux amants, réunis dans la même
couche, s'entretenoient de leurs amours, et se confondoient dans leurs
embrassements. La daine prenant la parole dit : Mon doux ami, de sinistres
pressentiments m'annoncent que je vous perdrai, et que nous serons découverts ;
mais si vous venez à mourir, je ne veux plus vivre. Si vous vous échappez, vous
pourrez faire une autre conquête, et j'en périrai de chagrin. Ah! si j'étois forcée de vous quitter, non
- seulement je ne ferois point d'autre ami, mais je n'aurois plus ni joie ni
repos, ni paix. Pour vous donner un gage de ma foi, vous allez me remettre
votre chemise, j'y ferai un pli dans un des coins; promettez-moi de n'aimer que
la personne qui pourra le défaire. Le chevalier remet sa chemise à la dame;
elle fait un nœud arrangé de telle manière qu'il ne pouvoit être défait à moins
de déchirer le linge ou de le couper.
De son côté le chevalier prend une ceinture nouée d'une
façon particulière, l'attache autour du corps de sa maîtresse, en cache les
boucles, et celle-ci lui jure de n'aimer jamais que la personne qui pourra la
dénouer sans rien casser ni rompre.
Ils avoient raison d'en agir ainsi, car dans la journée,
ils furent découverts par un maudit chambellan, que l'époux envoyoit à sa
femme. Il attendoit le moment où il pourroit entrer, et remplir l'objet de sa
mission, lorsque regardant à travers la fenêtre, il aperçut Gugemer. Ayant
terminé, il s'empresse de retourner vers son maître, pour lui faire part de
cette découverte. A cette nouvelle, le vieillard transporté de fureur, prend
avec lui trois de ses serviteurs, les conduit à l'appartement de sa femme, dont
il fait briser la porte.
Le premier objet qu'il aperçoit est le chevalier. Dans un
mouvement dont le mari n'est pas le maître, il donne ordre de s'emparer du
coupable et de le faire mourir. Gugemer peu effrayé de sa menace, se saisit
d'une grosse perche de sapin, sur laquelle on étendoit du linge ; par son
assurance et son courage, il contient les assaillants qui n'osent avancer.
Après l'avoir beaucoup regardé, le mari demande à Gugemer son nom, son pays,
et comment il a fait pour s'introduire dans son château. Le chevalier raconta
naïvement son aventure, depuis l'instant où il blessa la biche jusqu'à ce
moment. Le mari doute de la vérité
du récit qu'il vient d'entendre; s'il trouve le vaisseau qui avoit amené le
chevalier, il le forcera à se rembarquer sur le champ. Plût à Dieu,
ajouta-t-il, que tu puisses te noyer! En effet, s'étant rendus au port, ils
aperçurent le bâtiment près du rivage; Gugemer y entre, et la fée sa protectrice
le conduit dans son pays.
Je laisse à penser quel étoit le chagrin de notre
chevalier : absent de sa maîtresse dont il est peut-être éloigné pour toujours,
il pleure et soupire. Dans son désespoir, il prie le ciel de le faire mourir,
surtout s'il perd l'objet qu'il aime plus que la vie. Il réfléchissoit encore à
toute l'étendue de son malheur, lorsque le vaisseau entra dans le port d'où il
étoit parti la première fois. Il prit terre aussitôt, s'empressa de descendre,
parce qu'il étoit près de son pays. A peine étoit-il débarqué, qu'il fit la
rencontre d'un jeune homme dont il avoit soigné l'enfance. Ce jeune homme
accompagnoit un chevalier, et menoit en laisse un cheval de bataille tout
équipé.Gugemer l'appelle, et le jeune homme reconnoissant son seigneur,
s'empresse de lui offrir un coursier. Il retourne dans sa famille où il est
parfaitement bien reçu.
Afin de le fixer dans le pays, et de dissiper la
mélancolie dans laquelle il étoit plongé, ses amis veulent lui donner une
épouse, niais Gugemer s'en défendit en déclarant qu'il ne prendroit aucune
femme, soit par amour ou par richesse, que celle qui pourroit défaire le pli de
la chemise. Quand cette nouvelle fut répandue dans la Bretagne, tout ce qu'il y
avoit de filles et de femmes à marier, vint pour tenter l'aventure, mais aucune
n'en put venir à bout. Pendant ce
temps, l'objet des amours de Gugemer, la dame infortunée gémissoit dans un
cachot, où l'avait fait mettre son mari, d'après les conseils d'un de ses
courtisans. Renfermée dans une tour de marbre, elle passoit le jour dans la
tristesse et les nuits étoient plus tristes encore. Personne ne pourroit
raconter toutes les peines qu'elle essuya pendant plus de deux ans qu'elle y
resta.
Elle songeoit sans cesse à son amant. Ah ! Gugemer, je
vous ai vu pour mon malheur, mais je préfère la mort plutôt que de souffrir
plus longtemps. Cher ami, si je peux parvenir à m'échapper, j'irai à l'endroit
où Tous vous êtes embarqué, pour me précipiter dans la mer. Elle avoit à peine
achevé ces paroles qu'elle se lève, et vient à la porte où elle n'aperçoit ni
verrou ni serrure. Profitant de l'occasion, elle sort de suite, se rend sans
obstacle au port où elle trouve le vaisseau qui avoit conduit son amant; il
étoit amarré à la roche, d'où elle vouloit se précipiter dans les flots. Elle
s'embarque sur-le-champ, mais une réflexion vient modérer la joie qu'elle
ressent d'avoir obtenu la liberté. Son ami n'auroit-il pas péri ? Cette idée
lui fait tant de mal, qu'elle est prête à s'évanouir et qu'elle la force à s'asseoir.
Le vaisseau vogue et s'arrête dans un port de la Bretagne, vers un château
parfaitement bien fortifié.
Il appartenoit au roi Mériadius, qui pour lors étoit en
guerre avec des princes ses voisins. Il s'étoit levé de grand matin parce qu'il
vouloit envoyer un détachement pour ravager les terres de ses ennemis. En
regardant par une croisée, il aperçut le vaisseau qui approchoit. Suivi d'un
chambellan, il s'empresse de se rendre au port et de monter à bord. Mériadus
voyant la beauté de la dame la prend pour une fée, la saisit par le manteau et
la conduit dans son château. Enchanté de l'aventure, le monarque est peu
curieux d'apprendre comment cette beauté est venue seule dans la nef, il lui
suffit de savoir qu'elle est de haut parage.
Épris de ses charmes , plus que je ne le pourrois dire, Mériadus
ordonne à sa jeune sœur d'avoir les plus grands égards pour la dame; il lui
fait donner les vêtements les plus riches, mais la dame est toujours plongée
dans la tristesse ; peu touchée des soins et de l'empressement de Mériadus, qui
la requiert souvent d'amour, elle lui montre la ceinture et lui annonce qu'elle
n'aimera jamais que celui qui pourra dénouer cette ceinture sans la déchirer.
Mériadus piqué au vif, apprend à la dame que, dans le pays,
il y avoit un chevalier fort renommé qui ne vouloit prendre femme à cause d'une
chemise dont le pan droit étoit plié d'une façon particulière. Je ne serait
point étonné, Madame, d'apprendre que c'est vous qui avait fait ce pli. Peu
s'en fallut que la dame ne perdit l'usage de ses sens, lorqu'elle entendit
cette nouvelle. Mériadus la retint dans ses bras et coupa le lacet de sa robe.
Il entreprit de dénouer la ceinture, mais lui, ses courtisants et tous les
chevaliers du pays échouèrent dans leur entreprise. Dans l'espoir de
rencontrer la personne qui devoit mettre fin à l'aventure, Mériadus fait
publier un grand tournoi ; il s'y rendit un grand nombre de chevaliers, en tête
desquels se trouvoit Gugemer. Il étoit prié d'y venir comme ami et comme compagnon
d'armes, parce que Mériadus avoit besoin de son secours ; aussi avoit-il plus
de cent chevaliers à sa suite qui furent parfaitement bien reçus et qui
logèrent dans la tour.
Dès qu'ils furent arrivés, Mériadus envoya deux
chevaliers, prier sa sœur de descendre avec la belle dame à la ceinture. Elles
entrèrent bientôt couvertes de riches vêtements, et se tenant par la main.
Quelqu'un appella Gugemer, et sitôt que la dame qui étoit pâle et pensive,
entendit nommer son amant, elle fut prête à défaillir; elle fût même tombée à
terre, si la jeune personne ne l'eût retenue. Le chevalier se leva à l'approche
de sa belle, la regarda fixement et l'entraînant un peu à l'écart, il lui dit :
Ne setoit-ce pas ma douce amie, mon bonheur, mon espérance, ma vie, la belle
dame qui tant m'aima? Mais d'où vient-elle? Qui peut l'avoir conduite dans ces
lieux? Où s'égare ma tête ! Ce ne peut pas être elle. Souvent les femmes se
ressemblent, et votre vue bouleverse toutes mes idées.
Oh ! cette ressemblante me fait battre le cœur, et je ne
puis m'empêcher de frémir et de soupirer. Je veux absolument m'en convaincre et
l'interroger. Gugemer après avoir embrassé la dame, la fait asseoir et prend
place à son côté. Mériadus fort inquiet n'avoit pasperdu un seul de leurs mouvements;
prenant un air riant, il prie Gugemer d'inviter la belle inconnue à tenter
l'épreuve de la chemise. Avec plaisir répond le chevalier qui donne l'ordre de
l'aller chercher. Le chambellan apporte la chemise, Gugemer la prend et la
remet à la dame qui reconnut aussitôt le nœud qu'elle avoit fait elle-même. Elle n'ose cependant le défaire, parce que
son cœur éprouve la plus grande agitation. Mériadus dont l'inquiétude étoit
bien plus grande, l'invite à tenter l'aventure. Sur son invitation, la dame prend
la chemise et la déploie sur le champ. On ne peut se figurer l'étonnement de
Gugemer, .il ne peut douter que celte femme ne soit sa maîtresse, et il ose à
peine en croire ses yeux. Est ce bien vous, tendre amie, qui êtes devant moi!
Laissez-moi, je vous prie, examiner une chose.
Alors lui portant la main sur le côté, il s'aperçoit
qu'elle porte la ceinture qui doit servir à leur reconnoissance. Ah ! Belle
amie, dites-moi de grace par quel hasard heureux je vous trouve en ce pays !
Qui peut vous y avoir amenée! Aussitôt elle lui raconta les peines et les
tourments qu'elle avoit endurés, son emprisonnement, sa résolution de se
détruire, sa délivrance, son voyage et son arrivée chez Mériadus, qui la
combloit d'honneurs, mais qui la requéroit sans cesse d'amour :
réjouissez-vous, mon ami, votre amante vous est rendue. Gugemer se lève aussitôt, et s'adressant à
l'assemblée, il dit : Beaux seigneurs, daignez m'écouter ; je viens de
retrouver mon amie, que je croyois avoir perdue pour toujours. Je prie donc Mériadus
de me la rendre, et pour le remercier, je deviendrai son homme - lige ; je
m'engage à le servir pendant deux ou trois ans avec cent chevaliers que je
soudoierai. Cher ami, répond Meriadus, la guerre que je soutiens ne m'a pas
encore réduit au point de pouvoir accepter l'offre que vous me faites.
J'ai trouvé cette belle dame, je l'ai accueillie, je la
garderai, et malheur à qui voudra me la disputer ! Après cette déclaration,
Gugemer fait monter tous ses chevaliers ; devant eux il défie Mériadus, et il
part avec la douleur de quitter encore sa mie. Il n'est aucun des seigneurs
venus pour le tournoi qu'il n'emmène avec lui ; chacun d'eux lui fait la
promesse de le suivre partout où il ira, et de regarder comme traître celui
qui manqueroit à son serment. La
troupe se rend le soir même chez le prince avec lequel Mériadus étoit en
guerre, qui les loge et les reçoit à bras ouverts. Ce secours lui fait espérer
d'avoir bientôt la paix. Le lendemain, dès l'aube du jour, les troupes se
mettent en marche sous la conduite de Gugemer. On assiège le château dont il
veut absolument .se rendre maître. La place investie de toutes parts est
bientôt réduite. Enfin, on
s'empare du château, qu'on detruit, Mériadus est tué. Après tant de dangers et
de peines, Gugemer retrouve son amie, qu'il conduit dans ses terres.
Du conte que je viens de rapporter, les Bretons ont
composé le Lai de Gugemer ; il se chante avec accompagnement de harpe et de
vielle, et l'air en est bon à retenir.
Lai d'Equitan
Par
Marie de France
Mut unt esté noble barun
Cil de bretaine, li bretun.
Jadis suleient par prüesce,
Par curteisie e par noblesce
Des aventures que oiëent,
Ki a plusur gent aveneient,
Fere les lais pur remembrance,
Que [hum] new meïst en ubliance.
Un en firent, ceo oi cunter,
Ki ne fet mie a ublïer,
D'equitan que mut fu curteis,
Sire de nauns, jostis'e reis.
Equitan fu mut de grant pris
E mut amez en sun païs;
Deduit amout e drüerie:
Pur ceo maintint chevalerie.
Cil met[ent] lur vie en nu[n]cure
Que d'amur n'unt sen e mesure;
Tels est la mesure de amer
Que nul n'i deit reisun garder.
Equitan ot un seneschal,
Bon chevaler, pruz e leal;
Tute sa tere li gardoit
E meinteneit e justisoit.
Ja, se pur ostïer ne fust,
Pur nul busuin ki li creüst
Li reis ne laissast sun chacier,
Sun deduire, sun riveier.
Femme espuse ot li seneschals,
Dunt puis vient el païs granz mal[s].
La dame ert bele durement
E de mut bon affeitement,
Gent cors out e bele faiture;
En li former uvrat nature;
Les oilz out veirs e bel le vis,
Bele buche, neis ben asis.
El rëaume n'aveit sa per.
Li reis l'oï sovent loër.
Soventefez la salua,
De ses aveirs li enveia;
Sanz veüe la coveita,
E cum ainz pot a li parla.
Priveement esbanïer
En la cuntree ala chacier.
La u li seneschal maneit,
El chastel u la dame esteit,
[se] herberjat li reis la nuit,
Quant repeirout de sun deduit.
Asez poeit a li parler,
Sun curage e sun bien mustrer.
Mut la trova curteise e sage,
Bele de cors e de visage,
De bel semblant e enveisie;
Urs l'ad mis a sa maisnie.
Une s[e]ete ad vers lui traite,
Que mut grant plaie li ad faite,
El quor li ad lancie e mise;
N'i ad mestier sens ne cointise;
Pur la dame l'ad si suspris,
Tut en est murnes e pensis.
Or l'i estut del tut entendre,
Ne se purrat nïent defendre:
La nuit ne dort ne [ne]respose,
Mes sei meïsmes blasme e chose.
«allas,» fet il, «queil destinee
M'amenat en ceste cuntree?
Pur ceste dame que ai veüe
M'est un'anguisse al quor ferue
Que tut le cors me fet trembler.
Jeo quit que mei l'estuet amer;
E si jo l'aim, jeo ferai mal:
Ceo est la femme al seneschal.
Garder li dei amur e fei,
Si cum jeo voil k'il face a mei.
Si par nul engin le saveit,
Bien sai que mut l'en pesereit.
Mes nepurquant pis iert asiz
Que pur li seië afolez.
Si bele dame tant mar fust,
S'ele n'amast u dru eüst !
Que devendreit sa curteisie,
S'ele n'amast de drüerie?
Suz ciel n'ad humme, s'ele amast,
Ki durement n'en amendast.
Li seneschal, si l'ot cunter,
Ne l'en deit mie trop peser;
Sul ne la peot il nient tenir:
Certes jeo viol od li partir.»
Quant ceo ot dit, si suspira;
Enprés se jut e si pensa.
Aprés parlat e dist: «de quei
Sui en estrif e en effrei?
Uncor ne sai ne n'ai seü
S'ele fereit de mei sun dru;
Mes jeo savrai hastivement.
S'ele sentist ceo ke jeo sent,
Jeo perdrei[e] ceste dolur.
E deus! Tant ad de ci que al jur!
Jeo ne puis ja repos aveir:
Mut ad ke jeo cuchai eirseir.»
Li reis veilla tant que jur fu;
A grant peinë ad atendu.
Il est levez, si vet chacier;
Mes tost se mist el repeirer
E dit que mut est deshaitiez.
Es chambres vet, si s'est cuchiez.
Dolent en est li senescaus:
Il ne seit pas queils est li maus
De quei li reis sent les friçuns;
Sa femme en est dreit'acheisuns.
Pur sei deduire e cunforter
La fist venir a li parler.
Sun curage li descovri,
Saver li fet qu'il meort pur li;
Del tut li peot faire confort
E bien li peot doner [l]a mort.
«sire,» la dame li ad dit,
«de ceo m'estuet aveir respit:
A ceste primere feiee
Ne sui jeo mie cunseillee.
Vus estes rei de grant noblesce;
Ne sui mie de teu richesce
Que [a] mei [vus] deiez arester
De drüerie ne de amer.
S'avïez fait vostre talent,
Jeo sai de veir, ne dut nïent,
Tost me avrïez entrelaissie[e],
Jeo sai de veir, ne dut nïent,
Së [is]si fust que vus amasse
E vostre requeste otreiasse,
Ne sereit pas üel partie
Entre nus deus la drüerie.
Pur ceo quë estes rei puissaunz
E mi sire est de vus tenaunz,
Quidereiez, a mun espeir,
Le danger de l'amur aveir.
Amur n'est pruz se n'est egals.
Meuz vaut un povre[s] hum lëals,
Si en sei ad sen e valur,
[e] greinur joie est de s'amur
Quë il n'est de prince u de rei,
Quant il n'ad lëauté en sei.
S'aukuns aime plus ha[u]tement
Que [a] sa richesce nen apent,
Cil se dut[e] de tute rien
Li riches hum requid[e] bien
Que nuls ne li toille s'amie
Qu'il volt amer par seignurie.»
Equitan li respunt aprés:
«dame, merci! Nel dites mes!
Cil ne sunt mie fin curteis,
Ainz est bargaine de burgeis,
Que pur aveir ne pur grant fieu
Mettent lur peine en malveis lui.
Suz ciel n'ad dame, s'ele est sage,
Surteise e franche de curage,
Pur quei d'amer se tienge chiere,
Que el ne seit mie novelere,
S'ele n'eüst fors sul sun mantel,
Que uns riches princes de chastel
Ne se deüst pur li pener
E lëalment e bien amer.
Cil ki de amur sunt nov[e]lier
E ki se aturnent de trichier,
Il sunt gabé e deceü;
De plusurs l'avum nus veü.
N'est pas merveille se cil pert
Ki par s'ovreine le desert.
Ma chiere dame, a vus m'otrei!
Ne me tenez mie pur rei,
Mes pur vostre hum e vostre ami!
Seürement vus jur e di
Que jeo ferai vostre pleisir.
Ne me laissez pur vus murir!
Vus seiez dame e jeo servant,
Vus orguilluse e jeo preiant!»
Tant ad li reis parlé od li
E tant li ad crïé merci
Que de s'amur l'aseüra,
E el sun cors li otria.
Par lur anels s'entresaisirent,
Lur fiaunce[s] s'entreplevirent.
Bien les tiendrent, mut s'entr'amerent;
Puis en mururent e finerent.
Lung tens durrat lur drüerie,
Que ne fu pas de gent oïe.
As termes de lur assembler,
Quant ensemble durent parler,
Li reis feseit dire a sa gent
Que seignez iert priveement.
Les us des chambres furent clos;
Ne troveissez humme si os,
Si li rei pur lui n'enveiast,
Ja une feiz dedenz entrast.
Li seneschal la curt teneit,
Les plaiz e les clamurs oieit.
Li reis l'ama mut lungement,
Que d'autre femme n'ot talent:
Il ne voleit nule espuser,
Ja n'en rovast oïr parler.
La gent le tindrent mut a mal,
Tant que la femme al seneschal
L'oï suvent; mut li pesa,
E de lui perdre se duta.
Quant ele pout a lui parler
E el li duit joie mener,
Baisier, estreindre e acoler
E ensemblë of lui jüer,
Forment plura e grant deol fist.
Li reis demanda e enquist
Que [ceo] deveit e que ceo fu.
La dame li ad respundu:
«sire, jo plur pur nostre amur,
Que mei revert a grant dolur:
Femme prendrez, fille a un rei,
[e] si vus partirez de mei;
Sovent l'oi dire e bien le sai.
E jeo, lasse! Que devendrai?
Pur vus m'estuet aver la mort;
Car jeo ne sai autre cunfort.»
Li reis li dit par grant amur:
«bele amie, n'eiez poür!
Certes, ja femme ne prendrai
Ne pur autre [ne] vus larrai.
Sacez de veir e si creez:
Si vostre sire fust finez,
Reïne e dame vus fereie;
Ja pur [nul] humme nel lerreie.»
La dame l'en ad mercïé
E dit que mut li sot bon gre,
E si de ceo l'aseürast
Que pur autre ne la lessast,
Hastivement purchacereit
A sun seignur que mort sereit;
Legier sereit a purchaceir,
Pur ceo k'il li vousist aidier.
Il li respunt que si ferat:
Ja cele rien ne li dirrat
Quë il ne face a sun poeir,
Turt a folie u a saveir.
«sire,» fet ele, «si vus plest,
Venez chacer en la forest,
En la cuntree u jeo sujur;
Dedenz le chastel mun seignur
Sujurnez; si serez seignez,
E al terz jur si vus baignez.
Mis sire od vus se seignera
E avuec vus se baignera;
Dites li bien, nel lessez mie,
Quë il vus tienge cumpainie!
E jeo ferai les bains temprer
E les deus cuves aporter,
Sun bain si chaut e si buillant,
Suz ciel n'en ad humme vivant
Ne fust escaudez e malmis,
Einz que dedenz [se] fust asis.
Quant mort serat e escaudez,
Vos hummes e les soens mandez;
Si lur mustrez cumfaitement
Est mort al bain sudeinement.»
Li reis li ad tut graanté
Qu'il en ferat sa volenté.
Ne demurat mie treis meis
Que el païs vet chacier li reis.
Seiner se fet cuntre sun mal,
Ensemble of lue sun senescal.
Al terz jur dist k'il baignereit;
Li senescal mut le voleit.
«vus baignerez,» dist il, «od mei.»
Li senescal dit: «jo l'otrei.»
La dame fet les bains temprer
E les deus cuves aporter;
Devant le lit tut a devise
Ad chescune de[s] cives mise.
L'ewe buillant feit aporter,
U li senescal dut entrer.
Li produm esteit sus levez:
Pur deduire fu fors alez.
La dame vient parler al rei,
E il la mist dejuste sei;
Sur le lit al seignur cucherent
E deduistrent e enveiserent.
Ileoc unt ensemble geü,
Pur la cuve que devant fu.
L'us firent tenir e garder;
Une meschine i dut ester.
Li senescal hastif
revint,
A l'hus buta, cele le tint;
Icil le fiert par tel aïr,
R force li estut ovrir.
Le rei e sa femme ad trovez
U il gisent entr'acolex.
Li reis garda, sil vit venir.
Pur sa vileinie covrir
Dedenz la cive saut joinz pez,
E il fu nuz e despuillez;
Unques garde ne s'en dona.
Ileoc murut [e] escauda;
Sur lui est le mal revertiz,
E cil en est sauf e fariz.
Le senescal ad bien vië
Coment del rei est avenu.
Sa femme prent demeintenant,
El bain la met le chief avant.
Issi mururent amb[e]dui,
Li reis avant, e ele of lui.
Ki bien vodreit reisun entendre,
Ici purreit ensample prendre:
Tel purcace le mal d'autrui
Dunt le mals [tut] revert sur lui.
Issi avient cum dit vus ai.
Li bretun en firent un lai,
D'equitan, cum[ent] il fina
E la dame que tant l'ama.
Marie de France - Lai d'Equitan
Traduction française simplifiée
Je ne sauroit exprimer combien les
anciens Bretons de la petite Bretagne étoient nobles de vie et de mœurs. Ils
avoient la coutume pour rappeler les belles actions, de mettre par écrit les
aventures qui arrivoient de leur temps , ou qu'ils entendoient raconter.
Lorsqu'elles offroient des faits intéressants, ils s'empressoient d'en faire
un Lai, afin que l'exemple n'en fût pas perdu pour la postérité. En effet ,
celui-ci étant fort curieux , je veux qu'il ne soit pas oublié.
Je veux donc rapporter le Lai
d'Equitan , Roi de Nantes, homme sage, courtois et loyal, que ses bonnes
qualités avoient fait chérir de tous ses sujets. Par la raison qu'il aimoit
l'amour et les plaisirs qu'il procure, il n'est pas besoin de demander s'il
étoit bon chevalier. Equitan se livroit trop au plaisir d'aimer, ce qui parfois
lui faisoit commettre ries imprudences ; tels sont ceux qui d'amour sont épris
, ils ne gardent aucune mesure et perdent entièrement la raison.
Le sire de Nantes avoit pour sénéchal un
chevalier loyal et brave qui commandoit en son absence, et rendoit la justice
en son nom. Ce n'est pas qu'Equitan pour remplir ces devoirs, n'abandonnât
souvent lachasse, la pêche et les autres plaisirs. Ce sénéchal épousa une femme
qui causa bien des chagrins au pays. La dame est aussi belle, aussi bien faite
qu'elle est aimable. L'ensemble de ses qualités est tel que pour la former, la
nature fit un prodige. Elle avoit des yeux bleus, la figure charmante, le nez
bien fait, la plus jolie bouche, enfin qu'il vous suffise de savoir que le
royaume ne pouvoit offrir une pareille beauté.
Equitan avoit plusieurs fois entendu
faire l'éloge de cette femme ; plusieurs fois aussi il l'avoit vue, saluée, et
lui avoit fait même quelques présents. Le roi la trouvant à son gré, desirai
lui parler en secret. Pour être plus à son aise, il alla chasser dans le pays
où le sénéchal faisoit sa résidence, puis alla coucher au château. Dans
l'entretien qu'il eut avec la dame» Equitan ne tarda pas à s'apercevoir qu'elle
étoit aussi sage que belle. Mais l'ayant regardée trop attentivement , l'éclat
de ses charmes embrasa le monarque des feux les plus ardents.
Amour l'assujettit à ses lois et le
blessa d'une flèche qui, l'atteignant au cœur , lui fît une blessure profonde
que rien n'auroit pu guérir. Il est tellement épris des attraits de sa belle,
qu'il devient morne et pensif. Il ne fait plus rien , il n'entend rien pendant
le jour, et pendant la nuit il ne peut sommeiller. Il se reproche ses amours.
Hélas! dit-il, pourquoi le sort m'a-t-il conduit dans ce château ? La vue de
cette beauté me cause un tourment affreux ; je tremble en sa présence : jusques
à quand l'aimerai-je ainsi ? Mais en l'aimant je commets un crime : n'est-elle
pas la femme de mon sénéchal ? Je dois à ce dernier la foi et l'amour que je
serois en droit d'exiger de lui.
Ne pourrois je pas trouver quelque moyen
pour connoître la pensée de la dame que j'adore, car je suis trop malheureux de
souffrir tout seul II n'est point de belle femme, tant méchante soit-elle, qui
ne veuille aimer ou faire un amant ; car enfin, que seroit sa courtoisie si
elle n'aimoit tendrement. Non , il n'est point de femme sur la terre qui ne
sacrifie à l'amour (i). Si mon sénéchal vient à connoître mes sentiments pour
sa moitié , il ne pourra pas en être fâché, car il ne doit pas certainement la
garder pour lui seul ; puis enfin je le renverrai et me séparerai de lui. Après
ces réflexions, Equitan soupira et se prit à dire:
Parbleu je prends bien de la peine
d'avance, puisque je ne sais pas encore si la belle veut m'accepter pour ami;
mais dès aujourd'hui je saurai si elle partage mes sentiments, je perdrai, je
l'espère, ce chagrin qui m'accable nuit et jour, sans me laisser un instant de
repos. Le jour que le prince attendoit avec tant d'impatience vint enfin à
paroître. Aussitôt il se lève et part pour la chasse, mais il ordonne bientôt
de rentrer sous le prétexte d'une indisposition. Il monte dans son appartement
et se couche. Le sénéchal vivement affecté de cette indisposition subite est
loin de penser que sa femme soit la cause de la maladie de son prince.
Il est tellement persuadé du contraire,
qu'à la prière de ce dernier, il invite sa femme à venir tenir compagnie à son
hôte afin de le distraire. Dès l'instant où ils sont seuls, Equitan découvre
son amour à la belle ; il lui apprend qu'il meurt pour elle, et que dans le cas
où ses vœux seroient rejetés, il se donnera la mort. La dame surprise lui dit
aussitôt: Sire, excusez-moi si je ne réponds pas sur-le-champ à votre question
; elle est embarrassante et demande réflexion. Vous êtes trop riche et 'de trop
haute naissance pour m'offrir vos vœux. Lorsque vous aurez satisfait vos
desirs, je sais à n'en pouvoir douter que vous m'abandonnerez.
Je serois trop malheureuse si je venois
à vous aimer et à vous accorder votre demande. Il ne convient pas que nous nous
attachions l'un à l'autre. Vous êtes un seigneur puissant, et mon mari, votre
vassal, est trop au-dessous de votre dignité pour que vous espériez et que
vous n'ayez point songé à cette difficulté. D'ailleurs, sire , l'amour n'est
heureux qu'entre gens de conditions égales; mieux vaut un homme peu favorisé
des dons de la fortune, s'il joint la prudence à la valeur. Ses vœux sont plus
agréables à recevoir que ceux d'un prince ou d'un roi, personnages bien
rarement fidèles. Qui aime dans une classe plus élevée fait bien; l'homme riche
et puissant ne croit pas qu'on puisse lui enlever sa mie, et pense que celle-ci
doit l'aimer à cause de sa naissance et de ses privilèges.
Ah, madame, repondit Equitan, ce que
vous me dites n'est pas aimable ; permettez-moi de vous faire observer que les
exemples que vous me citez sont des dictons de bourgeois, qui placent toujours
mal leur affection. J'oserai vous dire qu'il n'est aucune femme bien née qui ,
si elle n'est point changeante et qu'elle veuille aimer, n'accorde sa tendresse
à un prince et ne l'aime véritablement. Quant à ces grands seigneurs qui, par
goût du changement, courent de belle en belle, ils doivent être vilipendés
ainsi qu'il est arrivé à plusieurs. D'ailleurs il est juste de tromper un
trompeur. Ainsi, belle dame, je vous en supplie, ne regardez pas à mon rang,
mais prenez-moi pour votre homme-lige et pour votre ami.
Je vous promets et vous jure de faire
entièrement votre volonté; ne me laissez pas mourir ; vous serez ma dame et
moi votre esclave , vous commanderez et j'obéirai. Enfin, après toutes les
protestations et les assurances d'un amour éternel, la dame lui accorda sa
demande; ils échangèrent leurs anneaux, se donnèrent mutuellement leur foi
qu'ils tinrent. Ils s'aimèrent tendrement jusqu'à leur mort qui arriva le même
jour. Ce commerce dura fort longtemps sans être aperçu, et lorsque Equitan
vouloit entretenir en secret sa maîtresse, il annoncoit aux gens de sa maison,
qu'ayant besoin d'être saigné, il desiroit être seul, et qu'on ne laissât
entrer personne.
Quel eût été l'homme assez osé pour
enfreindre les ordres du souverain, et pour entrer s'il n'eût été appellé.
Pendant ce temps, le sénéchal tenoit la cour, jugeoit les procès, écoutoit les
réclamations. Aussi le prince l'estimoit-il autant qu'il airaoit la dame.
Cependant il apprit que ses barons et ses sujets le blâmoient de ce qu'il ne
prenoit pas une compagne. Ces bruits parvinrent à l'oreille de la femme du
sénéchal, qui craignoit de perdre son amant. La première fois qu'elle vit
Equitan, au lieu de jouer et d'user des plaisirs qu'amour procure, la dame pleure
et se désole. Equitan s'empresse de lui demander le motif de son chagrin.
Seigneur, je pleure pour nos amours,
dont la fin me fera mourir de douleur. D'après la demande de vos vassaux, vous
allez m'abandonner pour vous marier avec quelque princesse; je le sais, j'en
suis certaine , et moi, malheureuse, que vais-je devenir? J'aime mieux la mort
que de vous perdre, car je ne connois aucun autre remède à mes maux. Belle
amie, rassure. Tous, lui dit le roi avec tendresse, soyez certaine que jamais
je ne vous quitterai pour une autre femme, et je vous promets que dans le cas
où vous deviendriez veuve, vous partagerez mon trône et ma puissance. La dame
remercia Equitan de l'assurance qu'il venoit de lui donner, surtout de ce qu'il
ne prendroit point d'autre femme.
Et puisqu'il en étoit ainsi, elle alloit
aviser aux moyens de se défaire de son epoux , chose fort aisée dans le cas où
son amant voudroit l'aider. Equitan repondit qu'il étoit prêt à faire tout ce
qu'elle lui ordonneroit. Eh bien! sire, venez chasser dans notre forêt, vous
logerez au château. Puis, trois jours après vous être fait saigner, vous
prendrez un bain, mon mari en fera autant ; vous aurez soin qu'il vous tienne
toujours compagnie. Pendant ce temps je ferai apprêter les baignoires et les
bains, je tiendrai celui de mon mari si chaud que personne ne pourroit le
supporter ; enfin, à peine y sera-t-il entré , qu'à l'instant même il aura
cessé de vivre.
Aussitôt cet événement, vous manderez
vos hommes et les siens pour leur montrer que mon mari est mort subitement dans
le bain. Equitan approuva ce projet, et lui promit de concourir à son
exécution. Trois mois s'étoient à peine écoulés que le roi alla chasser comme
il en étoit convenu , il se fait saigner de concert avec son sénéchal ; Equitan
prévient qu'ils se baigneront au bout de trois jours. En effet la dame fait
apporter les cuves devant les lits, et n'oublie pas l'eau bouillante pour la
baignoire où son mari devoit entrer. Le sénéchal étant sorti pour quelques
affaires, sa femme vint parler au prince qui la fit placer à côté de lui, sur
le lit du mari, et pour être plus en sûreté pendant qu'ils prenoient leurs
ébats, la porte étoit gardée par une jeune fille.
Le sénéchal s'empresse de revenir,
frappe à la porte de son appartement, mais la jeune fille la retenoit ; en
colère de ce retard, il frappe de nouveau avec tant de violence qu'il fallut
enfin lui ouvrir. En entrant, il trouva le roi et sa femme couchés dans le même
lit. Equitan voyant arriver le sénéchal, honteux d'avoir été surpris, sort du
lit à la hâte, saute à pieds joints dans l'une des cuves; pour son malheur il
se précipite dans celle qui étoit remplie d'eau bouillante, et il y périt
aussitôt. Ainsi le mal qu'il vouloit faire est entièrement retombé sur lui.
Le sénéchal connut alors l'intrigue et
les projets de sa femme : furieux d'avoir été trompé, il la prend et la jette,
la tête la première, à côté de son suborneur. Ainsi périrent les deux amants,
d'abord le prince, puis son amie. L'homme raisonnable verra par ce que je viens
de raconter la vérité de cet argument : tel cherche le mal des autres qui en
est atteint le premier.
De cette aventure, comme je
l'ai dit, les Bretons ont fait le Lai d'Equitan et de la dame son amie.
Lai du Fresne
Par
Marie de France
Le lai del Freisne vus dirai
Sulunc le cunte que jeo sai.
En Bretaine jadis maneient
Dui chevaler, veisin esteient;
Riche humme furent e manant
E chevalers pruz e vaillant.
Prochein furent, de une cuntree;
Chescun femme aveit espusee.
L'une des dames enceinta;
Al terme que ele delivra,
A cele feiz ot deus enfanz.
Sis sires est liez e joianz;
Pur la joie quë il en a
A sun bon veisin le manda
Que sa femme ad deus fiz eüz,
De tanz enfanz esteit creüz;
L'un li tramettra a lever,
De sun nun le face nomer.
Li riches hum sist al manger;
Atant es vus le messager!
Devant le deis se agenoila,
Tut sun message li cunta.
Li sire en ad Deu mercïé;
Un bel cheval li ad doné.
La femme al chevaler surist--
Ki juste lui al manger sist--
Kar ele ert feinte e orguilluse
E mesdisante e envïuse.
Ele parlat mut folement
E dist, oant tute sa gent:
«Si m'aït Deus, jo m'esmerveil
U cest produm prist cest conseil
Que il ad mandé a mun seignur
Sa huntë e sa deshonur,
Due sa femme ad eü deus fiz.
E il e ele en sunt huniz.
Nus savum bien qu'il i afiert:
Unques ne fu ne ja nen iert
Ne n'avendrat cel'aventure
Que a une sule porteüre
Quë une femme deus fiz eit,
Si deus hummes ne li unt feit.»
Si sires l'a mut esgardee,
Mut durement l'en ad blamee.
«Dame,» fet il, «lessez ester!
Ne devez mie issi parler!
Verité est que
ceste dame
Ad mut esté de bone fame.»
La gent quë en la meisun erent
Cele parole recorderent.
Asez fu dite e coneüe,
Par tute Bretaine seüe:
Mut en fu la dame haïe,
Pois en dut estre maubailie;
Tutes les femmes ki l'oïrent,
Povres e riches, l'en haïrent.
Cil que le message ot porté
A sun seignur ad tut cunté.
Quant il l'oï dire e retraire,
Dolent en fu, ne sot quei faire;
La prode femmë en haï
E durement la mescreï,
E mut la teneit en destreit
Sanz ceo que ele nel deserveit.
La dame que si mesparla
En l'an meïsmes enceinta,
De deus enfanz est enceintie;
Ore est sa veisine vengie.
Desque a sun terme les porta;
Deus filles ot; mut li pesa,
Mut durement en est dolente;
A sei meïsmes se desmente.
«Lasse!» fet ele, «quei ferai?
Jamés pris në honur n'avrai!
Hunie sui, c'est veritez.
Mis sire e tut si parentez,
Certes, jamés ne me crerrunt,
Desque ceste aventure orrunt;
Kar jeo meïsmes me jugai:
De tutes femmes mesparlai.
Dunc [ne] dis jeo quë unc ne fu
Ne nus ne l'avïum veü
Que femme deus enfanz eüst,
Si deus humes ne coneüst?
Or en ai deus, ceo m'est avis,
Sur mei en est turné le pis.
Ki sur autrui mesdit e ment
Ne seit mie qu'a l'oil li pent;
De tel hum[me] peot l'um parler
Que meuz de lui fet a loër.
Pur mei defendre de hunir,
Un des enfanz m'estuet murdrir:
Meuz le voil vers
Deu amender
Que mei hunir e vergunder.»
Ce[le]s quë en la chambre esteient
La cunfort[ou]ent e diseient
Que eles nel suff[e]reient pas
De hummë ocire n'est pas gas.
La dame aveit une meschine,
Que mut esteit de franche orine;
Lung tens l'ot gardee e nurie
E mut amee e mut cherie.
Cele oï sa dame plurer,
Durement pleindre e doluser;
Anguissusement li pesa.
Ele vient, si la cunforta.
«Dame,» fet ele, «ne vaut rien.
Lessez cest dol, si ferez bien!
L'un des enfanz me baillez ça!
Jeo vus en deliverai ja,
Si que hunie ne serez
Ne ke jamés ne la verrez:
A un mustier la geterai,
Tut sein e sauf le porterai;
Aucun produm la trovera;
Si Deu plest, nurir la f[e]ra.»
La dame oï quei cele dist;
Grant joie en out, si li promist
Si cel service li feseit,
Bon guer[e]dun de li avreit.
En un chief di mut bon chesil
Envolupent l'enfant gentil
E desus un paile roé--
Ses sires l'i ot aporté
De Costentinoble, u il fu;
Unques si bon n'orent veü.
A une pice de sun laz
Un gros anel li lie al braz.
De fin or i aveit un'unce;
El chestun out une jagunce;
La verge entur esteit lettree;
La u la meschine ert trovee,
Bien sachent tuit vereiement
Que ele est nee de bone gent.
La dameisele prist l'enfant,
De la chambre s'en ist atant.
La nuit, quant tut fu aseri,
Fors de la vile
s'en eissi;
En un grant chemin est entré,
Ki en la forest l'ad mené.
Par mi le bois sa veie tint,
Od tut l'enfant utrë en vint;
Unques del grant chemin ne eissi.
Bien loinz sur destre aveit oï
Chiens abaier e coks chanter:
Iloc purrat vile trover.
Cele part vet a grant espleit
U la noise des chiens oieit.
En une vile riche e bele
Est entree la dameisele.
En la vile out une abeïe,
Durement richë e garnie;
Mun escïent noniens i ot
E abbeessee kis guardot.
La meschine vit le muster,
Les turs, les murs e le clocher:
Hastivement est la venue,
Devant l'us est areste[ü]e.
L'enfant mist just que ele aporta,
Mut humblement se agenuila.
Ele comence s'oreisun.
«Deus,» fait ele, «par tun seint nun,
Sire, si te vient a pleisir,
Cest enfant garde de perir.»
Quant la prïerë out finee,
Ariere [sei] se est regardee.
Un freisne vit lé e branchu
E mut espés e bien ramu;
En quatre fors esteit quarré;
Pur umbre fere i fu planté.
Entre ses braz ad pris l'enfant,
De si que al freisne vient corant;
Desus le mist, puis le lessa;
A Deu le veir le comanda.
La dameisele ariere vait,
Sa dame cunte qu'ele ad fait.
En l'abbeïe ot un porter,
Ovrir suleit l'us del muster
Defors par unt la gent veneient
Que le servise oi&r voleient.
Icel[e] nuit par tens leva,
Chandeille e lampes aluma,
Les seins sona e
l'us ovri.
Sur le freisne les dras choisi;
Quidat ke aukun les eu&st pris
En larecin e ileoc mis;
D'autre chose n'ot il regard.
Plus tost qu'il pot vint cele part,
Taste, si ad l'enfant trové.
Il en ad Deu mut mercïé,
E puis l'ad pris, si ne l'i lait;
A sun ostel ariere vait.
Une fille ot que vedve esteit;
Si sire ert mort, enfant aveit
Petit en berz e aleitant.
Li produm l'apelat avant.
«Fille,» fet il, «levez, levez!
Fu e chaundelë alumez!
Un enfaunt ai ci aporte?,
La fors el freisne l'ai trové.
De vostre leit le [m']alaitez,
Eschaufez lë e sil baignez!»
Cele ad fet sun comandement:
Le feu alum'e l'enfant prent,
Eschaufé l'ad e bien baigné;
Pus l'ad de sun leit aleité.
Entur sun braz treve l'anel;
Le paile virent riche e bel.
Bien surent cil tut a scïent
Que ele est nee de haute gent.
El demain aprés le servise,
Quant l'abbeesse eist de l'eglise,
Li portiers vet a li parler;
L'aventure li veut cunter
De l'enfant cum il le trovat.
L'abbeesse le comaundat
Que devaunt li seit aporté
Tut issi cum il fu trové.
A sa meisun vet li portiers,
L'enfant aporte volenters,
Si l'ad a la dame mustré.
E el l'ad forment esgardé
E dit que nurir le fera
E pur sa niece la tendra.
Al porter ad bien defendu
Que il ne die cument il fu.
Ele meïsmes l'ad levee.
Pur ceo que al
freisne fu trovee,
Le Freisne li mistrent a nun,
E le Freisne l'apelet hum.
La dame la tient pur sa niece.
Issi fu celee grant piece:
Dedenz le clos de l'abbeïe
Fu la dameisele nurié
Quant [ele] vient en tel eé
Que nature furme beuté,
En Bretaine ne fu si bele
Ne tant curteise dameisele:
Franche esteit e de nbone escole
[e] En semblant e en parole;
Nul ne la vist que ne l'amast
E a merveille la preisast.
A Dol aveit un bon seignur;
Unc puis në einz n'i ot meillur.
Ici vus numerai sun nun:
El pai?s l'apelent Gurun.
De la pucele oï parler;
Si la cumença a amer.
A un turneiement ala;
Par l'abbeïe returna,
La dameisele ad demandee;
L'abeesse li ad mustree.
Mut la vit bele e enseignee,
Sage, curteise e afeitee.
Si il n[en] ad l'amur de li,
Mut se tendrat a maubeilli.
Esguarez est, ne seit coment;
Kar si il repeirout sovent,
L'abeesse se aparcevreit,
Jamés des oilz ne
la vereit.
De une chose se purpensa:
L'abeïe crestre vodra;
De sa tere tant i dura
Dunt a tuz jurs l'amendera;
Kar il [i] vout aveir retur
E le repaire e le sejur.
Pur aver lur fraternité
La ad grantment del soen doné;
Mes il ad autrë acheisun
Que de receivre le pardun.
Soventefeiz i repeira,
A la dameisele parla;
Tant li pria,
tant li premist
Que ele otria ceo kë il quist.
Quant a seür fu de s'amur,
Si la mist a reisun un jur.
«Bele,» fet il, «ore est issi
Ke de mei avez fet ami.
Venez vus ent del tut od mei!
Saver poëz, jol qui e crei,
Si vostre aunte s'aparceveit,
Mut durement li pesereit,
S'entur li feussez enceintiee;
Durement sereit curuciee.
Si mun cunseil crere volez,
Ensemble od mei vus en vendrez.
Certes, jamés ne vus faudrai,
Richement vus cunseillerai.»
Cele que durement l'amot
Bien otriat ceo que li plot:
Ensemble od lui en est alee;
A sun chastel l'en ad menee.
Sun paile porte e sun anel;
De ceo li pout estre mut bel.
L'abeesse li ot rendu,
E dist coment est avenu,
Quant primes li fu enveiee:
Desus le freisne fu cuchee;
Le paile e l'anel li bailla
Cil que primes li enveia;
Plus de aveir ne receut od li;
Come sa niece la nure.
La meschine ben l'esgardat,
En un cofre les afermat.
Le cofre fist od sei porter,
Nel volt lesser në ublïer.
Li chevaler ki l'amena
Mut la cheri e mut l'ama,
E tut si humme e si servant.
N'i out un sul, petit ne grant,
Pur sa franchise ne l'amast
E ne cherist e honurast.
Lungement ot od lui esté,
Tant que li chevaler fuifé
A mut grant mal li aturnerent:
Soventefeiz a lui
parlerent
Que une gentil femme espusast
E de cele se delivrast;
Lié serei[en] s'il eüst heir,
Quë aprés lui puïst aveir
Sa terë e sun heritage;
Trop i avrei[en]t grant damage,
Si il laissast pur sa suinant
Que de espuse n'eüst enfant;
Jamés pur seinur nel tendrunt
Ne volenters nel servirunt,
Si il ne fait lur volenté.
Le chevalers ad graanté
Que en lur cunseil femme prendra;
Ore esgardent u ceo sera.
«Sire,» funt il, «ci pres de nus
Ad un produm, per est a vus;
Une fille ad, quë est suen heir:
Mut poëz tere od li aveir.
La Codre ad nun la damesele;
En [tut] cest païs ne ad si bele.
Pur le Freisne, que vus larrez,
En eschange le Codre av[r]ez.
En la Codre ad noiz e deduiz;
Freisne ne portë unke fruiz.
La pucele purchacerums;
Si Deu plest, si la vus durums.»
Del mariage unt purchacié
E de tutes parz otrïé.
Allas! cum est [mes]avenu
Que li [prudume] ne unt seü
L'aventure des dameiseles,
Quë esteient serur[s] gemeles!
Le Freisne cele fu celee;
Sis amis ad l'autre espusee.
Quant ele sot kë il la prist,
Unques peiur semblant ne fist:
Sun seignur sert mut bonement
E honure tute sa gent.
Li chevaler de la meisun
E li vadlet e li garçun
Merveillus dol pur li feseient
De ceo ke perdre
le deveient.
Al jur des noces qu'il unt pris,
Sis sires maunde ses amis;
E l'erceveke[s] i esteit,
Cil de Dol, que de lui teneit.
S'espuse li unt amenee.
Sa merë est od li alee;
De la meschine aveit poür,
Vers ki sis sire ot tel amur,
Quë a sa fille mal tenist
Vers sun seignur, s'ele poïst;
De sa meisun la getera,
A sun gendre cunseilera
Quë a un produm la marit;
Si s'en deliverat, ceo quit.
Les noces tindrent richement;
Mut i out esbanïement.
La dameisele es chambres fu;
Unques de quanke ele ad veü
Ne fist semblant que li pesast
Ne tant que ele se curuçast;
Entur la dame bonement,
Serveit mut afeit[ï]ement.
A grant merveile le teneient
Cil e celes ki la veeient.
Sa mere l'ad mut esgardee,
En sun qor preisie e amee.
Pensat e dist s'ele seüst
La maniere [e] kë ele fust,
Ja pur sa fille ne perdist,
Ne sun seignur ne li tolist.
La noit, al lit aparailler,
U l'espuse deveit cucher,
La damisele i est alee;
De sun mauntel est desfublee.
Les chamberleins i apela,
La maniere lur enseigna
Cument si sires le voleit,
Kar meintefeiz veü l'aveit.
Quant le lit orent apresté,
Un covertur unt sus jeté.
Li dras esteit d'un viel bofu;
La dameisele l'ad veü;
N'ert mie bons, ceo li sembla;
En sun curage li pesa.
Un cofre ovri, sun paile prist,
Sur le lit sun seignur le mist.
Pur lui honurer le feseit;
Kar l'erceveke[s] i esteit
Pur eus beneistre e enseiner;
Kar c'afereit a sun mestier.
Quant la chambre fu delivree,
La dame ad sa fille amenee.
Ele la volt fere cuchier,
Si la cumande a despoilier.
Le paile esgarde sur le lit,
Quë unke mes si bon ne vit
Fors sul celui que ele dona
Od sa fille ke ele cela.
Idunc li remembra de li,
Tut li curages li fremi;
Le chamberlenc apele a sei.
«Di mei,» fait ele, «par ta fei,
U fu cest bon paile trovez?»
«Dame,» fait il, «vus le savrez:
La dameisele l'aporta,
Sur le covertur le geta,
Kar ne li sembla mie bons;
Jeo qui que le pailë est soens.»
La dame l'aveit apelee,
[e] Ele est devant li alee;
De sun mauntel se desfubla,
E la mere l'areisuna:
«Bele amie, nel me celez!
U fu cist bons pailes trovez?
Dunt vus vient il? kil vus dona?
Kar me dites kil vus bailla!»
La meschine li respundi:
«Dame, m'aunte, ke me nure,
L'abeesse, kil me bailla,
A garder le me comanda;
Cest e un anel me baillerent
Cil ki a nurir me enveierent.»
«Bele, pois jeo veer l'anel?»
«Oïl, dame, ceo m'est [mut] bel.»
L'anel li ad dunc aporté,
E ele l'ad mut esgardé;
El l'ad tresbien reconeü
E le paile ke ele ad veü.
Ne dute mes, bien seit e creit
Que ele memes sa fille esteit;
Oiant tuz, dist, ne ceil[e] mie:
«Tu es ma fille, bele amie!»
De la pité kë ele en a
Ariere cheit, si se pauma.
E quant de paumeisun leva,
Pur sun seignur tost enveia;
E il [i] vient tut effreez.
Quant il est en chambrë entrez,
La dame li cheï as piez,
Estreitement l[i] ad baisiez,
Pardun li quert de sun mesfait.
Il ne feseit nïent del plait.
«Dame,» fet il, «quei dites vus?
Il n'ad si bien nun entre nus.
Quanke vus plest seit parduné!
Dites mei vostre volunté!»
«Sire, quant parduné l'avez,
Jel vus dirai; si m'escutez!
Jadis par ma grant vileinie
De ma veisine dis folie;
De ses deus enfanz mesparlai:
Vers mei meïsmes [mes]errai.
Verité est que j'enceintai,
Deus filles oi, l'une celai;
A un muster la fis geter
E nostre paile of li porter
E l'anel que vus me donastes
Quant vus primes od mei parlastes.
Ne vus peot mie estre celé:
Le drap e l'anel ai trové.
Nostre fille ai ci conue,
Que par ma folie oi perdue;
E ja est ceo la dameisele
Que tant est pruz e sage e bele,
Ke li chevaler ad amee
Ki sa serur ad espusee.»
Li sires dit: «de ceo sui liez;
Unques mes ne fu[i] si haitiez;
Quant nostre fille avum trovee,
Grant joie nus ad Deu donee,
Ainz que li pechez fust dubliz.
Fille,» fet il, «avant venez!»
La meschine mut s'esjoï
De l'aventure ke ele oï.
Sun pere ne volt plus atendre;
Il meïsmes vet pur sun gendre,
E l'erceveke i amena,
Cele aventure li cunta.
Li chevaler, quant il le sot,
Unques si grant joie nen ot.
L'erceveke[s] ad cunseilié
Quë issi seit la noit laissié;
El demain les departira,
Lui e cele qu'il espusa.
Issi l'unt fet e graanté.
El demain furent desevré;
Aprés ad s'amie espusee,
E li peres li ad donee,
Que mut ot vers li bon curage;
Par mi li part sun heritage.
Il e la mere as noces furent
Od lur fille, si cum il durent.
Quant en lur païs s'en alerent,
La Coudre lur fille menerent;
Mut richement en lur cuntree
Fu puis la meschine donee.
Quant l'aventure fu seüe
Coment ele esteit avenue,
Le lai del Freisne en unt trové:
Pur la dame l'unt si numé.
Marie de France - Lai du Fresne
Traduction française simplifiée
Je rapporterai le Lai du
Frêne, d'après le récit qui m'en a été fait.
Il existoit jadis dans la
Bretagne, deux seigneurs qui étoient si proches voisins que leurs biens se
touchoient. A-la-fois vaillants chevaliers et hommes riches, tous deux étoient
mariés, et leur habitation n'étoit pas éloignée de la ville. L'une des dames
devint enceinte, et au bout du terme, elle accoucha de deux enfants. Le mari,
charmé de cet événement, s'empressa de le mander à son voisin; il lui envoie
un messager pour lui faire part que sa femme étoit acouchée de deux enfants
mâles, et pour le prier d'être parrain de l'un de ses fils. Le messager arrive
chez l'ami pendant qu'on étoit à table, il s'agenouille et remet sa dépêche.
Le voisin remercie le ciel du
bonheur qu'éprouve son ami, et fait présent d'un superbe cheval à l'envoyé. Sa
femme qui mangeoit aux côtés de son époux, se mit à sourire en écoutant le
récit du messager; elle étoit fausse, hautaine, médisante et envieuse. Cette
dame parla fort légèrement lorsqu'elle dit devant ses domestiques : Avec
l'aide de Dieu, je suis en vérité surprise de ce que le chevalier notre voisin
ait osé mander à mon mari ce qui doit faire sa honte et son déshonneur, puisque
sa femme est accouchée de deux enfants à-la-fois. Comment publier ce qui doit
faire le déshonneur de ces époux? On sait parfaitement qu'il ne s'est jamais vu
et que l'on ne verra jamais pareille chose, si la femme n'a pas eu commerce
avec deux hommes.
Le mari étonné d'un pareil
langage, regarde fixement sa femme, et la blâme de ce qu'elle vient de dire.
Dame, reprit-il , vous feriez mieux de vous taire que de parler ainsi ; il est
certain que l'accouchée mérite la bonne réputation dont elle jouit. Les gens de
la maison, présents à la scène qui venoit d'avoir lieu, répétèrent les propos
tenus par leur maîtresse. La nouvelle s'en répandit dans toute la Bretagne. La
méchante fut blâmée par toutes les personnes du sexe ; pauvres et riches la
prirent en haine et la méprisèrent. Le messager de retour chez son maître, lui
rapporta la conversation qu'il a voit entendue. Celui-ci fut bien chagrin des
propos qui avoient été tenus chez son ami ; il prit son épouse en aversion , et
pensa qu'elle l'avoit réellement trompé ; dès cet instant il fit mauvais
ménage, et n'eut plus de confiance dans la mère de ses enfants; il sembloit que
ce mari recherchât tous les moyens imaginables pour affliger cette malheureuse
femme, tant il étoit persuadé qu'elle étoit coupable.
La dame qui avoit si mal parlé
devint enceinte à son tour dans la même année, et arrivée à son terme, elle
accoucha de deux filles. Je vous demande si la voisine ne fut pas alors bien
vengée, et quels regrets eut à son tour la méchante. Malheureuse que je suis,
dit-elle, que ferai-je? me voilà déshonorée pour la vie. Je vais être méprisée
de mon mari et de mes parents qui vont me haïr, d'après les propos que j'ai
tenus sur ma voisine. Ils ne voudront plus croire à ma vertu dès qu'ils seront
instruits de mon aventure je me suis condamnée moi-même, en soutenant qu'une
femme ne pou voit avoir deux enfants, si elle n'avoit eu commerce avec deux
hommes. Or, pareil malheur m'arrive et je me trouve dans la même situation que
ma voisine.
Je vois maintenant la vérité
de l'adage : Qui médit des autres et les blâme , ne sait pas souvent ce qui
doit lui arriver. Mieux convient la louange que la critique; car si j'avois
profité de cet avis, je ne serois pas tant à plaindre. Il me faut faire périr
un des enfants ; j'aime mieux implorer la miséricorde divine pour ce crime que
d'être avilie et maltraitée. Les personnes qui prenoient soin de cette femme ,
s'empressèrent de la consoler et la prévinrent qu'elles ne souffriroient pas
l'exécution d'un crime semblable. La dame avoit auprès d'elle une jeune
personne de condition libre qu'elle avoit élevée et qu'elle chérissoit. Voyant
sa protectrice pleurer et se plaindre , la jeune fille affligée cherchoit tous
les moyens de la consoler.
Dame, lui dit-elle, cette
douleur ne convient nullement à votre état ; veuillez-vous appaiser et entendre
mon avis. Vous me donnerez l'un des enfants, je vous en délivrerai
secrètement, de manière à ce que jamais vous ne le reverrez. Personne ne pourra
désormais vous blâmer. Je porterai votre fille près la porte d'un couvent; j'en
prendrai le plus grand soin dans la route, et j'ose présumer, avec la grace de
Dieu, qu elle sera trouvée par quelque prud'homme qui se chargera de l'élever.
La dame éprouva un grand plaisir à cette proposition ; elle promit a la pucelle
que pour le grand service qu'elle vouloit lui rendre, elle s'engageoit de son
côté à la récompenser convenablement. Le bel enfant fut enveloppé dans un
linge trèsfin, recouvert d'une étoffe de soie vermeille.
La Meschine vit le mustier que
le mari de la dame avoit rapportée de Constantinople. Jamais aussi belle étoffe
ne fut vue. Avec un bout de ruban on lui lia au bras un gros anneau d'or qui
pesoit plus d'une once. Il étoit entouré de grenats, et l'on y fit graver le
nom de l'endroit où l'enfant devoit être déposé. Cette précaution fut prise
afin que ceux qui trouveroient la pauvre petite, apprissent qu'elle étoit bien
née et qu'elle appartenoit à des gens riches. La pucelle prit l'enfant et
l'emporta de la chambre; profitant de l'obscurité et du silence de la nuit
pour sortir de la ville, elle prend d'abord le grand chemin, traverse la forêt,
puis au loin, sur la droite, la pucelle ayant entendu le chant des coqs et
l'aboyement des chiens, elle présuma que de ce côté il devoit y avoir une
ville. Cet espoir ranime ses forces et lui fait doubler le pas. Son attente ne
fut pas trompée, elle entra dans une ville considérable, où se trouvoit une
riche abbaye de femmes.
Quantité de nones y étoient
sous la direction d'une abbesse. La jeune personne après avoir considéré les
différentes parties du monastère , telles que les tours, les murs, le clocher,
s'arrêta devant la porte pour implorer la faveur du ciel. Après s'être
agenouillée, elle fit la prière suivante. Fais-moi la grace, ô mon Dieu, par
ton saint nom de prendre cet enfant en pitié, et de le garantir de tout
malheur. Sa prière achevée, la pucelle regarde derrière elle, et aperçoit un
très-gros frêne , dont le fût se divisoit en quatre branches qui couvroient le
terrain à l'entour de leur ombrage. Reprenant aussitôt entre ses bras
l'innocente créature qu'elle avoit déposée, elle s'empresse de la placer sur
cet arbre, puis l'ayant de nouveau recommandée à Dieu, la demoiselle part pour
revenir vers sa dame, et lui rendre compte de ce qu'elle avoit fait.
En l'abbaye restoit un portier
dont les fonctions etoient d'ouvrir les portes aux personnes qui venoient aux
prières. Ce jour-là cet homme s'étoit levé de meilleure heure qu'à l'ordinaire.
Après avoir allumé les cierges et les lampes, sonné les cloches, il ouvre la
grande porte et sort ; le premier objet qui frappe ses regards en jettant les
yeux sur le frêne, est l'étoffe de soie dont l'enfant étoit enveloppé.
Présumant que cet objet pouvoit avoir été dérobé, le portier s'empresse de
venir à l'arbre pour prendre cette étoffe, et la remettre au véritable
propriétaire. Mais au moment où il y portoit la main , le prud'homme découvre
que l'étoffe de soie servoit à envelopper un enfant. Il rendit grace au ciel,
alla prendre cette innocente créature, la porta aussitôt dans sa maison, la
remit à sa fille, laquelle étoit veuve et avoit un jeune enfant qu'elle
allaitoit.
Le prud'homme rentrant au
logis appelle la jeune veuve en lui disant : Allons ma fille, levez-vous sur
le champ, allumez la chandelle et le feu. Je vous apporte un enfant que j'ai
trouvé sur le frêne, vous allez le réchauffer, le baigner et le nourrir de
votre lait. La veuve suivit de point en point les ordres de son père, elle
allume le feu, rechauffe l'enfant, le baigne et l'allaite; puis en déshabillant
la petite, la vue de l'anneau d'or et de l'étoffe de soie, firent présumer à
ces bonnes gens que le petit abandonné devoit appartenir à une classe élevée.
Le lendemain après l'office, au moment où l'abbesse sortoit de l'église, le
portier vint vers elle pour lui conter son aventure. L'abbesse demande à voir
cet enfant habillé de la même manière qu'il avoit été trouvé. On va le chercher,
et la dame après l'avoir bien examiné, prévient qu'elle se chargera de son
éducation , qu'elle l'élevera comme sa nièce.
L'abbesse défend au portier de
faire connoître la manière dont cet enfant avoit été abandonné et trouvé sur un
frêne dont le nom lui fut donné et qu'elle conserva. Enfin l'enfant fut nourri
dans l'abbaye sous les yeux de l'abbesse, qui l'appeloit sa nièce. Quand Frêne
fut parvenue à cet âge où la nature forme les jeunes personnes, elle surpassa
en beauté et en amabilité toutes les demoiselles de la Bretagne. La bonté de
son caractère, le charme de sa conversation, la faisoient chérir de tout le
monde, et ses qualités surpassoient encore les grâces de son visage. Elle
étoit si bonne, si aimable, si bien élevée , elle parloit avec tant de douceur
et de grâce qu'on ne pouvoit la voir sans l'aimer et sans l'estimer.
Il existoit à Dol un seigneur
appelé Buron, lequel étoit chéri de ses vassaux. Il entendit parler des bonnes
qualités de Frêne, et ne put s'empêcher de l'aimer. En revenant d'un tournois,
il passa par le couvent, et pria l'abbesse de faire venir sa nièce. Le
chevalier trouva la demoiselle si fort au-dessus du portrait qu'on lui en avoit
fait, qu'il en fut entièrement épris. 1l se regardera comme très-malheureux
s'il n'obtient l'amour de cette belle. Sa raison se trouble et il ne sait à
quoi se résoudre, ni quel parti prendre. S'il vient trop souvent à l'abbaye ,
la supérieure découvrira le motif de ses visites, et lui défendra de les
continuer. A force de réfléchir à sa situation, il pensa qu'en faisant diverses
donations au couvent, il l'enrichiroit à jamais, et qu'il demanderoit en retour
un appartement pour l'occuper lorsqu'il passeroit dans le canton. Pour obtenir
la confiance des religieuses il leur donna des terres considérables , afin de
faire prier pour lui, mais Buron avoit bien d'autres motifs que celui de
demander le pardon de ses fautes.
Dès qu'il eut obtenu l'objet
de sa demande, il venoit souvent au monastère pour trouver l'occasion de parler
à Frêne. Il la pria tant, lui fit de si belles promesses que cette demoiselle
consentit enfin à lui accorder son amour. Ayant obtenu les faveurs de sa belle,
il lui parla un jour en ces termes: Belle amie, puisque vous m'avez choisi pour
amant, suivez-moi dans mon château. Jugez de la colère de votre tante si elle
étoit instruite de nos amours , et quel seroit son courroux si vous deveniez
enceinte. Si vous m'en croyez venez avec moi, vous ne manquerez jamais de rien,
et vous partagerez mes richesses. La belle Frêne qui aimoit tendrement son ami
se rendit sans peine à ses desirs, et suivit Buron dans son château. Elle
emporta dans sa fuite l'anneau et l'étoffe qui devoient servir à la faire
reconnoître un jour. L'abbesse lui avoit raconté comment elle avoit été trouvée
sur un arbre, aussi Frêne conservoit-elle précieusement dans un coffre les
divers objets dont elle étoit enveloppée.
Ce fut un grand bonheur pour
cette malheureuse demoiselle, que la bonne abbesse qui l'avoit élevée et
nourrie en lui rendant la bague et l'étoffe de lui avoir appris comment elle
avoit été abandonnée dès sa naissance , et par quel hasard elle étoit tombée
entre ses mains. Connoissant l'importance dont ces deux objets étoient pour
elle, Frêne n'avoit garde de les oublier. Aussi en prenoit-elle le plus grand
soin et veilloit sans cesse à ce qu'ils ne s'égarassent. Buron dont la
tendresse étoit extrême conduisit sa belle maîtresse dans sa terre, où elle se
fit aimer et chérir de tous ceux qui la connurent. Ils étoient depuis
long-temps ensemble, lorsque les chevaliers exposèrent à plusieurs reprises à
leur seigneur qu'ils seroient flattés de lui voir épouser une femme de son
rang, et de renvoyer son amie, afin d'avoir un héritier. Les chevaliers lui
font entrevoir que s'il laisse sa terre à un étranger ou à sa mie, ils ne le
tiendront plus pour seigneur , et qu'ils cesseront de le servir. Buron forcé
de déférer à l'avis de ses chevaliers , leur demanda quelle femme de la
province il pourroit prendre.
Sire, ici près est un prud
homme, père d'une fille unique et fort riche. Cette jeune personne qui est la
plus jolie du canton se nomme Coudre. Ainsi en abandonnant Frêne, vous aurez
pour la remplacer Coudre ; ce dernier donne du fruit, et le Frêne n'en porte
point. La demande ayant été faite aux parents fut acceptée. Mais hélas ! les
chevaliers ignoroient que les deux jeunes personnes étoient sœurs jumelles.
Frêne étoit la malheureuse abandonnée, et sa sœur étoit destinée à devenir
l'épouse de son ami. Le mariage est enfin arrêté, et dès que Frêne apprend que
son ami va se marier , elle ne laisse apercevoir aucune trace de chagrin, et se
dévoue aux plus rudes travaux. Elle sert son seigneur comme à l'ordinaire et
prend soin de tout le monde; aussi toutes les personnes invitées ou celles de
la maison s'émerveilloient-elles de son courage et de son dévouement. Les amis
de Buron s'étoient rendus au château le jour de la noce, ainsi que l'archevêque
; les chevaliers de la ville de Dol lui amenèrent la nouvelle épouse.
La mère de Coudre avoit
accompagné sa fille ; craignant que son gendre ne revînt à ses premières
amours, elle vouloit lui conseiller de renvoyer Frêne, et de la marier à
quelque homme de bien. Les noces furent très-belles, et pendant qu'on se
livroit au plaisir, Frêne parcourut les chambres du château pour examiner si
tout étoit en place et si rien ne manquoit. II ne paroissoit point que cet
hymen lui déplût, car elle avoit servi la nouvelle mariée avec tant de graces
que les convives ne pouvoient revenir de leur surprise. Chacun louoit sa
conduite, ses soins et son activité. La mère en admirant le courage, la
patience, le bon cœur de Frêne, lui accorda son estime et son amitié. Ah ! si
elle avoit reconnu sa fille , elle n'eût sans doute pas voulu lui enlever son
ami. Toujours attentive, Frêne va faire dresser le lit nuptial. Quittant son
manteau , elle montre aux chambellans la manière dont il falloit le faire pour
se conformer au goût de leur seigneur. Le lit étoit dressé, et voyant qu'il
étoit recouvert d'une étoffe peu riche et de mauvais goût, Frêne ouvre son
coffre, en retire la belle étoffe dont elle avoit été enveloppée, et la fit
servir à décorer le lit de son ami. Elle le faisoit avec d'autant plus de
plaisir que l'archevêque devoit venir pour bénir la chambre des deux époux , et
remplir son ministère.
Sitôt que tout fut apprêté ,
la mère conduit Coudre dans la chambre nuptiale et la veut faire coucher. En
jetant les yeux sur le lit, elle aperçoit l'étoffe précieuse, la reconnoît, se
ressouvient de l'emploi qu'elle en fait, puis éprouve un frémissement
involontaire. D'où peut venir cette étoffe ? par quel hasard se trouve-t-elle
dans le château de mon gendre ? Pour s'en éclaircir, la dame appelle un
chambellan ; Dites - moi, mon ami, vous devez le savoir, comment votre maître est-il
devenu propriétaire de cette étoffe ? Je vais vous satisfaire , madame , c'est
Frêne, la jeune personne qui l'a apportée ; voyant que la couverture de mon
seigneur n'étoit pas assez riche pour un jour aussi solennel, elle a donné
celle que vous voyez. Faites-la venir sur-le-champ, et sitôt qu'elle l'aperçut
: Ah! belle amie, lui dit la mère , veuillez m'apprendre où cette bonne étoffe
a été trouvée, d'où vient-elle, qui vous l'a donnée? Dame, ma tante l'abbesse
qui a pris soin de mon enfance et qui m'a élevée, me remit cette étoffe ainsi
qu'un anneau d'or, et m'enjoignit de les conserver précieusement. Ils m'avoient
été donnés sans doute par les auteurs de mes jours qui m'envoyèrent au couvent.
Belle amie, ne pourrois-je
voir cet anneau ? oui madame, sans doute, je vais le chercher et vous
l'apporter. Dès que la dame l'eut regardé, elle reconnut l'anneau, ne douta
plus que Frêne ne fût sa fille. Embrasse-moi, mon enfant, tu es ma fille ; la
révolution que cette malheureuse mère éprouva en disant ces paroles, la fit
tomber en pamoison. Revenue à elle, la dame fait appeler son mari , qui arrive
tout effraye'. Sitôt qu'il est entré, sa femme tombe à ses genoux qu'elle
baise, et le prie de lui pardonner. Le mari, qui ne savoit rien de l'aventure ,
répondit : Dame, il n'existe -aucune dispute entre nous, veuillez - vous lever,
car vous êtes toute pardonnée. Faites-moi le plaisir de me faire connoître ce
que vous desirez. Sire, je n'avouerai ma faute que lorsque vous m'aurez
écoutée, et ensuite pardonnée. Il vous ressouvient du jugement téméraire que
je portai sur ma voisine qui étoit accouchée de deux garçons. Je parlai contre
moi sans le savoir. A mon tour j'eus deux filles à-la-fois ; j'en cachai une
qui fut portée dans un couvent. Je l'enveloppai avec l'étoffe précieuse que
vous aviez rapportée de Constantinople, et je cachai dans ses langes le bel
anneau que vous m'aviez donné la première fois que vous me parlâtes.
Eh bien , sire, rien ne peut
être caché, je viens de retrouver ici l'étoffe, l'anneau, et ma fille que
j'avois perdue par ma faute. C'est cette personne si aimable, si sage et si
belle que le chevalier aimoit depuis long-temps, et dont il vient d'épouser la
sœur. Madame, répondit l'époux, je suis très-satisfait et bien joyeux que nous ayons
retrouvé notre fille avant que la faute fût augmentée, le ciel nous accorde
doublement ses faveurs. Venez, ma chère enfant, venez embrasser votre père.
Frêne est au comble du bonheur, puisqu'elle vient de retrouver ses parents.
Son père les quitte aussitôt pour aller parler à son gendre et à l'archevêque,
et leur faire part de cette nouvelle. Dès qu'il en est instruit, Buron ne peut
contenir sa joie, et le prélat donne le conseil d'attendre que la nuit soit
passée, parce qu'il rompra le lendemain les nœuds qu'il avoit formés la veille.
ll fut donc arrêté que le premier mariage seroit déclaré nul, et que Buron
épouseroit son amie avec le consentement de ses parents. Le père divisa son
bien en deux parts égales, dont une fut donnée à Frêne. Lorsque le chevalier et
sa femme retournèrent dans leur pays, après la noce qui fut très-belle, ils
emmenèrent avec eux Coudre, leur autre fille, qui trouva dans son pays un parti
fort riche.
Quand on connut cette aventure
et sa fin , les Bretons en firent le Lai du Frêne, ainsi appelé de la dame qui
en est le sujet
Lai du Bisclavret
Par
Marie de France
Quant de lais faire m'entremet,
Ne voil ublïer Bisclavret:
Bisclavret ad nun en bretan,
Garwaf l'apelent li Norman.
Jadis le poeit hume oïr
E sovent suleit avenir,
Humes plusurs garual devindrent
E es boscages meisun tindrent.
Garualf, c[eo] est beste salvage:
Tant cum il est en cele rage,
Hummes devure, grant mal fait,
Es granz forez converse e vait.
Cest afère les ore ester;
Del Bisclavret [vus] voil cunter.
En Bretaine maneit un ber,
Merveille l'ai oï loër;
Beaus chevalers e bons esteit
E noblement se cunteneit.
De sun seinur esteit privez
E de tuz ses veisins amez.
Femme ot espuse mut vailant
E que mut feseit beu semblant.
Il amot li e ele lui;
Mes d'une chose ert grant ennui,
Que en la semeine le perdeit
Treis jurs entiers, que el ne saveit
U deveneit në u alout,
Ne nul des soens nïent n'en sout.
Une feiz esteit repeirez
A sa meisun joius e liez;
Demandé li ad e enquis.
«Sire,» fait el, «beau duz amis,
Une chose vus demandasse
Mut volenters, si jeo osasse;
Mes jeo creim tant vostre curuz,
Que nule rien tant ne redut.»
Quant il l'oï, si l'acola,
Vers lui la traist, si la beisa.
«Dame,» fait il, «[or] demandez!
Ja cele chose ne querrez,
Si jo la sai, ne la vus die.»
«Par fei,» fet ele, «ore sui garie!
Sire, jeo sui en tel effrei
Les jurs quant vus partez de mei,
El quor en ai mut
grant dolur
E de vus perdre tel poür,
Si jeo n'en ai hastif cunfort,
Bien tost en puis aver la mort.
Kar me dites u vus alez,
U vus estes, u conversez!
Mun escïent que vus amez,
E si si est, vus meserrez.»
«Dame,» fet il,
«pur Deu, merci!
Mal m'en vendra, si jol vus di,
Kar de m'amur vus partirai
E mei meïsmes en perdrai.»
Quant la dame l'ad entendu,
Ne l'ad neent en gab tenu.
Suventefeiz li demanda;
Tant le blandi e losenga
Que s'aventure li cunta;
Nule chose ne li cela.
«Dame, jeo devienc besclavret:
En cele grant forest me met,
Al plus espés de la gaudine,
S'i vif de preie e de ravine.»
Quant il li aveit tut cunté,
Enquis li ad e demaundé
S'il se despuille u vet vestu.
«Dame, fet il, «jeo vois tut nu.»
«Di mei, pur Deu, u sunt voz dras.»
«Dame, ceo ne dirai jeo pas;
Kar si jes eüsse perduz
E de ceo feusse aparceüz,
Bisclavret sereie a tuz jurs;
Jamés n'avreie mes sucurs,
De si k'il me fussent rendu.
Pur ceo ne voil k'il seit seü.»
«Sire,» la dame li respunt,
«Jeo vus eim plus que tut le mund:
Nel me devez nïent celer,
Ne [mei] de nule rien duter;
Ne semblereit pas amisté.
Qu'ai jeo forfait? pur queil peché
Me dutez vus de nule rien?
Dites [le] mei, si ferez bien!»
Tant l'anguissa, tant le suzprist,
Ne pout el faire, si li dist.
«Dame,» fet il, «delez cel bois,
Lez le chemin par unt jeo vois,
Une vielz chapele i esteit,
Ke meintefeiz grant bien me feit:
La est la piere cruose e lee
Suz un buissun, dedenz cavee;
Mes dras i met suz le buissun,
Tant que jeo revi[e]nc a meisun.»
La dame oï cele merveille,
De poür fu tute vermeille;
De l'aventure se esfrea.
E[n] maint endreit se purpensa
Cum ele s'en puïst partir;
Ne voleit mes lez lui fisir.
Un chevaler de la cuntree,
Que lungement l'aveit amee
E mut preié'e mut requise
E mut duné en sun servis
Ele ne l'aveit unc amé
Ne de s'amur aseüré
Celui manda par sun message,
Si li descovri sun curage.
«Amis,» fet ele, «seez leéz!
Ceo dunt vus estes travaillez
Vus otri jeo sanz nul respit:
Ja n'i avrez nul cuntredit;
M'amur e mun cors vus otrei,
Vostre drue fetes de mei!»
Cil l'en mercie bonement
E la fiance de li prent;
E el le met par serement.
Puis li cunta cumfaitement
Ses sire ala e k'il devint;
Tute la veie kë il tint
Vers la forest l[i] enseigna;
Pur sa despuille l'enveia.
Issi fu Bisclavret trahiz
E par sa femme maubailiz.
Pur ceo que hum le perdeit sovent
Quidouent tuz communalment
Que dunc s'en fust del tut alez.
Asez fu quis e demandez,
Mes n'en porent mie trover;
Si lur estuit lesser ester.
La dame ad cil
dunc espusee,
Que lungement aveit amee.
Issi remist un an entier,
Tant que li reis ala chacier;
A la forest ala tut dreit,
La u li Bisclavret esteit.
Quant li chiens furent descuplé,
Le Bisclavret unt encuntré;
A lui cururent tutejur
E li chien e li veneür,
Tant que pur poi ne l'eurent pris
E tut deciré e maumis,
De si qu'il ad le rei choisi;
Vers lui curut quere merci.
Il l'aveit pris par sun estrié,
La jambe li baise e le pié.
Li reis le vit,grant poür ad;
Ses cumpainuns tuz apelad.
«Seignurs,» fet il, «avant venez!
Ceste merveillë esgardez,
Cum ceste beste se humilie!
Ele ad sen de hume, merci crie.
Chacez mei tuz ces chiens arere,
Si gardez quë hum ne la fiere!
Ceste beste ad entente e sen.
Espleitez vus! alum nus en!
A la beste durrai
ma pes;
Kar jeo ne chacerai hui mes.»
Li reis s'en est
turné atant.
Le Bisclavret li vet sewant;
Mut se tint pres,
n'en vout partir,
Il n'ad cure de lui guerpir.
Li reis l'en meine en sun chastel;
Mut en fu liez, mut li est bel,
Kar unke mes tel n'ot veü;
A grant merveille l'ot tenu
A tuz les suens ad comaundé
Que sur s'amur le gardent bien
E li ne mesfacent de rien,
Ne par nul de eus ne seit feruz;
Bien seit abevreiz e peüz.
Cil le garderent volenters;
Tuz jurs entre les chevalers
E pres del rei se alout cuchier.
N'i ad celui que ne l'ad chier;
Tant esteit franc e deboneire,
Unques ne volt a rien mesfeire.
U ke li reis deüst errer,
Il n'out cure de
desevrer;
Ensemble od lui tuz jurs alout:
Bien s'aparceit quë il l'amout.
Oëz aprés cument
avint.
A une curt ke li rei tint
Tuz les baruns aveit mandez,
Ceus ke furent de lui chasez,
Pur aider sa feste a tenir
E lui plus beal faire servir.
Li chevaler i est alez,
Richement e bien aturnez,
Ki la femme Bisclavret ot.
Il ne saveit ne ne quidot
Que il le deüst trover si pres.
Si tost cum il vint al paleis
E le Bisclavret le aparceut,
De plain esleis vers lui curut;
As denz le prist, vers lui le trait.
Ja li eüst mut grant leid fait,
Ne fust li reis ki l'apela,
De une verge le manaça.
Deus feiz le vout mordrë al jur.
Mut s'esmerveillent li plusur;
Kar unkes tel semblant ne fist
Vers nul hume kë il veïst.
Ceo dïent tut par la meisun
Ke il nel fet mie sanz reisun:
Mesfait li ad, coment que seit;
Kar volenters se vengereit.
A cele feiz remist issi,
Tant que la feste departi
E li barun unt pris cungé;
A lur meisun sunt repeiré.
Alez s'en est li chevaliers,
Mien escïent tut as premers,
Que le Bisclavret asailli;
N'est merveille s'il le haï.
Ne fu puis gueres lungement,
Ceo m'est avis, si cum j'entent,
Que a la forest ala li reis,
Que tant fu sages e curteis,
U li Bisclavret fu trovez;
Il i est od lui alez.
La nuit quant il s'en repeira,
En la contree herberga.
La femme Bisclavret le sot;
Avenantment se appareilot.
Al demain vait al rei parler,
Riche present li fait porter.
Quant Bisclavret la veit venir,
Nul hum nel poeit retenir;
Vers li curut cum
enragiez.
Oiez cum il est bien vengiez!
Le neis li esracha del vis.
Quei li peüst il faire pis?
De tutes parz l'unt manacié;
Ja l'eüssent tut depescié,
Quant un sages hum dist al rei:
«Sire,» fet il, «entent a mei!
Ceste beste ad esté od vus;
N'i ad ore celui de nus
Que ne l'eit veü lungement
E pres de lui alé sovent;
Unke mes humme ne
tucha
Ne felunie ne mustra,
Fors a la dame que ici vei.
Par cele fei ke
jeo vus dei,
Aukun curuz ad il vers li,
E vers sun seignur autresi.
Ceo est la femme al chevaler
Que taunt par suliez aveir chier,
Que lung tens ad esté perduz,
Ne seümes qu'est devenuz.
Kar metez la dame en destreit,
S'aucune chose vus direit,
Pur quei ceste
beste la heit;
Fetes li dire s'el le seit!
Meinte merveille avum veü
Quë en Bretaigne est avenu.»
Li reis ad sun cunseil creü:
Le chevaler ad retenu;
De l'autre part la dame ad prise
E en mut grant destresce mise.
Tant par destresce e par poür
Tut li cunta de sun seignur:
Coment ele l'aveit trahi
E sa despoille li toli,
L'avenutre qu'il li cunta,
E quei devint e u ala;
Puis que ses dras li ot toluz,
Ne fud en sun païs veüz;
Tres bien quidat e
bien creeit
Que la beste Bisclavret seit.
Le reis demande la despoille;
U bel li seit u pas nel voille,
Ariere la fet
aporter,
Al Bisclavret la fist doner.
Quant il l'urent devant lui mise,
Ne se prist garde en nule guise.
Li produm le rei apela,
Cil ki primes le cunseilla:
«Sire, ne fetes mie bien:
Cist nel fereit pur nule rien,
Que devant vus ses dras reveste
Ne mut la semblance de beste.
Ne savez mie que ceo munte:
Mut durement en ad grant hunte.
En tes chambres le fai mener
Ela despoille od lui porter;
Une grant piece l'i laissums.
S'il devient hum, bien le verums.»
Li reis meïsmes le mena
E tuz les hus sur lui ferma.
Al chief de piece i est alez,
Deuz baruns ad od lui menez;
En la chambrë entrent tut trei.
Sur le demeine lit al rei
Truevent dromant le chevaler.
Li reis le curut enbracier,
Plus de cent feiz l'acole e baise.
Si tost cum il pot aver aise,
Tute sa tere li rendi;
Plus li duna ke jeo ne di.
La femme ad del païs ostee
E chacie de la cuntree.
Cil s'en alat ensemble od li,
Pur ki sun seignur ot trahi.
Enfanz en ad asés eüz,
Puis unt esté bien cuneüz
[e] Del semblant e del visage:
Plusurs [des] femmes del lignage,
C'est verité, senz nes sunt nees
E si viveient esnasees.
L'aventure ke avez oïe
veraie fu, n'en dutez mie.
De Bisclavret fu fet li lais
Pur remembrance a tutdis mais.
Marie de France - Lai du Bisclavret
Traduction française simplifiée
Puisque je m'occupe à traduire
des Lais, je ne veux pas oublier celui du Bisclavaret, ainsi nommé parles
Bretons, et que les Normands appellent Garwal. Il est très-certain et cela
arrivoit souvent dans les temps anciens, que les hommes étoient transformés en
loups-garous. C'est une bête farouche, qui habite les forêts; sa rage est si
grande que dans sa férocité, cette bêle dévore les humains et cause les plus
grands ravages : Mais laissons cela, et veuillez écouter le Bisclavaret, que
je desire vous raconter.
Parmi les seigneurs de la
Bretagne, il en étoit un qui méritoit les plus grands éloges ; brave chevalier,
il vivoit d'autant plus noblement qu'il étoit le favori du prince, aussi étoit
il chéri de tous ses voisins. Il avoit épousé une demoiselle de bonne famille,
qu'il aimoit tendrement, et dont il étoit tendrement aimé. Néanmoins une chose
afféctoit la dame. Toutes les semaines son mari s'absentoit pendant trois
jours entiers, et ni elle ni personne ne savoit où il alloit, ni ce qu'il
devenoit pendant ce temps.
Notre chevalier rentre un jour
chez lui fort gai et fort joyeux ; après les premières caresses, sa dame
prenant la parole, lui parle en ces termes : Sire, mon beau doux ami, si je
l'osois, je me hasarderois à vous faire une question. Mais je crains de vous
fâcher, et je ne redoute rien plus au monde que votre courroux. Le mari presse
sa femme entre ses bras et l'embrasse. Chère dame, demandez-moi tout ce que
vous voudrez, je n'ai point de secrets pour ma femme, et si je sais la chose
dont vous desirez être instruite, je me ferai un plaisir de vous l'apprendre.
Eh bien, sire, me voilà rassurée, mais vous ne pouvez vous faire une idée de
l'inquiétude que j'éprouve les jours que vous vous éloignez de moi. Le matin je
me lève, le soir je me couche avec la crainte de vous perdre, et si vous ne
calmez mes justes alarmes, il ne me reste qu'à mourir. De grâce, veuillez
m'instruire du lieu où vous vous rendez, de ce que vous faites et de ce que
vous devenez.
Chère amie , par la
miséricorde de Dieu, je crains qu'il ne m'arrive malheur si je vous apprends
mon secret; peut-être cela m'empècheroit-il de vous aimer, et m'exposeroit
peut-être encore à vous perdre. La dame fut bien étonnée de ce discours qui
n'étoit rien moins que plaisant. Elle ne perdit pas courage , elle flatta et
caressa si tendrement le chevalier, que celui-ci lui découvrit entièrement son
secret. Sachez donc que pendant mon absence je deviens loup-garou ; j'entre
dans la grande forêt, et vais me cacher dans le plus épais du bois, et là, je
vis de proie et de racines. — Mais , bon ami, veuillez me dire si vous vous
dépouillez de vos habits, ou bien si vous les gardez ? — Madame, je vais tout
nu. — De grace enseignez-moi où vous déposez vos vêtements. — Cela m'est
impossible, car non-seulement si je venois à les perdre, mais encore à être
aperçu, quand je les quitte, je resterois loup-garou toute la vie, et je ne
pourrois reprendre ma forme ordinaire qu'à l'instant où ils me seroient rendus;
d'après cela vous ne devez pas être surprise de mon silence à cet égard.
Sire, vous savez que je vous
aime au-delà de toute expression, dès lors vous n'avez rien à craindre de ma
part et ne devez rien me cacher. La confiance naît de l'amitié, et vous me
feriez croire que je ne possède ni l'une ni l'autre chez mon époux; je vous le
demande, ai-je rien fait pour cesser de les mériter? dites-le-moi, je vous
prie. Enfin la dame redoublant de caresses et d'instances, obtint l'aveu
qu'elle desiroit tant. — Dans la forêt, près d'un carrefour, et sur le bord du
cbemin est une vieille chapelle, qui souvent me devient fort nécessaire.
Là, sous un buisson se trouve une grande
pierre creuse où je cache mes habits jusqu'au moment où je dois les reprendre
pour revenir à la maison. La femme fut tellement effrayée de la révélation de son
mari, qu'elle pensa dès lors aux moyens de le quitter, et ne voulut plus
coucher avec lui.
Dans le voisinage étoit un
chevalier qui luiavoit long-temps fait la cour; elle ne lui âvoit jamais rien
accordé, pas même une promesse. Par un message la dame l'engagea à revenir
auprès d'elle. Réjouissez-vous, bel ami, lui dit-elle en le voyant, les maux
que vous avez soufferts vont cesser; je vous offre aujourd'hui tout ce que vous
m'avez demandé, je vous donne mon cœur, mon amour, et faites de moi votre amie.
Le chevalier charmé d'apprendre une nouvelle aussi agréable, remercie la dame.
Ils promettent par serment de s'aimer toujours. Dès que l'intimité fut établie,
la dame instruisit son amant de tout ce que faisoit son mari ; elle lui
enjoignit d'aller prendre ses vêtements dans l'endroit où ils étoient déposés.
Ainsi le Bisclavaret fut trahi par sa femme, qui le rendit bien malheureux,
puisqu'on ignoroit entièrement l'époque où il reparoîtroit. Ses amis et ses
parents inquiets de ne plus le voir, venoient souvent à sa maison pour
s'informer de ses nouvelles. Plusieurs même partirent pour aller à sa
recherche; l'inutilité de leurs démarches les engagea à n'en plus faire. La
dame épousa bientôt le chevalier, dont elle étoit aimée depuis long- temps.
Il s'étoit bien passé un an
depuis que le roi n'avoit été à la chasse. Le prince eut envie de prendre cet
exercice et se rendit à cet effet dans le bois habité parle Bisclavaret que les
chiens rencontrèrent dès l'instant, où ils furent découplés. Ilfut poursuivi
tout le jour, avoit reçu plusieurs blessures par des chasseurs qui étoient près
de le prendre, lorsque voyant venir le roi, il alla à sa rencontre pour
demander grace. Le Bisclavaret saisit l'étrier du monarque, lui baise le pied
et la jambe. Le roi eut d'abord peur, mais aussitôt revenu de son effroi, il
appelle à lui ses compagnons. Venez, seigneurs, venez considérer cette
merveille; regardez comme cet animal s'humilie ; il a l'intelligence de
l'homme, puisqu'il crie miséricorde. Faites retenir les chiens et veillez à ce
que personne ne le blesse. Allons, apprêtez-vous, retournons au château, car
je ne veux pas chasser davantage, et suis trop satisfait de ma-découverte.
Le prince se met en marche
avec le Bisclavaret qui suit ses pas et qui ne veut pas l'abandonner. Le roi
joyeux de sa capture qu'il regarde comme une chose surprenante l'emmène au
château. Ayant pris le Bisclavaret en affection, le monarque ordonne aux gens
de sa cour, sous peine d'être privés de ses bonnes graces, non-seulement de ne
point battre ou toucher à son loup, mais encore d'en avoir le plus grand soin.
Pendant le jour, le Bisclavaret restoit près des chevaliers, et passoit
les nuits dans la chambre du roi. Tout le monde l'aimoit parce qu'il ne faisoit
de mal à personne, "et que par - tout où il suivoit le roi, jamais on
n'avoit eu à s'en plaindre, mais au contraire à s'en louer.
Or écoutez ce qui arriva plus
tard à nne cour plénière tenue parle roi, et à laquelle pour la rendre plus
belle, il avoit invité tous ses barons et ses vassaux. Le chevalier époux de
la femme du Bisclavaret s'y rendit avec sa dame, qui ne savoit pas se
rencontrer avec son premier mari. Dès que le Bisclavaret aperçoit le chevalier
qui entroit au palais, il court à sa rencontre, s'élance, le saisit, le mord
et lui fait une large blessure. Le traître eût sans doute perdu la vie si le
roi n'eût rappelé le Bisclavaret, et ne l'eût menacé d'une baguette. Deux
autres fois il voulut encore se jeter sur son ennemi ; chacun fut étonné de la
colère de cet animal qui, jusques-là, avoit été d'une douceur extrême. Dans
tout le palais, il n'étoit d'autre bruit que le Bisclavaret ne l avoit sans
doute pas fait sans raison et sans doute aussi qu'il avoit à venger un méfait.
Pendant la durée de la fête, il fut toujours le même. Lorsqu'elle fut achevée,
les barons prirent congé pour retourner chez eux.
Le chevalier que le
Bisclavaret avoit assailli avec tant deraison, fut un des premiers qui s'en
alla. Il arriva peu de temps après que le roi voulut aller chasser dans la
forêt où le Bisclavaret avoit été trouvé. Il suivit le prince qui séjourna dans
la contrée où demeuroit son infidèle épouse ; instruite du passage du monarque,
la dame s'apprête richement et demande audience pour lui faire un présent. Le
prince l'octroie, et comme elle entroit dans la chambre, le bisclavaret
l'aperçoit, sans que personne puisse l'arrêter, il court sur elle, lui saute à
la figure, et pour assouvir sa vengeance, il lui arrache le nez. Les
courtisans le menacent et il alloit être mis en pièces, lorsqu'un philosophe
prenant la parole, dit au roi : Sire, daignez m'écouter: cet animal vous
accompagne sans cesse, il n'est aucun de nous qui ne le connoisse parfaitement,
et qui plusieurs fois n'ait été placé près de lui; jamais il n'a fait de mal à
personne, si ce n'est à cette dame qui vous a été présentée.
Par la foi que je vous dois,
il faut absolument qu'il ait à se plaindre tant de cette femme que de son mari.
Elle avoit d'abord épousé ce chevalier dont vous estimiez tant les vertus et le
courage, et dont on n'a point de nouvelles depuis long-temps. On ne sait pas ce
qu'il est devenu. Faites renfermer cette dame, sire, ordonnez qu'elle soit mise
à la gêne ; par ce moyen vous lui ferez dire pourquoi cette bête la hait. Car
vous savez que nous avons vu maintes aventures extraordinaires qui ont eu lieu
dans la Bretagne. Le roi suivit le conseil qui venoit de lui être donné, il fit
arrêter le chevalier et sa femme qui furent conduits en prison. Bientôt la dame
effrayée des mesures qu'on prenoit avoua comment elle avoit trahi son premier
époux, en indiquant l'endroit où il cachoit ses vêtements. Elle ne savoitce
qu'il étoit devenu depuis cette époque puisqu'il n'étoit point retourné chez
lui. Au surplus la dame pensoit et croyoit que le Bisclavaret pouvoit être son
premier mari. Le roi ordonna sur le champ d'apporter les habits, que cela
lui fut agréable ou non. Sitôt qu'ils sont arrivés, on les étala devant le
Bisclavaret, qui sembla d'abord n'y pas faire grande attention, parce qu'il y
avoit trop de monde devant lui.
Le philosophe fit appeler le
roi pour lui donner un nouveau conseil. Sire, permettez - moi de vous dire que
votre loup ne veut pas mettre ses vêtements en public, puisqu'il doit
redevenir homme. Il craint et a peur d'être aperçu dans sa métamorphose. Faites
le conduire dans vos appartements avec ses dépouilles, nous le laisserons
reposer à son aise, puis on verra bien s'il devient homme. Le roi conduisit
lui-même le Bisclavaret, et revint en fermant toutes les portes sur lui. Au
bout de quelque temps d'attente, le prince, suivi de deux barons, entra dans la
chambre, où il aperçut le chevalier qui dormoit dans son lit. Aussitôt le roi
courut l'embrasser, puis le serra dans ses bras. Dès qu'ils eurent causé, il
lui rendit sa terre et lui fit des dons magnifiques. La dame infidèle fut
chassée du pays ainsi que son époux, pour une trahison aussi noire. Ils eurent
par suite plusieurs enfants qui étoient fort aisés à reconnoître. Toutes les
filles vinrent au monde sans nez. Ceci est de la plus exacte vérité, c'est
pourquoi elles furent surnommées énasées.
N'en doutez pas, l'aventure
que vous venez d'entendre est très vraie. Les Bretons qui en conserveront
toujours le souvenir, en ont fait le Lai du Bisclavaret.
Lai de Lanval
Par
Marie de France
L'aventure d'un autre lai,
Cum ele avient, vus cunterai:
Fait fu d'un mut gentil vassal;
En bretans l'apelent Lanval.
A Kardoel surjurunot li reis,
Artur, li purz e li curteis,
Pur les Escoz e pur les Pis,
Que destruisient le païs:
En la tere de Loengre entroënt
E mut suvent la damagoënt.
A la pentecuste en esté
I aveit li reis sujurné.
Asez i duna riches duns:
E as cuntes e as baruns,
A ceus de la table r[o]ünde--
N'ot tant de teus en tut le munde--
Femmes e tere departi,
Par tut, fors un ki l'ot servi:
Ceo fu Lanval, ne l'en sovient,
Ne nul de[s] soens bien ne li tient.
Pur sa valur, pur sa largesce,
Pur sa beauté, pur sa prüesce
L'envioënt tut li plusur;
Tel li mustra semblant d'amur,
S'al chevaler mesavenist,
Ja une feiz ne l'en pleinsist.
Fiz a rei fu de haut parage,
Mes luin ert de sun heritage.
De la meisne[e] le rei fu.
Tut sun aveir ad despendu;
Kar li reis rien ne li dona,
Ne Lanval mut entrepris,
Ore est Lanval mut entrepris,
Mut est dolent e mut pensis.
Seignurs, ne vus esmerveillez:
Hume esytrange descunseillez
Mut est dolent en autre tere,
Quant il ne seit u sucurs quere.
Le chevaler dunt jeo vus di,
Que tant aveit le rei servi,
Un jur munta sur sun destrer,
Si s'est alez esbaneer.
Fors de la vilë est eissuz,
Tut sul est en un pre venuz;
Sur une ewe curaunt descent;
Mes sis cheval tremble forment:
l le descengle, si s'en vait,
En mi le pre vuiltrer le lait.
Le pan de sun mantel plia,
Desuz sun chief puis le cucha.
Mut est pensis pur sa mesaise,
Il ne veit chose ke li plaise.
La u il gist en teu maniere,
Garda aval lez la riviere,
[si] Vit venir deus dameiseles,
Unc n'en ot veü[es] plus beles.
Vestues ierent richement,
Laciees mut estreitement
En deus blians de purpre bis;
Mut par aveient bel le vis.
L'eisnee portout un[s] bacins,
Doré furent, bien faiz e fins;
Le veir vus en dirai sanz faile.
L'autre portout une tuaile.
Eles s'en aunt alees dreit
La u li chevaler giseit.
Lanval, que mut fu enseigniez,
Cuntre eles s'en lavad en piez.
Celes l'unt primes salué,
Lur message li unt cunté:
«Sire Lanval, ma dameisele,
Que tant est pruz e sage e bele,
Ele nus enveie pur vus;
Kar i venez ensemble od nus!
Sauvement vus i cunduruma.
Cees, pres est li paveilluns!»
Le chevalers od eles vait;
De sun cheval ne tient nul plait,
Que devant lui pesseit al pre.
Treskë al tref l'unt amené,
Que mut fu beaus e bien asis.
La reïne Semiramis,
Quant ele ot unkes plus aveir
E plus pussaunce e plus saveir,
Ne l'emperere Octovïen
N'esligasent le destre pan.
Un aigle d'or ot desus mis;
De cel ne sai dire le pris,
Ne des cordes ne des peissuns
Que del tref tienent les giruns;
Suz ciel n'ad rei ki[s] esligast
Pur nul aver k'il i donast.
Dedenz cel tref fu la pucele:
Flur de lis [e] rose nuvele,
Quant ele pert al tens d'esté,
Trespassot ele de beauté.
Ele jut sur un lit mut bel
Li drap valeient un chastel
En sa chemise senglement.
Mut ot le cors bien fait e gent;
Un cher mantel de blanc hermine,
Covert de purpre alexandrine,
Ot pur le chaut sur li geté;
Tut ot descovert le costé,
Le vis, le col e la peitrine;
Plus ert blanche que flur d'espine.
Le chevaler avant ala,
E la pucele l'apela.
Il s'est devant le lit asis.
«Lanval,» fet ele, «beus amis,
Pur vus vienc jeo fors de ma tere;
De luinz vus sui venu[e] quere.
Se vus estes pruz e curteis,
Emperere ne quens ne reis
N'ot unkes tant joie ne bien;
Kar jo vus aim sur tute rien.»
Il l'esgarda, si la vit bele;
Amurs le puint de l'estencele,
Que sun quor alume e esprent.
Il li respunt avenantment.
«Bele,» fet il, «si vus pleiseit
E cele joie me aveneit
Que vus me vousissez amer,
Ne savrïez rien comander
Que jeo ne face a mien poeir,
Turt a folie u a saveir.
Jeo f[e]rai voz comandemenz,
Pur vus guerpirai tutes genz.
Jamés ne queor de vus partir:
Ceo est la rien que plus desir.»
Quant la meschine oï parler
Celui que tant la peot amer,
S'amur e sun cors li otreie.
Ore est Lanval en dreite veie!
Un dun li ad duné aprés:
Ja cele rien ne vudra mes
Quë il nen ait a sun talent;
Doinst e despende largement,
Ele li troverat asez.
Mut est Lanval bien herbergez:
Cum plus despendra richement,
[e] Plus avrat or e argent.
«Ami,» fet ele, «or vus chasti,
Si vus comant e si vus pri,
Ne vus descovrez a nul humme!
De ceo vus dirai ja la summe:
Aa tuz jurs m'avrïez perdue,
Se ceste amur esteit seüe;
Jamés ne me purriez veeir
Ne de mun cors seisine aveir.»
Il li respunt que bien tendra
Ceo que ele li comaundera.
Delez li s'est al lit cuchiez:
Ore est Lanval bien herbergez.
Ensemble od li la relevee
Demurat tresque a la vespree,
E plus i fust, së il poïst
E s'amie lui cunsentist.
«Amis,» fet ele, «levez sus!
Vus n'i poëz demurer plus.
Alez vus en, jeo remeindrai;
Mes un[e] chose vus dirai:
Quant vus vodrez od mei parler,
Ja ne savrez cel liu penser,
U nuls puïst aver s'amie
Sanz reproece, sanz vileinie,
Que jeo ne vus seie en present
A fere tut vostre talent;
Nul hum fors vus ne me verra
Ne ma parole nen orra.»
Quant il l'oï, mut en fu liez,
Il la baisa, puis s'est dresciez.
Celes quë al tref l'amenerent
De riches dras le cunreerent;
Quant il fu vestu de nuvel,
Suz ciel nen ot plus bel dancel;
N'esteit mie fous ne vileins.
L'ewe li donent a ses meins
E la tuaille a [es]suer;
Puis li [a]portent a manger.
Od s'amie prist le super:
Ne feseit mie a refuser.
Mut fu servi curteisement,
E il a grant joie le prent.
Un entremés i ot plener,
Que mut pleiseit al chevalier:
Kar s'amie baisout sovent
E acolot estreitement.
Quant del manger furent levé,
Sun cheval li unt amené;
Bien li ourent la sele mise;
Mut ad trové riche servise.
Il prent cungé, si est muntez;
Vers la cité s'en est alez.
Suvent esgarde ariere sei;
Mut est Lanval en grant esfrei;
De s'aventure vait pensaunt
E en sun curage dotaunt;
Esbaïz est, ne seit que creir[e],
Il ne la quide mie a veir[e].
Il est a sun ostel venuz;
Ses humme[s] treve bien vestuz.
Icele nuit bon estel tient;
Mes nul ne sot dunt ceo li vient.
N'ot en la vile chevalier
Ki de surjur ait grant mestier,
Quë il ne face a lui venir
E richement e bien servir.
Lanval donout les riches duns,
Lanval aquitout les prisuns,
Lanval vesteit les jugleurs,
Lanval feseit les granz honurs:
N'i ot estrange ne privé
A ki Lanval n'eüst doné.
Mut ot Lanval joie e deduit:
U seit par jur u seit par nuit,
S'amie peot veer sovent,
Tut est a sun comandement.
Ceo m'est avis, meïsmes l'an,
Aprés la feste seint Johan,
D'ici qu'a trente chevalier
S'erent alé esbanïer
En un vergier desuz la tur
U la reïne ert a surjur;
Ensemble od eus [esteit] Walwains
E sis cusins, li beaus Ywains.
E dist Walwains, li francs, li pruz,
Que tant se fist amer de tuz:
«Par Deu, seignurs, nus feimes mal
De nostre cumpainun Lanval,
Que tant est larges e curteis,
E sis peres est riches reis,
Que od nus ne l'avum amené.»
Atant sunt ariere turné;
A sun ostel revunt ariere,
Lanval ameinent par preere.
A une fenestre entaillie
S'esteit la reïne apuïe;
Treis dames ot ensemble od li.
La maisnie le rei choisi;
Lanval conut e esgarda.
Une des dames apela;
Par li manda ses dameiseles,
Les plus quointes [e] les plus beles:
Od li s'irrunt esbainïer
La u cil erent al vergier.
Trente en menat of li e plus;
Par les degrez descendent jus.
Les chevalers encuntre vunt,
Que pur eles grant joië unt.
Il les unt prises par les mains;
Cil parlemenz n'ert pas vilains.
Lanval s'en vait a une part,
Mut luin des autres; ceo l'est tart
Que s'amie puïst tenir,
Baiser, acoler e sentir;
L'autrui joie prise petit,
Si il nen ad le suen delit.
Quant la reïne sul le veit,
Al chevaler en va tut dreit;
Lunc lui s'asist, si l'apela,
Tut sun curage li mustre:
«Lanval, mut vus ai honuré
E mut cheri e mut amé.
Tute m'amur poëz aveir;
Kar me dites vostre voleir!
Ma drüerie vus otrei;
Mut deviz estre lié de mei.»
«Dame,» fet il, «lessez m'ester!
Jeo n'ai cure de vus amer.
Lungement ai servi le rei;
Ne li voil pas mentir ma fei.
Ja pur vus ne pur vostre amur
Ne mesf[e]rai a mun seignur.»
La reïne s'en curuça,
Irie fu, si mesparla.
«Lanval,» fet ele, «bien le quit,
Vuz n'amez gueres cel delit;
Asiz le m'ad hum dit sovent
Que des femmez n'avez talent.
Vallez avez bien afeitiez,
Ensemble od eus vus deduiez.
Vileins cuarz, mauveis failliz,
Mut est mi sires maubailliz
Que pres de lui vus ad suffert;
Mun escïent que Deus en pert!»
Quant il l'oï, mut fu dolent;
Del respundre ne fu pas lent.
Teu chose dist par maltalent
Dunt il se repenti sovent.
«Dame,» dist il, «de cel mestier
Ne me sai jeo nïent aidier;
Mes jo aim, [e] si sui amis
Cele ke deit aver le pris
Sur tutes celes que jeo sai.
E une chose vus dirai,
Bien le sachez a descovert:
Une de celes ke la sert,
Tute la plus povre meschine,
Vaut meuz de vus, dame reïne,
De cors, de vis e de beauté,
D'enseignement e de bunté.»
La reïne s'en part atant,
En sa chambrë en vait plurant.
Mut fu dolente e curuciee
De ceo k'il [l']out [si] avilee.
En sun lit malade cucha;
Jamés, ceo dit, ne levera,
Si li reis ne l'en feseit dreit
De ceo dunt ele se pleindreit.
Li reis fu del bois repeiriez,
Mut out le jur esté haitiez.
As chambres la reïne entre.
Quant el le vit, si se clamma;
As piez li chiet, merci [li] crie
E dit que Lanval l'ad hunie:
De drüerie la requist;
Pur ceo que ele l'en escundist,
Mut [la] laidi e avila;
De tele amie se vanta,
Que tant iert cuinte e noble e fiere
Que meuz valut sa chamberere,
La plus povre que tant serveit,
Que la reïne ne feseit.
Li reis s'en curuçat forment,
Juré en ad sun serement:
S'il ne s'en peot en curt defendre,
Il le ferat arder u pendre.
Fors de la chambre eissi li reis,
De ses baruns apelat treis;
Il les anveie pur Lanval,
Quë asez ad dolur e mal.
A sun ostel fu revenuz;
Il s'est[eit] bien aparceüz
Qu'il aveit perdue s'amie:
Descovert ot la drüerie.
En une chambre fu tut suls,
Pensis esteit e anguissus;
S'amie apele mut sovent,
As ceo ne li valut neent.
Il se pleigneit e suspirot,
D'ures en autres se pasmot;
Puis li crie cent feiz merci
Que ele parolt a sun ami.
Sun quor e sa buche maudit;
C'est merveille k'il ne s'ocit.
Il ne seit tant crïer ne braire
Ne debatre ne sei detraire
Que ele en veulle merci aveir
Sul tant que la puisse veeir.
Oi las, cument se cuntendra?
Cil ke li reis ci enveia,
Il sunt venu, si li unt dit
Que a la curt voise sanz respit:
Li reis l'aveit par eus mandé,
La reïne l'out encusé.
Lanval i vait od sun grant doel;
Il l'eüssent ocis sun veoil.
Il est devant le rei venu;
Mut fu dolent, taisanz e mu,
De grant dolur mustre semblant.
Li reis li dit par maltalant:
«Vassal, vus me avez mut mesfait!
Trop començastes vilein plait
De mei hunir e aviler
E la reïne lendengier.
Vanté vus estes de folie:
Trop par est noble vostre amie,
Quant plus est bele sa meschine
E plus vaillanz que la reïne.»
Lanval defent la deshonur
E la hunte de sun seignur
De mot en mot, si cum il dist,
Que la reïne ne requist;
Mes de ceo dunt il ot parlé
Reconut il la verité,
De l'amur dunt il se vanta;
Dolent en est, perdue l'a.
De ceo lur dit qu'il en ferat
Quanque la curt esgarderat.
Li reis fu mut vers lui irez;
Tuz ses hummes ad enveiez
Pur dire dreit qu'il en deit faire,
Que [hum] ne li puis[se] a mal retraire.
Cil unt sun commandement fait,
U eus seit bel, u eus seit lait.
Comunement i sunt alé
E unt jugé e esgardé
Que Lanval deit aveir un jur;
Mes plegges truisse a sun seignur
Qu'il atendra sun jugement
E revendra en sun present:
Si serat la curt esforcie[e],
Kar n'i ot dunc fors la maisne[e].
Al rei revienent li barun,
Si li mustr[er]ent la reisun.
Li reis ad plegges demandé.
Lanval fu sul e esgaré,
N'i aveit parent në ami.
Walvain i vait, ki l'a plevi,
E tuit si cumpainun aprés.
Li reis lur dit: «e jol vus les
Sur quanke vus tenez de mei,
Teres e fieus, chescun par sei.»
Quant plevi fu, dunc n'[i] ot el.
Alez s'en est a sun ostel.
Li chevaler l'unt conveé;
Mut l'unt blasmé e chastïé
K'il ne face si grant dolur,
E maudïent si fol'amur.
Chescun jur l'aloënt veer,
Pur ceo k'il voleient saveir
U il beüst, u il mangast;
Mut dotouent k'il s'afolast.
Al jur que cil orent numé
Li barun furent asemblé.
Li reis e la reïne i fu,
E li plegge unt Lanval rendu.
Mut furent tuz pur lui dolent:
Jeo quid k'il en i ot teus cent
Ki feïssent tut lur poeir
Pur lui sanz pleit delivre aveir;
Il iert retté a mut grant tort.
Li reis demande le recort
Sulunc le cleim e les respuns:
Ore est trestut sur les baruns.
Il sunt al jugement alé,
Mut sunt pensifs e esgaré
Del franc humme d'autre païs
Quë entre eus ert si entrepris.
Encumbrer le veulent plusur
Pur la volenté sun seignur.
Ceo dist li quoens de Cornwaille:
«Ja endreit nus n'i avra faille;
Kar ki que en plurt e ki que en chant,
Le dreit estuet aler avant.
Li reis parla vers sun vassal,
Que jeo vus oi numer Lanval;
De felunie le retta
E d'un mesfait l'acheisuna,
D'un'amur dunt il se vanta,
E ma dame s'en curuça.
Nuls ne l'apele fors le rei:
Par cele fei ke jeo vus dei,
Ki bien en veut dire le veir,
Ja n'i deüst respuns aveir,
Si pur ceo nun que a sun seignur
Deit hum par tut fairë honur.
Un serement l'engagera,
E li reis le nus pardura.
E s'il peot aver sun guarant
E s'amie venist avant
E ceo fust veir k'il en deïst,
Dunt la reïne se marist,
De ceo avra il bien merci,
Quant pur vilté nel dist de li.
E s'il ne peot garant aveir,
Ceo li devum faire saveir:
Tut sun servise pert del rei,
E sil deit cungeer de sei.»
Al chevaler unt enveé,
Si li unt dit e nuntïé
Que s'amie face venir
Pur lui tencer e garentir.
Il lur dit quë il ne poeit:
Ja pur li sucurs nen avreit.
Cil s'en revunt as jugeürs,
Ki n'i atendent nul sucurs.
Li reis les hastot durement
Pur la reïne kis atent.
Quant il deveient departir,
Deus puceles virent venir
Sur deus beaus palefreiz amblaz.
Mut par esteient avenanz;
De cendal purpre sunt vestues
Tut senglement a lur char nues.
Cil les esgardent volenters.
Walwain, of lui treis chevalers,
Vait a Lanval, si li cunta,
Les deus puceles li mustra.
Mut fu haitié, forment li prie
Qu'il li deïst si c'ert [s]'amie.
Il lur ad dit ne seit ki sunt
Ne dunt vienent ne u eles vunt.
Celes sunt alees avant
Tut a cheval; par tel semblant
Descendirent devant le deis,
La u seeit Artur li reis.
Eles furent de grant beuté,
Si unt curteisement parlé:
«Reis, fai tes chambres delivrer
E de pailes encurtiner,
U ma dame puïst descendre:
Ensemble od vus veut ostel prendre.»
Il lur otria volenters,
Si appela deus chevalers:
As chambres les menerent sus.
A cele feiz ne distrent plus.
Li reis demande a ses baruns
Le jugement e les respuns
Dit que mut l'unt curucié
De ceo que tant l'unt delaié.
«Sire,» funt il, «nus departimes.
Pur les dames que nus veïmes
Nus n'i avum nul esgart fait.
Or recumencerum le plait.»
Dunc assemblerent tut pensif;
Asez i ot noise e estrif.
Quant il ierent en cel esfrei,
Deus puceles de gent cunrei
Vestues de deus pailes freis,
Chevauchent deus muls espanneis
Virent venir la rue aval.
Grant joie en eurent li vassal;
Entre eus dïent que ore est gariz
Lanval li pruz e li hardiz.
Yweins i est a lui alez,
Ses cumpainuns i ad menez.
«Sire,» fet il, «rehaitiez vus!
Pur amur Deu, parlez od nus!
Ici vienent deus dameiseles
Mut acemees e mut beles:
C'est vostre amie vereiment!»
Lanval respunt hastivement
E dit qu'il pas nes avuot
Ne il nes cunut ne nes amot.
Atant furent celes venues,
Devant le rei sunt descendues.
Mut les loërent li plusur
De cors, de vis e de colur;
N'i ad cele meuz ne vausist
Que unkes la reïne ne fist.
L'aisnee fu curteise e sage,
Avenantment dist sun message:
«Reis, kar nus fai chambres baillier
A oés ma dame herbergier;
Ele vient ci a tei parler.»
Il les cumandë a mener
Od les autres quë ainceis vindrent.
Unkes des muls nul plai[t] ne tindrent.
Quant il fu d'eles delivrez,
Puis ad tuz ses baruns mandez
Que le jugement seit renduz:
Trop ad le jur esté tenuz;
Le reïne s'en curuceit,
Que si lunges les atendeit.
Ja departissent a itant,
Quant par la vile vient errant
Tut a cheval une pucele,
En tut le secle n'ot plus bele.
Un blanc palefrei chevachot,
Que bel e süef la portot:
Mut ot bien fet e col e teste,
Suz ciel nen ot plus bele beste.
Riche atur ot al palefrei:
Suz ciel nen ad cunte ne rei
Ki tut [le] peüst eslegier
Sanz tere vendre u engagier.
Ele iert vestue en itel guise:
De chainsil blanc e de chemise,
Que tuz les costez li pareient,
Que de deus parz laciez esteient.
Le cors ot gent, basse la hanche,
Le col plus blanc que neif sur branche,
Les oilz ot vairs e blanc le vis,
Bele buche, neis bien asis,
Les surcilz bruns e bel le frunt
E le chef cresp e aukes blunt;
Fil d'or ne gette tel luur
Cum si chevel cuntre le jur.
Sis manteus fu de purpre bis;
Les pans en ot entur li mis.
Un espervier sur sun poin tient,
E un levrer aprés li vient.
Il n'ot al burc petit ne grant
Ne li veillard ne li enfant
Que ne l'alassent esgarder.
Si cum il la veent errer,
De sa beauté n'iert mie gas.
Ele veneit meins que le pas.
Li jugeür, que la veeient,
A [grant] merveille le teneient;
Il n'ot un sul ki l'esgardast
De dreite joie n'eschaufast.
Cil ki le chevaler amoënt
A lui vienent, si li cuntouent
De la pucele ki veneit,
Si Deu plest, quel delivereit:
«Sire cumpain, ci en vient une,
Mes el n'est pas fave ne brune;
Ceo [e]st la plus bele del mund,
De tutes celes kë i sunt.»
Lanval l'oï, sun chief dresça;
Bien la cunut, si suspira.
Li sanc li est munté al vis;
De parler fu aukes hastifs.
«Par fei,» fet il, «ceo est m'amie!
Or m'en est gueres ki m'ocie,
Si ele n'ad merci de mei;
Kar gariz sui, quant jeo la vei.»
La damë entra al palais;
Unques si bele n'i vient mais.
Devant le rei est dexcendue
Si que de tuz iert bien veüe.
Sun mantel ad laissié chaeir,
Que meuz la puïssent veer.
Li reis, que mut fu enseigniez,
Il s'est encuntre li dresciez,
E tuit li autre l'enurerent,
De li servir se presenterent.
Quant il l'orent bien esgardee
E sa beauté forment loëe,
Ele parla en teu mesure,
Kar de demurer nen ot cure:
«Reis, j'ai amé un tuen vassal:
Veez le ci! ceo est Lanval!
Acheisuné fu en ta curt
Ne vuil mie que a mal li turt
De ceo qu'il dist; ceo sachez tu
Que la reïne ad tort eü:
Unques nul jur ne la requist.
De la vantance kë il fist,
Si par me peot estre aquitez,
Par voz baruns seit delivrez!»
Ceo qu'il en jugerunt par dreit
Li reis otrie ke issi seit.
N'i ad un sul que n'ait jugié
Que Lanval ad tut desrainié.
Delivrez est par lur esgart,
E la pucele s'en depart.
Ne la peot li reis retenir;
Asez gent ot a li servir.
Fors de la sale aveient mis
Un grant perrun de marbre bis,
Lanval esteit
munté desus.
Quant le pucele ist fors a l'us,
Sur le palefrei detriers li
De plain eslais Lanval sailli.
Od li s'en vait en Avalun,
Ceo nus recuntent li Bretun,
En un isle que mut est beaus;
La fu ravi li dameiseaus.
Nul hum n'en oï plus parler,
Ne jeo n'en sai avant cunter.
Marie de France - Lai de Lanval
Traduction française simplifiée
Je veux vous apprendre les
aventures d'un autre Lai ; il fut composé au sujet d'un riche chevalier que
les Bretons appellent Lanval.
Le roi Arthur, toujours preux
et courtois étoit venu passer quelques temps à Carduel, pour châtier les
Irlandois et les Pictes qui ravageoient ses possessions et particulièrement la
terre de Logres. Aux fêtes de la Pentecôte , Arthur tint une grande cour
plénière ; il fit des présents magnifiques, et répandit ses bienfaits sur les
comtes, les barons et les chevaliers de la table ronde. Enfin il n'y en eut
jamais une aussi belle, puisqu'il donna des terres et qu'il conféra des titres
de noblesse. Un seul homme qui servoit fidèlement le monarque, fut oublié dans
ses distributions. C'étoit le chevalier Lanval qui, par sa valeur, sa
générosité, par sa bonne mine et ses brillantes actions, étoit aimé de tous ses
égaux, lesquels ne voyoient qu'avec chagrin tout ce qui pouvoit lui arriver de
désagréable.
Lanval étoit fils d'un roi
dont les états étoient fort éloignés ; attaché au service d'Arthur, il dépensa
son avoir avec d'autant plus de facilité que ne recevant rien et ne demandant
rien, il se vit bientôt dénué de ressources. Le chevalier est fort triste de se
voir dans une situation pareille; ne vous en étonnez pas , sire, il étoit
étranger, et personne ne venoit à son secours; après y avoir mûrement réfléchi,
il prend la résolution de quitter la cour de son suzerain. Lanval qui avoit si
bien servi le roi, monte sur son destrier, et sort de la ville sans être suivi
de personne ; il arrive dans une prairie arrosée par une rivière qu'il
traverse. Voyant son cheval trembler de froid, il descendit, le dessangla, puis
le laissa paître à l'aventure. Ayant plie son manteau, le chevalier se coucha
dessus, et revoit tristement à son malheur. En jetant les yeux du côté de la
rivière, il aperçoit deux demoiselles d'une beauté ravissante, bien faites et
vêtues très richement d'un bliaud de pourpre grise. La plus âgée portoit un
bassin, d'or émaillé , d'un goût exquis, et la seconde tenoit en ses mains une
serviette.
Elles viennent droit à lui, et
Lanval en homme bien élevé, se relève aussitôt à leur approche. Après l'avoir
salué, l'une d'elles lui dit : Seigneur Lanval, ma maîtresse, aussi belle que
gracieuse, nous envoie pour vous prier de nous suivre, afin de vous conduire
près d'elle. Regardez, sa tente est tout près d'ici ; le chevalier s'empresse
de suivre les deux jeunes personnes, et ne songe plus à son cheval qui paissoit
dans la prairie. Il est amené au pavillon qui étoit fort beau et surtout très
bien placé. La reine Sémiramis au temps de sa grandeur, et l'empereur Octave
n'auroient jamais eu une plus belle draperie que celle qui étoit placée à
droite. Au-dessus de la tente étoit un aigle d'or dont je ne pourrois estimer
la valeur, non plus que des cordages et des lances qui la soutenaient. 11
n'est aucun roi sur la terre qui pût eu avoir un semblable, quelle que fût la
somme qu'il offrît. Dans le pavillon étoit la demoiselle qui, par sa beauté,
surpassoit la fleur de lys et la rose nouvelle quand elles paroissent au temps
d'été. Elle étoit couchée sur un lit magnifique dont le plus beau château
n'auroit pas seulement payé le prix des draperies. Sa robe qui étoit serrée,
laissoit apercevoir l'élégance d'une taille faite au tour. Un superbe manteau
doublé d'hermine et teint en pourpre d'Alexandrie , couvroit ses épaules. La
chaleur l'avoit forcée de l'écarter un peu, et à travers cette ouverture qui
lui mettoit le côté à découvert, l'œil apercevoit une peau plus blanche que la
fleur d'épine.
Le chevalier arriva jusqu'à la
demoiselle ! qui , l'appelant, le fit asseoir à ses côtés, et lui parla en ces
termes : C'est pour vous, mon cher Lanval, que je suis sortie de ma terre de
Lains, et que je suis venue en ces lieux. Je vous aime, et si vous êtes
toujours preux et courtois, je veux qu îi n'y ait aucun prince de la terre qui
soit aussi heureux que vous. Ce discours enflamme subitement le cœur du
chevalier , qui répond aussitôt : Aimable dame , si j'avois le bonheur de vous
plaire et que vous voulussiez m'accorder votre amour, il n'est rien que vous ne
m'ordonniez que ma valeur n'ose entreprendre. Je n'examinerai point les motifs
de vos commandements. Pour vous j'abandonne le pays qui m'a vu naître ainsi que
mes sujets. Non, je ne veux jamais vous quitter , c'est la chose que je desire
le plus au monde que de rester avec vous. La demoiselle ayant entendu le vœu
que formoit Lanval, lui accorde son cœur et son amour. Elle lui fait un don
précieux dont nul autre ne pourra profiter. Il peut donner et dépenser beaucoup
, et se trouvera toujours fort riche. Ah! que Lanval sera donc heureux, puisque
plus il sera généreux et libéral, plus il aura de l'or et de l'argent.
Mon ami, dit la belle, je vous
prie, vous enjoins, vous commande même de ne jamais révéler notre liaison à qui
que ce soit; qu'il me suffise de vous dire que vous me perdriez pour toujours,
et que vous ne me verriez plus si notre amour étoit découvert. Lanval lui fait
le serment de suivre entièrement ses ordres. Ils se couchèrent ensemble et
restèrent au lit jusqu'à la fin du jour ; Lanval qui ne s'étoit jamais aussi
bien trouvé, seroit resté bien plus longtemps, mais son amie l'invita à se
lever, car elle ne vouloit pas qu'il demeurât davantage. Avant de nous quitter,
je dois vous faire part d'une chose, lui dit elle ; lorsque vous voudrez me
parler et me voir, et j'ose espérer que ee ne sera que dans des lieux où votre
amie pourra paroître sans rougir, vous n'aurez qu'à m'appeler, et sur-le-champ
je serai près de vous. Personne, à l'exception de mon amant, ne me verra, ni ne
m'entendra parler. Lanval enchanté de ce qu'il apprend, pour exprimer sa
reconnoissance embrasse son amie et descend du lit. Les demoiselles qui
l'avoient conduit au pavillon, entrèrent en apportant des habits magnifiques,
et dès qu'il en fut revêtu, il sembla mille fois plus beau. Après qu'on eut
lavé (t), le souper fut servi. Quoique le repas fût assaisonné d'appétit et de
bonne chère , Lanval avoit un mets à lui seul qui lui plaisoit beaucoup.
C'étoit d'embrasser son amie et de la serrer dans ses bras.
En sortant de table on lui
amène son cheval qui étoit tout apprêté, et après avoir fait ses adieux , il part
pour retourner à la ville, mais tellement étonné de son aventure qu'il ne peut
encore y croire, et qu'il regarde de temps en temps en arrière, comme pour se
convaincre qu'il n'a pas été abusé par une illusion flatteuse..
Il rentre à son hôtel et trouve
tous ses gens parfaitement bien vêtus. Il fait grande dépense sans savoir d'où
l'argent lui vient. Tout chevalier qui avoit besoin de séjourner à Carduel
pouvoit venir s'établir chez Lanval qui se faisoit un devoir de le traiter
parfaitement. Outre les riches présents qu'il faisoit, Lanval rachetoit les
prisonniers, vêtissoit les ménétriers, il n'eut pas un seul habitant de la
ville , un étranger même, qui n'eût part à ses libéralités. Aussi étoit il le
plus heureux des hommes, puisqu'il avoit de la fortune, qu'il étoit considéré
et qu'il pouvoit voir son amie à tous les instants du jour et de la nuit.
Dans la même année, vers la
fête de la saint Jean, plusieurs chevaliers allèrent se récréer dans le verger
au-dessous de la tour habitée par la reine. Avec eux étoit le brave Gauvain qui
se faisoit aimer de tous, et son cousin le bel Yvain. Seigneurs, dit-il, ce
seroit mal faire que de nous divertir sans notre ami Lanval, homme aussi brave
que généreux, et fils d'un riche roi. Il faut l'aller chercher et l'amener ici.
Aussitôt ils partent , se rendent à l'hôtel de Lanval qu'ils trouvent, et à
force de prières , ils parviennent à l'emmener avec eux. A leur retour la
reine s'étoit appuyée sur l'une de ses croisées, derrière elle se tenoient les
dames de sa suite. Ayant aperçu Lanval qu'elle aimoit depuis longtemps, Genèvre
appelle ses suivantes, choisit les plus jolies et les plus aimables, il y en
avoit au moins trente, et descend au verger pour partager les jeux des
chevaliers. Dès qu'ils voient venir les dames, ils s'empressent d'aller à leur
rencontre jusqu'au perron pour leur offrir la main. Pour être seul, Lanval
s'éloigne de ses compagnons ; il lui tarde beaucoup de rejoindre son amie, de
la voir, de lui parler, de la presser entre ses bras. Il ne peut trouver de
plaisir là où n'est pas l'objet de son amour.
Genèvre qui cherchoit
l'occasion de le trouver seul, suit ses pas, l'appelle, s'assied auprès de lui,
et lui parle en ces termes : Lanval, depuis longtemps je vous estime, je vous
aime tendrement, et il ne tient qu'à vous d'avoir mon cœur. Répondez-moi, car,
sans doute, vous devez vous estimer heureux puisque je vous offre de devenir
mon ami. Madame, daignez me permettre de ne pas vous écouter, je n'ai nul
besoin de votre amour. J'ai long -temps servi le roi avec fidélité, et je ne
veux pas manquer à l'honneur et à la foi que je lui ai promise. Jamais par vous
ou par l'amour de toute autre femme je ne trahirai mon seigneur suzerain. La
reine courroucée de cette réponse se répandit en invectives. Il paroît, Lanval,
et j'en suis persuadée, que vous n'aimez guère les plaisirs de l'amour: aussi
m'a-t-on souvent dit qu'à des femmes aimables, dont au surplus vous savez vous
passer, vous préfériez des jeunes gens bien mis avec lesquels vous vous amusiez.
Allez, misérable, allez, le roi a fait une bien grande sottise lorsqu'il vous
retint à son service.
Piqué des reproches de
Genèvre, Lanval lui fit dans la colère , une confidence dont il eut bien à se
repentir. Madame, lui dit il, je n'ai jamais commis le crime dont vous
m'accusez. Mais j'aime et je suis aimé de la plus belle femme qu'il y ait au
monde. Je vous avouerai même , madame, et soyez-en persuadée , que la dernière
de ses suivantes est supérieure à vous par la beauté, l'esprit, les graces et
le caractère. Genèvre en fureur de cette réponse humiliante se retire dans sa
chambre pour pleurer , elle se dit malade, se met au lit d'où elle ne sortira,
dit elle, que lorsque le roi son époux aura promis de la venger. Arthur avoit
passé la journée à la chasse , et à son retour, encore joyeux des plaisirs
qu'il avoit goûtés, il se rendit à l'appartement des dames. Sitôt que Genèvre
l'apercoit , elle vient se jeter aux pieds de son époux, et lui demande
vengeance de l'outrage qu'elle dit avoir reçu de Lanval. Il a osé me requérir
d'amour, «t d'après mon refus, il m'a injuriée et avilie. Il a osé se vanter
d'avoir une amie d'une beauté incomparable, dont la dernière des suivantes
valoit mieux que moi. Le roi enflammé de colère fit serment que si le coupable
ne se justifioit pas à l'assemblée des barons, il le feroit pendre ou brûler.
En sortant de chez la reine,
Arthur ordonna à trois barons de se rendre chez Lanval, qui étoit bien triste
et bien chagrin. En rentrant chez lui il s'étoit aperçu qu'il avoit perdu son
amie pour avoir découvert son amour. Seul et renfermé dans son appartement, il
songeoit à son malheur. Un moment il appeloit son amie qui ne venoit point,
puis il se mettoit à soupirer et à pleurer; souvent même il perdit l'usage de
ses sens. C'est en vain qu'il demandoit pardon et crioit merci, sa belle
refusa toujours de se montrer. Il maudissoit sa tète et sa bouche; son chagrin
étoit si violent, qu'on doit regarder comme une merveille de ce qu'il ne s'ôta
pas la vie. Il ne fait que gémir , pleurer , se tordre les mains, et donner
les marques du plus grand désespoir. Hélas, que va devenir ce chevalier loyal
que le roi veut perdre ! Les barons viennent lui intimer l'ordre de se rendre
sur-le-champ à la cour, où le roi le mandoit pour répondre à l'accusation faite
par la reine. Lanval les suit, le désespoir dans le cœur, et ne desirant que la
mort ; il arrive en cet état devant le monarque.
Dès qu'il parut, Arthur lui
dit avec emportement : Vassal (i), vous êtes bien coupable à mon égard, et
votre conduite est répréhensible ? Quel étoit votre dessein en insultant la
reine, et en lui tenant des discours déplacés. Vous n'aviez sans doute pas la
raison bien saine lorsque, pour vanter les charmes de votre maîtresse , vous
avez avancé que la dernière de ses suivantes étoit plus belle et plus aimable
que la reine. Lanval se défendit sur la première accusation d'attenter à
l'honneur de son prince, il raconta mot à mot la 'conversation qu'il avoit eue
avec la reine, et la proposition qu'elle lui avoit faite ; mais il reconnut la
vérité de ce qu'il avoit dit à l'égard de sa dame, dont il avoit perdu les
bonnes graces. Au surplus, il s'en rapportera entièrement au jugement de la
cour.
Le roi toujours en colère,
rassemble ses barons, pour nommer des juges choisis parmi les pairs de Lanval.
Les barons obéissent, fixent le jour du jugement, ensuite ils exigent qu'en
attendant le jour indiqué, Lan» val se constitue prisonnier, ou bien qu'il
donne un répondant. Lanval étranger, n'avoit point de parents en Angleterre ;
étant dans le malheur, il n'osoit compter sûr des amis, il ne savoit qui nommer
pour répondant, lorsque le roi lui eut annoncé qu'il en avoit le droit ; mais
Gauvain alla sur-le-champ s'inscrire avec plusieurs autres chevaliers. Sire, dit-il,
nous répondons de Lanval, et nous offrons pour cautionnement nos terres et nos
fiefs. La garantie ayant été acceptée, Lanval revint à son hôtel, suivi de ses
amis qui le blâmoient et le reprenoient sur sa douleur extrême. Chaque jour ils
venoient le visiter pour s'informer s'il prenoit des aliments, et bien loin de
lui faire des reproches, ils l'engageoient à prendre quelque nourriture, car
ils craignoient qu'il ne perdît entièrement la raison.
Les barons se rassemblèrent au
jour désigné; la séance étoit présidée par le roi, qui avoit son épouse à ses
côtés. Les pièges vinrent remettre l'accusé entre les mains de ses juges ; tous
étoient peinés de le voir en cet état, et faisoient des vœux pour qu'il fût
acquitté. Le roi expose les motifs de l'accusation, et procède à
l'interrogatoire de l'accusé. On fait ensuite sortir les barons pour aller aux
opinions; ils sont généralement peinés de la malheureuse position d'un
gentilhomme étranger qui avoit une
affaire aussi désagréable.
D'autres, au contraire , pour faire leur cour au monarque, desirent le voir
punir. Le duc de Cournouailles prit sa défense. Seigneurs, dit-il, le roi
accuse un de ses vassaux de félonie, et parce qu'il s'est vanté de la
possession d'une maîtresse charmante, la reine s'est courroucée. Veuillez bien
observer que nul ici, à l'exception du roi, n'accuse Lanval ; mais, pour bien
connoître la vérité, pour juger avec connoissance de cause, en conservant tout
le respect dû au souverain, et le roi même l'accordera , je propose que Lanval
s'oblige par serment à faire venir ici sa maîtresse, pour juger si la
comparaison dont la reine est si fort offensée, est conforme à son dire. Il est
vraisemblable que Lanval n'a pas avancé pareille chose sans être persuadé de
la vérité. Dans le cas où il ne pourroit pas montrer sa dame, je pense que le
roi doit le renvoyer de son service, et le congédier.
L'assemblée approuva la
proposition , et les plèges se rendirent près de Lanval pour lui faire part de
la délibération qui venoit d'être prise, et l'engagèrent à inviter sa
maîtresse à se rendre à la cour, afin de le justifier et de le faire absoudre.
Il leur répondit que la chose demandée n'étoit pas en son pouvoir. Les pièges
s'en retournent porter la réponse de Lanval, et le roi animé par son épouse
pressoit les juges de prononcer. Les barons alloient aller aux voix lorsqu'ils
virent arriver deux jeunes demoiselles montées sur des chevaux blancs, et
vêtues de robes en soie, de couleur vermeille. Leur présence fixe les regards
de l'assemblée. Aussi Gauvain, suivi de trois chevaliers, s'en va tout joyeux
trouver Lanval ; il lui montre les deux jeunes personnes, et le prie de lui
indiquer laquelle est sa maîtresse, Ni l'une ni l'autre, répond-il. Elles
descendent au bas du trône, et l'une s'exprime en ces termes : Sire, faites
preparer et orner une chambre où ma dame puisse descendre, car elle desire
loger dans votre palais.
Arthur accueille leur demande,
et charge deux chevaliers de conduire les jeunes personnes a l'appartement
qu'elles devoient occuper. Sitôt qu'elles eurent quitté l'assemblée , le roi
ordonne qu'on reprenne sur-le-champ le jugement, et blâme les barons du retard
qu'ils apportent. Sire, nous avons interrompu la séance à cause de l'arrivée de
ces deux dames ; nous allons la reprendre et nous hâter. Déja, et c'est avec
regret, on recueilloit les avis qui étoient fort partagés, lorsque deux autres
jeunes personnes encore plus belles que les premières, paroissent. Elles
étoient vêtues de robes brodées en or, et montoient des mules espagnoles. Les
amis de Lanval pensent en les voyant que le bon chevalier sera sauvé et se
réjouissent. Gauvain suivi de ses compagnons vient à Lanval, et lui dit : Sire,
reprenez courage, et pour l'amour de Dieu, daignez nous écouter. Il arrive en
ce moment deux demoiselles supérieurement vêtues et d'une beauté rare, l'une
d'elles, doit être votre amie; Lanval lui répond simplement : Je ne les ai
jamais vues, ni connues, ni aimées.
A peine étoient-elles arrivées
que les deux demoiselles se hâtent de descendre et de venir devant le roi.
Tous les barons s'empressent de louer leurs attraits, la fraîcheur de leur
teint. Ceux qui étoieut du parti de la reine craignoient pour la comparaison.
L'aînée des deux jeunes personnes qui étoit aussi aimable que belle, pria le
roi de vouloir bien leur faire preparer un appartement pour elles et pour leur
dame, qui desiroit lui parler. Le monarque les fit conduire vers leurs
compagnes , et comme s'il eût craint que Lanval n'échappât à sa vengeance , il
presse le jugement, et ordonne qu'il soit rendu sur-le-champ. La reine se
courroucoit de ce qu'il ne le fût point encore.
On alloit donc prononcer
lorsque de bruyantes acclamations indiquent l'arrivée de la dame qui venoit
d'être annoncée. Elle étoit d'une beauté surnaturelle et presque divine. Elle
montoit un cheval blanc si admirable, si bienfait, si bien dressé, que sous les
cieux on ne vit jamais un si bel animal. L'équipage et les harnois étoient si
richement ornés qu'aucun souverain de la terre ne pouvoit s'en procurer un
pareil, sans engager sa terre et même la vendre. Un vêtement superbe laissoit
apercevoir l'élégance de sa taille, qui étoit élevée et noble. Qui pourroit
décrire la beauté de sa peau, la blancheur de son teint qui surpassoit celle
de la neige sur les arbres, ses yeux bleus, ses lèvres vermeilles, ses sourcils
bruns, et sa chevelure blonde et crêpée. Revêtue d'un manteau de pourpre grise
qui flottait derrière ses épaules, elle tenoit un épervier sur le poing, et
étoit suivie d'un levrier. Il n'y avoit dans la ville ni petit ni grand, ni
jeune ni vieux, qui ne fût accouru pour la voir passer ; et tous ceux qui la
regardoient étoient embrasés d'amour. Les amis de Lanval viennent sur-le-champ
le prévenir de l'arrivée de la dame. Pour le coup, c'est'elle, c'est votre
maîtresse, vous serez délivré enfin; car celle-ci est la plus belle femme qui
soit au monde.
En écoutant ce discours Lanval
soupira , il lève la tète et reconnoît l'objet dont son cœur est épris. Le
rouge lui monte à la figure. Oui, c'est elle , s'écria-t-il, en la voyant ;
j'oublie tous mes maux ; mais si elle n'a pas pitié de moi, peu m'importe de la
vie, qu'elle vient cependant de me rendre. La belle dame entre au palais, et
vint descendre devant le roi. Elle laisse tomber son manteau pour mieux
laisser admirer la beauté de sa taille. Le roi qui connoissoit les lois de la
galanterie, se leva à l'arrivée de la dame; toute l'assemblée en fit autant, et
chacun s'empresse de lui offrir ses services. Quand les barons l'eurent assez
examinée , et détaillé tous ses perfections , elle s'avanca et parla en ces
termes : Roi, j'ai aimé un de tes vassaux, c'est Lanval que vous voyez là-bas.
Il fut malheureux à ta cour, tu ne l'as point récompensé ; et aujourd'hui il
est injustement accusé. Je ne veux pas qu'il lui arrive le moindre mal. La
reine a eu tort ; jamais Lanval n'a commis le crime dont il est accusé. Quant à
l'éloge qu'il a fait de ma beauté, on a exigé ma présence, me voici : j'espère
que tes barons vont l'absoudre. Arthur s'empressa de se conformer aux volontés
de la dame, et les barons jugèrent d'un commun accord que Lanval avoit
entièrement prouvé son droit. Sitôt qu'il fut acquitté, la dame fait ses adieux
et se dispose à partir malgré les pressantes sollicitations du monarque et de sa
cour , qui vouloient la retenir. Dehors la salle étoit un grand perron de
marbre gris, il servoit pour monter à cheval ou pour en descendre aux seigneurs
qui se rendoient à la cour. Lanval monta dessus, et lorsque la dame sortit du
palais, il sauta sur son cheval et sortit avec elle.
Les Bretons rapportent que la fée emmena son amant dans
File d'Avalon où ils vécurent longtemps fort heureux. On n'en a point entendu
parler depuis, et quant à moi, je n'en ai pas appris davantage.
Lai des deus Amanz
Par
Marie de France
Jadis avint en Normendie
Une aventure mut oïe
De deus enfanz que s'entr'amerent;
Par amur ambedeus finerent.
Un lai en firent li Bretun:
De Deus amanz recuilt le nun.
Verité est kë en Neustrie,
Que nus apelum Normendie,
Ad un haut munt merveilles grant:
La sus gisent li dui enfant.
Pres de cel munt a une part
Par grant cunseil e par esgart
Une cité fist faire uns reis
Quë esteit sire de Pistreis;
Des Pistreins la fist il numer
E Pistre la fist apeler.
Tuz jurs ad puis duré li nuns;
Uncore i ad vile e maisuns.
Nuns savum bien de la contree,
Li vals de Pistrë est nomee.
Li reis ot une fille bele
E mut curteise dameisele.
Cunfortez fu par la meschine,
Puis que perdue ot la reïne.
Plusurs a mal li aturnerent,
Li suen meïsme le blamerent.
Quant il oï que hum en parla,
Mut fu dolent, mut li pesa;
Cumença sei a purpenser
Cument s'en purrat delivrer
Que nul sa fille ne quesist.
E luinz e pres manda e dist:
Ki sa fille vodreit aveir,
Une chose seüst de veir:
Sortit esteit e destiné,
Desur le munt fors la cité
Entre ses braz la portereit,
Si que ne se reposereit.
Quant la nuvelë est seüe
E par la cuntree espandue,
Asez plusurs s'i asaierent,
Que nule rien n'i
espleiterent.
Teus i ot que tant s'esforçouent
Quë en mi le munt la portoënt;
Ne poeient avant aler,
Iloec l'esteut laissier ester.
Lung tens remist cele a doner,
Que nul ne la volt demander.
Al païs ot un damisel,
Iz a un cunte, gent e bel;
De bien faire pur aveir pris
Sur tuz autres s'est entremis.
En la curt le rei conversot,
Asez sovent i surjurnot;
E la fillë al rei ama,
E meintefeiz l'areisuna
Que ele s'amur li otriast
E par drüerie l'amast.
Pur ceo ke pruz fu e curteis
E que mut le presot li reis,
Li otria sa drüerie,
E cil humblement l'en mercie.
Ensemble parlerent sovent
E s'entr'amerent lëaument
E celerent a lur poeir,
Que hum nes puïst aparceveir.
La suffrance mut lur greva;
Mes li vallez se purpensa
Que meuz en volt les maus suffrir
Que trop haster e dunc faillir.
Mut fu pur li amer destreiz.
Puis avient si que a une feiz
Que a s'amie vient li danzeus,
Que tant est sages, pruz e beus;
Sa pleinte li mustrat e dist:
Anguissusement li requist
Que s'en alast ensemble of lui,
Ne poeit mes suffrir l'enui;
S'a sun pere la demandot,
Il saveit bien que tant l'amot
Que pas ne li vodreit doner,
Si il ne la poïst porter
Entre ses braz en sum le munt.
La damisele li respunt:
"Amis," fait ele, "jeo sai bien,
Ne m'i porterïez pur rien:
N'estes mie si vertuus.
Si jo m'en vois ensemble od vus,
Mis pere avreit e doel e ire,
Ne vivreit mie sanz martire,
Certes, tant l'eim e si l'ai chier,
Jeo nel vodreie curucier.
Autre cunseil vus estuet prendre,
Kar cest ne voil jeo pas entendre.
En Salerne ai une parente,
Riche femme, mut ad grant rente;
Plus de trente anz i ad esté.
L'art de phisike ad tant usé
Que mut est saives de mescines:
Tant cunust herbes e racines,
Si vus a li volez aler
E mes lettres od vus porter
E mustrer li vostre aventure,
Ele en prendra cunseil e cure;
Teus lettuaires vus durat
E teus beivres vus baillerat
Que tut vus recunforterunt
E bone vertu vus dufrunt.
Quant en cest païs revendrez,
A mun pere me requerez;
Il vus en tendrat pur enfatn,
Si vus dirat le cuvenant
Que a nul humme ne me durrat,
Ja cele peine n'i mettrat,
S'al munt ne me peüst porter
Entre ses braz sanz resposer."
Li vallez oï la movele
E le cunseil a la pucele;
Mut en fu liez, si l'en mercie;
Cungé demandë a s'amie,
En sa cuntree en est alez.
Hastivement s'est aturnez
De riches dras e
de deniers,
De palefreiz e de sumers;
De ses hummes les plus privez
Al li danzeus of sei menez.
A Salerne vait surjurner,
A l'aunte s'amie parler.
De sa part li dunat un brief.
Quant el l'ot lit de chief en chief,
Ensemble od li l'a retenu
Tant que sun estre ad tut seü.
Par mescines l'ad esforcié,
Un tel beivre li ad baillié,
Ja ne serat tant travaillez
Ne si ateint ne si chargiez,
Ne li resfreschist tut le cors,
Neïs les vaines ne les os,
E qu'il nen ait tute vertu,
Si tost cum il l'avra beü.
Puis le remeine en sun païs.
Le beivre ad en un vessel mis.
Li damiseus, joius e liez,
Quant ariere fu repeiriez,
Ne surjurnat pas en la tere.
Al rei alat sa fille quere,
Qu'il li donast, il la prendreit,
En sum le munt la portereit.
Li reis ne l'en escundist mie;
Mes mut le tint a grant folie,
Pur ceo qu'il iert de jeofne eage:
Tant produme vaillant e sage
Unt asaié icel afaire
Ki n'en purent a nul chef traire.
Terme li ad numé e pris,
Ses hummes mande e ses amis
E tuz ceus k'il poeit aveir:
N'en i laissa nul remaneir.
Pur sa fille e pur le vallet,
Ki en avwnture se met
De li porter en sum le munt,
De tutes parz venuz i sunt.
La dameisele s'aturna:
Mut se destreint, mut jeüna
A sun manger pur alegier,
Que a sun ami voleit aidier.
Al jur quant tuz furent venu,
Li damisels primer i fu;
Sun beivre n'i ublia mie.
Devers Seigne en la praerie
En la grant gent tut asemblee
Li reis ad sa fille menee.
N'ot drap vestu fors la chemise;
Entre ses braz l'aveit cil prise.
La fiolete od tut sun beivre -
Bien seit que el nel vout pas deceivre -
En sa mein a porter li baille;
Mes jo creim que poi ne li vaille,
Kar n'ot en lui point de mesure.
Od li s'en veit grant aleüre,
Le munt munta de si qu'en mi.
Pur la joie qu'il ot de li
De sun beivre ne li membra.
Ele senti qu'il alassa.
"Amis," fet ele, "kar bevez!
Jeo sai bien que vus alassez:
Si recuvrez vostre vertu!"
Li damisel ad respundu:
"Bele, jo sent tut fort mun quer:
Ne m'arestereie a nul fuer
Si lungement que jeo buësse,
Pur quei treis pas aler peüsse.
Ceste gent nus escrïereient,
De lur noise m'esturdireient;
Tost me purreient desturber.
Jo ne voil pas ci arester."
Quant les deus parz fu munté sus,
Pur un petit qu'il ne chiet jus.
Sovent li prie la meschine:
"Ami, bevez vostre mescine!"
Ja ne la volt oïr ne creire;
A grant anguisse od tut li eire.
Sur le munt vint, tant se greva,
Ileoc cheï, puis ne leva;
Li quors del ventre s'en parti.
La pucele vit sun ami,
Quida k'il fust en paumeisuns;
Lez lui se met en genuilluns,
Sun beivre li voleit doner;
Mes il ne pout od li parler.
Issi murut cum jeo vus di.
Ele le pleint a mut haut cri;
Puis ad geté e espaundu
Li veissel u le beivre fu.
Li muns en fu bien arusez,
Mut en ad esté amendez
Tut le païs e la cuntree:
Meinte bone herbe i unt trovee,
Ki del beivrë orent racine.
Or vus dirai de la meschine:
Puis que sun ami ot perdu,
Unkes si dolente ne fu;
Lez lui se cuchë e estent,
Entre ses braz l'estreint e prent,
Suvent li baisë oilz e buche;
Li dols de lui al quor la tuche.
Ilec murut la dameisele,
Que tant ert pruz e sage e bele.
Li reis e cil kis atendeient,
Quant unt veü qu'il ne veneient,
Vunt aprés eus, sis unt trovez.
Li reis chiet a tere paumez.
Quant pot parler, grant dol demeine,
E si firent la gent foreine.
Treis jurs les unt
tenu sur tere.
Sarcu de marbre firent quere,
Les deus enfanz unt mis dedenz.
Par le cunseil de cele genz
Desur le munt les enfuïrent,
E puis atant se departirent.
Pur l'aventure des enfaunz
Ad nun li munz des Deus amanz.
Issi avint cum dit vus ai;
Li Bretun en firent un lai.
Marie de France - Lai des deux Amants
Traduction française simplifiée
Jadis dans la Normandie il
arriva une aventure bien connue de deux jeunes gens qui s'aimoient d'amour
tendre, et qui moururent des suites de leur passion. Les Bretons en ont fait un
Lai, nommé le Lai des Deux Amants.
Dans la Neustrie que nous
appelions aujourd'hui la Normandie, est une grande et haute montagne où sont
déposés les restes de ces tendres victimes (i). Près cette montagne le roi des
Pistréiens fit élever la capitale de ses états, et lui donna le nom de Pistres.
Cette ville existe encore de nos jours; on y remarque le château , des maisons
particulières, et la contrée est nommée la Vallée de Pistres.
Le roi a voit une très-belle
fille dont l'heureux caractère et les qualités aimables l'avoient (consolé) de
la perte d'une épouse chérie. Sa fille croissoit en âge comme en beauté ; les
gens de sa maison et ses sujets murmuroient de ce qu'il ne songeoit pas à la
marier. Le roi fut instruit des plaintes de son peuple ; et malgré le chagrin qu'il
ressentoit de se séparer d'une personne aussi chère, pour ne mécontenter aucun
des nombreux prétendants à la main de sa fille, il fit proclamer dans ses états
que celui qui, sans se reposer, porteroit la princesse sur le sommet de la
montagne, deviendroit son gendre. Dès que cette nouvelle fut répandue, il se
rendit de tous côtés une foule de jeunes gens qui essayèrent en vain de remplir
la condition imposée, mais inutilement. Les uns alloient au quart du chemin,
les autres à la moitié ; enfin, rebutés de l'inutilité de la tentative, ils
retournèrent tous chez eux. En sorte que la difficulté de l'entreprise fut
cause que personne ne demanda la belle demoiselle.
Dans le pays étoit un jeune
homme, fils d'un comte , beau, bienfait et vaillant; il résolut de tenter
l'aventure et d'obtenir la main de la fille du prince. Ses biens étant situés
dans le voisinage de la Vallée de Pistres, il venoit souvent à la cour du roi,
y séjournoit même ; ayant vu la jeune personne, il ne tarda pas à l'aimer et à
devenir éperduement amoureux. Il pria souvent cette belle de vouloir bien
répondre à ses sentiments. L'amitié que portoit le roi au jeune comte, sa
valeur, sa courtoisie, décidèrent la demoiselle en sa faveur. Tous deux
renfermoient avec soin leur amour, et le déroboient à tous les yeux. Leur
souffrance s'accroissoit chaque jour, lorsque le comte envisageant l'excès de
ses maux, ne voulant rien hâter pour ne pas se perdre, vint trouver sa belle et
lui dit : Si vous m'aimez, tendre amie, suivez mes pas, allons dans une autre
contrée; si je vous demande à votre père, connoissant l'amitié qu'il a pour
vous, j'obtiendrai un refus ou bien iI exigera que je vous porte au sommet du
mont.
Cher amant, je n'ignore pas
que vous n'aurez jamais assez de force pour me porter à l'endroit désigné.
Mais, si je vous accompagne dans votre fuite, pensez, je vous prie, au chagrin
et au désespoir de mon père, qui en mourroit de chagrin. Certes, je l'aime
trop pour vouloir empoisonner ses dernières années. Cherchez un autre moyen,
celui-ci ne peut me convenir. Écoutez, j'ai une parente fort riche à Salerne.
Pendant plus de trente ans qu'elle a demeuré dans cette ville, elle a étudié et
pratiqué la médecine, science dans laquelle elle est fort habile. Elle connoît
à fond les vertus et les propriétés des herbes et des racines ; vous vous
rendrez près d'elle avec mes lettres ; vous lui expliquerez le sujet de votre
voyage. Ma tante vous fournira des conseils et des remèdes. Elle vous donnera
des potions et des liqueurs qui en réconfortant, doubleront vos forces et votre
/ courage. Sitôt que vous serez de retour, vous me demanderez à mon père ; je
sais qu'il ne manquera pas de vous répéter les conditions qu'il a mises pour
m'obtenir, et qui sont de me porter sur le haut de la montagne sans se reposer.
Le comte enchanté du conseil,
remercie sa belle et prend congé d'elle pour le mettre à exécution. Il retourne
dans ses états, fait ses préparatifs et part. 1l emmène avec lui une grande
suite, composée de plusieurs de ses amis, puis des chevaux de luxe et des
bagages. Sitôt son arrivée à Salerne, il se rend chez la tante de son amie, et
lui remet les lettres de sa nièce. Après les avoir lues et s'être enquise de
l'objet de son voyage, la vieille fait prendre au jeune homme des remèdes réconfortants
; et avant son départ, elle lui remet une liqueur qui dissipe la fatigue à
l'instant qu'on l'a prise, et qui rafraîchit le corps, les veines, les os. Dès
qu'il a reçu ce précieux breuvage, le comte tout joyeux se remet en route,
arrive chez lui, et ne tarde pas à se rendre auprès du roi pour lui faire la
demande de sa fille, et lui offrir de la porter à l'endroit convenu. Le roi le
reçut fort bien; mais il pensa que le comte faisoit une folie, qu'il étoit
beaucoup trop jeune, qu'il échoueroit sans doute dans une entreprise où tant de
forts et vaillants hommes n'avoient pas réussi.
Le jour est pris où notre
amoureux doit tenter l'aventure; chacune des deux parties invite ses amis et
ses hommes à venir en voir l'issue. La curiosité en avoit amené de tous les
côtés. La jeune personne s'étoit soumise à un jeûne sévère, pour alléger son
amant. Enfin, au jour convenu, le comte arrive le premier au rendez-vous, et
ne manqua pas d'apporter avec lui la précieuse liqueur. La foule étoit
rassemblée dans la prairie devant la Seine. Le roi vient suivi de sa fille, qui
n'avoit qu'une seule chemise pour vêtement. Le comte la prend aussitôt entre
ses bras, et lui remet le vase qui contenoit la liqueur dont il croit pouvoir
se passer. Il avoit d'autant plus de tort qu'il monta avec rapidité la moitié
de la montagne. La joie qu'il ressentoit lui avoit fait oublier le remède dont
il devoit faire usage. La demoiselle observant que son amant foiblissoit et
ralentissoit le pas, lui dit : Mon ami, vous êtes las, buvez, je vous prie, le
breuvage vous rendra tout votre courage.
Non, ma belle, je me sens
encore plein de vigueur, et pour toute chose au monde, je ne m'arrêterois pas.
En buvant je serois forcé de ralentir ma marche. Tout ce peuple se mettroit à
crier, à m'étourdir de ses huées; ces cris me troubleroient et je ne pourrois
peut-être pas continuer ma route. En arrivant aux deux tiers de la course, le
comte foiblissoit encore davantage, la jeune fille le prie à plusieurs
reprises d'avaler la liqueur. Il ne veut rien en faire, il s'anime en voyant le
but de la carrière ; mais il y touchoit lorsqu'il tomba épuisé de fatigue. La
demoiselle pensant que son amant se trouvoit mal, se mit à genoux pour lui
faire prendre la liqueur qui devoit lui rendre les forces. Il étoit trop tard,
le malheureux avoit rendu le dernier soupir. Elle pousse un cri, répand des
larmes, et jette loin d'elle la bouteille qui contenoit le remède. Depuis ce
temps les herbes qui en ont été arrosées, sont devenues célèbres par les guérisons
qu'elles ont faites.
La princesse au désespoir se
jette sur le corps de son ami, elle le serre dans ses bras, lui baise les yeux
et la bouche, enfin la douleur la fait tomber à côté de son amant. Ainsi
mourut une jeune demoiselle qui tout-à-la-fois étoit vertueuse, belle et bonne.
Le roi et toute l'assemblée ne voyant point reparoître les deux amants,
prennent le parti de gravir la montagne. Témoin de cet horrible spectacle, le
roi perd l'usage de ses sens et ne les recouvre que pour plaindre son malheureux
sort, exhaler son chagrin, qui fut partagé par tout le peuple. Trois jours
après l'événement on fit construire un cercueil de marbre, où turent renfermés
les corps des jeunes gens. D'après les conseils de plusieurs personnes, ils
furent déposés*sur le haut de la montagne. Le peuple ne se sépara qu'après
cette triste cérémonie.
Depuis celte malheureuse
aventure, le lieu où elle se passa fut nommé le Mont des Deux Amants. Ainsi que
j'en ai prévenu, les Bretons ont fait un Lai de cette histoire.
Lai de Yonec (ou Ywenec)
Par
Marie de France
Puis que des lais ai comencé,
Ja n'iert par mun travail laissé;
Les aventures que j'en sai
Tut par rime les cunterai.
En pensé ai e en talent
Que d'Iwenec vus die avant,
Dunt il fu nez, e de sun pere
Cum il vint primes a sa mere;
Cil ki engendra Yuuenec
Aveit a nun Muldumarec.
En Bretain(e) maneit jadis
Un riches hum viel e antis;
De Carwent fu avouez
E del païs sire clamez.
La cité siet sur Düelas;
Jadis i ot de nes trespas.
Mut fu trespassez en eage.
Pur ceo k'il ot bon heritage,
Femme prist pur enfanz aveir,
Quë aprés lui fuissent si heir.
De haute gent fu la pucele,
Sage, curteise e forment bele,
Quë al riche hume fu donee.
Pur sa beauté l'ad mut amee.
De ceo kë ele ert bele e gentre,
En li garder mist mut s'entente:
Dedenz sa tur l'ad enserree
En une grant chambre pavee.
Il ot une soë serur,
Veillë e vedve, sanz seignur;
Ensemble od la dame l'ad mise
Pur li tenir meuz en justise.
Autres femmes i ot, ceo crei,
En une autre chambre par sei;
Mes ja la dame n'i parlast,
Si la vielle ne comandast.
Issi la tient plus de set anz
Unques entre eus n'eurent enfanz
Ne fors de cele tur ne eissi
Ne pur parent ne pur ami.
Quant li sires se ala cuchier,
N'i ot chamberlenc ne huisser
Ki en la chambre osast entrer
Ne devant lui cierge alumer.
Mut ert la dame en grant tristur;
Od lermes, od suspir e plur
Sa beuté pert en teu mesure
Cume cele que n'en ad cure.
De sei meïsme meuz vousist
Que mort hastive la preisist.
Ceo fu al meis de avril entrant,
Quant cil oisel meinent lur chant.
Li sires fu matin levez;
De aler en bois s'est aturnez.
La viellë ad fet lever sus
E aprés lui fermer les hus.
Cele ad fet sun comandement.
Li sires s'en vet od sa gent.
La vielle portot sun psauter,
U ele voleit verseiller.
La dame en plur e en esveil
Choisi la clarté del soleil.
De la vielle est aparceüe
Que de la chambre esteit eissue.
Mut se pleineit e suspirot
E en plurant se dementot.
«Lasse,» fait ele, «mar fui nee!
Mut est dure ma destinee!
En ceste tur sui en prisun,
Ja n'en istrai si par mort nun.
Cist viel gelus, de quei se crient,
Quë en si grant prisun me tient?
Mut par est fous e esbaïz,
Il crient tuz jurs estre trahiz.
Jeo ne puis al muster venir
Ne le servise Deu oïr.
Si jo puïsse od gent parler
E en deduit od eus aler,
Jo li mustrasse beu semblant,
Tut n'en eüsse jeo talant.
Malëeit seient mi parent
E li autre communalment
Ki a cest gelus me donerent
E a sun cors me marïerent!
A forte corde trai e tir!
Il ne purrat jamés murir.
Quant il dut estre baptiziez,
Si fu al flum d'enfern plungiez:
Dur sunt li nerf, dures les veines,
Que de vif sanc sunt tutes pleines.
Mut ai sovent oï cunter
Que l'em suleit jadis trover
Aventures en cest païs,
Ki rechatouent les pensis:
Chevalers trovoënt puceles
A lur talent gentes e beles,
E dames truvoënt amanz
Beaus e curteis, (pruz) e vaillanz,
Si que blamees n'en esteient,
Ne nul fors eles nes veeient.
Si ceo peot estrë e ceo fu,
Si unc a nul est avenu,
Deu, ki de tut ad poësté,
Il en face ma volenté!»
Quant ele ot faite pleinte issi,
L'umbre d'un grant oisel choisi
Par mi une estreite fenestre.
Ele ne seit quei ceo pout estre.
En la chambre volant entre;
Gez ot as piez, ostur sembla,
De cinc mues fu u de sis.
Il s'est devant la dame asis.
Quant il i ot un poi esté
E ele l'ot bien esgardé,
Chevaler bel e gent devint.
La dame a merveille le tint;
Li sans li remut e fremi,
Grant poür ot, sun chief covri.
Mut fu curteis li chevalers:
Il l'en areisunat primers.
«Dame,» fet il, «n'eiez poür!
Gentil oisel ad en ostur;
Si li segrei (vus) sunt oscur,
Gardez ke seiez a seür,
Si fetes de mei vostre ami!
Pur ceo,» fet il, «vienc jeo (i)ci.
Jeo vus ai lungement amé
E en mun quor mut desiré;
Unques femme fors vus n'amai
Ne jamés autre ne amerai.
Mes ne poeie a vus venir
Ne fors de mun païs eissir,
Si vus ne me eüssez requis.
Or puis bien estre vostre amis!»
La dame se raseüra,
Sun chief descovri, si parla;
Le chevaler ad respundu
E dit qu'ele en ferat sun dru,
S'en Deu creïst e issi fust
Que lur amur estre peüst.
Kar mut esteit de grant beauté:
Unkes nul jur de sun eé
Si beals chevaler ne esgarda
Ne jamés si bel ne verra.
«Dame,» dit il, «vus dites bien.
Ne vodreie pur nule rien
Que de mei i ait acheisun,
Muscreauncë u suspesçun.
Jeo crie mut bien al Creatur,
Que nus geta de la tristur,
U Adam nus mist, nostre pere,
Par le mors de la pumme amere;
Il est e ert e fu tuz jurs
Vie e lumere as pecheürs.
Si vus de ceo ne me creez,
Vostre chapelain demandez;
Dites ke mal vus ad susprise,
Si volez aver le servise
Que Deus ad el mund establi,
Dunt li pecheür sunt gari;
La semblance de vus prendrai,
Le core (Damne)deu recevrai,
Ma creance vus dirai tute;
Ja de ceo ne seez en dute!»
El li respunt que bien ad dit.
Delez li s'est cuché al lit;
Mes il ne vout a li tucher
(ne) De acoler ne de baiser.
Atant la veille est repeirie;
La dame trovat esveillie,
dist li que tens est de lever;
Ses dras li voleit aporter.
La dame dist que ele est malade,
Del chapelain (se) prenge garde,
Sil face tost a li venir,
Kar grant poür ad de murir.
La veille dist: «or vus suffrez!
Mis sires est al bois alez;
Nul n'enterra ça enz fors mei.»
Mut fu la dame en grant esfrei;
Semblant fist que ele se pasma.
Cele le vit, mut s'esmaia.
L'us de la chambre ad defermé,
Si ad le prestre demandé;
E cil i vint cum plus tost pot,
Corpus domini aportot.
Li chevaler l'ad receü,
Le vin del chalice beü.
Li chapeleins s'en est alez,
E la vielle ad les us fermez.
La dame gist lez sun ami:
Unke si bel cuple ne vi.
Quant unt asez ris e jüé
E de lur priveté parlé,
Li chevaler ad cungé pris;
Raler s'en volt en sun poïs.
Ele le prie ducement
Quë il la reveie sovent.
«Dame,» fet il, «quant vus plerra,
Ja l'ure ne trespassera.
Mes tele mesure esgardez
Que nus ne seium encumbrez:
Ceste vielle nus traïra,
(e) Nuit e jur nus gaitera.
Ele parcevra nostre amur,
Sil cuntera a sun seignur.
Si ceo avi(e)nt cum jeo vus di,
(e) Nus serum issi trahi,
Ne m'en puis mie departir,
Que mei nen estuce murir.»
Li chevalers atant s'en veit,
A grant joie s'amie leit.
Al demain lieve tute seine;
Mut fu haitie la semeine.
Sun cors teneit a grant chierté,
Tute recovre sa beauté.
Or li plest plus a surjurner
Que en nul autre deduit aler.
Sun ami volt suvent veer
E de lui sun delit aveir
Desque sis sires (s'en) depart,
E nuit e jur e tost e tart,
Ele l'ad tut a sun pleisir.
Or li duinst Deus lunges joür!
Pur la grant joie u ele fu,
Que ot suvent pur veer sun dru,
Esteit tut sis semblanz changez.
Sis sire esteit mut veiz(ï)ez:
En sun curage se aparceit
Que autrement est k'i(l) ne suleit;
Mescreance ad vers sa serur.
Il la met a reisun un jur
E dit que mut (a) grant merveille
Que la dame si se appareille;
Demande li que ceo deveit.
La vielle dit que el ne saveit
Kar nul ne pot parler od li,
Në ele n'ot dru në ami
Fors tant que sule remaneit
Plus volenters que el ne suleit;
De ceo s'esteit aparceüe.
Dunc l'ad li sires respundue:
«Par fei,» fet il, «ceo qui jeo bien!
Or vus estuet fere une rien:
Al matin, quant jeo erc levez
E vus avrez les hus fermez,
Fetes semblant de fors eissir,
Si la lessez sule gisir;
En un segrei liu vus estez,
E si veez e esgardez
Quei ceo peot estre e dunt ço vient
Ki en si grant joie (la) tient.»
De cel cunseil sunt departi.
Allas! cum ierent malbailli
Cil ki l'un veut si agaitier
Pur eus traïr e enginner!
Tiers jur aprés, ceo oi cunter,
Fet li sires semblant de errer.
A sa femme ad dit e cunté
Que li reis (l)'ad par bridfs mandé;
Mes hastivement revendra.
De la chambre ist e l'us ferma.
Dunc s'esteit la vielle levee,
Triers une cortine est alee;
Bien purrat oïr e véoir
Ceo que ele cuveite a savoir.
La dame jut; pas ne dormi,
Kar mut desire sun ami.
Venuz i est, pas ne demure,
Ne trespasse terme në hure.
Ensemble funt joie mut grant,
E par parole e par semblant,
De si ke tens fu de lever;
Kar dunc li estuveit aler.
Cele le vit, si
l'esgarda,
Coment il vient e il ala;
De ceo ot ele grant poür
Que hume le vit e pus ostur.
Quant li sires fu repeirez,
Que gueres n'esteit esluignez,
Cele li ad dit e mustré
Del chevalier la verité;
E il en est forment pensifs.
Des engins faire fu hastifs
A ocire le chevalier.
Broches de fer fist (granz) forgier
E acerer le chief devant:
Suz ciel n'ad rasur plus trenchant.
Quant il les ot apparailliees
E de tutes parz enfurchiees,
Sur la fenestre les ad mises,
Bien serreies e bien asises,
Par unt le chevaler passot,
Quant a la dame repeirot.
Deus! qu'il ne sout la traïsun
Quë aparaillot le felun.
Al demain en la matinee
Li sires lieve ainz l'ajurnee
E dit qu'il vot aler chacier.
La vielle le vait cunveer,
Puis se recuche pur dormir,
Kar ne poeit le jur choisir.
La dame veille, si atent
Celui que ele eime lëalment,
E dit que or purreit bien venir
E estre of li tut a leisir.
Si tost cum el l'ad demandé,
N'i ad puis gueres demuré:
En la fenestre vient volant,
Mes les broches furent devant;
L'une le fiert par mi le cors,
Li sanc vermeil en eissi fors.
Quant il se sot de mort naé,
Desferré tut enz est entré;
Devant la dame al lit descent,
Que tut li drap furent sanglent.
Ale veit le sanc e la plaie,
Mut anguissusement s'esmaie.
Il li ad dit: «ma duce amie,
Pur vostre amur perc jeo la vie;
Bien le vus dis qu'eavendreit:
Vostre semblant nus ocireit.»
Quant el l'oï, dunc chiet pasmee;
Tute fu morte une loëe.
Il la cunforte ducement
E dit que dols n'i vaut nïent;
De lui est enceinte d'enfant,
Un fiz avra pruz e vaillant:
Icil (la) recunforterat;
Yonec numer le f(e)rat,
Il vengerat (e) lui e li,
Il oscirat sun enemi.
Il ne peot dunc demurer mes,
Kar sa plaie seignot adés.
A grant dolur s'en est partiz.
Ele le siut a mut grant criz.
Par une fenestre s'en ist;
C'est merveille k'el ne s'ocist,
Kar bien aveit vint piez de haut
Iloec u ele prist le saut.
Ele esteit nue en sa chemise.
A la trace del sanc s'est mise,
Que del chevaler (de)curot
Sur le chemin u ele alot.
Icel senti(e)r errat e tient,
De s(i) que a une hoge vient.
En cele hoge ot une entree,
De cel sanc fu tute arusee;
Ne pot nïent avant veer.
Dunc quidot ele bien saver
Que sis amis entré i seit;
Dedenz se met en grant espleit.
El n'i trovat nule clarté.
Tant ad le dreit chem erré
Que fors de la hoge (est) issue
E en un mut bel pre venue;
[del Sanc trova l'erbe muilliee,
Dunc s'est ele mut esmaiee;]
La trace en siut par mi le pre.
Asez pres ot une cité;
De mur fu colse tut entur;
N'i ot mesun, sale ne tur,
Que ne parust tute d'argent;
Mut sunt riche li mandement.
Devers le burc sunt li mareis
E les forez e les difeis.
De l'autre part vers le dunjun
Curt une ewe tut envirun;
Ileoc arivoënt les nefs,
Plus i aveit de treis cent tres.
La porte aval fu desfermee;
La dame est en la vile entree
Tuz jurs aprés le sanc novel
Par mi le burc deske al chastel.
Unkes nul a li ne parla;
Humme ne femme n'i trova.
Al paleis vient al paviment,
Del sanc (le) treve tut sanglent.
En une bele chambre entre;
Un chevaler dormant trova,
Nel cunut pas, si vet avant
En un'autre chambre plus grant;
Un lit trevë e nïent plus,
Un chevaler dormant desus.
Ele s'en est utre passee;
En la tierce chambre est entree,
Le lit sun ami ad trové.
Li pecul sunt de or esmeré;
Ne sai mie les dras preisier;
Li cirgë e li chandelier,
Que nuit e jur sunt alumé,
Valent tut l'or d'une cité.
Si tost cum ele l'ad veü,
Le chevaler ad cuneü.
Avant alat tut esfrëe(e),
Par desus lui cheï pasmee.
Cil la receit que forment l'aime,
Maleürus sovent se claime.
Quant de pasmer fu trespassee,
Il l'ad ducement cunfortee:
«Bele amie, pur Deu, merci!
Alez vus en! fuiez d'ici!
Sempres murau devant le jur;
Ci einz avrat si grant dolur,
Si vus (i) esteiez trovee,
Mut en serïez turmentee:
Bien iert entre ma gent seü
Que me unt par vostre amur perdu.
Pur vus sui dolent e pensis.»
La dame li ad dit: «amis,
Meuz voil ensemble od vus murir
Que od mun seignur peine suffrir.
S'a lui revois, il me ocira.»
Li chevalier l'aseüra.
Un anelet li ad baillé,
Si li ad dit e enseigné:
a, tant cum el le gardera,
A sun seignur n'en membera
De nule rien que fete seit,
Ne ne l'en tendrat en destreit.
S'espee li cumande e rent,
Puis la cunjurë e defent
Que ja nul hum n'en seit saisiz,
Mes bien la gart a oés sun fiz.
Quant il serat creüz e grant
E chevalier pruz e vaillant,
A une feste u ele irra,
Sun seignur e lui amerra.
En une abbeïe vendrunt;
Par une tumbe k'il verrunt
Orrunt renoveler sa mort
E cum il fu ocis a tort.
Ileoc li baillerat s'espeie.
L'aventure li seit cuntee
Cum il fu nez, ki le engendra;
Asez verrunt k'il en fera.
Quant tut li ad dit e mustré,
Un chier bliant li ad doné,
Si li cumandë a vestir;
Puis l'ad fete de lui partir.
Ele s'en vet, l'anel en porte
E l'espee ki la cunforte.
A l'eissue de la cité
N'ot pas demie liwe erré,
Quant ele oï les ins suner
E le doel al chastel mener;
De la dolur quë ele en ad
Quatre fïees se pasmad.
E quant de paumesuns revient,
Vers la hoge sa veie tient;
Dedenz ena, si est passee,
Si s'en reveit en sa cuntree.
Ensemblement od sun seignur
Aprés (i) demurat meint jur,
Que de cel fet ne la retta
Ne ne mesdist ne ne gaba.
Lur fiz fu nez e bien nuriz
E bien gardez e bien cheriz.
Yonec le firent numer;
El regne ne pot hom trover
Si bel, si pruz e si vaillant
E larges e bien despendant.
Quant il fu venuz en eez,
A chevaler l'unt (a)dubez.
A l'an meïsmes que ceo fu,
Oëz cum(ent) est avenu!
A la feste seint Aaron,
C'on selebrot a Karlïon
E en plusurs autres citez,
Li sire aveit esté mandez
Qu'il i alast od ses amis
A la custume del païs;
Sa femme e sun fiz i menast
E richement s'aparaillast.
Issi avint, alez i sunt;
Mes il ne seivent u il vunt.
Ensemble od eus ot un meschin,
Kis ad mené le dreit chemin,
Tant qu'il viendrent a un chastel;
En tut le siecle n'ot plus bel.
Une abbeïe i ot dedenz
De mut religïuses genz.
Li vallez les i herberga,
Quë a la feste les mena.
En la chambre que fu l'abbé
Bien sunt servi e homuré.
A demain vunt la messe oïr;
Puis s'en voleient departir.
Li abes vet od eus parler,
Mut les prie de surjurner;
Si lur must(er)rat sun dortur,
Sun chapitre, sun refeitur,
E cum il sunt (bien) herbergiez.
Li sires lur ad otrïez.
Le jur quant il orent digné,
As officines sunt alé.
Al chapitre vindrent avant;
Une tumbe troverent grant
Covert(e) de un paile roé,
De un chier orfreis par mi bendé.
Al chief, as piez e as costez
Aveit vint cirges alumez.
De or fin erent li chandelier,
D'ametiste li encensier,
Dunt il encensouent le jur
Cele tumbe pur grant honur.
Il unt demandé e enquis
Icels ki erent del païs
De la tumbe ki ele esteit,
E queil hum fu ki la giseit.
il comencerent a plurer
E en plurant a recunter
Que c'iert le meudre chevalier
E le plus fort e le plus fier,
Le plus beaus (e) le plus amez
Que jamés seit el secle nez.
De ceste tere ot esté reis;
Unques ne fu nul si curteis.
A Carwent fu entrepris,
Pur l'amur de une dame ocis.
«Unques puis n'eümes seignur;
Ainz avum atendu meint jur
Un fiz que en la dame engendra,
Si cum il dist e cumanda.»
Quant la dame oï la novele,
A haute voiz sun fiz apele.
«Beaus fiz,» fet ele, «avez oï
Cum Deus nus ad mené ici!
C'est vostre pere que ici gist,
Que cist villarz a tort ocist.
Or vus comant e rent s'espee:
Jeo l'ai asez lung tens gardee.»
Oianz tuz, li ad coneü
Que l'engendrat e sis fiz fu,
Cum il suleit venir a li
E cum si sires le trahi;
La verité li ad cuntee.
Sur la tumbe cheï pasmee,
En la paumeisun devia;
Unc puis a humme ne parla.
Quant sis fiz veit que el morte fu,
Sun parastre ad le chief tolu;
De l'espeie que fu sun pere
Ad dunc vengié le doel sa mere.
Puis ke si fu dunc avenu
E par la cité fu sceü,
A grant honur la dame unt prise
E al sarcu posee e mise.
Lur seignur firent de Yonec,
Ainz quë il partissent d'ilec.
Cil que ceste aventure oïrent
Lunc tens aprés un lai en firent,
De la pité, de la dolur
Que cil suffrirent pur amur.
Marie de France - Le lai de Yonec (ou lai d'Ywenec)
Traduction française simplifiée
Puisque j'ai commencé des
Lais, je veux achever mon travail. Les aventures que je sais, je vous les
conterai tout d'abord. Mon projet est avant tout de vous faire connoître le Lai
d'Ywenec, fils du chevalier Eudemarec, les amours de son père et de sa mère, et
sa naissance.
Il y avoit jadis en Bretagne
un vieil homme fort riche, lequel étoit seigneur de Caerwent. Cette ville,
célèbre par les événements malheureux qui s'y sont passés, est bâtie sur les
bords de la rivière de Duglas. Notre vieux et riche personnage se maria dans le
dessein d'avoir des enfants, auxquels ils transmettroit son immense héritage.
La nouvelle épouse issue d'une grande famille, étoit aimable, sage et
très-belle. Enfin elle avoit tant de bonnes qualités qu'on n'auroit pu trouver
sa pareille depuis son pays jusqu'à Lincoln, et même en Irlande. Les parents
commirent une grande faute en sacrifiant ainsi leur fille. Notre vieil homme
qui étoit fort jaloux, mit tous ses soins à garder sa jeune femme ; pour cela
il l'enferma dans une tour, et lui donna pour la surveiller davantage, moins
que pour lui tenir compagnie, une vieille sœur qui étoit veuve depuis
long-temps. Il y avoit bien d'autres femmes pour faire le service , mais elles
se tenoient dans une autre chambre. La pauvre petite dame ne pouvoit ouvrir la
bouche et dire un mot sans le consentement de son antique gardienne.
Plus de sept ans s'écoulèrent
sans que le mari eût des enfants, sans que la dame sortît de la tour, et sans
voir ses parents ou ses amis. Lorsqu'elle alloit se coucher, aucun chambellan
ou domestique n'entroit dans sa chambre pour allumer les flambeaux. La pauvre
femme devient si triste de sa position qu'elle passe des journées entières dans
les soupirs et dans les larmes. Ne prenant aucun soin de sa personne, elle perd
presque toute sa beauté et maudit ses attraits qui ont causé son malheur. Au
commencement d'avril, saison où les oiseaux font entendre leurs doux chants, le
seigneur s'apprêta de grand matin pour aller à la chasse. Avant de partir il
ordonne à la vieille de se lever pour fermer les portes sur lui. Après avoir
obéi, la vieille prend son livre de prières et se met à lire. La dame se
réveille, et déja des pleurs inondent son visage ; elle est aperçue de la
vieille qui n'y fait pas attention. Elle se plaignoit et soupiroit. Dieu ! que
je suis malheureuse d'être au monde ! Ma destinée est de vivre dans cette
prison, d'où je ne sortirai qu'après ma mort.
Je ne sais ce que peut avoir
ce vieux jaloux pour me retenir en esclavage ; quelle folie et quelle sottise
de toujours craindre d'être trahi ! Je ne puis aller à l'église ni entendre
les offices. Si je pouvois du moins causer avec quelqu'un et me promener,
j'oublierois les torts de mon époux dans les moments mêmes où j'en aurois le
moins d'envie. Maudits soient mes parents et tous ceux qui m'ont fait
contracter une pareille alliance! Le mien est si vigoureusement constitué que
je ne puis espérer sa mort. Sans doute qu'à son baptême il fut plongé dans le
fleuve d'enfer ; car ses veines pleines de sang, la force de ses muscles,
appartiennent à un homme robuste. J'ai souvent entendu raconter que dans les
temps anciens, il arrivoit souvent aux affligés d'avoir des aventures qui
mettoient un terme à leurs chagrins. Les chevaliers trouvoient des maîtresses
charmantes, et les dames n'étoient jamais blâmées pour faire choix d'un amant
jeune, beau, vaillant et libéral. D'ailleurs personne, à l'exception d'elles,
ne voyoit leurs amants. Je m'abuse peut-être, et peut-être aussi ne vit-on
jamais aventure pareille. Ah! Dieu qui a tout pouvoir puisse-t-il combler mon
desir !
Après avoir donné un libre
cours à ses plaintes, la dame aperçoit près de sa fenêtre l'ombre d'un grand
oiseau de proie, et ne peut deviner ce que ce peut être. Il entre dans la
chambre en volant, et vient se placer auprès d'elle. Après s'être arrêté un
instant, et pendant que la dame l'examinoit, l'oiseau prend la forme d'un jeune
et beau chevalier. La dame surprise change de couleur, et se couvre le visage
pour la grande frayeur qu'elle ressent. Le chevalier, qui étoit fort courtois,
lui parla en ces termes : Madame, daignez vous calmer ; j'ai pris la forme
d'un autour, qui est un oiseau bien élevé ; mon discours peut vous paroître
peu clair, mais attendez, et vous serez instruite des motifs de ma démarche. Je
suis venu en ces lieux pour solliciter la faveur d'être votre ami; depuis
long-temps je vous aime et mon cœur vous desire. Je n'ai jamais aimé et
n'aimerai jamais d'autre femme que vous ; et je vous l'avouerai, je ne serois
point venu en ces lieux, je ne serois pas même sorti de mon pays, si vous ne
m'aviez, vous même, fait le plaisir de me demander pour être votre amant.
La dame qui avoit repris
courage découvrit sa figure, et répondit au chevalier. Seigneur, je consens à
vous accepter pour être mon ami; mais au préalable je veux être certaine que
vous croyez en Dieu. Le chevalier avoit tout ce qu'il falloit pour captiver une
femme; il étoit dans la fleur de l'âge, beau et bien fait. Dame, vous avez
parfaitement raison , je ne voudrois pour nulle chose au monde que vous ayez
quelque soupçon sur ma foi. Je crois fermement au créateur qui mourut pour nous
racheter du péché de notre père Adam, causé par le manger d'une pomme bien
amère. Il a été, il est, Usera éternellement la vie et le refuge des pécheurs.
Au surplus, si vous conceviez quelque doute, mandez votre chapelain ; dites-lui
que très-malade, vous desirez entendre le service établi par Dieu lui-même,
pour effacer les fautes des humains. Je prendrai votre figure et vos traits
pour recevoir le corps du Seigneur, je réciterai mes prières, et j'ose espérer
que vous serez entièrement convaincue de mes sentiments religieux). J'y
consens, reprit la dame. En attendant le chevalier lui propose de se coucher
sur le même lit. On cause, mais il se garde bien d'embrasser sa belle ou de
faire ce que sa position semble pouvoir autoriser.
Revenue dans la chambre, la
vieille trouve la dame réveillée, et lui fait observer qu'il est temps de se
lever; elle lui propose même de lui apporter ses vêtements. La dame répond
qu'elle est fortement indisposée, et que, bien loin de songer à s'habiller, par
les douleurs qu'elle éprouve , elle a plutôt besoin des secours du chapelain.
Souffrez en paix, madame, lui dit la vieille, votre mari étant allé à la chasse
, personne , excepté moi, n'entrera céans. Je laisse à penser quel fut le
désespoir de la dame. Pour en venir à ses desirs, elle feint de se trouver mal.
La vieille effrayée de ce qu'elle voit, ouvre la porte, et court aussitôt
chercherle prêtre. Celui-ci fait diligence, part, arrive et apporte avec lui
l'eucharistie qui lui avoit été demandée. Le chevalier qui avoit pris la semblance
de la dame, reçoit le pain et le vin du calice ; le chapelain sort, et la
vieille court fermer les portes après lui. La dame se repose près du chevalier,
et jamais vous n'avez vu un aussi beau couple. Après a voir assez ri, assez
joué, et après qu'ils furent convenus de tous leurs faits, le chevalier prit
congé pour retourner dans son pays.
La dame le prie avec tendresse
de revenir souvent. Belle amie, je vous verrai toutes les fois que vous le
desirerez, à toutes les heures du jour si cela peut vous plaire. Mais je vous
en conjure, prenez garde à ne commettre aucune indiscretion qui puisse faire
connoître notre intelligence. Méfiez vous particulièrement de cette vieille,
laquelle vous guettant nuit et jour finira par jxous surprendre. Apercevant notre
amour, elle en fera pari à votre époux, et si jamais le malheur arrive que nous
soyons découverts, je suis forcé de vous avouer que je ne puis m'en défendre et
qu'il me faudra mourir. En partant le chevalier laisse son amie dans la plus
grande joie; le lendemain elle se lève avec plaisir, et pendant toute la
semaine, elle fut d'une gaieté charmante. Pour plaire à son amant, elle soigne
davantage sa toilette. Son esprit plus tranquille lui laisse reprendre ses
attraits, et bientôt elle a recouvré toute sa heauté. La tour qu'elle habitoit
et qui, naguère lui déplaisoit tant, devient pour elle un séjour agréable ;
elle le préfère à tout autre, puisqu'elle peut voir son amant aussi souvent
qu'elle le desire. Sitôt que son mari est absent, le jour, la nuit elle peut
converser avec le cbevalier aussi long-temps qu'elle le desire. Que Dieu
prolonge le temps heureux où elle peut jouir du bonheur d'être aimée !
Le vieux mari remarqua, non
sans surprise, le grand changement qui s'étoit opéré dans le caractère et dans
la conduite de sa femme. Il soupçonna que ses ordres étoient mal exécutés par
sa sœur, c'est pourquoi la prenant un jour à part, il lui demanda la raison
pourquoi sa moitié qui naguère étoit si triste, apportoit maintenant le plus
grand soin à se bien vêtir. La vieille lui répondit qu'elle l'ignoroit
absolument. Il est impossible de pouvoir parler à votre femme, elle ne peut
avoirni amant, ni ami ; j'ai cependant observé comme vous qu'elle aime mieux
sa solitude que par le passé. Je vous croie parfaitement, ma sœur, mais il
faut agir de ruse pour éclaircir le mystère. Écoutez, le matin lorsque je serai
levé et que vous aurez fermé les portes sur moi, vous ferez semblant de sortir
et de laisser ma femme toute seule dans son lit. Cachez vous dans quelque coin
d'où vous puissiez tout voir, tout entendre, et faites en sorte de découvrir le
motif de son contentement. Ils s'arrêtent à ce conseil. Hélas ! quel malheur
pour ces amants dont on conjure la perte !
Trois jours après cette
détermination, le mari prétexte un voyage ; il prévient sa femme que le roi,
par une lettre, l'a mandé à sa cour, mais qu'il reviendra bientôt. Il sort de
la chambre en fermant la porte après lui. La vieille se lève et va se cacher
derrière un lit d'où elle pourra s'instruire de tout ce qu'elle desire savoir.
La dame étoit couchée, mais elle ne dormoit pas. Se croyant seule, elle desire
la présence de son amant. Il arrive bientôt pour passer quelques instants avec
elle, ils se réjouissent ensemble, et dès qu'il est heure de se lever, le
chevalier s'en va. La vieille remarqua la manière dont l'amant entroit
ets'iutroduisoit auprès de sa belle, et comment il la quittoit. Elle ne pouvoit
cependant se rendre compte de cette métamorphose d'oiseau en homme et d'homme
en oiseau. Dès que le mari, qui ne s'étoit guère écarté, fut de retour, la
vieille lui raconta tout ce dont elle avoit été témoin. Dans sa colèrS il jure
de se venger. Pour cela il fait sur-le-champ construire un piège qui doit
donner la mort au chevalier. Ce piège consistoit en quatre broches d'acier fort
pointues qui se replioient l'une sur l'autre en se fermant, et qui étoient plus
tranchantes que le meilleur rasoir. Sitôt que cet objet de vengeance fut
achevé, le mari le fait poser sur le bord de la fenêtre par où entroit le
chevalier quand il venoit visiter sa dame. Ah Dieu ! pourquoi faut-il qu'il ne
soit pas instruit du sort affreux qu'on lui prépare !
Le mari se leva le lendemain
matin avant le jour ; il dit qu'il part pour aller chasser. La vieille sort du
lit pour l'accompagner, puis elle revient se coucher parce que i'aurore
paroissoit à peine. La dame s'étoit réveillée et savoit qu'elle étoit seule.
Pensant à sou ami , elle veut le voir , lui parler , et son desir est aussitôt
accompli. Il vient en volant contre la fenêtre, et sitôt qu'il s'appuie dessus
, les broches se referment et le blessent dangereusement; l'une lui entre dans
le corps , et son sang coule de tous côtés. Lorsque le chevalier s'apercoit
qu'il est blessé à mort, il entre malgré le piège, et va contre le lit de la
dame qu'il inonde de son sang. Elle considère les plaies de son ami , et ne
peut revenir de sa surprise et de sa douleur. Tendre amie, c'est pour vous que
je meurs. Je vous avois bien prévenue du sort qui m'étoit réservé. En écoutant
son ami, la dame perdit connoissance et fut long-temps évanouie. Lorsqu'elle
fut revenue , le chevalier la console ; il la supplie de ne pas trop
s'affliger, parce qu'elle est enceinte d'un fils qui fera sa consolation. Vous
le nommerez Ywenec. Preux et vaillant, il sera le vengeur de ses parents, et
tuera le détestable auteur de tous nos maux.
Le sang qui ruisseloit de ses
blessures ne permet pas au chevalier de pouvoir rester plus longtemps. Il fait
ses adieux à son amante et part désolé. La dame le suit précipitamment en
remplissant l'air de ses cris. Elle s'élance d'une croisée dans la campagne,
tombe de plus de vingt pieds de haut, et par une espèce de miracle, elle ne se
fait aucun mal. Sortant de son lit, Ja dame n'étoit vêtue que d'une simple
chemise ; les marques de sang qui sortoient des bles-1 sures d'Eudemarec
aident la dame à marcher sur ses traces. Elle entra dans une petite cabane où
son amant avoit pris quelque repos. Cette cabane dont le plancher étoit arrosé
de sang, n'avoit qu'une seule entrée. Elle le cherche dans l'obscurité et ne le
trouvant pas , elle sort de la cabane, poursuit sa course, traverse une belle
prairie dont, à son grand étonnement, l'herbe étoit couverte de sang, et
laissoit néanmoins apercevoir la route qu'avoit suivie le chevalier. La dame
arrive près d'une ville fermée de murs. Il n'yavoit aucune maison, aucune tour
qui ne fût supérieurement construite, parce que les habitants étoient fort
riches. Près de la ville se trouve le marais pour pêcher, la forêt pour la
chasse et le port pour les vaisseaux. De l'autre côté, vers le donjon , étoit
la rivière qui étoit fort rapide. C'est là qu'arrivoient les vaisseaux dont le
nombre s'élevoit à plus de trois cents.
La dame entra dans la ville
par la porte d'en bas qui étoit ouverte, elle traverse la rue principale, et
la trace de sang l'aide à trouver le château où elle ne rencontre personne.
L'escalier étoit tout taché de sang. Elle traverse successivement deux pièces,
l'une petite, l'autre plus grande ; elles étoient occupées chacune par un
chevalier qui dormoit, mais à la troisième, elle trouve le lit de son amant.
Les soutiens sont en or émaillé, et l'on ne pourroit estimer la valeur des
couvertures , des chandeliers et des cierges qui brûlent nuit et jour, parce
qu'ils valent tout l'argent d'un royaume. Sitôt qu'elle fut entrée la dame
reconnoît son amant ; toute effrayée du spectacle qu'elle aperçoit elle perd
l'usage des sens. Le chevalier qui l'aime tendrement lui prodigue des secours
malgré la douleur qu'il éprouve de ses blessures. Sitôt qu'elle fut revenue,
le chevalier cherche à la consoler , et lui dit : Belle amie , au nom de Dieu,
je vous en conjure, sortez d'ici, car je mourrai vers le milieu de la journée.
Le chagrin qu'éprouveront mes gens sera si grand que si vous étiez trouvée ici
vous pouriez être insultée. Mes chevaliers n'ignorent pas qu'ils me perdent par
suite de notre amour, et j'éprouve pour vous beaucoup" d'inquiétude.
La dame lui répondit : je veux
mourir avec vous, cher amant, puisqu'en retournant chez mon mari, je suis
certaine qu'il me tuera. Rassurez-vous, belle dame, prenez cet anneau d'or;
tant que vous le garderez, votre mari ne pensera point à vous et ne vous fera
plus souffrir. Le chevalier prend son épée, la donne à la dame en lui
recommandant de ne la remettre à personne, et de la garder soigneusement pour
leur fils lorsqu'il sera en état d'en faire usage , et qu'il aura été armé
chevalier. Vous vous rendrez alors à une fête, accompagnée de votre mari. Vous
serez reçus dans une abbaye où vous verrez un grand tombeau, et on vous parlera
de la fin du chevalier qu'il renferme, vous remettrez alors mon épée à votre
fils ; vous lui raconterez l'histoire de sa naissance, de nos malheurs, de ma
mort, et l'on verra l'effet de sa vengeance. Après avoir terminé ses
instructions, Eudemarec donne à son amie un bliaut d'une étoffe précieuse, l'en
fait revêtir, et la prie de le laisser seul.
La dame désolée s'en va
emportant avec elle l'anneau et l'épée qui doit un jour la venger. Elle n'étoit
pas éloignée d'une demi-lieue de la ville, qu'elle entendit sonner les cloches
et s'élever des cris perçants jetés par les gens du château, qui venoient de
perdre leur seigneur. Par la douleur qu'elle éprouve en apprenant la mort de
son ami, la dame tomba quatre fois pâmée ; et lorsque les sens lui furent
revenus, elle se repose un moment dans la cabane quelle avoit visitée le matin
; continuant à marcher elle arriva au château de son époux, qui la laissa
depuis parfaitement tranquille. La dame accoucha d'un fils qu'elle nourrit et
qu'elle nomma Ywenec. Dans le royaume on n'auroit pas trouvé son pareil en
beauté, en prouesse, en courage et en générosité^. Lorsqu'il eut atteint l'âge
exigé, il reçut la chevalerie. Or, écoutez ce qui lui arriva dans la même
année.
On célébroit à Carlion et en
plusieurs autres villes la fête de saint Aaron. Selon la coutume du pays, le
mari, outre plusieurs de ses amis, s'y rendit avec une suite nombreuse, sa
femme et le jeune Ywenec. Connoissant peu la route qu'ils devoient tenir, ils
avoient avec eux un jeune homme qui dirigeoit leur marche, et qui les
conduisit dans une ville superbe qu'ils ne connoissoient pas. On y distinguoit
une riche abbaye où le jeune homme qui les guidoit les fit loger. La société
fût reçue et traitée dans la chambre même de l'abbé. Les voyageurs préviennent
qu'il partiront le lendemain à l'issue de la messe. L'abbé les conjure de
vouloir lui accorder une journée. Il veut leur montrer les salles du chapitre,
le réfectoire, les appartements ; et, en raison de ce qu'ils avoient été
parfaitement reçus, les voyageurs consentent à prolonger leur séjour. Après le
dîner, les étrangers visitent la maison, et entrent dans la salle du chapitre.
On y voyoit un grand tombeau
couvert d'une tapisserie précieuse richement brodée en or en haut, en bas et
sur les côtés. Le tombeau étoit entouré de vingt cierges allumés que portoient
des chandeliers également en or; les encensoirs au services du défunt étoient
d'améthyste. Les voyageurs prièrent leur guide de bien vouloir leur apprendre
le nom et l'histoire du personnage que renfermoit le tombeau. Les religieux
répandent des larmes et racontent en pleurant que c'est le corps du plus
vaillant, du plus beau et du plus aimé des chevaliers nés et à naître. Celui-ci
a été notre roi et jamais on n'en vit un plus affable. Il fut tué à la suite de
ses amours avec une dame de Caerwent ; et depuis cette époque, la terre est
sans seigneur. Nous attendons avec impatience l'arrivée d'un fils qu'il
a eu avec sa maîtresse, lequel d'après ses dernières volontés doit lui
succéder.
Lorsque la dame eut entendu ce
discours, elle appelle Ywenec et lui dit : Vous savez, beau fils, pourquoi Dieu
nous a conduit ici ; voivi le tombeau de votre père, et voilà son meurtrier.
Elle lui remet en même temps l'épée d'Eudemarec qu'elle portoit toujours avec
elle. Yvenec connut le secret de sa naissance, l'histoire des amours de ses
parents, l'assassinat dé son père. Après ce discours la dame tomba morte sur le
tombeau de son amant. Ywenec voyant que sa mère n'existoitplus, vient contre
le vieillard, prend sa bonne épée , et lui fait voler la tête de dessus les
épaules. Il vengea en un seul coup les malheurs des auteurs de ses jours. Sitôt
que la nouvelle de cet e'vénement fut répandue dans la ville, le corps de la
dame fut placé et renfermé dans le cercueil de son amant. Dieu veuille les
avoir en sa miséricorde. Le peuple reconnut Ywenec pour son roi avant qu'il ne
sortît de l'église.
Les personnes qui eurent
connoissance de cette aventure en firent longtemps après un lai pour rappeler
les chagrins et lesdouc leurs que supportèrent deux tendres amants.
Lai du Laüstic (Rossignol)
Par
Marie de France
Une aventure vus dirai,
Dunt li bretun firent un lai;
Laüstic ad nun, ceo m'est vis,
Si l'apelent en lur païs;
Ceo est russignol en franceis
E nihtegale en dreit engleis.
En seint mallo en la cuntree
Ot une vile renumee.
Deus chevalers ilec manëent
E deus forz maisuns (i) aveient.
Pur la bunté des deus baruns
Fu de la vile bons li nuns.
Li uns aveit femme espusee,
Sage, curteise e acemee;
A merveille se teneit chiere
Sulunc l'usage e la manere.
Li autres fu un bachelers
Bien coneü entre ses pers
De prüesce, de grant valur,
E volenters feseit honur:
Mut turnëot e despendeit
E bien donot ceo qu'il aveit.
La femme sun veisin ama;
Tant la requist, tant la preia
E tant par ot en lui grant bien
Que ele l'ama sur tute rien,
Tant pur le bien quë ele oï,
Tant pur ceo qu'il iert pres de li.
Sagement e bien s'entr'amerent;
Mut se covrirent e garderent
Qu'il ne feussent aparceüz.
Ne desturbez ne mescreüz.
E eus le poeient bien fere,
Kar pres esteient lur repere,
Preceines furent lur maisuns
E lur sales e lur dunguns;
N'i aveit bare ne devise
Fors un haut mur de piere bise.
Des chambres u la dame jut,
Quant a la fenestre s'estut,
Poeit parler a sun ami
De l'autre part, e il a li,
E lur aveirs entrechangier
E par geter e par lancier.
N'unt gueres rien que lur despleise,
Mut esteient amdui a eise,
Fors tant k'il ne poënt venir
Del tut ensemble a lur pleisir;
Kar la dame ert estreit gardee,
Quant cil esteit en la cuntree.
Mes de tant aveient retur,
U fust par nuit u fust par jur,
Que ensemble poeient parler;
Nul nes poeit de ceo garder
Que a la fenestre n'i venissent
E iloec (ne) s'entreveïssent.
Lungement se sunt entr'amé,
Tant que ceo vient a un esté,
Que bruil e pre sunt reverdi
E li vergier ierent fluri.
Cil oiselet par grant duçur
Mainent lur joie en sum la flur.
Ki amur ad a sun talent,
N'est merveille s'il i entent.
Del chevaler vus dirai veir:
Il i entent a sun poeir,
E la dame de l'autre part
E de parler e de regart.
Les nuiz, quant la lune luseit
E ses sires cuché esteit,
Dejuste lui sovent levot
E de sun mantel se afublot.
A la fenestre ester veneit
Pur sun ami qu'el i saveit
Que autreteu vie demenot,
(que) Le plus de la nuit veillot.
Delit aveient al veer,
Quant plus ne poeient aver.
Tant i estut, tant i leva
Que ses sires s'en curuça
E meintefeiz li demanda
Pur quei levot e u ala.
«Sire,» la dame li respunt,
«Il nen ad joië en cest mund,
Ki n'ot le laüstic chanter.
Pur ceo me vois ici ester.
Tant ducement l'i oi la nuit
Que mut me semble grant deduit;
Tant me delit'e tant le voil
Que jeo ne puis dormir de l'oil.»
Quant li sires ot que ele dist,
De ire e (de) maltalent en rist.
De une chose se purpensa:
Le laüstic enginnera.
Il n'ot vallet en sa meisun
Ne face engin, reis u laçun,
Puis les mettent par le vergier;
N'i ot codre ne chastainier
U il ne mettent laz u glu,
Tant que pris l'unt e retenu.
Quant le laüstic eurent pris,
Al seignur fu rendu tut vis.
Mut en fu liez quant il le tient;
As chambres (a) la dame vient.
«Dame,» fet il, «u estes vus?
Venuz avant! Parlez a nus!
J'ai le laüstic englué,
Pur quei vus avez tant veillé.
Desor poëz gisir en peis:
Il ne vus esveillerat meis.»
Quant la dame l'ad entendu,
Dolente e cureçuse fu.
A sun seignur l'ad demandé,
E il l'ocist par engresté;
Le col li rumpt a ses deus meins --
De ceo fist il que trop vileins --
Sur la dame le cors geta,
Se que sun chainse ensanglanta
Un poi desur le piz devant.
De la chambre s'en ist atant.
La dame prent le core petit;
Durement plure e si maudit
Ceus ki le laüstic traïrent
E les engins e laçuns firest;
Kar mut li unt toleit grant hait.
«Lasse,» fet ele, «mal m'estait!
Ne purrai mes la nuit lever
Ne aler a la fenestre ester,
U jeo suil mun ami veer.
Une chose sai jeo de veir:
Il quid(e)ra ke jeo me feigne;
De ceo m'estuet que cunseil preigne.
Le laüstic li trametrai,
L'aventure li manderai.»
En une piece de samit,
A or brusdé e tut escrit,
Ad l'oiselet envolupé.
Un sun vatlet ad apelé,
Sun message li ad chargié,
A sun ami l'ad enveié.
Cil est al chevalier venuz;
De part sa dame dist saluz,
Tut sun message li cunta,
Le laüstic li presenta.
Quant tut li ad dit e mustré
E il l'aveit bien escuté,
De l'aventure esteit dolenz;
Mes ne fu pas vileins ne lenz.
Un vasselet ad fet forgeér;
Unques n'i ot fer në acer:
Tut fu de or fin od bones pieres,
Mut precïuses e mut cheres;
Covercle i ot tresbien asis.
Le laüstic ad dedenz mis;
Puis fist la chasse enseeler,
Tuz jurs l'ad fet of lui porter.
Cele aventure fu cuntee,
Ne pot estre lunges celee.
Un lai en firent li bretun:
Le laüstic l'apelë hum.
Marie de France - Lai du Laüstic ou lai du Rossignol
Traduction française simplifiée
Je vous rapporterai une autre
aventure dont les Bretons ont fait un Lai ; ils le nomment dans leur langue
Laustic ; les François par cette raison, l'appellent Rossignol, et les Auglois
Nihtegale.
A saint Malo(4), ville
renommée dans la Bretagne , résidoient deux chevaliers fort riches et
très-estimes. La bonté de leur caractère étoit tellement connue, que le nom de
la ville où ils demeuroint étoit devenu célèbre. L'un d'eux avoit épousé une
jeune femme sage, aimable et spirituelle. Elle aimoit seulement la parure ; et
par le goût qu'elle apportoit dans ses ajustements, elle donnoit le ton à
toutes les dames de son rang. L'autre étoit un bachelier fort estimé de ses
confrères ; il se distinguoit particulièrement par sa prouesse, sa courtoisie
et sa grande valeur ; il vivoit très honorablement, recevoit bien et faisoit
beaucoup de cadeaux. Le bachelier devint éperduement amoureux de la femme du
chevalier ; à force de prières et de supplications et surtout à cause des
louanges qu'elle en entendoit faire, peut être aussi à cause de la proximité de
leur demeure, la dame partagea bientôt les feux dont brûloit son amant.
Par la retenue qu'ils
apportèrent dans leur liaison, personne ne s'aperçut de leur intelligence. Cela
étoit d'autant plus aisé aux deux personnages que leurs habitations se
touchoient, et qu'elles n'étoient séparées que par un haut mur noirci de
vétusté. De la fenêtre de sa chambre à coucher la dame pouvoit s'entretenir
avec son ami. Ils avoient même la facilité de se jeter l'un à l'autre ce qu'ils
vouloient ; la seule chose qui leur manquoit étoit de ne pouvoir pas se trouver
ensemble, car la dame étoit étroitement gardée. Quand le bachelier étoit à la
ville, il trouvoit facilement le moyen d'entretenir sa belle, soit de jour,
soit de nuit. Au surplus ils ne pouvoient s'empêcher l'un et l'autre de venir
à la croisée pour jouir seulement du plaisir de se voir.
Ils s'aimoient depuis
long-temps, lorsque pendant la saison charmante où les bois et les prés se
couvrent de verdure, où les arbres des vergers sont en fleurs, les oiseaux font
entendre les chants les plus agréables et célèbrent leurs amours, les deux
amants deviennent encore plus épris qu'ils ne l'étoient. La nuit, dès que la
lune f aisoit apercevoir ses rayons, et que son mari se livroit au sommeil, la
dame se relevoit sans bruit, s'enveloppoit de son manteau et venoit s'établir à
la fenêtre pour parler à son ami, qu'elle savoit y rencontrer. Ils passoient la
nuit à parler ensemble ; c'étoit le seul plaisir qu'ils pouvoient se procurer.
La dame se levoit si souvent, ses absences étoient si prolongées, qu'à la fin
le mari se fâcha contre sa femme, et lui demanda plusieurs fois avec colère
quel motif elle avoit pour en agir ainsi et où elle alloit.
Seigneur, dit - elle, il n'est
pas de plus grand plaisir pour moi que d'entendre chanter le rossignol ; c'est
pour cela que je me lève sans bruit la plupart des nuits. Je ne puis vous
exprimer ce que je ressens du moment où il vient à se faire entendre. Dès lors
il m'est impossible de pouvoir fermer les yeux et de dormir. En écoutant ce
discours le mari se met à rire de colère et de pitié. Il lui vient à l'idée de
s'emparer de l'oiseau chanteur. Il ordonne en conséquence à ses valets de
faire des engins, des filets, puis de les placer dans le verger. Il n'y eut
aucun arbre qui ne fût enduit de glu ou qui ne cachât quelque piège. Aussi le
rossignol fut-il bientôt pris. Les valets l'apportèrent tout vivant à leur
maître, qui fut enchanté de l'avoir en sa possession ; il se rend de suite
auprès de sa femme.
Où êtes vous, madame, lui dit
- il, j'ai à vous parler ? Eh bien ! cet oiseau qui troubloit votre sommeil ne
l'interrompra pas davantage , vous pouvez maintenant dormir en paix, car je
l'ai pris avec de la glu. Je laisse à penser quel fut le courroux de la dame en
apprenant cette nouvelle ; elle prie son mari de lui remettre le rossignol. Le
chevalier, outré de jalousie, tue le pauvre oiseau, et chose très-vilaine, il
lui arrache la tête et jette son corps ensanglanté sur les genoux de sa femme,
dont la robe fut tachée sur la poitrine. Aussitôt il sortit de l'appartement.
La dame ramasse le corps du rossignol, elle verse des larmes et maudit de tout
son cœur les misérables qui avoient fait les engins et les lacs. Ah!
malheureuse, quelle est mon infortune, je ne pourrai désormais me lever la
nuit ni aller me mettre à la fenêtre, où j'avois coutume de voir mon ami.
Je n'eu puis douter, il va
penser sans doute que je ne l'aime plus ; je ne sais à qui me confier, et à qui
demander conseil. Eh bien! je vais lui envoyer le rossignol, et l'instruire de
ce qui vient de se passer. La dame enveloppe le corps du malheureux oiseau dans
un grand morceau de taffetas brodé en or, sur lequel elle avoit représenté et
décrit l'aventure. Elle appelle un de ses gens et l'envoie chez son ami. Le
valet remplit sa mission , il se rend auprès du chevalier, le salue de la part
de sa maîtresse, puis, en lui remettant le rossignol, il lui raconta l'histoire
de sa mort. Le bachelier qui étoit fort sensible fut vivement affecté
d'apprendre cette nouvelle ; il fit faire un petit vase, non pas de fer ou
d'acier, mais d'or fin et enrichi de pierres précieuses et fermé par un
couvercle. Ily enferma le corps de l'oiseau, puis ensuite il fit sceller le
vase qu'il porta toujours sur lui.
Cette aventure qui ne pouvoit
longtemps rester ignorée, fut bientôt répandue dans tout le pays. Les Bretons
en firent un Lai auquel ils donnèrent le nom du Laustic.
Lai de Milun
Par Marie de France
Ki divers cuntes vuelt traitier,
Diversement deit comencier
E parler si raisnablement
Que il seit plaisible a la gent.
Ici comencerai Milun
E musterrai par brief sermun
Pur quei e coment fu trovez
Li lais ki issi est numez.
Milun fu de Suhtwales nez.
Puis le jur qu'il fu adubez
Ne trova un sul chevalier
Ki l'abatist de sun destrier.
Mult par esteit bons chevaliers,
Frans e hardiz, eurteis e fiers.
Mult fu coneüz en Irlande
E en Norweie e en Guhtlande;
En Loengres e en Albanie
Ourent plusur de lui envie.
Pur sa pruësce ert mult amez
E de mulz princes honurez.
En sa cuntree ot un barun,
Mes jeo ne sai numer sun nun.
Il aveit une fille, bele
E mult curteise dameisele.
Ele ot oï Milun nomer;
Mult le cumença a amer.
Par sun message li manda
Que, se li plaist, el l'amera.
Milun fu liez de la novele,
S'en mercia la dameisele;
Volentiers otria l'amur,
N'en partira ja mes nul jur.
Asez li fait curteis respuns.
Al message dona granz duns
E grant amistié li premet.
"Amis", fet il, "or t'entremet
Qu'a m'amie puisse parler,
E de nostre cunseil celer!
Mun anel d'or li porterez
E de meie part li direz:
Quant li plaira, si vien pur mei,
E jeo irai ensemble od tei."
Cil prent cungié, a tant le lait.
A sa dameisele revait.
L'anel li dune, si li dist
Que bien a fet ceo que li quist.
Mult fu la dameisele liee
De l'amur issi otriëe.
De lez sa chambre en un vergier
U ele alout esbaneier,
La justouent lur parlement
Milun e ele bien suvent.
Tant i vint Milun, tant l'ama
Que la dameisele enceinta.
Quant aparçut qu'ele est enceinte,
Milun manda, si fist sa pleinte.
Dist li cument est avenu,
S’onur e sun bien a perdu,
Quant de tel fet s'est entremise;
De li iert faite granz justise:
A glaive sera turmentee
U vendue en altre cuntree.
Ceo fu custume as anciëns,
E s'i teneient en cel tens.
Milun respunt que il fera
Quan que ele cunseillera.
"Quant li enfes", fait ele, "iert nez,
A ma serur l'en porterez,
Ki en Norhumbre est mariëe,
Riche dame, pruz e senee,
Si li manderez par escrit
E par paroles e par dit
Que c'est li enfes sa serur,
S'en a sufert meinte dolur.
Or guart que il seit bien nurriz,
Quels que ço seit, u fille u fiz!
Vostre anel al col li pendrai
E un brief li enveierai;
Escriz I iert li nuns sun pere
E l'venture de sa mere.
Quant il sera granz e creüz
E en tel eage venuz
Que il sace raisun entendre,
Le brief e l'anel li deit rendre,
Si li cumant tant a guarder
Que sun pere puisse trover.'
A cel cunseil se sunt tenuz,
Tant que li termes est venuz
Que la dameisele enfanta.
Une vieille ki la guarda,
A qui tut sun estre geï,
Tant la cela, tant la covri,
Unques n'en fu aparcevance
En parole ne en semblance.
La meschine ot un fiz mult bel.
Al col li pendirent l'anel
E une almosniere de seie
Avuec le brief que nuls nel veie.
Puis le culchent en un berçuel,
Envolupé d'un blanc linçuel.
De desuz la teste a l'enfant
Mistrent un oreillier vaillant
E desus lui un covertur,
Urlé de martre tut en tur.
La vieille l'a Milun baillié,
Ki l'a atendue el vergier.
Il le comanda a tel gent
Ki l'en porterent leialment.
Par les viles u il errouent
Set feiz le jur se reposoënt;
L'enfant faiseient alaitier,
Culchier de nuvel e baignier.
Tant unt le dreit chemin erré
Qu'a la dame l'unt comandé
El le receut, si l'en fu bel.
Le brief reçut e le seel;
Quant ele sot ki il esteit,
A merveille le cherisseit.
Cil ki l'enfant orent porté
En lur païs sunt returné.
Milun eissi fors de sa terre
En soldees pur sun pris querre.
S'amie remest a maisun.
Sis pere li duna barun,
Un mult riche hume del païs,
Mult esforcible e de grant pris.
Quant ele sot eele aventure,
Mult est dolente a desmesure
E suvent regrete Milun.
Car mult dute la mesprisun
De ceo qu'ele ot ett enfant;
Il le savra demeintenant.
"Lasse", fet ele, "que ferai?
Aurai seignur! Cum le prendrai?
Ja ne sui jeo mie pucele;
A tuz jurs mes serai ancele!
Jeo ne soi pas que fust issi,
Ainz quidoue aveir mun ami;
Entre nus celissum l'afaire,
Ja ne l'oïsse aillurs retraire.
Mielz me vendreit murir que vivre;
Mes jeo ne sui mie a delivre,
Ainz ai asez sur mei guardeins
Vielz e juefnes, mes chamberleins,
Ki tuz jurs heent bone amur
E se delitent en tristur.
Or m'estuvra issi sufrir,
Lasse, quant jeo ne puis murir."
Al terme qu'ele fu donee,
Sis sire l'en a amenee.
Milun revint en sun païs.
Mult fu dolenz, mult fu pensis,
Grant doel fist, grant doel demena;
Mes de ceo se recunforta
Que pres esteit de sa cuntree
Cele qu'il tant aveit amee.
Milun se prist a purpenser
Coment il li purra mander,
Si qu'il ne seit aparceüz,
Qu'il est el païs revenuz.
Ses letres fist, sis seela.
Un cisne aveit qu'il mult ama;
Le brief li a al col lié
E dedenz la plume muscié.
Un suen esquiër apela,
Sun message li encharja.
"Va tost", fet il, "change tes dras!
Al chastel m'amie en irras.
Mun cisne porteras od tei.
Guarde que en prenges cunrei,
U par servant u par meschine,
Que presentez li seit li cisne."
Cil a fet sun comandement.
A tant s'en vet; le cigne prent.
Tut le dreit chemin que il sot
Al chastel vint, si cum il pot.
Par mi la vile est trespassez,
A la mestre porte est alez.
Le portier apela a sei.
"Amis", fet il, "entent a mei!
Jeo sui uns huem de tel mestier,
D'oisels prendre me sai aidier.
En un pre desuz Karliün
Un cigne pris od mun laçun.
Pur force e pur meintenement
la dame en vueil faire present,
que jeo ne seie desturbez
en cest païs n'achaisunez."
Li bachelers li respundi:
"Amis, nuls ne parole a li;
Mes nepurec j'irai saveir.
Se jeo poeie liu veeir
Que jeo t'i peüsse mener,
Jeo te fereie a li parler."
En la sale vint li portiers,
N'i trova fors dous chevaliers;
Sur une grant table seeient,
Od uns eschés se deduieient.
Hastivement returne ariere.
Celui ameine en tel maniere
Que de nului ne fu seüz,
Desturbez ne aparceüz.
A la chambre vient, si apele;
L'us lur ovri une pucele.
Cil sunt devant la dame alé,
Si unt le cigne presenté.
Ele apela un suen vaslet.
Puis si li dit: 'Or t'entremet
Que mis eignes seit bien guardez
E que il ait viande asez!'
"Dame", fet cil ki l'aporta,
"Ja nuls fors vus nel recevra.
E ja est ceo presenz reials;
Veez cum il est bons e beals!"
Entre ses mains li bailie e rent.
El le receit mult bonement.
Le col li manie e le chief,
Desuz la plume sent le brief.
Li sans li remue e fremi:
Bien sot qu'il vint de sun ami.
Celui a fet del suen doner,
Si l'en cumanda a aler.
Quant la chambre fu delivree,
Une meschine a apelee.
Le brief aveient deslié;
Ele en a le seel bruisié.
Al primier chief trova 'Milun'.
De sun ami cunut le nun;
Cent feiz le baisë en plurant,
Ainz qu'ele puisse dire avant.
Al chief de piece veit l'escrit,
Ceo qu'il ot cumandé e dit,
Les granz peines e la dolur
Que Milun suefre nuit e jur.
Ore est del tut en sun plaisir
De lui ocire u del guarir.
S'ele setist engin trover
Cum il peüst a li parler,
Par ses letres li remandast
E le cigne li renveiast.
Primes le face bien guarder,
Puis si le laist tant jeüner
Treis jurs que il ne seit peüz;
Li briés li seit al col penduz;
Laist l'en aler: il volera
La u il primes conversa.
Quant ele ot tut l'escrit veü
E ceo qu'ele i ot entendu,
Le cigne fet bien surjurner
E forment pestre e abevrer.
Dedenz sa chambre un meis le tint.
Mes ore oëz cum l'en avint!
Tant quist par art e par engin
Que ele ot enke e parchemin.
Un brief escrist tel cum li plot,
Od un anel l'enseelot.
Le cigne ot laissié jeüner;
Al col li pent, sil lait aler.
Li oisels esteit fameillus
E de viande coveitus;
Hastivement est revenuz
La dunt il primes fu meüz.
En la vile e en la maisun
Descent devant les piez Milun.
Quant il le vit, mult en fu liez;
Par les eles le prent haitiez.
Il apela sun despensier,
Si li fet doner a mangier.
Del col li a le brief osté.
De chief en chief a esguardé
Les enseignes qu’il i trova,
E des saluz se rehaita:
"Ne puet senz lui nul bien aveir;
Or li remant tut sun voleir
Par le cigne sifaitement!"
Si fera il hastivement.
Vint anz menerent cele vie
Milun entre lui e s’amie.
Del cigne firent messagier,
N’i aveient altre enparlier,
E sil faiseient jeüner
Ainz qu’il le laissassent voler;
Cil a qui li oisels veneit,
Ceo saciez, que il le paisseit.
Ensemble vindrent plusurs feiz.
Nuls ne puet estre si destriez
Ne si tenuz estreitement
Que il ne truisse liu sovent.
La dame ku lur fiz nurri,
(Tant ot esté ensemble od li
Qu’il esteit venuz en eé),
A chevalier l’a adubé.
Mult I aveit gent dameisel.
Le brief li rendi e l’anel.
Puis li a dit ki est sa mere,
E l’aventure de sun pere,
E cum il est bons chevaliers,
Tant pruz, tant hardiz e tant fiers,
N’ot en la terre nul meillur
De sun pris ne de sa valur.
Quant la dame li ot mustré
E il l’aveit bien esculté,
Del bien sun pere s’esjoï;
Liez fu de ceo qu’il ot oï.
A sei meïsmes pense e dit:
‘Mult se deit huem preisier petit,
Quant il issi fu engendrez
E sis pere est si alosez,
S’il ne se met en greignur pris
Fors de la terre e del païs.’
Asez aveit sun estuveir.
Il ne demure fors le seir;
El demain aveit pris cungié.
La dame l’a mult chastié
E de bien faire amonesté;
Asez li a aveir doné.
A Suhtamptune vait passer;
Cum il ainz pot, se mist en mer.
A Barbefluet est arivez;
Dreit en Bretaigne en est alez.
La despendi e turneia;
As riches humes a’acuinta.
Unques ne vint en nul estur
Que l’en nel tenist al meillur.
Les povres chevaliers amot;
Ceo que des riches guaaignot
Lur donout e sis reteneit,
E mult largement despendeit.
Unques sun voel ne surjurna.
De tutes les terres de la
Porta le pris e la valur;
Mult fu curteis, mult sot d’onur.
De sa bunté e de sun pris
Vait la novele en sun païs
Que uns damisels de la terre,
Ki passa mer pur sun pris querre,
Puis a tant fet par sa pruësce,
Par sa bunté, par sa largesce,
Que cil ki nel sevent numer
L’apelouent partut Senz Per.
Milun oï celui loër
E les biens de lui recunter.
Mult ert dolenz, mult se pleigneit
Del chevalier ki tant valeit,
Que, tant cum il peüst errer
Ne turneier n’armes porter,
Ne deüst nuls del païs nez
Estre preisiez ne alosez.
D’une chose se purpensa.
Hastivement mer passera,
Si justera al chevalier
Pur lui laidir e empeirier.
Par ire se voldra cumbatre;
S’il le puet del cheval abatre,
Dune sera il en fin honiz.
Aprés irra querre sun fiz
i fors del païs est eissuz,
Mes ne saveit qu’ert devenuz.
A s’amie le fet saveir,
Cungié voleit de li aveir.
Tut sun curage li manda,
Brief e seel li enveia
Par le eigne mun esciënt:
Or li remandast sun talent!
Quant ele oï sa volenté,
Mercie l’en, si li sot gre,
Quant pur lur fiz trover e querre
Voleit eissir fors de la terre
E pur le bien de lui mustrer;
Nel voleit mie desturber.
Milun oï le mandement.
Il s’apareille richement.
En Normendie en est passez;
Puis est desqu’en Bretaigne alez.
Mult s'aquointa a plusurs genz,
Mult cercha les turneiemenz;
Riches ostels teneit sovent
E si dunot curteisement.
Tut un yver, ceo m'est a vis,
Conversa Milun el païs.
Plusurs bons chevaliers retint,
Des i qu'aprés la paske vint,
Qu'il recumencent les turneiz
E les guerres e les desreiz.
El Munt Seint Michiel s'asemblerent;
Norman e Bretun i alerent
E li Flamenc e li Franceis;
Mes n'i ot guaires des Engleis.
Milun i est alez primiers,
Ki mult esteit hardiz e fiers.
Le bon chevalier demanda.
Asez i ot ki li mustra
De quel part il esteit venuz
E ses armes e ses escuz.
Tuit l'orent a Milun mustré,
E il 1'aveit bien esguardé.
Li turneiemenz s'asembla.
Ki juste quist, tost la trova;
Ki alkes volt les rens cerchier,
Tost i pout perdre u guaaignier
En encuntrer un cumpaignun.
Tant vus vueil dire de Milun:
Mult le fist bien en eel estur
E mult i fu preisiez le jur.
Mes li vaslez dunt jeo vus di
Sur tuz les altres ot le cri,
Ne s'i pot nuls acumparer
De turneier ne de juster.
Milun le vit si cuntenir,
Si bien puindre e si bien ferir:
Par mi tut ceo qu'il l'enviot,
Mult li fu bel e mult li plot.
El renc se met encuntre lui,
Ensemble justerent amdui.
Milun le fiert si durement,
L'anste depiece veirement,
Mes ne l'aveit mie abatu.
Cil raveit si Milun feru
Que jus del cheval 1'abati.
Desuz la ventaille choisi
La barbe e les chevels chanuz:
Mult li pesa qu'il fu cheüz.
Par la resne le cheval prent,
Devant lui le tient en present.
Puis li a dit: 'Sire, muntez!
Mult sui dolenz e trespensez
Que nul hume de vostre eage
Deüsse faire tel ultrage.'
Milun salt sus, mult li fu bel:
El dei celui cunuist l'anel,
Quant il li rendi sun cheval.
Il araisune le vassal.
"Amis", fet il,"'a mei entent!
Pur amur deu omnipotent
di mei cument a nun tis pere!
Cum as tu nun? Ki est ta mere?
Saveir en vueil la verité!
Mult ai veü, mult ai erré,
Mult ai cerchiees altres terres
Par turneiemenz e par guerres:
Unques par colp de chevalier
Ne chaï mes de mun destrier!
Tu m'as abatu al juster:
A merveille te puis amer!"
Cil li respunt: "Jo vus dirai
De mun pere tant cum jeo'n sai.
Jeo quid qu'il est de Guales nez
E si est Milun apelez.
Fille a un riche hume aama;
Celeement m'i engendra.
En Norhumbre fui enveiez;
La fui nurriz e enseigniez.
Une meie ante me nurri.
Tant me guarda ensemble od li,
Cheval e armes me dona,
En ceste terre m'enveia.
Ci ai lungement conversé.
En talent ai e en pensé,
Hastivement mer passerai,
En ma cuntree m'en irrai.
Saveir vueil l'estre de mun pere
Cum il se cuntient vers ma mere.
Tel anel d'or li musterrai
E tels enseignes li dirai,
Ja ne me voldra reneier,
Ainz m'amera e tendra chier."
Quant Milun l'ot issi parler,
Il ne poeit plus esculter:
Avant sailli hastivement,
Par le pan del halberc le prent.
'E deus!' fait il, 'cum sui guariz!
Par fei, amis, tu iés mis fiz.
Pur tei trover e pur tei querre,
Eissi uan fors de ma terre.'
Quant cil l'oï, a pié descent,
Gun pere baise dulcement.
Mult bel semblant entre els faiseient
E itels paroles diseient,
Que li altre kis esguardouent
De joie e de pitié plurouent.
Quant li turneiemenz depart,
Milun s'en vet; mult li est tart
Qu'a sun fiz parolt a leisir
E qu'il li die sun plaisir.
En un ostel furent la nuit.
Asez ourent joie e deduit;
De chevaliers a grant plenté.
Milun a a sun fiz cunté
De sa mere cum il l'ama,
E cum sis pere la duna
A un barun de sa cuntree,
E cument il l’a puis amee
E ele lui de bon curagem
E cum del cigne fist message,
Ses letres li faiseit porter,
Ne s’osot en nului fiër.
Li fiz respunt: ‘Par fei, bels pere,
Assemblerai vus e ma mere.
Sun seignur qu’ele a ocirai
E espuser la vus ferai.’
Cele parole dunc laissierent
E el demain s’apareillierent.
Cungié pernent de lur amis,
Si s’en revunt en lur païs.
Mer passerent hastivement,
Bon oré orent e fort vent.
Si cum il erient le chemin,
Si encuntrerent un meschin.
De l’amie Milun veneit,
En Bretaigne passer voleit;
Ele l’i aveit enveié.
Ore a sun travail acurcié.
Un brief li baille enseelé.
Par parole li a cunté
Que s’en venist, ne demurast;
Morz est sis sire, or s’en hastast!
Quant Milun oï la novele,
A merveille li sembla bele.
A sun fiz l’a mustré e dit.
N’i ot essuigne ne respit;
Tant eirent que il sunt venu
Al chastel u la dame fu.
Mult par fu liee de sun fiz
Ki tant esteit pruz e gentiz.
Unc ne demanderent parent:
Senz cunseil de tute altre gent
Lur fiz amdous les asembla,
La mere a sun pere dona.
En grant bien e en grant dulçur
Vesquirent puis e nuit e jur.
De lur amur e de lur bien
Firent un lai li anciën;
A jeo ki l’ai mis en escrit
El recunter mult me delit.
Marie de France - Lai de Milon (Milun)
Traduction
française simplifiée
Le poète qui s'occupe à
composer des contes doit varier ses récits ; il parlera toujours d'une manière
raisonnable, afin que. ses discours puissent plaire à la société. En traitant
de Milon je vous dirai en peu de mots les raisons qui ont déterminé à faire
nommer ainsi ce Lai.
Milon étoit né dans le
Southwales, et du moment où il fut armé chevalier, il n'entroit pas de fois en
lice qu'il n'abattît ses rivaux et ne les étendît sur l'arène. Aussi sa
renommée s'étendit-elle promptement. Milon étoit estimé et fort connu dans
l'Irlande, la Norwège, le Dannemarck, le pays de Logres et l'Albanie ;
plusieurs étoient jaloux de ses succès, d'autres l'aimoient pour sa prouesse,
et nombre de princes avoient pour lui une grande estime. Dans son pays étoit un
baron , dont le nom ne me revient pas, lequel avoit une fille charmante. Le
récit des hauts faits de Milon lui étant parvenu , ils inspirèrent une violente
passion à cette jeune personne qui le fit prévenir des sentiments qu'elle avoit
pour lui. Le chevalier flatté d'apprendre une nouvelle aussi agréable,
s'empresse de remercier la demoiselle, lui jure un amour sans fin, et lui dit
cent choses pareilles. Il récompense généreusement le messager porteur de la
nouvelle.
Mon ami, lui dit-il, j'exige
de votre amitié que vous me fassiez obtenir un rendez-vous avec ma belle, afin
de nous entendre et de tenir nos amours secrètes. Vous lui remettrez mon
anneau d'or , et lui direz que s'il lui plaît, elle viendra vers moi ou bien
que je me rendrai auprès d'elle. Le messager retourne au château rendre compte
de sa mission, et remet l'anneau qu'il avoit reçu. La demoiselle flattée de
voir ses vœux accomplis, accepte
la proposition qui lui est
faite ; elle invite son amant à venir la trouver dans un verger près de sa
chambre, où elle avoit coutume d'aller se récréer. Milon s'y rendoit souvent ;
son amour augmentoit sans cesse, et son amie ne tarda pas à montrer les preuves
de sa foiblesse. Dès que la demoiselle aperçoit son état, elle mande son
amant, se plaint amèrement de ce qu'elle a perdu son père et ses biens. Tous
les malheurs vont fondre sur moi, dit-elle, et je serai cruellement punie. Vous
savez que je serai traitée sans ménagement, et que je serai vendue pour aller
dans un autre pays ; et vous ne devez pas l'ignorer, cette coutume vient des
anciens qui l'ont établie.
Milon fort affligé demande
conseil à sa mie, et lui promet d'exécuter tout ce qu'elle lui commandera. Dès
que je serai accouchée, vous porterez mon enfant chez ma sœur, femme sage,
instruite , qui est richement mariée, et qui demeure dans la Northumbrie. Vous
lui manderez par votre lettre que cet enfant est à moi, et qu'il me cause bien
du chagrin, que je la prie de le faire nourrir et d'en avoir le plus grand
soin, peu importe que ce soit garçon ou fille. Outre que je lui attacherai
votre anneau au col, je placerai entre ses langes une lettre dans laquelle
j'écrirai les noms et l'aventure de ses parents. Ces marques ne lui seront
remises que lorsqu'il aura atteint l'âge de raison, afin qu'il puisse un jour
nous reconnoître. Cet avis fut adopté ; et, arrivée à son terme, la demoiselle
mit au monde un fils. Une vieille femme qui la gardoit prit si bien ses
mesures, que personne du château ne se douta de ce qui s'étoit passé. La mère
passa au col de son bel enfant l'anneau du chevalier et une bourse de soie qui
renfermoit la lettre, afin que personne ne pût la lire. L'enfant fut ensuite
placé dans un berceau entouré de beau linge blanc ; sa tète reposoit sur un
excellent oreiller; le tout étoit enveloppé d'une riche étoffe bordée de martre
tout alentour.
C'est dans cet état que la
vieille femme remit le nouveau né à Milon , qui attendoit dans le jardin. Le
chevalier commande à ses gens de porter son fils dans 1'endroit désigné, et
leur trace la route qu'il doivent suivre. Pendant le voyage, deux nourrices le
faisoient boire sept fois par jour , le baignoient et le faisoient reposer à
plusieurs reprises. Enfin on arrive chez la tante qui, après avoir lu la
lettre, prit le plus grand soin de son neveu et renvoya les valets chez leur
maître. Milon quitta son pays pour aller servir un prince étranger. Pendant son
absence , le baron maria sa fille à l'un de ses voisins, homme très-vaillant et
fort estimé. Quel fut le désespoir de cette tendre amante en apprenant la nouvelle
de cet hymen ! D'un côté elle regrette Milon ; de l'autre elle craint que son
époux ne s'aperçoive qu'elle a été mère. Non seulement je ne suis plus vierge,
mais je crains encore, en perdant mon mari , de descendre au rang de servante
pour le reste de mes jours. Je ne me doutois pas qu'il en fût ainsi, je pensois
au contraire ne jamais appartenir qu'à mon amant. Il me convient de mourir
pour le chagrin que j'éprouve, mais je ne suis pas libre. Malheureusement je
suis entourée de gardiens vieux et jeunes, de chambellans qui, haïssant
l'amour, ne semblent s'amuser que de la tristesse des autres. Il faut donc
renfermer ma douleur puisque je ne peux mourir.
Enfin , les noces eurent lieu
, et le nouvel époux emmena sa femme dans son château. En revenant dans son
pays, Milon réfléchissoit à son sort et à ses espérances, il ne pouvoit se
défendre malgré lui d'une tristesse extrême qui ne se dissipa qu'auprès des
lieux habités par son amie. Mais comment pourra-t-il lui mander son retour sans
être aperçu. Il écrit une lettre, la scelle, et la confie à un cygne qu'il
avoit élevé et qu'il aimoit singulièrement. La lettre cachée parmi les plumes
est attaché au col de l'oiseau. Milon appelle son écuyer et le charge du
message. Habille - toi sur-le-champ, puis tu te rendras au château de ma belle.
Tu prendras avec toi mon cygne, et ne laisse à personne autre que toi le soin
de le présenter. Suivant l'instruction qu'il avoit reçue , l'écuyer sort en
emportant l'oiseau ; il arrive au château, traverse la ville, et la grande
porte dont il appelle le gardien. Ami, lui dit-il, fais-moi le plaisir de
m'écouter. Je suis oiseleur de mon métier, j'avois tendu mes lacs à une portée
de voix de Carlion, j'ai pris un superbe cygne dont je veux faire hommage à la
dame de céans, et je desire le présenter moi-même.
Mon cher, répondit le portier,
personne ne parle à madame; cependant je vais aller m'informer si cela peut se
faire. Suis-moi. Ils viennent d'abord à la salle où deux chevaliers, assis près
d'une grande table, faisoient une partie d'échecs, et retournent promptement
sur leurs pas, afin de n'être point vus, se rendent à l'appartement sans que
personne se soit aperçu de leur démarche. Avant d'entrer le portier appelle, et
aussitôt une jeune fille leur ouvre la porte, les introduit auprès de sa
maîtresse, à laquelle le cygne est présenté. La dame recommande à l'un de ses
varlets d'avoir le plus grand soin de cet oiseau. Je vous le promets, madame,
je puis même vous assurer que l'homme qui vous l'a apporté n'en prendra jamais
un pareil. C'est un vrai présent royal qu'il vous a fait, car l'animal paroît
être aussi bien dressé qu'il est beau. Le varlet remet le cygne entre les
mains de la dame qui, en lui caressant la tête et le col, s'aperçoit qu'une
lettre est cachée sous la plume. Elle tressaille, et la rougeur lui monte au
visage. Quel autre que son amant peut avoir employé un semblable moyen ? Elle
fait récompenser l'écuyer et demande à rester seule.
A peine les hommes sont-ils
partis qu'elle mande une jeune personne sa confidente, pour l'aider et lui
demander conseil. On détache la lettre dont le Cachet brisé laisse lire la
signature de Milon. Cette tendre amante baise cent fois en pleurant ces
caractères, sans pouvoir parler. Elle apprend le détail de toutes les peines et
des chagrins que son ami a soufferts nuit et jour pour elle. En vous, lui
mandoit-il, est ma vie ou ma mort. Tâchez de trouver le moyen de pouvoir nous
parler si vous voulez que je vive. Le chevalier, dans sa lettre , prioit sa
dame de lui renvoyer sa réponse par le cygne, qu'elle priveroit de nourriture
pendant trois jours avant de le laisser partir. Vous pouvez être assurée qu'il
reviendra aux lieux d'où il est parti, et qu'il me rapportera votre missive.
Elle profita du conseil, aussi après avoir eu grand soin de l'oiseau pendant un
mois, elle le mit ensuite à la diète. La dame n'avoit gardé aussi longtemps
l'oiseau que parce qu'elle ne savoit comment pouvoir se procurer de l'encre et
du parchemin. La dame fit tant qu'elle parvint à se procurer les choses qui lui
étoient nécessaires pour écrire. Elle fait sa lettre qu'elle scella de son
anneau, et après avoir privé le cygne de nourriture, la dame la lui attache au
col, et le met ensuite en liberté.
Cet oiseau qui, par sa nature,
mange beaucoup, étant affamé ne tarda pas à se rendre à l'endroit d'où il étoit
sorti la première fois. Il prend son vol, vient à la ville, reconnoît la maison
de son maître, aux pieds duquel il vient se placer. Milon voyant le cygne est
au comble de la joie, il le prend par les ailes et le caresse. Puis appellant
son dépensier, il lui ordonne de faire manger son oiseau. Avant de le lui
remettre, il lui détache du col la lettre qu'il atteudoit avec tant
d'impatience. Son amante lui mandoit : Sans vous je ne puis vivre et goûter
aucun plaisir, et ma seule consolation est de recevoir de vos nouvelles.
Pendant vingt ans le cygne fut le messager des deux amants qui ne pouvoient se
voir ni se parler. Pendant vingt ans il fut comblé d'amitiés et de caresses.
Ils n'employoient d'autre moyen que de faire jeûner l'oiseau avant de le
laisser partir. Celui, chez lequel il arrivoit lui donnoit aussitôt à manger.
Le cygne étoit entièrement dressé à cet exercice, il s'en acquittoit d'autant
plus facilement que la dame étoit fort gênée et tenue assez étroitement pour la
trouver toujours.
La sœur de la dame à laquelle
avoit été confié le fils de Milon en avoit pris le plus grand soin. Sitôt qu'il
eut atteint l'âge accompli, ce jeune homme d'une tournure distinguée, avoit
déja gagné ses éperons, et venoit d'être armé chevalier. Avant le départ de
son neveu pour aller chercher des aventures, la bonne tante lui rendit
l'anneau et la lettre qu'il portoit à son col lorsqu'il lui fut remis. Elle lui
apprit l'histoire de sa naissance, le nom de son père, celui de sa mère, et lui
fit connoître les exploits de l'auteur de ses jours. Sur terre, lui dit-elle,
il n'est meilleur chevalier, il est preux, hardi et vaillant. Le jeune homme
qui écoutoit avec attention, fut agréablement surpris lorsqu'il entendit le
récit des hauts faits de Milon ; enchanté de ce qu'il venoit d'apprendre , il
réfléchit qu'il ne seroit pas digne d'une telle origine, s'il ne cherchoit pas
à s'illustrer dans les pays étrangers. Le lendemain il prend, congé de sa tante
qui, en lui donnant beaucoup d'argent, l'exhorte à toujours se conduire comme
un loyal chevalier.
Le jeune homme part, arrive à
Southampton, s'embarque, et descend à Barfleur. Il se rend aussitôt en
Bretagne, où il se fit remarquer dans les tournois et estimer des gens braves
et riches. Le jeune homme ne se rendoit jamais dans un tournoi sans remporter
l'avantage sur les autres combattants. Il aimoit les pauvres chevaliers, leur
donnoit ce qu'il gagnoit sur les riches, et faisoit toujours une grande
dépense. Par-tout où il porta ses pas, le jeune chevalier remporta le prix de
la valeur. Aussi la nouvelle de son courage, de sa courtoisie , de sa
libéralité , et la réputation du héros se répandirent promptement. On apprit
même dans son pays qu'un damoisel avoit passé la mer pour aller remporter le
prix dans les tournois, et qu'il faisoit remarquer en lui toutes les qualités
exigées dans l'homme revêtu de l'ordre sublime. Comme on ignoroit son origine,
on l'avoit surnommé l'homme sans pareil. Le bruit de ses exploits parvint aux
oreilles de Milon ; il est fâché de trouver un brave plus brave que lui, et
devient jaloux en pensant qu'un jeune chevalier pouvoit le surpasser. Il
s'étonne que parmi les anciens aucun n'ait osé essayer ses forces contre le nouveau
venu.
Milon forme le projet de
passer la mer et d'aller jouter contre le jeune aventureux, afin de le
combattre et de le vaincre. Il veut absolument jouter avec lui pour avoir
l'honneur de lui faire quitter les étriers , de le renverser sur l'arène, pour
venger son honneur qu'il croit outragé. Après le combat, il ira à la recherche
de son fils , dont il n'a point de nouvelles depuis l'instant où il a quitté
la maison de sa tante. Milon prévient son amie de ses vues, lui fait part de
ses desseins , et lui parle du cygne qui fera supporter plus aisément l'ennui
de l'absence. Quand la dame fut instruite du projet de son amant, elle le
félicite et approuve sa conduite. Bien loin de vouloir le détourner, elle
l'engage au contraire à partir pour se rendre promptement auprès deleur fils.
Après avoir lu la lettre de son amie, Milon s'apprête richement, il part et
débarque dans la Normandie pour se rendre en Bretagne. Il visite les
chevaliers, s'enquiert des lieux où il y avoit des tournois. Milon tenoit un
grand état, et donnoit généreusement à tous les pauvres chevaliers. Pendant un
hiver qu'il demeura dans l'Armorique, il retint plusieurs braves avec lui, et
dès les fêtes de Pâques, l'époque où recommencent les joutes, les combats, il
se mit à chercher par-tout l'occasion de faire sentir la force de son bras.
Un tournois fut annoncé au
mont Saint-Michel; on y remarquoit un nombre considérable de Normands , de
Bretons, de Flamands, de François, mais fort peu d'Anglois. Milon le bon
chevalier qui s'y étoit rendu l'un des premiers, pria qu'on lui désignât le
jeune héros qui remplissoit la terre du bruit de ses prouesses. Plusieurs lui
fournirent des renseignements, lui indiquèrent les lieux qu'il avoit
parcourus, les victoires qu'il avoit remportées, et lui firent remarquer la
couleur de son écu et les armes qu'il portoit. Le tournois commence ; qui joute
cherche, la trouve de suite; qui veut combattre dans les rangs, peut bientôt
perdre ou gagner, et peut trouver un rival dangereux. Je vous dirai que Milon
s'étant mis au nombre des combattants, fit dans cette journée maints exploits
recommandables. Mais le jeune homme remporta le prix. Milon s'avança dans la
mêlée, il vit son fils si bien se servir de ses armes, qu'il fut enchanté de
son courage et de sa bonne contenance. Il se met vis-àvis de lui pour jouter ;
à la première course la lance de Milon se brise en éclats, mais sans être
seulement ébranlé, son fils lui fait vider les étriers.
Dans sa chute la visière du
casque de Milon vint à s'ouvrir, et le jeune homme aperçoit que son adversaire
avoit la barbe et les cheveux blanchis par les années ; attristé de ce qui
venoit d'arriver, il saisit le coursier du guerrier abattu par les rênes, et
dit à ce dernier : Seigneur, remontez à cheval, je ne saurois vous exprimer le
chagrin que je ressens d'avoir jouté contre un chevalier de votre âge, veuillez
être persuadé que mon dessein n'étoit pas de vous outrager. En reprenant son
cheval, Milon flatté de la courtoisie de son adversaire, avoit reconnu l'anneau
que portoit le jeune homme, et sitôt qu'il fut remonté, il lui parla en ces
termes : Mon ami, pour l'amour de Dieu, fais-moi le plaisir de m'écouter,
dis-moi le nom de tes parents, j'ai le plus grand intérêt à le savoir. Je
t'avouerai que j'ai beaucoup voyagé, que je me suis trouvé à nombre de combats
, de guerres, de tournois, et que jamais je n'ai quitté les étriers. Tu m'as
abattu à la joute, et partant je dois particulièrement t'estimer (i). Mon père,
répondit le jeune homme, est né, je crois, dans le pays de Galles, et il se
nomme Milon. Il aima la fille d'un homme riche qui accoucha secrètement de moi.
Dès ma naissance j'ai été envoyé dans la Northumbrie, où j'ai été élevé chez
une vieille tante qui prit le plus grand soin de mon enfance.
Lorsque j'eus atteint l'âge,
elle me donna des armes, un cheval, et m'envoya dans ce pays, où je suis
depuis longtemps. J'ai le projet de passer la mer pour me rendre dans ma
patrie, afin de savoir comment l'auteur de mes jours se comporte avec ma mère.
Je lui montrerai son anneau d'or et je lui donnerai tant de renseignements
qu'il ne pourra me méconnoître. Je suis au contraire persuadé qu'il m'aimera
tendrement et qu'il m'estimera. Quand Milon eut entendu ce discours, il ne peut
se contenir ; il descend aussitôt de cheval, et saisissant le pan du haubert du
jeune guerrier : Ami, dit-il, Dieu soit loué, tues mon fils, c'est pour aller à
ta recherche que je suis venu dans ces lieux, et que j'ai quitté mon pays. Le
jeune homme se jette dans les bras de Milon, l'embrasse, et tous deux répandent
les plus douces larmes. Les spectateurs de cette scène attendrissante les
regardoient avec intérêt; ils pleuroient de joie et de tendresse. Le tournois
achevé, les deux braves rentrent ensemble, car il tarde à Milon de parler à ce
fils si digne de lui, et de connoître les desseins qu'il a formés. Ils rentrent
à leur hôtel, et dès qu'ils sont désarmés, ils donnèrent une fête aux
chevaliers. Milon raconta à son fils l'histoire de ses amours avec sa mère, le
mariage qu'elle avoit été forcée de contracter, la durée de leurs feux ; les
messages du cygne ne furent point oubliés.
On rapporta comment lorsque
l'on ne pouvoit se fier à personne, cet oiseau portoit les lettres et leurs
réponses. Mon père , dit le fils, je veux vous unir avec votre bien-aimée, je
vais aller défier son mari, je le tuerai, puis vous épouserez sa veuve. Le
lendemain les deux chevaliers prirent congé de leurs amis, et partirent pour se
rendre dans la Galles. Ils traversèrent la mer par un bon vent, et ils venoient
de débarquer pour se mettre en route lorsqu'ils furent joints par un jeune
homme qui venoit de la part de la dame, et alloit se rendre en Bretagne pour
remettre une lettre à Milon. Il a bien diminué sa peine puisqu'il a fait cette
rencontre. En remettant la missive dont il étoit porteur, le jeune homme
invite les deux voyageurs à faire diligence pour revenir promptement chez la
dame, parce qu'elle venoit de perdre son époux. Milon, que cette nouvelle avoit
mis au comble de la joie, la communique à son fils, et tous deux se hâtant, ils
arrivent bientôt au château de la dame , qui fut enchantée des hautes qualités
de son fils. Ils ne demandèrent conseil à personne, n'invitèrent aucuns
parents, le fils réunit ensemble les auteurs de ses jours qui vécurent encore
longtemps dans une félicité parfaite.
De l'histoire et du bonheur de
ces époux, les anciens Bretons firent un Lai ; et moi, qui l'ai mis en vers, je
trouve beaucoup de plaisir à le raconter.
Lai du Chaitivel
Par
Marie de France
Talent me prist de remembrer
Un lai dunt jo oï parler.
L'aventure vus en dirai
E la cité vus numerai
U il fu nez e cum ot nun.
Le Chaitivel l'apelet hum,
E si (i) ad plusurs de ceus
Ki l'apelent les quatre deuls.
En Bretaine a Nantes maneit
Une dame que mut valeit
De beauté e d'enseignement
E de tut bon affeitement.
N'ot en la tere chevalier
Qui aukes feïst a preisier,
Pur ceo que une feiz la véist,
Que ne l'amast e requéist.
El nes pot mie tuz amer
Ne ele nes vot mie tuer.
Tutes les dames de une tere
Vendreit (il) meuz d'amer requere
Que un fol de sun pan tolir;
Kar cil volt en eire ferir.
La dame fait a celui gre
De suz la bone volunté;
Purquant, s'el nes veolt oïr,
Nes deit de paroles leidir,
Mes enurer e tenir chier,
A gre servir e mercïer.
La dame dunt jo voil cunter,
Que tant fu requise de amer
Pur sa beauté, pur sa valur,
S'en entremistrent nuit e jur.
En Bretaine ot quatre baruns,
Mes jeo ne sai numer lur nuns;
Il n'aveient gueres de eé,
Mes mut erent de grant beauté
E chevalers pruz e vaillanz,
Larges, curteis e despendanz;
Mut (par) esteient de grant pris
E gentiz hummes del païs.
Icil quatres la dame amoent
E de bien fere se penoïnt:
Pur li e pur s'amur aveir
I meteit chescun sun poeir.
Chescun par sei la requereit
E tute sa peine i meteit;
M'i ot celui ki ne quidast
Que meuz d'autre n'i espleitast.
La dame fu de mut grant sens:
En respit mist e en purpens
Pur saver e pur demander
Li queils sereit meuz a amer.
Tant furent tuz de grant valur,
Ne epot eslire le meillur.
Ne volt les treis perdre pur l'un:
Bel semblant feseit a chescun,
Ses drueries lur donout,
Ses messages lur enveiout:
Li uns de l'autre ne saveit;
Mes departir nul new poeit;
Par bel servir e par preier
Quidot chescun meuz espleiter.
A l'assembler des chevaliers
Voleit chescun estre primers
De bien fere, si il péeust.
Pur ceo que a la dame pleust
Tuz la teneient pur amie,
Tuz portouent sa druerie,
Anel u mance u gumfanun,
E chescun escriot sun nun.
Tuz quatre les ama e tient,
Tant que aprés une paske vient,
Que devant Nantes la cité
Ot un turneiement crïé.
Pur aquointer les quatre druz,
I sunt d'autre païs venuz:
E li Franceis e li Norman
E li Flemenc e li Breban,
Li Buluineis, li Angevin
(e) Cil ki pres furent veisin;
Tuz i sunt volenters alé.
Lunc tens aveient surjurné
Al vespré del turneiement
S'entreferirent durement.
Li quatre dru furent armé
E eisserent de la cité;
Lur chevaliers viendrent aprés,
Mes sur eus quatre fu le fes.
Cil defors les unt conéuz
As enseignes e as escuz.
Cuntre envéient chevaliers,
Deus Flamens e deus Henoiers,
Apareillez cume de puindre;
N'i ad celui ne voille juindre.
Cil les virent vers eus venir,
N'aveient talent de fuïr.
Lance baissie, a espelun,
Choisi chescun sun cumpainun.
Par tel aïr s'entreferirent
Que li quatre defors cheïrent.
Il n'eurent cure des destriers,
Ainz les laisserent estraiers;
Sur les abatuz se resturent;
Lur chevalers les succururent.
A la rescusse ot grant medlee,
Meint coup i ot feru d'espee.
La dame fu sur une tur,
Bien choisi les suens e les lur;
Ses druz i vit mut bien aidier:
Ne seit (le) queil deit plus preisier.
Li turnei(e)menz cumença,
Li reng crurent, mut espessa.
Devant la porte meintefeiz
Fu le jur mellé le turneiz.
Li quatre dru bien (le) feseient,
Si de de tuz le pris aveient,
Tant ke ceo vient a l'avesprer
Que il deveient desevrer.
Trop folement s'abaundonerent
Luinz de lur gent, sil cumpererent;
Kar li treis (i) furent ocis
E li quart nafrez e malmis
Par mi la quisse e einz al cors
Si que la lance parut fors.
A traverse furent feruz
E tuz quatre furent cheuz.
Cil ki a mort les unt nafrez
Lur escuz unt es chans getez:
Mut esteient pur eus dolent,
Nel firent pas a escïent.
La noise levat e le cri,
Unques tel doel ne fu oï.
Cil de la cité i alerent,
Unques les autres ne duterent;
Pur la dolur des chevaliers
I aveit iteus deus milliers
Ki lur ventaille deslacierent,
Chevoiz e barbes detraherent;
Entre eus esteit li doels communs.
Sur sun escu fu mis chescuns;
En la cité les unt porté
A la dame kis ot amé.
Desque ele sot cele aventure,
Paumee chiet a tere dure.
Quant ele vient de paumeisun,
Chescun regrette par sun nun.
«Lasse,» fet ele, «quei ferai?
Jamés haitie ne serai!
Ces quatre chevalers amoue
E chescun par sei cuveitoue;
Mut par aveit en eus granz biens;
Il m'amoent sur tute riens.
Pur lur beauté, pur lur pruesce,
Pur lur valur, pur lur largesce
Les fis d'amer (a) mei entendre;
Mes voil tuz perdre pur l'un prendre
Ne sai le queil jeo dei plus pleindre;
Mes ne (m'en) puis covrir ne feindre.
L'un vei nafré, li treis sunt mort;
N'ai rien el mund ki me confort.
Les morz ferai ensevelir,
E si li nafrez poet garir,
Volenters m'en entremetrai
E bons mires li baillerai.»
En ses chambres le fet porter;
Puis fist les autres cunreer,
A grant amur e noblement
Les aturnat e richement.
En une mut riche abeïe
Fist grant offrendre e grant partie,
La u il furent enfuï:
Deus lur face bone merci!
Sages mires aveit mandez,
Sis ad al chevalier livrez,
Ki en sa chambre jut nafrez,
Tant que a garisun est turnez.
Ele l'alot veer sovent
E cunfortout mut bonement;
Mes les autres treis regretot
E grant dolur pur eus menot.
Un jur d'esté aprés manger
Parlot la dame al chevaler;
De sun grant doel li remembrot:
Sun chief (e sun) vis en baissot;
Forment comencet a pen(s)er.
E il la prist a regarder,
Bien aparceit que ele pensot.
Avenaument l'areisunot:
«Dame, vus estes en esfrei!
Quei pensez vus? dites le mei!
Lessez vostre dolur ester!
Bien vus devr(ï)ez conforter.»
«Amis,» fet ele, «jeo pensoue
E voz cumpainuns remembroue.
Jamés dame de mun parage
(ja) Tant n'iert bele, pruz ne sage
Teus quatre ensemble n'amera
E en un jur si n'es perdra,
Fors vus tut sul ki nafrez fustes,
Grant paour de mort en eustes.
Pur ceo que tant vus ai amez,
Voil que mis doels seit remembrez:
De vus quatre ferai un lai,
E quatre dols vus numerai.»
Li chevalers li respundi
Hastivement, quant il l'oï:
«Dame, fetes le lai novel,
Si l'apelez le Chaitivel!
E jeo vus voil mustrer reisun
Que il deit issi aver nun:
Li autre sunt pieça finé
E tut le sécle unt usé,
La grant peine k'il en suffreient
De l'amur qu'il vers vus aveient;
Mes jo ki jui eschapé vif,
Tut esgaré e tut cheitif,
Ceo que al sécle puis plus amer
Vei sovent venir e aler,
Parler od mei matin e seir
Si n'en puis nule joie aveir
Ne de baisier ne d'acoler
Ne d'autre bien fors de parler.
Teus cent maus me fetes suffrir,
Meuz me vaudreit la mort tenir:
Pur c'ert li lais de mei nomez,
Le Chaitivel iert apelez.
Ki quatre dols le numera
Sun propre nun li changera.»
«Par fei,» fet ele, «ceo m'est bel:
Or l'apelum le Chaitivel.»
Issi fu li lais comenciez
E puis parfaiz e anunciez.
Icil kil porterent avant,
Quatre dols l'apelent alquant;
Chescun des nuns bien i afiert,
Kar la matire le requiert;
Le Chaitivel ad nun en us.
Ici finist, (il) n'i ad plus;
Plus n'en oï, ne plus n'en sai,
Ne plus ne vus en cunterai.
Marie de France - Lai du Chaitivel (ou du malheureux)
Traduction française simplifiée
J'éprouve le désir de réciter
un Lai que j'ai déja entendu raconter. J'indiquerai en même temps les noms de
ce Lai, celui de la ville où se passa l'aventure ; plusieurs l'appellent le Lai
du Chaitivel, et beaucoup d'autres le Lai des quatre douleurs.
Vous saurez donc qu'à Nantes,
en Bretagne, il étoit une dame charmante, autant instruite que belle. Aussi
tout chevalier du pays qui la voyoit une fois seulement, ne manquoit pas de lui
adresser ses vœux et de la requérir d'amour. Elle ne pouvoit certainement pas
les aimer tous, mais elle ne vouloit pas aussi les désespérer ; il vaudroit
mieux alors qu'un homme fît la cour à toutes les femmes de la même contrée, que
de le voir malheureux par les souffrances d'amour. Notre beauté étoit fort
avenante envers ses adorateurs ; et sans vouloir les écouter, en rejetant leurs
vœux, elle mettoit tant de grace dans ses refus qu'on ne pouvoit s'empêcher de
l'aimer davantage et de chercher à lui plaire. La dame dont je vous parle, par
sa beauté et par ses différentes qualités, étoit requise d'amour par un grand
nombre de soupirants.
Il y avoit en Bretagne quatre
chevaliers dont j'ignore les noms. Il suffira de savoir qu'ils étoient jeunes ,
riches, vaillants et pourvus d'une grande libéralité. Tous quatre tenoient aux
premières familles du pays, tous quatre également aimables, ils adressoient
leurs vœux à la belle dame , et faisoient consister leur gloire à se distinguer
par leurs prouesses, afin d'obtenir un regard de leur belle maîtresse. Chacun
ambitionnoit le bonheur d'être aimé, et requéroit d'amour la cruelle; ils
cherchoient à se surpasser mutuellement, et il n'étoit aucun d'eux qui ne fût
persuadé de mieux faire que son compagnon. De son côté, la dame qui voyoit dans
ses soupirants tant de zèle et de courage, eut bien desiré faire un choix, mais
elle n'osoit. Souvent même elle réfléchissoit et se demandoit lequel, parmi les
chevaliers, il lui conviendroit d'aimer.
Ils étoient egalement aimables
, vaillants, comment pouvoir se déterminer, puisqu'en prenant un amant, elle en
perdoit trois. Aussi faisoit - elle bonne mine à tous, recevoit des cadeaux ,
des messages et leur en rendoit d'autres ; elle n'accordoit rien et laissoit
croire à chacun d'eux qu'il étoit le préféré. Dans toutes les joutes les quatre
rivaux vouloient toujours être les premiers et remporter le prix. Lorsque les
chevaliers étoient rassemblés tous quatre la tenoient pour amie et, en signe
d'amour, ils portoient un présent qu'ils tenoient d'elle. L'un avoit sa bague,
le second une manche ; celui ci un gonfanon (i), celui-là une écharpe. Enfin,
tous quatre n'avoient pour cri d'armes que le nom de la belle dame.
Aux fêtes de Pâques un grand
tournoi eut lieu dans la plaine située devant la ville de Nantes, pour jouter
contre les quatre prétendants. On y vint de plusieurs pays; car on y remarquoit
des François, des Normands, des Flamands, des Bretons, des BoulûQois, des
Angevins, et des braves de divers autres lieux. On y remarquoit encore les
habitants des environs de Nantes qui s'y étant rendus en foule, séjournèrent
beaucoup plus longtemps que les autres. On se battit avec acharnement à ce
tournoi. Les prétendants s'étant armés, sortirent de la ville ; ils étoient
suivis par les autres chevaliers de leur parti. Mais le coup mortel devoit
tomber sur les quatre prétendants que les étrangers reconnurent facilement à
leurs enseignes et à leurs écus.
Quatre chevaliers armés de
toutes pièces, dont deux étoient de la Flandre et les deux autres du Haynaut,
forment le dessein de les attaquer. Loin d'être découragés, les prétendants
voyant arriver les étrangers sur eux, chacun choisit son homme et apprête sa
lance pour le bien recevoir. Le choc fut si terrible que les étrangers furent
jetés sur le sable. Ils abandonnèrent les étriers et n'eurent plus besoin de
leurs chevaux. Les compagnons des vaincus accoururent pour les secourir et les
garantir de la foule. Lors de la reprise du combat la mêlée fut terrible par
l'acharnement des deux partis, et la force des coups qu'ils se portoient.
La dame monta sur une tour
pour mieux juger de l'adresse de ses amants, qu'elle sut parfaitement
distinguer. Elle leur vit faire tant de prodiges de valeur qu'elle ne sait
auquel devoir accorder le prix. Encouragés par les regards de leur belle , ils
cherchent à se surpasser l'un pour l'autre. Le tournoi avoit commencé par le
combat où les tournoyants séparés en deux troupes rangées chacune sur une ligne
venoient se frapper de la lance pour se renverser. Il se termina par le combat
à la foule, sorte de mêlée confuse, où l'on frappoit à tort et à travers sans
savoir sur qui. Les quatre prétendants qui n'avoient pas quitté la lice, se
firent tellement remarquer que chacun leur accordoit le prix.
Malheureusement, sur le déclin
du jour, lorsqu'on faisoit la dernière course, les quatre guerriers
s'abandonnant trop à l'impétuosité de leur courage, et s'étant trop éloignés de
leurs gens, trois tombèrent atteints d'un coup mortel ; le quatrième fut
dangereusement blessé à la cuisse et en diverses parties de son corps qui
avoit été traversé d'un coup de lance. Tous quatre restèrent confondus parmi
les étrangers qui gisoient sur l'arène, tes vainqueurs firent jeter au loin les
écus de ces quatre champions pour venger sans doute la mort de leurs amis, et
en cela ils se comportèrent fort mal.
Je ne saurois exprimer le chagrin
des habitants de Nantes , lorsqu'ils furent instruits de la perte de leurs
braves compatriotes. Le deuil fut général, et jamais on n'en vit un pareil.
Tous sortirent de la ville pour aller au - devant de leurs dépouilles
mortelles. On remarquoit deux mille chevaliers qui avoient délacé leurs casques
; dans leur douleur ils s'arrachoient les cheveux et la barbe. Après avoir
cherché et trouvé les écus des quatre prétendants, on y placa leurs corps
dessus ; ils furent portés à la ville et présentés à la dame.
Dès qu'elle est instruite de
la mort de ses amants, la dame tombe sans connoissance et ne reprend l'usage de
ses sens que pour exhaler ses plaintes et ses regrets. Malheureuse que je suis,
dit-elle, que vais-je devenir ? plus jamais je n'aurai de plaisir. J'ai perdu
les quatre chevaliers qui m'aimoient sincèrement; outre l'amour extrême qu'ils
me portoient, combien ils étoient beaux , preux, vaillants, et généreux!
J'avois toute leur tendresse et je ne veux pas en perdre trois pour en garder un
seul. Mais quel est celui que je dois plaindre davantage ? Je ne peux me faire
illusion, trois ont perdu la vie et l'autre est dangereusement blessé. Je vais
faire inhumer convenablement les premiers et aviser au moyen de guérir l'autre
que je mettrai entre les mains des meilleurs chirurgiens.
La dame fait transporter le
blessé dans sa maison. Par le grand amour qu'elle portoit à ses amants, elle
leur fit faire des funérailles magnifiques qui eurent lieu dans une riche
abbaye à laquelle la dame donna beaucoup d'argent. Que Dieu veuille accorder sa
miséricorde aux trois chevaliers. La dame avoit mandé les plus habiles
chirurgiens pour soigner le blessé qu'elle avoit fait transporter dans sa
chambre, afin de veiller à ses besoins. Graces à ces précautions, le malade fut
bientôt guéri. La dame le voyoit tous les jours , l'exhortoit à la patience ;
cependant elle regrettoit les trois autres , et rien ne pouvoit la distraire de
sa douleur.
Un jour d'été après le repas,
la dame assise auprès du chevalier lui rappeloit les souffrances qu'elle
ressentoit. Laissant tomber sa tête sur sa poitrine , elle réfléchissoit à
l'étendue de son malheur. Le chevalier qui observoit tous les mouvements de sa
belle, se doutant bien du sujet qui l'occupoit, lui parla en ces termes : Vous
avez un chagrin, ma dame, je le vois; faites m'en part, veuillez oublier vos
peines et chercher, du moins, à vous consoler. Mou ami, je pense sans cesse à
vos compagnons; aucune femme de ma naissance, qui ne sera pas belle , vertueuse
et sage, ne voudra aimer quatre amants à-la-fois pour les perdre en un seul
jour, excepté vous qui fûtes blessé et dont nous avons bien craint la mort.
Pour ceux que vous avez tant
aimé et pour souvenir de ma douleur, de vous quatre je ferai un lai et je l'appellerai
le Lai des Quatre Douleurs. Dès que le chevalier l'eut entendue, il s'empressa
de lui répondre : Ah ! dame, en composant ce Lai nouveau , donnez - lui le nom
du Lai de l'Infortuné, et je vais vous expliquer la raison pourquoi vous devez
le nommer ainsi. Mes trois amis ont perdu la vie, ils ne ressentent plus les
peines qu'ils enduroient pour votre amour. Mais moi qui suis réchappé , je
suis le plus malheureux.
J'ai le bonheur de voir à
chaque instant du jour la femme que j'aime le plus au monde, je peux lui parler
le matin et le soir ; mais je n'en puis obtenir la moindre faveur, pas un
embrassement, un baiser; il ne me reste d'autre consolation que de lui
expliquer mes sentiments. Les maux que j'éprouve par votre rigueur, me font
desirer la mort. Voilà le motif qui ine fait vouloir que votre Lai porte mon
nom; il sera intitulé le Lai de l'Infortuné ; et qui l'appellera le Lai des
Quatre Douleurs, en changera le vrai nom. Vous avez raison et je vous approuve,
répond la dame ; dès cet instant nous dirons le Lai de l'Infortuné.
Voici les raisons qui ont
déterminé à faire ce Lai, et à lui donner le titre qu'il porte. Plusieurs
personnes veulent l'appeler le Lai des Quatre Douleurs. Cependant chacun de
ces noms lui convient parfaitement , puisqu'ils sont nés du sujet ; mais
l'usage est de dire le Lai de l'Infortuné. Je termine ici, parce qu'on ne m'a
rien dit de plus, que je n'en sais pas davantage ; par conséquent , je suis
forcée de finir.
Lai du Chevrefoil
Par
Marie de France
Asez me plest e
bien le voil
Del lai que hum nume Chevrefoil
Que la verité vus en cunt
(e)Ppur quei il fu fet e dunt.
Plusurs le me unt cunté e dit
E jeo l'ai trové en escrit
De Tristram e de la reïne,
De lur amur que tant fu fine,
Dunt il eurent meinte dolur,
Puis en mururent en un jur.
Li reis Marks esteit curucié,
Vers Tristram sun nevuz irié;
De sa tere le cungea
Pur la reïne qu'il ama.
En sa cuntree en est alez;
En Suhtwales, u il fu nez,
Un an demurat tut entier,
Ne t ariere repeirier;
Mes puis se mist en abandun
De mort e de destructïun.
Ne vus esmerveilliez neent:
Kar ki eime mut lëalment,
Mut est dolenz e trespensez,
Quant il nen ad ses volentez.
Tristram est dolent e pensis:
Pur ceo se met de sun païs.
En Cornvaille vait tut dreit,
La u la reïne maneit.
En la forest tut sul se mist,
Ne voleit pas que hum le veïst;
En la vespree s'en eisseit,
Quant tens de herberger esteit;
Od païsanz, od povre gent
Perneit la nuit herbergement.
Les noveles lur enquereit
Del rei cum il se cunteneit.
Ceo li dïent qu'il unt oï
Que li barun erent bani,
A Tintagel deivent venir,
Li reis i veolt sa curt tenir,
A pentecuste i serunt tuit;
Mut i avra joie e deduit,
E la reïnë i sera.
Tristram l'oï, mut se haita:
Ele ne purrat mie aler
K'il ne la veie trespasser.
Le jur que li rei fu meüz,
E Tristram est al bois venuz
Sur le chemin quë il saveit
Que la rute passer deveit,
Une codre trencha par mi,
Tute quarreie la fendi.
Quant il ad paré le bastun,
De sun cutel escrit sun nun.
Se la reïne s'aparceit,
Que mut grant gardë en perneit
Qutre feiz li fu avenu
Que si l'aveit aparceü
De sun ami bien conustra
Le bastun quant el le verra.
Ceo fu la summe de l'escrit
Qu'il li aveit mandé e dit:
Que lunges ot ilec esté
E atendu e surjurné
Pur espïer e pur saver
Coment il la peu&st veer,
Kar ne pot nent vivre sanz li;
D'euls deus fu il (tut) autresi
Cume del chevrefoil esteit
Ki a la codre se perneit:
Quant il s'i est laciez e pris
E tut entur le fust s'est mis,
Ensemble poënt bien durer;
Mes ki puis les volt desevrer,
Li codres muert hastivement
E li chevrefoil ensement.
«Bele amie, si est de nus:
Ne vus sanz mei, ne mei sanz vus!»
La reïne vait chevachant;
Ele esgardat tut un pendant,
Le bastun vit, bien l'aparceut,
Tutes les lettres i conut.
Les chevalers que la menoënt,
Quë ensemblë od li erroënt,
Cumanda tuz (a) arester:
Descendre vot e resposer.
Cil unt fait sun commandement.
Ele s'en vet luinz de sa gent;
Sa meschine apelat a sei,
Brenguein, que fu de bone fei.
Del chemin un poi s'esluina;
Dedenz le bois celui trova
Que plus l'amot que rein vivant.
Entre eus meinent joie (mut) grant.
A li parlat tut a leisir,
E ele li dit sun pleisir;
Puis li mustre cumfaitement
Del rei avrat acordement,
E que mut li aveit pesé
De ceo qu'il (l)'ot si cungïé;
Par encusement l'aveit fait.
Atant s'en part, sun ami lait;
Mes quant ceo vient al desevrer,
Dunc comenc(er)ent a plurer.
Tristram a Wales s'en rala,
Tant que sis uncles le manda.
Pur la joie qu'il ot eüe
De s'amie qu'il ot veüe
E pur ceo k'il aveit escrit,
Si cum la reïne l'ot dit,
Pur les paroles remembrer,
Tristram, ki bien saveit harper,
En aveit fet un nuvel lai;
Asez briefment le numerai:
Gotelef l'apelent en engleis,
Chevrefoil le nument Franceis.
Dit vus en ai la verité
Del lai que j'ai ici cunté.
Marie de France - Lai du Chèvrefeuille (ou chèvrefoil)
Traduction française simplifiée
J'aurais beaucoup de plaisir à
raconter le Lai du Chèvrefeuille, mais je veux auparavant vous apprendre pourquoi
il fut fait. Vous saurez donc que je l'ai entendu réciter plusieurs fois et que
je l'ai même trouvé en écrit. Je parlerai de Tristan, de sa mie Yseult la
blonde, de leur amour extrême qui leur causa tant de peines, et de leur mort
qui eut lieu le même jour.
Le Roi Marc fort irrité contre
son neveu, le chassa de son royaume parce qu'il aimoit la reine, dont il étoit
tendrement aimé. Tristan revint dans le Southwales sa patrie, où il'demeura
pendant une année. L'éloignement de sa belle, l'ennui de l'absence, le
conduisoieut insensiblement au tombeau. Ne vous etonnez pas de l'état du
chevalier, tous ceux qui aiment loyalement ressentent les mêmes douleurs quand
ils éprouvent des maux pareils.
Pour dissiper son chagrin,
Tristan quitte sa patrie et se rend dans la Cornouailles, province que la
belle Yseult habitoit. Voulant se dérober à tous les regards, il habitoit une
forêt, de laquelle il ne sortoit que le soir ; et quand venoit la nuit, il
alloit demander l'hospitalité à des paysans, puis s'informoit près d'eux des
nouvelles de la ville et de la cour, et de ce que faisoit le roi. Ceux-ci lui
répondirent qu'ils avoient entendu dire que les barons bannis de la cour,
s'étoient refugiés à Tintagel ; que le roi, aux fêtes de la Pentecôte,
tiendroit dans cette ville une cour plénière(i) extrêmement belle, où l'on
devoit beaucoup s'amuser, enfin que la reine devoit y assister.
Tristan fut d'autant plus
enchanté de ce qu'il venoit d'apprendre que la reine devoit infailliblement
traverser la forêt pour se rendre à Tintagel. En effet, le roi et son cortège
passèrent le lendemain. Yseult ne devoit pas tarder à venir; mais comment lui
apprendre que son amant est si près d'elle ? Tristan coupe une branche de
coudrier, la taille carrément et la fend en deux, sur chaque côté de
l'épaisseur il écrit son nom avec un couteau, puis met les deux branches sur le
chemin, à peu de distance l'une de l'autre. Si la reine aperçoit le nom de son
ami, ainsi que cela lui étoit déja arrivé , il n'y a pas de doute qu'elle ne s'arrête.
Elle devineroit sur-le-champ
qu'il avoit longtemps attendu pour la voir. D'ailleurs elle ne peut ignorer que
Tristan ne peut vivre sans Yseult, comme Yseult ne peut vivre sans Tristan. Il
vous souvient, disoit-il en lui-même, de l'arbre au pied duquel est planté du
chèvrefeuille. Cet arbuste monte, s'attache et entoure les branches. Tous deux
semblent devoir vivre longtemps, et rien ne paroît pouvoir les désunir. Si
l'arbre vient à mourir, le chèvrefeuille éprouve sur-le-champ le même sort. Ainsi,
belle amie, est-il de nous. Je ne puis vivre sans vous comme vous sans moi, et
votre absence me fera périr.
« Belle amie,
ainsi en est-il de nous:
Ni vous sans moi, ni moi sans vous! »
La reine montée sur un
palefroi arrive enfin ; le bâton sur lequel étoit écrit le nom de son ami,
frappe ses regards ; elle voit le nom de Tristan qui ne peut être éloigné. Mais
comment se dérober à cette suite de chevaliers qui l'accompagne? Elle fait
arrêter le cortège sous prétexte de profiter de la beauté du lieu et de se
reposer. Elle défend de la suivre, ses ordres sont exécutés et bientôt elle
est loin de sa suite. Son amie Brangien, la confidente de ses amours est la
seule qui la suive. A peine entrée dans le bois, Yseult vit devant elle celui
qu'elle aimoit plus que la vie.
Dieu! quel bonheur, et que de
choses à se dire après une aussi longue absence ! Elle lui fait espérer un
prompt retour, et d'obtenir sa grace auprès du roi son époux. Combien j'ai
souffert de votre exil ! Mais, cher ami, il est temps de nous quitter et je ne
le puis sans répandre des pleurs. Adieu, je ne vis que dans l'espérance de vous
revoir bientôt. Yseult alla rejoindre sa suite, et Tristan retourna dans le
pays de Galles, où il demeura jusqu'à son rappel.
De la joie qu'il avoit éprouvée
en voyant son amie, et du moyen qu'il avoit inventé à cet effet, de la promesse
qu'elle lui avoit faite, de tout ce qu'elle lui avoit dit, Tristan qui pincoit
supérieurement de la harpe en fit un Lai nouveau. De ce Lai que j'ai ici conté
je donnerai le nom. Les Anglois le nomment Goatleaf et les François le
Chevrefeuille. Voici la vérité de l'aventure que vous venez d'entendre et que
j'ai mise en vers.
Lai d'Eliduc
Par
Marie de France
De un mut ancïen lai bretun
Le cunte e tute la reisun
Vus dirai, si cum jeo entent
La verité, mun escïent.
En Britaine ot un chevalier
Pruz e curteis, hardi e fier ;
Elidus ot nun, ceo m'est vis,
N'ot si vaillant hume al païs.
Femme ot espuse, noble e sage,
De haute gent, de grant parage.
E vit le lit a la pucele,
Mut s'entr'amerent lëaument ;
Mes puis avient par une guere
Quë il alat soudees quere :
Iloc ama une meschine,
Fille ert a rei e a reïne.
Guilliadun ot nun la pucele,
El rëaume nen ot plus bele.
La femme resteit apelee
Guildelüec en sa cuntree.
D'eles deus ad li lai a nun
Guildelüec ha Gualadun.
Elidus fu primes nomez,
Mes ore est li nuns remüez,
Kar des dames est avenue.
L'aventure dunt li lais fu,
Si cum avient, vus cunterai,
La verité vus en dirrai.
Elidus aveit un seignur,
Reis de Brutaine la meinur,
Que mut l'amot e cherisseit,
E il lëaument le serveit.
U que li reis deüst errer,
Il aveit la tere a garder;
Pur sa prüesce le retint.
Pur tant de meuz mut li avint :
Par les forez poeit chacier ;
N'i ot si hardi forestier
Ki cuntredire li osast
Ne ja une feiz en grusçast.
Pur l'envie del bien de lui,
Si cum avient sovent d'autrui,
Esteit a sun seignur medlez
(e) Empeirez e encusez,
Que de la curt le cungea
Sanz ceo qu'il ne l'areisuna.
Eliducs ne saveit pur quei.
Soventefiez requist le rei
Qu'il excundist de lui preïst
E que losenge ne creïst,
Mut l'aveit volenters servi ;
Mes li rei ne li respundi.
Quant il nel volt de rien oïr,
Si l'en covient idunc partir.
A sa mesun en est alez,
Si ad tuz ses amis mandez;
Del rei sun seignur lur mustra
E de l'ire que vers lui a ;
Mut li servi a sun poeir,
Ja ne deüst maugré aveir.
Li vileins dit par reprover,
Quant tencë a sun charïer,
Que amur deeignur n'est pas fiez.
Sil est sages e vedzïez
Ki lëauté tient sun seignur,
Envers ses bons veisins amur.
Ne volt al païs arester,
Ainz passera, ceo dit, la mer,
Al rëaume de Loengre ira,
Une piece se deduira;
Sa femme en la tere larra,
A ses hummes cumandera
Quë il la gardent lëaument
E tuit si ami ensement.
A cel cunseil s'est arestez,
Si s'est richement aturnez.
Mut furent dolent si ami
Pur ceo ke de eus se departi.
Dis chevalers od sei mena,
E sa femme le cunvea;
Forment demeine grant dolur
Al departie (de) sun seignur ;
Mes il l'aseürat de sei
Qu'il li porterat bone fei.
De lui se departi atant,
Il tient sun chemin tut avant ;
A la mer vient, si est passez,
En Toteneis est arivez.
Plusurs reis (i) ot en la tere,
Entre eus eurent estrif e guere.
Vers Excestrë en cel païs
Maneit un hum mut poëstis,
Vieuz hum e auntïen esteit.
Karnel
heir madle nen aveit ;
Une fille ot a merïer.
Pur ceo l'il ne
la volt doner
A sun per, cil le guerriot,
Tute sa tere si gastot.
En un chastel l'aveit enclos ;
N'ot el chastel hume si os
Ki cuntre lui osast eissir
Estur ne mellee tenir.
Elidus en oï parler;
Ne voleit mes a vant aler,
Quant iloc ad guere trovee ;
Remaner volt en la cuntree.
Li reis ki plus esteit grevez
E damagiez e encumbrez
Vodrat aider a sun poeir
E en soudees remaneir.
Ses messages i enveia
E par ses lettres li manda
Que de sun païs iert eissuz
E en s'aïe esteit venuz ;
Mes li (re)mandast sun pleisir,
E s'il nel voleit retenir,
Cunduit li donast par sa tere ;
Avant ireit soudees quere.
Quant li reis vit les messagers,
Mut les ama e (mut) ot chers ;
Sun cunestable ad apelez
E hastivement comandez
Que cunduit li appareillast
(e) Ke le barun amenast,
Si face osteus appareiller
U il puïssent herberger,
Tant lur face livrer e rendre
Cum il codrunt le meis despendre.
Li cunduit fu appareillez
E pur Eliduc enveiez.
A grant honur fu receüz,
Mut par fu bien al rei venuz.
Sun ostel fu chiés un burgeis,
Que mut fu sagë e curteis ;
Sa bele chambre encrutinee
Li ad li ostes delivree.
Eliduc se fist bien servir ;
A sun manger feseit venir
Les chevalers mesaeisez
Quë al burc erent herbergez.
A tuz ses hummes defendi
Que n'i eüst nul si hardi
Que des quarante jurs primers
Pareïst livreisun ne deners.
Al terz jur qu'il ot surjurné
Li criz leva en la cité
Que lur enemi sunt venu
E par la cuntree espandu ;
Ja vodrunt la vile asaillir
E de si ke as portes venir.
Eliduc ad la noise oïe
De la gent ki est esturdie.
Il s'est armé, plus n'i atent,
E si cumpainuns ensement.
Quatorze chevalers muntant
Ot en la vile surjurnant
Plusurs en i aveit nafrez
E des prisuns i ot asez
Cil virent Eliduc munter ;
Par les osteus se vunt armer,
Fors de la porte of lui eissirent,
Que sumunse n'i atendirent.
"Sire," funt il, "od vus irum
E ceo que vus ferez ferum!"
Il lur respunt: "vostre merci!
Avreit i nul de vus ici
Ki maupas u destreit seüst,
U l'um encumbrer les peüst ?
Si nus ici les atendums,
Peot cel estre, nus justerums ;
Mes ceo n'ateint a nul espleit,
Ki autre cunseil en sav(r)eit."
Cil li dïent: "sire, par fei,
Pres de cel bois en cel ristei
La ad une estreite charriere,
Par unt il repeirent ariere ;
Quant il avrunt fet lur eschec,
Si returnerunt par ilec;
Desarmez sur lur palefrez
S'en revunt (il) soventefez,
Si se mettent en aventure
Cume de murir a dreiture".
Bien tost les purreit damagier
E eus laidier e empeirier.
Elidus lur ad dit: "amis,
La meie fei vus en plevis :
Ki en tel liu ne
va suvent
U il quide perdre a scïent,
Ja gueres ne gaainera
Në en grant pris ne muntera.
Vus estes tuz hummes le rei,
Si li devez porter grant fei.
Venez od mei la u j'irai,
Si fetes ceo que jeo ferai!
Jo vus asseür lëaument,
Ja n'i avrez encumbrement,
Pur atant cume jo puis aidier.
Si nus poüm rien gaainier,
Ceo nus iert turné a grant pris
De damagier noz enemis."
Icil unt pris la seütré,
Si l'unt de si que al bois mené;
Pres del chemin sunt enbuschié,
Tant que cil se sunt repeirié.
Elidus lur ad tut mustré
E enseignié e devisé
De queil manere a eus puindrunt
E cum il les escrïerunt.
Quant al destreit furent entrez,
Elidus les ad escrïez.
Tuz apela ses cumpainuns,
De bien faire les ad sumuns.
Il i ferirent durement
(ne) Nes esparnierent nïent.
Cil esteient tut esbaï,
Tost furent rut e departi,
En poi de hure furent vencu.
Lur cunestable unt retenu
E tant des autres chevaliers
Tuit en chargent lur esquïers
Vint e cinc furent cil de ça,
Trente en pristrent de ceus de la.
Del herneis pristrent a espleit,
Merveillus gaain i unt feit.
Ariere s'en (re)vunt tut lié:
Mut aveient bien espleitié.
Li reis esteit sur une tur,
De ses hummes ad grant poür;
De Eliduc forment se pleigneit,
Kar il quidout e (si) cremeit
Quë il eit mis en abandun
Ses chevaliers par traïsun.
Cil s'en vienent tut aruté
(e) Tut chargié e tut trussé.
Mut furent plus al revenir
Qu'il n'esteient al fors eissir:
Par ceo les descunut li reis,
Si fu en dute e en suspeis.
Les portes cumande a fermer
E les genz sur les murs munter
Pur traire a eus e pur lancier;
Mes (il) n'en avrunt nul mester.
Cil eurent enveié avant
Un esquïer esperunant,
Que l'aventure lur mustra
E del soudeür li cunta,
Cum il ot ceus de la vencuz
E cum il s'esteit cuntenuz;
Unques tel chevalier ne fu;
Lur cunestable ad retenu
E vint e noef des autres pris
E muz nafrez a muz ocis.
Li reis, quant la novele oï,
A merveille s'en esjoï.
Jus de la tur est descenduz
E encuntre Eliduc venuz.
De sun bienfait le mercia,
E il les prisuns li livra.
As autres depart le herneis,
A sun eos ne retient que treis
Chevals ke li erent loé;
Tut ad departi e duné,
La sue part dommunement,
As prisuns e a l'autre gent.
Aprés cel fet que jeo vus di,
Mut l'amat li reis e cheri.
Un an entier l'ad retenu
E ceus ki sunt of lui venu,
La fiance de lui en prist;
De sa tere gardein en fist.
Eliduc fu curteis e sage,
Beau chevaler (e) pruz e large.
La fille al rei l'oï numer
E les biens de lui recunter.
Par un suen chamberlenc privé
L'ad requis, prïé e mandé
Que a li venist esbanïer
E parler e bien acuinter;
Mut durement s'esmerveillot
Quë il a li ne repeirot.
Eliduc respunt qu'il irrat,
Volenters s'i acuinterat.
Il est munté sur sun destrier,
Od lui mena un chevalier;
A la pucele veit parler.
Quant en la chambre dut entrer,
Le chamberlenc enveit avant.
Cil s'alat aukes entargant,
De ci que cil revient ariere.
Od duz semblant, od simple chere,
Od mut noble cuntenement
Parla mut afeit(ï)ement
E merciat la dameisele,
Guilliadun, que mut fu bele,
De ceo que li plot a mander
Quë il venist a li parler.
Cele l'aveit par la mein pris,
Desur un lit erent asis;
De plusurs choses unt parlé.
Icele l'ad mut esgardé,
Sun vis, sun cors e sun semblant;
Dit en lui n'at mesavenant,
Forment le prise en sun curage.
Amurs i lance sun message,
Que la somunt de lui amer;
Palir la fist e suspirer,
Mes nel volt mettrë a reisun,
Qu'il n eli turt a mesprisun.
Une grant piece i demura;
Puis prist cungé, si s'en ala;
El li duna mut a enviz,
Mes nepurquant s'en est partiz,
A sun ostel s'en est alez.
Tut est murnes e trespensez,
Pur la belë est en esfrei,
La fille sun seignur le rei,
Que tant ducement l'apela,
E de ceo ke ele suspira.
Mut par se tient a entrepris
Que tant ad esté al païs,
Que ne l'n ad veüe sovent.
Quant ceo ot dit, si se repent:
De sa femme li remembra
E cum il li asseüra
Que bone fei li portereit
E lëaument se cuntendreit.
La pucele ki l'ot veü
Vodra de lui fere sun dru.
Unques mes tant nul ne preisa;
Si ele peot, sil retendra.
Tute la nuit veillat issi,
Ne resposa ne ne dormi.
Al demain est matin levee,
A une fenestre est ale(e);
Sun chamberlenc ad apelé,
Tut sun estre li ad mustré.
"Par fei," fet ele, "mal m'esteit!
Jo sui cheï'en mauvés pleit:
Jeo aim le novel soudeer,
Elid, li bon chevaler.
Unques anuit nen oi repos
Ne pur dormir les oilz ne clos.
Si par amur me veut amer
E de sun cors asseürer,
Jeo ferai trestut sun pleisir,
Si l'en peot grant bien avenir:
De ceste tere serat reis.
Tant par est sages e curteis,
Que, s'il ne m'aime par amur,
Murir n'estuet a grant dolur."
Quant ele ot dit ceo ke li plot,
Li chamberlenc que ele apelot
Li ad duné cunseil leal;
Ne li deit hum turner a mal.
"Dame," fet il, "quant vus l amez,
Enveez i, si li mandez;
Ceinturë u laz u anel
Enveiez li, si li ert bel.
Si il le receit bonement
E joius seit del mandement,
Seür(e) seez de s'amur!
Il n'ad suz ciel empereür,
Si vus amer le volïez,
Que mut n'en deüst estre liez."
La dameisele respundi,
Quant le cunseil de lui oï:
"Coment savrai par mun present
S'il ad de mei amer talent.
Jeo ne vi unques chevalier
Ki se feïst de ceo preier,
Si il amast u il haïst,
Que volenters ne retenist
Cel present ke hum li enveast.
Mut
harreie k'il me gabast.
Mes nepurquant
pur le semblant
Peot l'um conustre li alquant.
Aturnez vus e si alez!"
"Jeo sui," fet il, "tut aturnez."
"Un anel de or li porterez
E ma ceinture li durez!
Mil feiz le me salüerez."
Li chamberlenc s'en est turnez.
Ele remeint en teu manere,
Pur poi ne l'apelet arere;
E nekedent le lait aler,
Si se cumence a dementer:
"Lasse, cum est mis quors suspris
Pur un humme de autre païs!
Ne sai s'il est de haute gent,
Si s'en irat hastivement;
Jeo remeindrai cume dolente.
Folement ai mise m'entente.
Unques mes ne parlai fors ier,
E or le faz de amer preier.
Jeo quid kë il me blamera;
S'il est curteis, gre me savra;
Ore est del tut en aventure.
E si il n'ad de m'amucure,
Mut me tendrai (a) maubaille;
Jamés n'avrai joie en ma vie."
Tant cum ele se demanta,
Li chamberlenc mut se hasta.
A Eliduc esteit venuz,
A cunseil li ad dit saluz
Que la pucele li mandot,
A l'anelet li presentot,
La ceinture li ad donee;
Li chevalier l'ad mercïee.
L'anelet d'or mist en sun dei,
La ceinture ceint entur sei;
Ne li vadlet plus ne li dist,
Në il nïent ne li requist
Fors tant que de(l) suen li offri.
cil n'en prist rien, si est parti;
A sa dameisele reva,
Edenz sa chambre la trova;
De part celui la salua
E del present la mercia.
"Diva!" fet el, "nel me celer!
Veut il mei par amurs amer?"
Il li respunt: "ceo m'est avis:
Li chevalier n'est pas jolis;
Jeol tienc a curteis e a sage,
Que bien seit celer sun curage.
De vostre part le saluai
E voz aveirs li presentai.
De vostre ceinture se ceint,
Par mi les flancs bine s'en estreint,
E l'anelet mist en sun dei.
Ne li dis plus në il a mei."
"Nel receut il pur drüerie?
Peot cel estre, jeo sui traïe."
Cil li ad dit: "par fei, ne sai.
Ore oëz ceo ke jeo dirai:
S'il ne vus vosist mut grant bien,
Il ne vosist del vostre rien."
"Tu paroles," fet ele, "en gas!
Jeo sai bien qu'il ne me heit pas.
Unc ne li forfis de nïent,
Fors tant que jeo l'aim durement;
E si pur tant me veut haïr,
Dunc est il digne de murir.
Jamés par tei ne par autrui,
De si que jeo paroge a lui,
Ne li vodrai rien demander;
Jeo meïsmes li voil mustrer
Cum l'amur de lui me destreint.
Mes jeo ne sai si il remeint."
Li chamberlenc ad respundu:
"Dame, li reis l'ad retenu
Desque a un an par serement
Qu'il li servirat lëaument.
Asez purrez aver leisir
De mustrer lui vostre pleisir."
Quant ele oï qu'il remaneit,
Mut durement s'en esjoieit;
Mut esteit lee del sujur.
Ne saveit nent de la dolur
U il esteit, puis que il la vit:
Unques n'ot joie ne delit,
Fors tant cum il pensa de li.
Mut se teneit a maubailli;
Kar a sa femme aveit premis,
Ainz qu'il turnast de sun païs,
Quë il n'amereit si li nun.
Ore est sis quors en grant prisun.
Sa lëauté voleit garder;
Mes ne s'en peot nïent oster
Quë il nen eimt la dameisele,
Guilliadun, que tant fu bele,
De li veer e de parler
E de baiser e de acoler;
Mes ja ne li querra amur
Ke li (a)turt a deshonur,
Tant pur sa femme garder fei,
Tant pur ceo qu'il est od le rei.
En grant peine fu Elidus.
Il est munté, ne targe plus;
Ses cumpainuns apele (a) sei.
Al chastel vet parler al rei;
La pucele verra s'il peot:
C'est l'acheisun pur quei s'esmeot.
Li reis est del manger levez,
As chambres sa fille est entrez.
As eschés cumence a jüer
A un chevaler de utre mer;
De l'autre part de l'escheker
Deveit sa fillë enseigner.
Elidus est alez avant;
Le reis li fist mut bel semblant,
Dejuste lui seer le fist.
Sa fille apele, si li dist:
"Dameisele, a cest chevaler
Vus devrïez ben aquinter
E fere lui mut grant homur;
Entre cinc cenz nen ad meillur."
Quant la meschine ot escuté
Ceo que sis sire ot cumandé,
Mut en fu lee la pucele.
Descie s'est, celui apele.
Luinz des autres se sunt asis;
Amdui erent de amur espris.
El ne l'osot areisuner,
E il dutë a li parler,
Fors tant kë il la mercia
Del present que el li enveia:
Unques mes n'ot aveir si chier.
Ele respunt al chevalier
Que de ceo li esteit mut bel,
E pur ceo l'enveat l'anel
E la ceinturë autresi,
Que de sun cors l'aveit seisi;
Ele l'amat de tel amur,
De lui volt faire sun seignur;
E s'ele ne peot lui aveir,
Une chose sace de veir:
Jamés n'avra humme vivant.
Or li redie sun talant!
"Dame," fet il, "grant gre vus sai
De vostre amur, grant joie en ai;
Quant vus tant me avez preisié,
Durement en dei estre lié;
Ne remeindrat pas endreit mei.
Un an sui remis od le rei;
La fiancë ad de mei prise,
N'en partirai en nule guise
De si que sa guere ait finee.
Puis m'en irai en ma cuntree;
Kar ne voil mei remaneir,
Si cungé pous de vus aveir."
La pucele li respundi:
"Amis, la vostre grant merci!
Tant estes sages e curteis,
Bien avrez purveü ainceis
Quei vus vodriez fere de mei.
Sur tute rien vus aim e crie."
Bien s'esteent aseüré;
A cele feiz n'unt plus parlé.
A sun ostel Eliduc vet;
Mut est joius, mut ad bien fet:
Sovent peot parler od s'amie,
Grant est entre eus la drüerie.
Tant s'est de la guere entremis
Qu'il aveit retenu e pris
Celui ki le rei guerreia,
E tute la tere aquita.
Mut fu preisez par sa prüesce,
Par sun sen e par sa largesce;
Mut li esteit bien avenu.
Dedenz le terme ke ceo fu,
Ses sires l'otnveé quere
Treis messages fors de la tere:
Mut ert grevez e damagiez
E encumbrez e empeiriez;
Tuz ses chasteus alot perdant
E tute sa tere guastant.
Mut s'esteit sovent repentiz
Quë il de lui esteit partiz;
Mal cunseil en aveit eü
E malement l'aveit veü.
Les traïturs ki l'encuserent
E empeirent e medlerent
Aveit jeté fors del païs
E en eissil a tuz jurs mis.
Par sun grant busuin le mandot
E sumeneit e conjurot
Par l'aliance qu'il li fist,
Quant il l'umage de lui prist,
Que s'en venist pur lui aider;
Kar mut en aveit grant mester.
Eliduc oï la novele.
Mut li pesa pur la pucele;
Kar anguissusement l'amot
E ele lui ke plus ne pot.
Mes n'ot entre eus nule folie,
Ne jolité ne vileinie:
De douneer e de parler
E de lur beaus aveirs doner
Esteit tute la drüerie
Par maur en lur cumpainie.
Ceo fu s'entente e sun espeir:
El le quidot del tut aveir
E retenir, s'ele peüst;
Ne saveit pas que femme eüst.
"Allas!" fet il, !mal ai erré!
Trop ai en cest païs esté!
Mar vi unkes ceste cuntree!
Une meschine i ai amee,
Guilliadun, la fille al rei,
Mut durement e ele mei.
Quant si de li m'estuet partir,
Un de nus (deus) estuet murir
U ambedeus, estre ceo peot.
E nepurquant aler m'esteot;
Mis sires m'ad par bref mandé
E par serement conjuré
E ma femme d(e l)'autre part.
Or me covient que jeo me gart!
Jeo ne puis mie remaneir,
Ainz m'en irai par estuveir.
S'a m'amie esteie espusez,
Nel suff(e)reit crestïentez.
De tutes parz va malement;
Deu, tant est dur le partement!
Mes ki k'il turt a mesprisun,
Vers li ferai tuz jurs raisun;
Tute sa volenté ferai
E par sun cunseil err(er)ai.
Li reis, sis sire ad bone peis,
Ne qui que nul le guerreit meis.
Pur le busuin de mun seignur
Querrai cungé devant le jur
Que mes termes esteit asis
Kë od lui sereie al païs.
A la pucele irai parler
E tut mun afere mustrer;
Ele me dirat sun voler,
E jol ferai a mun poër."
Li chevaler n'ad plus targié,
Al rei veit prendre le cungié.
L'aventure li cunte e dit,
Le brief li ad mustré e lit
Que sis sires li enveia,
Que par destresce le manda.
Li reis oï le mandement
E qu'il ne remeindra nïent;
Mut est dolent e trespensez.
Del suen li ad offert asez,
La terce part de s'herité
E sun tresur abaundoné;
Pur remaneir tant li fera
Dunt a tuz jurs le loëra.
"Par Deu," fet il, "a ceste feiz,
Puis que mis sires est destreiz
E il m'ad mandé de si loin,
Jo m'en irai pur sun busoin;
Ne remeindrai en nule guise.
S'avez mester de mun servise,
A vus revendrai volenters
Od grant esforz de chevalers."
De ceo l'ad li reis mercïé
E bonement cungé doné.
Tuz les aveirs de sa meisun
li met li reis en (a)baundun,
Or e argent, chiens e chevaus
(e) Dras de seie bons e beaus.
Il en prist mesurablement;
Puis li ad dit avenantment
Que a sa fille parler ireit
Mut volenters, si lui pleseit.
Li reis respunt: "Ceo m'est mut bel."
Avant enveit un dameisel
Que l'us de la chambrë ovri.
Elidus vet parler od li.
Quant el le vit, si l'apela
E sis mil feiz le salua.
De sun afere cunseil prent,
Sun eire li mustre briefment.
Ainz qu'il li eüst tut mustré
Ne cungé pris ne demandé,
Se pauma ele de dolur
E perdi tute sa culur.
Quant Eliduc la veit paumer,
Si se cumence a desmenter;
La buche li baise sovent
E si plure mut tendrement;
Entre ses braz la prist e tient,
Tant que de paumeisuns revient.
"Par Deu," fet il, "ma duce amie,
Sufrez un poi ke jo vus die:
Vus estes ma vie e ma mort,
En vus est (tres)tut mun confort!
Pur ceo preng jeo cunseil de vus
Que fiancë ad entre nus.
Pur busuin vois en mun païs;
A vostre pere ai cungé pris.
Mes jeo ferai vostre pleisir,
Que ke me deivë avenir."
"Od vus," fet ele, "me amenez,
Puis que remaneir ne volez!
U si ceo nun, jeo me ocirai;
Jamés joie ne bien ne avrai."
Eliduc respunt par duçur
Que mut l'amot de bon'amur:
"Bele, jeo sui par serement
A vostre pere veirement--
Si jeo vus en menoe od mei,
Jeo li mentireie ma fei--
De si k'al terme ki fu mis.
Lëaument vus jur e plevis:
Si cungé me volez doner
E respit mettre e jur nomer,
Si vus volez que jeo revienge,
N'est rien al mund que me retienge,
Pur ceo que seie vis e seins;
Ma vie est tute entre voz meins."
Celë ot de lui grant amur;
Terme li dune e nume jur
De venir e pur li mener.
Grant doel firent al desevrer,
Lur anels d'or s'entrechangerent
E decement s'entrebaiserent.
Il est desque a la mer alez;
Bon ot le vent, tost est passez.
Quant Eliduc est repeirez,
Sis sires est joius e liez
E si ami e si parent
E li autre communement,
E sa bone femme sur tuz,
Que mut est bele, sage e pruz.
Mes il esteit tuz jurs pensis
Pur l'amur dunt il ert suspris:
Unques pur rien quë il veïst
Joie ne bel semblant ne fist,
Ne jamés joie nen avra
De si que s'amie verra.
Mut se cuntient sutivement.
Sa femme en ot le queor dolent,
Ne sot mie quei ceo deveit;
A sei meïsmes se pleigneit.
Ele lui demandot suvent
S'il ot oï de nule gent
Que ele eüst mesfet u mespris,
Tant cum il fu hors del païs;
Volenters s'en esdrescera
Devant sa gent, quant li plarra.
"Dame," fet il, "nent ne vus ret
De mesprisun ne de mesfet.
Mes al païs u j'ai esté
Ai al rei plevi e juré
Que jeo dei a lui repeirer;
Kar de mei ad (il) grant mester.
Si li rei mis sire aveit peis,
Ne remeindreie oit jurs aprés.
Grant travail m'estuvra suffrir,
Ainz que jeo puisse revenir.
Ja, de si que revenu seie,
N'avrai joie de rein que veie;
Kar ne voil ma fei trespasser."
Atant le lest la dame ester.
Eliduc od sun seignur fu;
Mut li ad aidé e valu:
Par le cunseil de lui errot
E tute la tere gardot.
Mes quatn li termes apreça
Que la pucele li numa,
De pais fere s'est entremis;
Tuz acorda ses enemis.
Puis s'est appareillé de errer
E queil gent il vodra mener.
Deus ses nevuz qu'il mut ama
E un suen chamberlenc mena
Cil ot de lur cunseil esté
E le message aveit porté--
E ses esquïers sulement;
Il nen ot cure d'autre gent.
A ceus fist plevir e jurer
De tut sun afaire celer.
En mer se mist, plus n'i atent;
Utre furent hastivement.
En la cuntree est arivez,
U il esteit plus desirez.
Eliduc fu mut veizïez:
Luin des hafnes s'est herbergez;
Ne voleit mie estre veüz
Ne trovez ne recuneüz.
Sun chamberlenc appareilla
E a s'amie l'enveia,
Si li manda que venuz fu,
Bien ad sun cuvenant tenu;
La nuit, quant tut fu avespre,
El s'en istra de la cité;
Li chamberlenc od li ira,
E il encuntre li sera.
Cil aveit tuz changié ses dras;
A pié s'en vet trestut le pas,
A la cité ala tut dreit,
U la fille le rei esteit.
Tant aveit purchacié e quis
Que dedenz la chambre s'est mis.
A la pucele dist saluz
E que sis amis est venuz.
Quant ele ad la novele oïe,
Tute murnë e esbaïe,
De joie plure tendrement
E celui ad baisé suvent.
Il li ad dit que a l'(a)vesprer
L'en estuvrat od lui aler.
Tut le jur unt issi esté
E lur eire bien devisé.
La nuit, quant tut fu aseri,
De la vile s'en sunt parti
Li dameisel e ele od lui,
E ne furent mais (que) il dui.
Grant poür ad ke hum ne la veie.
Vestue fu de un drap de seie,
Menuement a or brosdé,
E un curt mantel afublé.
Luinz de la porte al trait de un arc
La ot un bois clos de un bel parc;
Suz le paliz les atendeit
Sis amis, ki pur li veneit.
Li chamberlenc la l'amena,
E il descent, si la baisa.
Grant joie funt a l'assembler.
Sur un cheval la fist munter,
E il munta, sa reisne prent;
Od li s'en vet hastivement.
Al hafne vient a Toteneis,
En la nef entrent demaneis;
N'i ot humme si les suens nun
E s'amie Guilliadun.
Bon vent eurent e bon oré
E tut le tens aseüré.
Mes quant il durent ariver,
Une turmente eurent en mer,
E un vent devant eus leva
Que luin del hafne les geat;
Lur verge grusa e fendi
E tut lur sigle desrumpi.
Deu recleiment devotement,
Seint Nicholas e Seint Clement
E ma dame Seinte Marie
Que vers sun fiz lur querge aïe,
Ke il les garisse de perir
E al hafne puissent venir.
Un'hure ariere, un'autre avant,
Issi alouent costeant;
Mut esteient pres de turment.
Un des escipres hautement
S'est escrïez: "Quei faimes nus?
Sire, ça einz avez od vus
Cele par ki nus perissums.
Jamés a tere ne vendrums!
Femme leale espuse avez
E sur celë autre en menez
Cuntre Deu e cuntre la lei,
Cuntre dreiture e cuntre fei.
Lessez la nus geter en mer,
Si poüm sempres ariver."
Elidus oï quei cil dist,
Pur poi que d'ire ne mesprist.
"Fiz a putain," fet il, "mauveis,
Fel traïtre, nel
dire meis!
Si m'amie leüst laissier,
Jeol vus eüsse vendu cher."
Mes entre ses braz la teneit
E cunfortout ceo qu'il poeit
Del mal quë ele aveit en mer
E de ceo que ele oï numer
Que femme espuse ot sis amis
Autre ke li en sun païs.
Desur sun vis cheï paumee,
Tute pale, desculuree.
En la paumeisun demurra,
Que el ne revient ne suspira.
Cil ki ensemble od lui l'en porte
Quidot pur veir ke ele fust morte.
Mut fet grant doel; sus est levez,
Vers l'esciprë est tost alez,
De l'avirun si l'ad feru
K'il l'abati tut estendu.
Par le pié l'en ad jeté fors;
Les undes en portent le cors.
Puis qu'il l'ot lancié en la mer,
A l'estiere vait governer.
Tant guverna la neif e tint,
Le hafne prist, a ter vint.
Quant il furent bien arivé,
Le pont mist jus, ancre ad geté.
Encor jut ele en paumeisun
Ne n'ot semblant si de mort nun.
Eliduc feseit mut grant doel;
Iloc fust mort of li, sun voil.
A ses cumpainuns demanda
Queil cunseil chescun li dura
U la pucele portera;
Kar de li ne (se) partira,
I serat enfuïe e mise
Od grant honur, od bel servise
En cimiterie beneeit:
Fille ert a rei, si'n aveit dreit.
Cil en furent tut esgaré,
Ne li aveient rein loé.
Elidus prist a purpenser
Quel part il la purrat porter.
Sis recez fu pres de la mer,
Estre i peüst a sun digner.
Une forest aveit entur,
Trente liwes ot de lungur.
Un seinz hermites i maneit
E une chapele i aveit;
Quarante anz i aveit esté.
Meintefeiz ot od lui parlé;
A lui, ceo dist, la portera,
En sa chapele l'enfuira;
De sa tere tant i durra,
Une abeïe i fundera,
Si (i) mettra cuvent de moignes
U de nuneins u de chanoignes,
Que tuz jurs prïerunt pur li;
Deus li face bone merci!
Ses chevals ad fait amener,
Sis cumande tuz a munter.
Mes la fiaunce prent d'iceus
Quë il n'iert descuvert pur eus.
Devant lui sur sun palefrei
S'amie porte nsemble od sei.
Le dreit chemin ad tant erré
Qu'il esteient al bois entré.
A la chapele sont venu,
Apelé i unt e batu:
N'i troverent kis respundist
Ne ki la porte lur ovrist.
Un des suens fist utre passer
La porte ovrir e desfermer.
Oit jurs esteit devant finiz
Li seinz hermites, li parfiz;
La tumbe novele trova.
Mut fu dolenz, mut s'esmaia.
Cil voleient la fosse faire
Mes il les fist ariere traire
U il deüst mettre s'amie.
Il lur ad dit: "Ceo n'i ad mie;
Ainz en avrai mun cunseil pris
A la sage gent del païs
Cum purrai le liu eshaucier
U de abbeïe u de mustier.
Devant l'auter la cucherum
E a Deu la cumanderum."
Il ad fet aporter ses dras,
Un lit li funt ignelepas;
La meschine desus cuchierent
E cum pur morte la laissierent.
Mes quant ceo cient al departir,
Dunc quida il de doel murir.
Les oilz li baisë e la face.
"Bele," fet il, "ja Deu ne place
Que jamés puisse armes porter
Ne al secle vivre ne durer!
Bele amie, mar me veïstes!
Duce chere, mar me siwistes!
Bele, ja fuissiez vus reïne,
Ne fust l'amur leale e fine
Dunt vus m'amastes lëaument.
Mut ai pur vus mun quor dolent.
Le jur que jeo vus enfuirai
Ordre de moigne cevrai;
Sur vostre tumbe chescun jur
Ferai refreindre ma dolur."
Atant s'en part de la pucele,
Si ferme l'us de la chapele.
A sun ostel ad enveé
Sun message, ki ad cunté
A sa femme quë il veneit,
Mes las e travaillé esteit.
Quant el l'oï, mut en fu lie,
Cuntre lui s'est apareillie;
Sun seignur receit bonement.
Mes poi de joie l'en atent,
Kar unques bel semblant ne fist
Ne bone parole ne dist.
Nul ne l'osa mettre a reisun.
Deus jurs esteit en la meisun;
La messe oeit bien par matin,
Puis se meteit su(l)s al chemin.
Al bois alot a la chapele
La u giseit la dameisele.
En la paumeisun la trovot:
Ne reveneit ne suspirot.
De ceo li semblot grant merveille
K'il la veeit blanche e vermeille;
Unkes la colur ne perdi
Fors un petit que ele enpali.
Mut anguissusement plurot
E pur l'alme de li preiot.
Quant aveit fete sa prïere,
A sa meisun alot ariere.
Un jur a l'eissir del muster
Le aveit sa femme fet gaiter
Un suen vadlet; mut li premist:
De luinz alast e si veïst
Quel part sis sires turnereit;
Chevals e armes li durreit.
Cil ad sun comandement fait.
Al bois se met, aprés lui vait,
Si qu'il ne l'ad aparceü.
Bien ad esgardé e veü
Cument en la chapele entra;
Le dol oï qu'il demena.
Ainz que Eliduc s'en seit eissuz,
Est a sa dame revenuz.
Tut li cunta quë il oï,
La dolur, la noise e le cri
Cum fet sis sire en l'ermitage.
Ele en mua tut sun curage.
La dame dit: "Sempres irums,
Tut l'ermitage cerchirums.
Mis sires deit, ceo quit, errer:
A la curt vet al rei parler.
Li hermites fu mort pieça;
Jeo sai asez quë il l'ama,
Mes ja pur lui ceo ne fereit,
Ne tel dolur ne demerreit."
A cele feiz le lait issi.
Cel jur memes aprés midi
Vait Eliduc parler al rei.
Ele prent le vadlet od sei;
A l'ermitage l'ad mene(e).
Quant en la chapele est entre(e)
E vit le lit a la pucele,
Que resemblot rose nuvele,
Del covertur la descovri
E vit le cors tant eschevi,
Les braz lungs (e) blanches les meins
E les deiz greilles, lungs e pleins
Or seit ele la verité,
Pur quei sis sire ad duel mené.
Le vadlet avant apelat
E la merveille li mustrat.
"Veiz tu," fet ele, "ceste femme,
Que de beauté resemble gemme?
Ceo est l'amie mun seignur,
Pur quei il meine tel dolur.
Par fei, jeo ne me merveil mie,
Quant si bele femme est perie.
Tant par pité, tant par amur,
Jamés n'avrai joie nul jur."
Ele cumencet a plurer
E la meschine regreter.
Devant le lit s'asist plurant.
Une musteile vint curant,
De suz l'auter esteit eissue,
E le vadlet l'aveit ferue
Pur ceo que sur le cors passa;
De un bastun qu'il tint la tua.
En mi l'eire l'aveit getee.
Ne demura ke une loëe,
Quant sa cumpaine i acurrut,
Si vit la place u ele jut;
Entur la teste li ala
E del pié suvent la marcha.
Quant ne la pot fere lever,
Semblant feseit de doel mener.
De la chapele esteit eissue,
As herbes est al bois venue;
Od ses denz ad prise une flur
Tute de vermeille colur;
Hastivement reveit ariere;
Dedenz la buche en teu manere
A sa cumpaine l'aveit mise,
Que li vadlez laveit ocise,
En es l'ure fu revescue.
La dame l'ad aparceüe;
Al vadlet crie: "Retien la!
Getez, franc humme, mar se ira!"
E il geta, si la feri,
Que la floret(e) li cheï.
La dame lieve, si la prent;
Ariere va hastivement.
Dedenz la buche a la pucele
Meteit la flur que tant fu bele.
Un petitet i demurra,
Cele revint e suspira;
Aprés parla, les oilz ovri.
"Deu," fet ele, "tant ai dormi!"
Quant la dame l'oï parler,
Deu cumençat a mercïer.
demande li ki ele esteit,
e la meschine li diseit:
"Dame, jo sui de Logres nee,
Fille a un rei de la cuntree.
Mut ai amé un chevalier,
Eliduc le bon soudeer;
Ensemble od lui m'en amena.
Peché ad fet k'il m'enginna:
Femme ot espuse; nel me dist
Në unques semblant ne m'en fist.
Quant de sa femme oï parler,
De duel kë oi m'estuet paumer.
Vileinement descunseillee
M'ad en autre tere laissee;
Trahi(e) m'ad, ne sai quei deit.
Mut est fole quë humme creit."
"Bele," la dame li respunt,
"N'ad rien vivant en tut le munt
Que joie li feïst aveir;
Ceo vus peot hum dire pur veir.
Il quide ke vus seez morte,
A merveille se descunforte.
Chescun jur vus ad regardee;
Bien quid qu'il vus trova pasmee.
Jo sui sa spuse vereiment,
Mut ai pur lui mun quor dolent;
Pur la dolur quë il menot
Saveir voleie u il alot:
Aprés lui veinc, si vus trovai.
Que vive estes grant joie en ai;
Ensemble od mei vus en merrai
E a vostre ami vus rendrai.
Del tut le voil quite clamer,
E si ferai mun chef veler."
Tant l'ad la dame confortee
Que ensemble of li l'en ad menee.
Sun vallet ad appareillé
E pur sun seignur enveié.
Tant errat cil qu'il le trova;
Avenantment le salua,
L'aventure li dit e cunte.
Sur un cheval Eliduc munte,
Unc n'i atendi cumpainun.
La nuit revint a sa meisun.
Quant vive ad
trovee s'amie,
Ducement sa femme mercie.
Mut par est Eliduc haitiez,
Unques nul jur ne fu si liez;
La pucele baise suvent
E ele lui mut ducement;
Ensemble funt joie mut grant.
Quant la dame vit lur semblant
Sun seignur ad a reisun mis;
Cungé li ad rové e quis
Que ele puisse de lui partir,
Nunein volt estre, Deu servir;
De sa tere li doint partie,
U ele face une abeïe;
Cele prenge qu'il eime tant,
Kar n'est pas bien në avenant
De deus espuses meintenir,
Ne la lei nel deit cunsentir.
Eliduc li ad otrïé
E bonement cungé doné:
Tute sa volunté fera
E de sa tere li durra.
Pres del chastel einz el boscage
A la chapele a l'hermitage
La ad fet fere sun muster
(e) Ses meisuns edifier;
Grant tere i met e grant aveir:
Bien i avrat sun estuveir.
Quant tut ad fet bien aturner,
La dame i fet sun chief veler,
Trente nuneins ensemble od li;
Sa vie e s'ordrë establi.
Eliduc ad s'amie prise;
A grant honur, od bel servise
E fu la feste demenee
Le jur qu'il l'aveit espusee.
Ensemble vesquirent meint jur,
Mut ot entre eus parfit'amur.
Granz aumoines e granz biens firent,
Tant quë a Deu se cunvertirent.
Pres del chastel de l'autre part
Par grant cunseil e par esgart
Une eglise fist Elidus,
De sa terë i mist le plus
E tut sun or e sun argent.
Hummes i mist e autre gent
De mut bone religïun
Pur tenir l'ordre e la meisun.
Quant tut aveit appareillé,
Nen ad puis gueres (a)targé:
Ensemble od eus se dune e rent
Pur servir Deu omnipotent.
Emsemble od sa femme premere
Mist sa femme que tant ot chere.
El le receut cum sa serur
E mut li porta grant homur;
De Deu servir l'amonesta
E sun ordre li enseigna.
Deu priouent pur lur ami
Qu'il li feïst bone merci;
E il pur eles repreiot,
Ses messages lur enveiot
Pur saveir cument lur esteit,
Cum chescune se cunforteit.
Mut se pena chescun pur sei
De Deu amer par bone fei
E mut (par) firent bele fin,
La merci Deu, le veir devin.
De l'aventure de ces treis
Li auntïen Bretun curteis
Firent le lai pur remembrer,
Que hum nel deüst pas oblïer.
Marie de France - Lai d'Eliduc
Traduction française simplifiée
Je vais franchement réciter un
très ancien Lai breton, et je le rapporterai tel que je l'ai appris, sans y
rien changer.
Il étoit en Bretagne un
chevalier brave, courtois et généreux appellé Eliduc, qui n'avoit pas son
pareil dans le pays. Il avoit épousé une femme bien née, aussi aimable que sage
qui faisoit son bonheur. Ils s'aimoient beaucoup quoiqu'ils fussent mariés
depuis longtemps. Mais il advint que la guerre ayant été déclarée, Eliduc fut
obligé d'aller combattre en pays étranger. Il y fit laconnoissance d'une jeune
personne d'une beauté rare, nommée Guillardun, laquelle étoit fille d'un roi et
d'une reine. La femme d'Eliduc étoit appelée Guildeliiec dans la Bretagne,
aussi le Lai est-il intitulé de Guikleluec et de Guillardun après avoir porté
le titre de Lai d'Eliduc. Mais ce titre a été changé à cause des deux dames.
Quoi qu'il en soit je vous dirai la vérité à l'égard de l'aventure qui a fourni
le sujet de ce Lai.
Eliduc avoit pour seigneur un
des rois de la Petite-Bretagne qui l'aimoit tendrement, à cause des services
qu'il lui avoit rendus. Dès que le roi alloit en voyage , Eliduc prenoit le
commandement de la terre qu'il gouvernoit sagement. Malgré tous les services
qu'il rendoit, Eliduc eut à souffrir bien des chagrins. Il avoit le droit de
chasse dans tous les bois de son seigneur, et il ne se seroit pas trouvé un
forestier assez hardi pour le contredire ou pour murmurer de ce qu'il chassoit
sur les plaisirs dn roi. Cependant des jaloux firent des rapports infidèles au
prince qui se brouilla avec son favori. Eliduc dont la faveur avoit excité
l'envie des courtisans fut accusé et bientôt congédié de la cour, sans motifs
apparents.
C'est en vain qu'il pria le
roi de lui accorder un entretien particulier pour lui prouver son innocence ;
le prince ne répondit jamais à sa demande, et le chevalier voyant que ses
démarches étoient inutiles, prit le parti de quitter la cour et de revenir chez
lui. Sitôt qu'il est de retour, il mande tous ses amis, il les prévient qu'il
ne peut connoître les motifs de son seigneur pour lui en vouloir, d'autant plus
qu'il l'a fidèlement servi. J'étois loin de m'attendre à pareille récompense,
mais ma position prouve la vérité du proverbe du villain qui dit, qu'un homme
sage et instruit ne doit jamais disputer avec son cheval de charrue, et ne
doit jamais compter sur la reconnoissance de son prince ; le vassal doit à ce
dernier la fidélité, comme à ses voisins des services d'amitié.
Le chevalier prévint ses amis.
qu'il alloit se rendre dans le royaume de Logres ; pendant Son absence sa femme
gouvernera sa terre et il les prie de vouloir bien l'aider de tout leur
pouvoir. Les amis d'Eliduc eurent le plus grand chagrin de son départ. Il
emmène avec, lui dix chevaliers. Sa femme vient l'accompagner et la séparation
des deux époux est fort triste. Eliduc promet à sa femme de ne jamais l'oublier
et de l'aimer toujours. Il arrive à un port de mer où il s'embarque, et vient
descendre dans le Totenois, pays gouverné par plusieurs princes qui se
faisoient la guerre entre eux.
Du côté d'Excester, ville de
la même province, étoit un prince très puissant mais fort vieux qui n'avoit
d'autre héritier qu'une fille en âge d'être mariée. Il étoit en guerre avec un
prince, son voisin, parce qu'il lui avoit refusé la main de sa fille, et
l'ennemi venoit souvent ravager sa terre. En attendant sa fille- étoit retirée
dans un château fortifié, de manière que les guerriers chargés de le défendre
, n'avoient à redouter ni surprise ni toute autre espèce d'attaque. Dès que
notre chevalier fut instruit de la position du vieillard, il ne veut pas aller
plus avant et il séjourne dans le pays.
Eliduc examine quel est le
prince qui a le plus souffert des ravages" des troupes pour lui offrir ses
services et se mettre à sa solde. C'étoit le roi père de la demoiselle. Il lui
fait mander par l'un de ses écuyers, qu'il avoit quitté sa patrie pour venir
dans son royaume. Si vous voulez me retenir avec mes chevaliers, faites-moi
délivrer un sauf-conduit pour venir vous trouver. Le roi reçut parfaitement les
messagers ; il appelle son connétable , lui ordonne de prendre le plus grand
soin des nouveaux arrivés, afin qu'ils ne manquent de rien, et de veiller à ce
que l'argent qui pourroit leur être nécessaire leur soit délivré sur-le-champ.
Le sauf-conduit est signé et aussitôt expédié à Eliduc qui l'ayant reçu,
s'empresse d'arriver.
Le roi reçut à merveille le
chevalier et le combla d'amitiés. Il fut logé chez un des bons bourgeois de la
ville qui lui céda son plus bel appartement. Eliduc vécut fort honorablement
et invitoit à sa table tous les pauvres chevaliers. Il défendit à ses gens
sous les peines les plus sévères, de ne rien exiger des habitants pendant les
quarante premiers jours, soit en fournitures soit en argent. Eliduc étoit arrivé
depuis trois jours seulement, lorsque les sentinelles firent savoir qur les
ennemis s'avançoient. Répandus dans le pays, leur dessein étoit de se rallier
pour faire le siège de la ville. Sitôt qu'Eliduc apprend la nouvelle, il s'arme
avec ses compagnons et marche à la tête de quatorze chevaliers seulement. Les
autres étoient ou blessés ou faits prisonniers.
Les hommes qui suivoient
Eliduc et qui marchoient à l'ennemi, lui disent : Seigneur, nous n e vous abandonnerons jamais et nous suivrons
toujours vos pas et votre exemple. C'est bien mes amis ; aucun de vous ne
pûurroit-il m'enseigner un pas d'armes dangereux pour le tenant, mais d'où l'on
puisse faire beaucoup de mal à l'ennemi? Je ne suis pas d'avis que nous
l'attendions ici, la place ne me semble pas assez bonne et nous y conquerrions
peu d'honneur. Un des guerriers répandit : Seigneur, dans ce bois est un
sentier situé près d'un chemin fort étroit qui doit servir de retraite à
l'ennemi lorsque nous l'aurons battu.
Ses chevaliers s'en retournent
fort souvent après s'être fait désarmer. Je pense que par ce moyen, il seroit
facile d'en faire un grand carnage. Mes amis, reprit Eliduc, ce moyen demande à
être examiné sérieusement, parce qu'il offre trop de chances. Vous êtes tous
hommes du roi et vous devez le servir fidèlement. Promettez-moi de me suivre et
de faire ce que je ferai, j'ose vous promettre qu'il ne vous arrivera rien de
fâcheux et que je pourrai vous servir utilement. Les chevaliers vont se cacher
dans le bois près de la route, en attendant l'arrivée de l'ennemi.
Eliduc enseigne et explique à
ses gens la manière de l'attaquer. Quand ils furent venus à l'endroit le plus
étroit, Eliduc fait ,entendre son cri d'armes et recommande à «es compagnons
d'agir ainsi qu'ils en étoient convenus. L'ennemi placé dans une mauvaise
position, se présente et surpris d'étonnement à la vue des mesures qui avoient
été prises, il est obligé de se retirer en laissant son counestable parmi les
prisonniers qui furent remis aux écuyers et dont le nombre s'élevoit à
cinquante-cinq. Je ne parle pas de la prise des chevaux, des équipages et du
butin.
Les vainqueurs s'en retournent
tous joyeux du gain de la journée. Le roi monté sur une haute tour, craignoit
pour ses hommes; il se plaignoit d'Eliduc, qu'il soupçonnoit de l'avoir
abandonné. Il voit revenir une troupe nombreuse chargée de dépouilles. Et parce
que le nombre de ses hommes qui venoient à la ville, étoit beaucoup plus
considérable qu'à la sortie, le roi ne les reconnut pas. Dans le doute où il étoit,
il donne l'ordre de fermer les portes, fait monter ses soldats sur les murs
pour se défendre contre les arrivants; par bonheur ces ordres sont inutiles.
Un écuyer envoyé à la découverte, revient et fait connoître les détails de la
victoire remportée par Eliduc ; il raconte la marche qu'il avoit suivie,
comment il avoit fait à lui seul, outre le connestable, vingt-neuf prisonniers
sans compter les morts et les blessés.
Le roi se réjouit fort à cette
nouvelle, et descendant aussitôt de la tour, il vient au-devant d'Eliduc, le
félicite sur son succès et lui remet les prisonniers pour en tirer rançon.
Eliduc distribue à ses compagnons d'armes tout le butin, et leur abandonna
entièrement la part qui lui revenoit ; il ne retint pour lui que trois chevaliers;
prisonniers dont il avoit remarqué la valeur pendant le combat. Le roi plein
d'estime pour Eliduc , le garda un an avec ses compagnons d'armes et au bout de
ce temps le monarque, le fit gardien de sa terre. .
Au courage, à la courtoisie, à
la sagesse, à la générosité, Eliduc joignoit la beauté. La fille du roi qui
avoit entendu parler de ses exploits, lui envoya un de ses chambellans) pour le
prier de la venir voir et de lui faire le récit de ses hauts faits; elle lui
témoignoit aussi son étonnement sur ce qu'il n'étoit pas encore venu la
visiter. Eliduc répond qu'il se rendra chez la princesse et qu'il fera sa
volonté. Il monte sur son bon cheval, suivi d'un seul chevalier, et arrive chez
la demoiselle. Avant d'entrer, Eliduc prie le chambellan de prévenir la
princesse de son arrivée. Celui ci, d'un air joyeux, revient lui annoncer qu'il
est attendu avec impatience.
Eliduc se présente modestement
devant Guillardon, la belle demoiselle, qu'il remercie de l'avoir demandé et il
en est fort bien accueilli. Elle prend le chevalier par la main et le conduit
près d'un lit où elle le fait asseoir à côté d'elle. Après avoir parlé de
choses et d'autres, la demoiselle considéra fort attentivement la figure, la
taille et la démarche du chevalier qu'elle trouve sansdéfaut. Amour lui lance
une flèche qui l'invite à l'aimer ; puis ensuite elle pâlit, elle soupire et
n'ose avouer son martyre, dans la crainte de perdre l'estime de son vainqueur.
Après une longue conversation, Eliduc prend congé de la belle qui desiroit le
retenir, puis il revint à son hôtel tout soucieux et pensif.
Il se rappeloit avec plaisir
le son de voix et les soupirs de la princesse. Il se repent de ne l'avoir pas
vue plus souvent depuis qu'il est dans le pays. Puis ensuite il se reprend en
songeant, à sa femme à laquelle il a fait la promesse de rester fidèle. Mais la
belle veut faire de lui son ami. Jamais elle ne trouva un chevalier plus digne
de son amitié et tous ses soins seront employés pour le conserver. La nuit se
passa dans ces réflexions, et, de son côté, la princesse ne put fermer les
yeux. Elle se lève de grand matin, appelle son chambellan et le conduisant vers
une fenêtre, elle lui fait part de l'état de son cœur.
Il faut en convenir, je suis
bien malheureuse et je ne sais que faire. J'aime tant le chevalier que j'en
perds le repos et le sommeil. S'il veut m'aimer loyalement et me donner son
cœur, mon bonheur sera.de lui plaire. D'ailleurs quel heureux avenir pour lui,
il sera roi de cette terre qu'il gouvernera sagement, ; S'il venoit à ne pas
m'aimer ? Ah! j'en mourrois de douleur. Quand la princesse eut terminé ses
plaintes, le chambellan lui donna un conseil fort sage. Madame , puisque vous'
aimez le chevalier, assurez-vous s'il partage votre amour.
Vous lui manderez que vous lui
envoyez soit une ceinture, un ruban ou une bague ; s'il reçoit ce cadeau avec
transport et qu'il soit joyeux de l'avoir, vous êtes; sûre qu'il partage vos
sentiments ; il n'est sous le ciel aucun souverain qui ne fût au comble de la
joie, si vous le vouliez aimer. La demoiselle après avoir écouté son
chambellan lui répondit : Comment pourrai-je avoir la certitude d'être aimée ?
Je n'ignore pas qu'on n'a jamais vu faire pareille proposition à aucun
chevalier. Dieux que, je serois malheureuse s'il venoit à se moquer de-moi.
Pourquoi n'existe-t-il pas des
signes certains pour lire dans le cœur humain? Allons, allons, mon ami,
préparez - vous. Madame, je suis prêt. Vous irez de ma part saluer mille fois
le chevalier ; vous lui remettrez cet anneau d'or et ma ceinture. Le chambellan
part et peu s'en faut que la princesse ne le rappelle; mais elle le laisse
aller et se désole en attendant son retour. Que je suis malheureuse de m'être
attachée à un étranger , car j'ignore sa naissance et s'il restera longtemps
dans le royaume. Je serai donc dans la douleur, il faut en convenir, j'ai agi
bien légèrement.
Je lui parlai hier pour la
première fois et aujourd'hui je le requiers d'amour. Sans doute qu'il va me
blâmer ; non , il est brave, il est galant sans doute et me saura gré de ma
démarche. S'il ne veut pas m'écouter , je me regarde comme la plus infortunée
des femmes, jamais je n'aurai de plaisir en ma vie. Dans l'intervalle que la
princesse se désoloit, le chambellan se hâtoit d'exécuter sa commission. Il
arrive chez Eliduc, le salue de la part de sa maîtresse, lui présente l'anneau
et la ceinture qu'il étoit chargé de lui remettre. Le chevalier remercie le
chambellan, se met l'anneau au doigt et attache la ceinture autour de son
corps.
Le chevalier ne dit plus rien,
mais il offre de l'or au chambellan qui après l'avoir remercié s'en retourne
sur-le-champ pour rendre compte de son message. Il trouve la princesse dans son
appartement, la salue et la remercie au nom du chevalier. Eh bien, dit-elle ,
ne me cachez rien, Eliduc veut-il partager mon amour. Je le pense , madame, je
crois le chevalier trop sincère et trop galant pour vous tromper. En arrivant
dans sa maison je l'ai salué de votre part et lui ai remis votre présent. Il a
'mis aussitôt votre bague à son doigt et votre ceinture autour du corps , puis
ensuite je l'ai quitté.
Peut-être suis-je sacrifiée ;
a-t-il eu l'air d'être satisfait ? Madame, je ne sais, mais s'il eût rejeté
votre prière, il eût refusé vos présents. Tu sembles en vérité tourner cela en
plaisanterie, je suis presque certaine qu'il ne croit pas aux sentiments que
j'ai pour lui. Cependant je ne lui ai fait d'autre mal que de l'aimer
tendrement. S'il venoit à me haïr, j'en mourrois de douleur. Jusqu'à ce qu'il
vienne, je ne veux rien lui mander soit par toi, soit par d'autres. Je lui
montrerai la force de mon amour; malheureusement j'ignore s'il restera
longtemps encore parmi nous.
Madame, je sais que le roi l'a
retenu par serment pour une année. Vous avez alors toute la latitude de vous
voir et de vous parler. Quand la princesse apprit que son amant devoit rester,
elle se réjouit de cette nouvelle. De son côté Eliduc souffroit beaucoup depuis
l'instant où il avoit connu la jeune demoiselle dont il étoit fort amoureux.
Dès ce moment, il n'eut aucun plaisir; il pensoit toujours à Guillardon, et le
souvenir de la promesse qu'il avoit faite à sa femme en la quittant, venoit
empoisonner son bonheur. Eliduc vouloit conserver la fidélité à son épouse ,
mais les charmes de Guillardon faisoient évanouir toutes ses résolutions. Il
avoit la liberté de la voir, de lui parler, de l'embrasser, mais il ne fit
jamais rien qui pût tourner au déshonneur de son amie, tant pour garder sa
promesse envers sa femme, que parce qu'il étoit à la solde du roi.
Eliduc ne peut supporter les
peines qu'il endure; suivi de ses compagnons, il se rend au château pour aller
parler au roi près duquel il verra son amie. Le monarque venoit de diner; et à
l'issue du repas, il avoit été se reposer dans les appartements de la
princesse. Il faisoit même une partie d'échecs avec un chevalier qui revenoit
d'outre mers. Guillardon se tenoit près des joueurs afin de profiter de leur
exemple. Eliduc entre dans cet instant. Le roi lui fait beaucoup d'amitié et l'invite
à s'asseoir à ses côtés. Appelant ensuite sa fille, il lui dit : Damoiselle,
vous devriez vous lier avec ce chevalier et lui porter honneur; car pour la
bravoure , on ne trouveroit pas son pareil entre cinq cents.
La demoiselle fut très-joyeuse
de l'ordre qu'elle venoit de recevoir. Elle s'éloigne, appelle Eliduc et
l'invite à venir se placer à ses côtés. Oh! comme d'amour ils sont épris ! La
princesse n'ose commencer la conversation , le chevalier redoute de parler.
Cependant il remercie Guillardon du présent qu'elle daigna lui envoyer ; il
l'assure n'avoir jamais recu rien de plus précieux. La princesse répond
qu'elle avoit été flattée de ce qu'il eût fait usage de la bague et de la
ceinture. Je vous aime si passionément, que je veux vous prendre pour époux; et
si je ne puis vous avoir, je ne me marierai jamais.
Madame, je ne saurois assez
vous exprimer ma reconnoissance pour l'amour que vous m'accordez, et j'éprouve
la plus grande satisfaction en apprenant que vous m'estimez. Mais j'ignore si
jeresterai longtemps dans vos états, puisque j'ai seulement promis à votre père
de le servir pendant un an. Au surplus je ne le quitterai que lorsque la guerre
sera entièrement terminée, puis je m'en irai dans mon pays , si cependant vous
m'en accordez la permission. La pucelle lui répondit : je vois , mon ami , que
vous êtes sage et courtois , je pense que vous avez songé à tout ; vous êtes
incapable de meromper, et je vous aime tant, que je erois tout ce que vous me
dites.
Les deux amants se séparent,
Eliduc rentre tout joyeux à son hôtel à cause de la confidence qu'il a faite à
son amie de leur amour qui augmentoit sans cesse Eliduc par sa vaillance, fit
prisonnier le roi qui avoit déclaré la guerre à son suzerain et délivra le pays
du fléau de la guerre. Aussi fut-il grandement estimé pour son courage, pour
ses avis et pour sa générosité. Pendant que ces choses se passoient, le roi
dans les états duquel étoient situés les biens d'Eliduc, l'envoya chercher ;
il avoit même trois messagers hors de ses états pour tâcher de découvrir le
lieu de son séjour. Il lui mandoit que les ennemis ravageoient et pilloient
ses terres, s'emparoient de ses châteaux, et désoloient son royaume.
Le roi s'étoit bien souvent
repenti de la conduite qu'il avoit tenue avec Eliluc, surtout d'avoir cru les
calomnies qui avoient été débitées par des traîtres et dont la suite l'avoit
forcé de quitter le pays et de s'exiler. Le prince en mandant au chevalier le
besoin qu'il avoit de sa valeur, lui exprimoit tous ses regrets de ne l'avoir
plus dans ses états. Il le prioit, le conjuroit au nom de l'alliance qu'ils
avoient contractée lorsqu'il avoit reçu sa foi et son hommage de venir l'aider
dans la position pénible où il se trouvoit. Quand Eliduc reçut cette nouvelle,
elle le chagrina beaucoup pour la jeune beauté qui l'aimoit tant et dont il
étoit si violemment épris.
Cependant il ne s'étoit rien
passé entre eux que la décence ne dût avouer. Leur seul plaisir consistoit à
s'entretenir de leur passion et à se faire mutuellement des cadeaux. La pauvre
demoiselle se flattoit de retenir le chevalier et de l'épouser , elle étoit
loin de soupçonner qu'il fût marié. Hélas ! dit Eliduc , j'ai commis une grande
faute en me fixant dans ce pays où je ne suis venu que pour mon malheur. J'ai
aimé la belle Guillardon, la fille du roi, qui partage mon amour. Pour nous
séparer il faut que l'un de nous meure ou même tous les deux ; et cependant il
me faut la quitter. Mon seigneur naturel réclame mes services, au nom du
serment que je lui ai prêté.
D'un autre côté , ma femme me
conjure de retourner près d'elle. Je ne puis rester, et il est nécessaire que
j'abandonne ces lieux. Je ne puis épouser ma maîtresse, la religion et les lois
me le défendent. Je ne vois aucun moyen pour sortir de ma peine. Dieu! que mon
départ va nous coûter de larmes ! Quelque soit le sort qui m'attend , je me
soumettrai aux ordres de mon amie et je prendrai ses conseils. D'abord le roi
son père, tranquille dans ses états, n'a plus besoin de mes services. Je lui manderai
ceux que réclame mon prince , je réclamerai un congé, m'engageant à revenir
dans un temps déterminé. Je me rendrai ensuite vers la pucelle pour lui montrer
mes lettres, elle me donnera ses avis et je les exécuterai.
Eliduc ne balance plus, il va près
du roi réclamer un congé et lui montre la lettre qu'il a reçue de son prince.
Le roi craignant qu'il ne revienne plus est désolé de ce contre-temps. Il lui
offre le tiers de ses états, de prendre dans ses coffres tout ce dont il aura
besoin, et s'il veut rester, de le combler de tant de bienfaits , qu'il n'aura
plus envie de le quitter. Sire, mon prince est en péril, il m'écrit de si loin,
que je ne puis me dispenser de voler à son secours. Je ne resterai point, mais
en ce moment, vous n'avez plus besoin de moi. A mou retour, je promets de vous
amener un nombre considérable de chevaliers.
Le roi remercie Eliduc et lui
accorde le ccfngé qu'il réclame. Il lui offre de prendre dans son palais, l'or,
l'argent, les chiens, les chevaux, les etoffes précieuses, qui pourront lui
convenir. Eliduc prit ce dont il avoit besoin, puis sollicita du roi la
permission de prendre congé de la belle Guillardon, ce qui lui fut accordé. Il
envoie devant lui un damoisel qui lui ouvre les portes de l'appartement. Après
les premières salutations, Eliduc raconte son dessein à sa belle et sollicite
ses conseils. A peine commençoit-il son discours, que Guillardon perd l'usage
de. ses sens.
Le chevalier désolé de voir sa
maîtresse en cet état, l'embrasse souvent et pleure de tendresse ; il la
soutient, la presse entre ses bras et à force de soins, elle reprend
connoissance. Chère amie, permettez-moi donc de vous assurer que vous êtes ma
vie, ma mort, et qu'en vous est toute mon espérance. Je suis venu prendre vos
conseils par l'amitié qui existe entre nous. C'est par besoin que je retourne
dans ma patrie et que j'ai déja pris congé de votre père;. mais je veux faire
votre volonté, quoi qu'il m'en puisse avenir. Eh! bien, puisque vous ne voulez
pas rester, emmenez-moi avec vous, sans cela je m'ôte la vie, puisque je
n'aurais plus aucun plaisir.
Eliduc répondit : Vous savez
combien je vous aime, ma belle; attaché à votre père par serment, je ne puis
vous emmener avec moi sans le trahir et sans manquer à ma foi. Mais je vous jure
, sur l'honneur, si vous voulez m'accorder congé , de revenir au jour que vous
indiquerez ; rien au monde, puisque ma vie est entre vos mains, ne pourra me
retenir, si cependant je suis encore vivant. Guillardon permet alors à son
amant de s'absenter et fixe l'époque de son retour. Leurs adieux les accablent
de douleur. Avant de se quitter, ils échangent leurs bagues, puis se donnent le
baiser de séparation. Eliduc arrive vers la mer, s'embarque, et les vents
propices le conduisent dans son pays.
Sitôt qu'il est de retour, il
en instruit son prince, qui est fort joyeux de cette nouvelle. Ses parents, ses
amis, enchantés de le revoir, viennent le féliciter, sur-tout sa bonne femme
qui joignoit à la beauté, la sagesse et la générosité. Mais Eliduc, malgré les
marques d'amitié qu'il recevoit, étoit toujours triste et sombre, à cause de sa
passion. Jamais il n'aura de plaisir que lorsqu'il sera près de sa belle. Son
air chagrin alarme sa femme, qui ne peut en soupçonner la cause. Souvent elle
le questionna pour lui demander, si pendant son absence, il avoit appris
qu'elle lui eût fait la plus légère offense. Dites-le moi, mon ami, je
prouverai publiquement mon innocence.
Non, madame, je n'ai rien
entendu dire sur vous, mais j'ai juré au roi du pays d'où j'arrive , de revenir
près de lui parce qu'il a besoin de mon courage. Si le roi , mon seigneur,
signoit la paix, huit jours après je ne sefois plus ici; je supporterai bien
des peines avant de revenir, et jusqu'à cette époque je n'aurai pas l'esprit
tranquille, car je ne veux pas manquer à ma promesse. Après avoir fait ses
dispositions, Eliduc part et va servir son seigneur qui ne se conduisit que
par ses conseils. Chargé de la défense du royaume, il justifia entièrement la
confiance de son souverain.
Mais lorsque l'époque fixée
par Guillardon approcha, le chevalier força les ennemis à signer la paix. Il
fit ensuite les préparatifs de son voyage et songea aux personnes qui devoient
l'accompagner. Il choisit d'abord deux neveux qu'il aimoit tendrement, puis un
de ses chambellans qui l'avoit déja suivi dans sou premier voyage, et. enfin
ses écuyers. Eliduc leur fit jurer à tous de ne jamais divulguer les événements
dont ils pourroient être témoins. Ils s'embarquent et arrivent bientôt au lieu
où notre chevalier étoit si ardemment desiré.
Eliduc agissant de ruse, fut
se loger loin du port, parce qu'il ne voulait pas être vu ou reconnu de
personne. II ordonne à son chambellan de se rendre près de sa mie, pour la
prévenir de son retour, et l'avertir de se préparer à partir le lendemain. A
l'entrée de la nuit, le chambellan se mit en route pour remplir son message. Il
étoit suivi d'Eliduc qui pour n'être pas reconnu, avoit changé de vêtements;
ils arrivent dans l'endroit où étoit Guillardon. Le chambellan entre dans le
palais, et à force de chercher il parvient à trouver l'appartement de la
princesse. Il la salue de la part de son amant dont il lui apprend le retour.
Emue, hors d'ellemême,
Guillardon pleure de joie, et embrasse à plusieurs reprises le porteur d'une
nouvelle aussi agréable. Le chambellan la prévient de se tenir prête à partir
et à venir joindre Eliduc. Ils passèrent la journée à faire tous leurs
préparatifs, et lorsque la nuit fut avancée, que tout reposoit dans le château,
la pucelle et le chambellan prirent la fuite. Craignant d'être aperçue,
Guillardon vêtue d'une robe de soie légèrement brodée , étoit enveloppée d'un
manteau court. Non loin du palais et sur le bord d'un bois, le chevalier et ses
amis attendoient la princesse qu'ils virent arriver avec plaisir.
Le chambellan remet à Eliduc
son amie; au comble de la joie, il l'embrasse tendrement et la fait monter en
croupe. Ils se mettent en route, précipitent le pas et viennent au port de
Totenois où ils s'embarquent de suite. Le vaisseau qu'ils montoient ne portoit
que le chevalier, sa mie et leur suite. Ils eurent très-beau temps pendant la
traversée, mais au moment de prendre terre, il s'éleva une tourmente furieuse;
le vent les jeta loin du port, la grande vergue fut rompue et les voiles
déchirées. Les passagers s'agenouillent en réclamant avec ferveur
l'intercession de saint Clement, de saint Nicolas, et de madame sainte Marie ;
ils la supplient d'implorer les bontés de son fils pour les garantir de péril
et les conduire au port.
Poussé par la tempête, le
vaisseau derive tantôt en avant, tantôt en arrière. Un des écuyers se mit à
s'écrier : Qu'avons-nous besoin de prières? Vous avez près de vous, seigneur,
l'objet qui doit causer notre mort. Nous ne viendrons jamais à terre, parce que
vous avez une légitime épouse et que vous emmenez une autre femme, au mépris de
la religion, de la loi, de la probité et de l'honneur. Laissez-nous la jeter
dans la mer, et vous verrez que nous arriverons sur-lechamp. Peu s'en fallut qu'à
ce discours Eliduc n'étouffât de colère. Misérable, parjure, traître, tu dois
t'estimer heureux que je ne puisse quitter mon amie, tu payerois chèrement
l'insulte que tu viens de me faire.
En effet il la tenoit entre
ses bras pour la reconforter et lui donner courage contre l'irritation de la
mer. Mais dès que Guillardon eut entendu que son amant étoit marié, elle tomba
sans connoissance, perdit à la-fois la couleur, le pouls et la respiration. Les
chevaliers qui aidèrent à la transporter, étoient persuadés qu'elle avoit cessé
de vivre. Transporté de fureur, Eliduc se lève, vient vers l'écuyer auteur de
ses maux, saisit un aviron, lui en décharge un coup sur la tête et l'étend à
ses pieds. Ses compagnons, témoins de sa mort, ramassent le corps du jeune homme,
le jettent à la mer, et les vagues l'ont bientôt fait disparoître.
Eliduc se transporte au
gouvernail et par ses soins le vaisseau entre dans le port. On jette l'ancre,
on dresse le pont, et chacun sort. Eliduc fait descendre avec précaution son
amie qui étoit encore évanouie et qui paraissoit ne plus exister. Son désespoir
étoit d'autant plus grand, qu'il se regardoit comme la cause du trépas de
Guillardon. Il consulte ses chevaliers pour lui désigner un endroit peu
éloigné, où il pourra la faire ensevelir honorablement. Je veux la faire
enterrer avec pompe dans une église, chose qui lui est due, puisqu'elle est
fille de roi. Les chevaliers étoient si consternés du fatal événement dont ils
avoient été les témoins, qu'ils ne savent que répondre.
Eliduc se mit à réfléchir sur
le lieu où il pourroit déposer les restes de l'objet de son amour, car son
habitation étoit si près de la mer, qu'on pouvoit y arriver avant le dîner. Il
se ressouvint que près de ses domaines, étoit une forêt de trente lieues de
longueur , où demeuroit depuis plus de quarante ans un hermite auquel il avoit
souvent parlé et qui desservoit une petite chapelle. Je lui porterai le corps
de mon amie qu'il ensevelira dans sa chapelle ; je lui ferai tant de bien,
qu'il fondera une abbaye soit de religieux ou de chanoines qui nuit et jour
prieront le Seigneur de lui accorder la vie éternelle. Eliduc monte à cheval
ainsi que ses compagnons auxquels il fait jurer de ne jamais rien révéler de ce
qu'ils vont voir. Devant lui , sur son palefroi, Eliduc portoit sou amie.
Ils entrent dans la forêt et
arrivent à la chapelle ; ils frappent, ils appellent, mais ils ne trouvent
personne qui vienne leur ouvrir. Impatienté d'attendre, Eliduc donne l'ordre à
l'un des siens d'escalader le mur et d'ouvrir les portes, ce qui fut exécuté
sur-le-champ. Sitôt qu'il est entré, Eliduc s'aperçoit que le saint ermite
avoit terminé sa carrière depuis huit jours. La vue de sa tombe nouvellement
élevée, augmenta la tristesse du malheureux amant. Ses amis vouloient creuser
une seconde fosse pour y déposer Guillardon ; Eliduc les arrêta en les
prévenant qu'il ne prendroit aucune détermination à l'égard des funérailles de
cette belle, avant d'avoir consulté les gens sages du pays.
D'ailleurs, dit-il, mon
dessein est d'élever en ce lieu un monastère ou une abbaye. En recommandant à
Dieu l'infortunée Guillardon , nous allons, en attendant, la coucher devant
l'autel ; apportez - moi vos manteaux, je vais lui en faire un lit, puis je la
couvrirai du mien. Quand vint le moment où le chevalier dut quitter sa
maîtresse, il pensa mourir de chagrin. Il l'embrassoit, lui baisoit les yeux,
l'arrosoit de de ses larmes. Belle, je jure sur vous de renoncer aux armes et
de me retirer du monde. Oui, tendre amie , c'est pour votre malheur que vous
m'avez vu et que vous m'avez suivi. Que je suis donc à plaindre puisque c'est
par votre amour pour moi que vous n'existez plus. Sans moi vous fussiez devenue
reine.
Le jour que je vous descendrai
dans la tombe, j'entre dans un couvent, je renonce au monde et chaque jour près
de vous, je viendrai m'entretenir de ma douleur. Le chevalier abandonne ce
triste lieu et ferme avec soin les portes de la chapelle. Il dépêche un de ses
écuyers vers sa femme pour la prévenir qu'il revenoit malade et très-fatigué de
son voyage. La bonne dame contente du retour de son mari, s'apprête pour le
bien recevoir; au lieu des caresses qu'elle attendoit, elle est toute surprise
de le voir si triste, si sombre, et ne disant pas une parole. Pendant deux
jours elle ne sut quel moyen employer pour le faire parler. Le chevalier se
levoit de grand matin, entendoit la messe, puis se mettoit en route pour se
rendre à la chapelle où étoit déposée sa mie Guillardon.
Cette belle étoit toujours
dans le même état ; toujours privée de connoissance, elle ne donnoit aucun
signe de vie. Une chose surprenoit beaucoup Eliduc, c'étoit de voir que le
visage de son amie n'a voit éprouvé d'autre changement que d'avoir un peu pâli.
Il pleuroit amèrement, prioit avec ferveur pour son amie, puis il retournoit
chez lui. La femme d'Eliduc curieuse de savoir où se rendoit son époux , le fit
un jour guetter par un écuyer auquel elle promit une armure complette et un
cheval. Le varlet remplit parfaitement la commission. Il suivit Eliduc sans en
être aperçu, le vit entrer dans la chapelle et l'entendit pleurer et se
plaindre. Muni de ces instructions, l'écuyer craignant d'être aperçu, revient
rendre compte à la dame de ce dont il avoit été témoin, de son entrée dans la
chapelle, de la douleur et du désespoir du chevalier.
La dame fort surprise de ce
qu'elle apprenoit, mais néanmoins satisfaite d'avoir contenté sa curiosité ,
répondit : II nous faut aller demain à l'ermitage, parce que mon mari doit se
rendre à la cour pour aller parler au roi. Je sais que l'ermite est mort et que
mon mari l'aimoit beaucoup, mais je ne puis croire que ce soit pour ce vieil
homme qu'il est si affligé. Eliduc s'étant rendu à la cour, dans l'après-midi,
la dame suivie de l'écuyer s'achemine vers l'ermitage. Sitôt qu'elle fut entrée
dans la chapelle, elle aperçoit la jeune personne qui sembloit rose nouvelle.
En levant la couverture , elle voit un corps d'une beauté achevée, des bras et
des mains d'une blancheur éblouissante, des doigts longs et potelés.
La dame connut de suite le
sujet du grand chagrin de son mari. Elle appelle le varlet, et lui dit :
Vois-tu cette femme dont la beauté surpasse l'éclat de la pierre précieuse;
c'est l'amie de mon époux , c'est pour elle qu'il se désole. Je ne m'étonne
plus de son chagrin d'après la perte qu'il a faite , car moi, par pitié autant
que par tendresse, désormais je n'aurai plus de plaisir. La bonne dame s'assied
devant le lit à la pucelle et se met à pleurer amèrement la mort de cette jeune
personne. Tandis que l'épouse d'Eliduc s'abandonnoit à ses larmes, une belette
sortie du dedans de l'autel, vint se promener dans la chapelle, en passant sur
le corps de Guillardon. L'écuyer ajuste son bâton, atteint la belette, la tue
et jette l'animal dans un coin.
Peu de temps après, la femelle
parut et alla droit au corps de la belette qui avoit été tuée. Elle tourne
autour de son compagnon, lui remue la tête, marche dessus , et voyant qu'elle
ne peut faire relever son ami, elle semble se désespérer. Elle sort aussitôt de
la chapelle, va dans le bois, y choisit une fleur rouge qu'elle rapporte entre
ses dents, puis retourne près de l'animal qui étoit gisant. La belette place
d'une certaine manière la fleur dans la bouche de son compagnon qui avoit été
tué et qui revint aussitôt à la vie. La dame ayant remarqué cette cure
merveilleuse, pria le varlet de retenir les belettes ; il jette son bâton sur
ces animaux qui prennent la fuite, en abandonnant la fleur précieuse.
La dame court s'en saisir et
la met de suite dans la bouche de la pucelle. Après un moment d'attente,
Guillardon revint à elle, soupira, ouvrit les yeux , puis ensuite parla Bon
dieu, dit - elle, j'ai dormi bien longtemps. La dame au comble de la joie de
voir la jeune personne rendue à la vie , remercia le ciel de cette faveur. Mon
amie, lui demanda-t-elle, quel est votre nom, votre famille? Dame, répondit la
pucelle, je suis la fille d'un roi du pays de Logres. J'aimai le chevalier
Eliduc qui étoit au service de mon père ; il m'a emmenée avec lui et j'ai
commis une grande faute, puisqu'il m'a trompée en me cachant avec soin qu'il
avoit une épouse.
Quand j'ai appris cette
fâcheuse nouvelle, je suis tombée sans connoissance. Quel mal il m'a fait !
Après m'avoir trahie, il m'abandonne dans un pays étranger. Ah ! qu'une femme
est donc folle de se fier aux promesses des hommes! Belle amie, dit la dame,
rien au monde ne causera plus de joie au chevalier que la nouvelle de votre
retour à la vie. Depuis qu'il vous croit morte il se désole ; chaque jour il
vient vous visiter, et il est loin de s'attendre à vous trouver vivante. C'est
moi qui suis sa femme, et je ne puis vous exprimer la douleur que me cause son
désespoir. Le voyant sortir chaque jour, je voulus savoir où il alloit, je l'ai
fait suivre et je suis venue moi-même pour connoître le sujet de son chagrin.
Je ne saurois vous dire la
joie que j'éprouve de vous voir rendue à la vie. Vous retournerez avec moi et
je veux vous remettre entre les mains de votre ami. Je le tiens quitte de ses
serments, puisque mon dessein est de prendre le voile. La dame s'y prit de
telle manière qu'elle parvint non seulement à consoler la belle affligée, mais
encore à l'emmener avec elle. Elle commande à l'écuyer d'aller trouver Eliduc
et de lui rendre compte de ce qui s'étoit passé. L'écuyer fait diligence,
rencontre le chevalier, lui raconte l'aventure et remplit parfaitement sa
commission. Eliduc monte aussitôt à cheval sans attendre sa suite, et arrive
chez lui à la nuit fermée.
En revoyant son amie, il remercie
tendrement sa femme, il est au comble de la joie et ne fut jamais plus heureux.
Il embrasse souvent sa belle qui lui rend ses caresses avec moins
d'empressement. La femme d'Eliduc prie son mari de lui donner congé, parce
qu'elle veut se séparer et entrer en religion. J'espère que vous nie fournirez
la somme nécessaire pour faire élever une abbaye. Vous pourrez alors épouser
votre amie, car vous savez que la loi s'oppose à ce qu'un mari possède deux
femmes. Eliduc consentit à tout, et dans le bocage, près du château, à la
chapelle de l'ermitage, il fit élever un monastère avec tous les bâtiments
nécessaires; il y ajouta des terres, des revenus et enfin tout ce qui pouvoit
être utile ou agréable à l'établissement nouveau.
Lorsque tout fut en état, la dame
prit le voile avec trente nonnains dont elle devint la supérieure. Eliduc
épousa son amie, et ce mariage fut célébré par de grandes fêtes. Ils vécurent
ensemble fort long - temps , parfaitement unis et parfaitement heureux. Les
deux époux après avoir fait de grandes aumônes se consacrèrent au Seigneur. De
l'autre côté de son château, Eliduc fit élever une église qu'il dota
richement. Il y plaça des religieux renommés par la sainteté de leur vie et de
leurs mœurs pour être l'exemple de la maison. Quand tout fut préparé, Eliduc se
rendit au monastère pour se vouer -au service de Dieu tout - puissant.
Guillardon fut rejoindre la
première femme d'Eliduc, qui la reçut comme une sœur et qui la combla d'amitié.
Elle lui montra le service du couvent et lui enseigna les devoirs de la
religion. Toutes deux prioient le ciel d'exaucer les vœux de leur ami, qui de
son côté prioit pour ses deux femmes. Ils s'envoyoient réciproquement des
messages pour avoir de leurs nouvelles et se donner mutuellement du courage.
Chacun faisoit ses efforts afin d'être agréable à Dieu, et chacun d'eux mourut
dans les sentiments de la plus grande piété.
Sur l'aventure de ces trois
personnages, les anciens Bretons, toujours courlois, composèrent un Lai, pour
en rappeler le souvenir et empêcher qu'elle ne s'oubliât.
L'édition de 1820 de l'ouvrage de B. de
Roquefort contenait quatorze lais avec leurs traductions en français. On y
trouvait donc autres deux lais que l'auteur certifiait être l'œuvre de Marie de
France, le Lai de Graelent, qui présente des analogies avec le Lai de Lanval,
et dont l'auteur est aujourd'hui incertain, et le Lai de l'Espine, dont
Monsieur Gervais de la Rue pense qu'il pourrait avoir été écrit par
Guillaume-le-Normand. Monsieur de Roquefort conteste formellement ces thèses.
Pour rendre intégralement le contenu et la portée de l'ouvrage de Mr B. de
Roquefort, nous donnons les textes de ces deux lais dans la même forme que les
douze précédents.
Lai de Graelent
Par
Marie de France
L’Aventure de Graelent
Vus dirai si que jeo
l'entent:
Bun en sunt li Lai à oïr
E les notes à retenir.
Graalent fu de Bretuns nés,
Gentix è bien enparentés;
Gent ot le cors è franc le
cuer,
Pur cou ot nun Graalent -
Muer
Li Reis qui Bretaigne
teneit
Vers ses veisins grant
guerre aveit ;
Chevaliers manda et retint,
Bien sai que Graelent i
vint.
Li Rois le retint
vulentiers
Pur cou qu'il iert biax
Chevaliers,
Mut le chéri è honera,
E Graelent mut se péna
De turnoier è de joster,
E de ses anemis grever.
La Roïne l'oï loer,
E les biens de lui
racunter:
Dedens sun cuer l'en aama,
Sun Chanbrelenc en apela.
Diva, dist-ele, ne me
celer,
N'as-tu suvent oï parler
Del' bel Chevalier
Graelent?
Mut est amis à tute gent.
Dame, dist-il, mult par est
prox
E mult se fait aimer à tox.
La Dame lues li respundi,
De lui veul faire mun ami;
Jeo sui pur lui en grant
effrei,
Va, si li di qu'il vigne à
mei,
M'amor li metrai à banduri.
Mout li dunrés , dist-cil,
grant dùir
Merveille est se il n'en ad
joie
N'a si boin Abé dusque à
Troie,
S'il esgardeit vostre
visage
Ne changeast mult tost sun
curage.
Cil s'en turna, la Dame
lait,
A l'ostel Graelent s'en
vait :
Avenamment l'a salué.
Sun message li a cunté
K'à la Roïne voist parler,
E n'ait cure de dèmurer.
Ce li respunt li
Chevaliers,
Aies avant , biaus amis
chiers.
E Graelent s'est aturnés;
Sur un cheval ferrant munta
Un Chevalier od lui mena.
Al chastel sunt andui venu
E en la sale descendu,
Par devant le Roi
trespassèrent,
Es cambres la Roine
entrèrent.
Quant el les voit, sis
apela,
Mut les chéri è honera,
Entur ses bras prist
Graelent
Si l'acola estreitement :
De joste li séir le fist
Sor un tapi, puis si li
dist:
Mut boinement a esgardé
Sun cors, sun vis , è sa
biauté;
A lui parla curteisement,
E il li respunt sinplement,
Ne li dist rien qui bien ne
sièce.
La Roine pensa grant pièce,
Merveille est s'ele ne li
prie
Que il 1 amast par druerie:
L'amurs dé lui la fait
Tiàrdie
Demande-lui s'il a Amie,
Ne se d'amurs est arestés,
Car il deveit bien estre
amés.
Dame, dist-il, jeo n'aime
pas,
D'amurs tenir n'est mie
gas;
Cil deit estre de mut grant
pris
Qui s'entremet qu'il seit
amis:
Tel cinc cent parolent
d'amur,
N'en sevent pas le pior
tur,
Ne que est loiax druerie.
Ains lor rage è lor folie,
Perece, wiseuse è faintise
Enpire amor en mainte guise
Ainors demande caasté,
En fais, en dis è en pensé:
, Se l'uns des amans est
loiax,
E 1i autre est jalox è
faus,
Si est amors entr'ex
fausée,
Ne puet avoir lunge durée.
Amors n'a soing de
compagnun,
Boin amors n'est se de Dex
nun,
De cors en cors, de cuer en
cuer,
Autrement n'est prex à nul
fuer
Tulles qui parla d'amistié,
Dist assés bien en son
ditié,
Que veut amis, ce veut
l'amie
Dunt est boine la
compaignie,
S'ele le veut è il lotreit.
Dunt la druerie est à
dreit,
Puisque li uns l'autre
desdit,
Wi a d amors fors c un despit;
Assés puet-um amors trover,
Mais sens estuet al' bien
garder,
Douçour è francise, è
mesure.
Amors n'a de grant forfait
cure,
Loialté tenir è pramettre,
Pur cou ne m'en os
entremette.
La Roine oi parler
Graelent,
Qui tant parla
curteisement,
S'ele n eust talent d'amer,
Si l'en estéut-il parler
Bien set è voit, n'en dute
mie
Qu'en lui a sens è
curteisie.
A lui parla tut en apert,
Sun cuer li a tut
descuvert;
Amis, dist-ele, Graelent,
Jeo vus aim mut parfitement
,
Unques n'amai fors mun
Seignur,
Mais jeo vus aim de bune
amur.
Jeo vus otroi ma druerie,
Soies amis è jou amie.
Dame , dist-il, vostre merci,
Mais il peut pas estre en
si,
Car jeo sui saudoiers le
Roi,
Loiauté li pramis è foi,
E de sa vie è de s'anor,
Quant à lui remés l'autre
jor
Jà par moi hunte ni ara:
Lunt prist cungié , si s'en
ala.
La Roïne l'en vit aler,
Si cummença à suspirer,
Dolante est mult, ne sait que faire,
Ne s'en voleit par tant
retraire;
Suventes feiz le requereit,
Ses mésages li trameteit,
Riches présens li envoieit,
E il trestus les refuseit.
La Roïne mult l'en haï
Quant ele à lui del' tut
failli,
A sun Seignur mal le
meteit,
E volentiers en mesdiseit.
Tant cum li Rois maintint
la guerre,
Remest Graelent en la
terre;
Tant despendi qu'il n'ot
que prendre,
Car li Rois le faiseit
atendre,
Ki li deteneit ses saudées.
Ne l'en aveit nules
dunnées,
La Roïne li desturneit,
Au Roi diseit è cunseilleit
Ke nule rien ne li donast
Fors le cunroi qu'il n'en
alast:
Car jeo sui saudoiers le
Roi,
Loiauté li pramis è foi,
E de sa vie è de s'anor, ,
Quant à lui remés l'autre
jor
Jà par moi hunte ni ara:
Lunt prist cungié , si s'en
ala.
La Roïne l'en vit aler,
Si cummença à suspirer,
Dolante est mult, ne sait
que faire,
Ne s'en voleit par tant
retraire;
Suventes feiz le requereit,
Ses mésages li trameteit,
Riches présens li envoieit,
E il trestus les refuseit.
La Roïne mult l'en haï
Quant ele à lui del' tut
failli,
A sun Seignur mal le
meteit,
E volentiers en mesdiseit.
Tant cum li Rois maintint
la guerre,
Remest Graelent en la
terre;
Tant despendi qu'il n'ot
que prendre,
Car li Rois le faiseit
atendre,
Ki li deteneit ses saudées.
Ne l'en aveit nules dunnées
,
La Roïne li desturneit,
Au Roi diseit è cunseilleit
Ke nule rien ne li donast
Fors le cunroi qu'il n'en
alast:
Povre le tenist enture lui,
Qu’il ne péust servir
autrui.
Que fer a ore Graelens ?
N’est merveille s’il est dolens ;
Ne lui remest que engagier,
Fors un runcin n’est gaires chier :
Il ne puet de la vile aller
car il n’aveit sor quoi munter.
Graelens n’atend nul secours ;
Ce fu en mai des luns jurs,
Ses Hostes fu matin levéq,
Od sa femme est burc alés
Chiés un de ses veisins mengier.
Tut seul laiça le Chevalier,
Od li n’en eut en la maisun
Escuier, sergeant, ne garçun,
Fors seul la File à la Burgeise,
Une Mescine mult couteise.
Quand vint à l’eure du disner,
Au Chevalier ala parler,
Multli pria qu’il se hastast,
E qu’il ensanble od li
mangast.
Il ne puet pa rehaitier,
Si apela sun escuiier,
Dist k’amaint sun cacéor,
Sa sele mete et tot l’ator ;
Là hors irai esbanoier,
Car jeo n’ai cure de mangier.
Il li respunt, n’ai point de sele.
Amis, ce disy la Demoisele,
Une sele vus presterai,
E un bon frein sus baillerai.
Cil a le cheval amené,
En la maison l’a enselé :
Graelent est dessus muntés,
Parmi le burc est trespassés ;
Unes viés piax ot afulées
Que trop lungement ot portées.
Cil é celes qui l’esgardérent,
L’escarnirent mult é
gabérent :
Tex est custume de burgeis,
N’en verrés gaires de curtéis.
Il ne se prent de ce regart,
Fors de la vile aveit un
gart,
Une forest grant é plénière,
Parmi cureit une rivière :
Cele part ala Graelent,
Très pensix, mornes é dolent.
n’eut gaires par le bos erré,
En un boisson espés ramé
Voit une Bisse tute Blance
Plus que n’est nois nule sor brance :
Devant lui la Bisse sailli,
Il la hua, si puinst à li.
Il ne la cunsivra jamés,
Purquant si la suit-il de prés,
Tant qu’en une lande l’en mène,
Devers le sors d’une fontaine,
Dunt l’iave esteit clère é bele.
Dedens baigneit une Pucele,
Dex Dameisels la serveient :
Sor l’eur de la fontaine esteient.
li drap dunt ele ert despoulie,
Erent dedens une foillie.
Graelens a celi vélue
Qui en la fontaine esteit nue.
De la Bisse n(eut-il puis cure,
Cele part va grant aléure.
Tant la vit graisle é
escanie,
blanche é gente é colorie ;
Les ex rians é bel frunt,
Il n’a si bele en tut le mun :
ne la veut en l’iave tuchier,
Par loisir la laisse baignier.
Sa depoulle est alés saisir,
Par tant le cuide retenir
Ses demeiseles s’aperçurent
Del’ Chevalier, en effroi
furent.
Lor dame l’a araisuné,
Par mautalent l’a apelé :
Graelent, lai mes dras
ester,
Ne t’en pués gaires amender,
Si tuod toi les emporteies,
E ensi nue me
laisseies
Trop sanleroit grant
cunveitise.
Rent moi se viax nun ma
cbemise,
Li mantiax puet bien estre
tuens,
Denier en prens , car il
est buens.
Graelent respunt en riant,
Ne sui pas fix à marchéant,
N'a Borgois pur vendre
mantiax:
S'il valoit ore trois
castiax,
Si n'enporteroie-jeo mie:
Isciés de cele iave, Amie,
Prenés vos dras , si vus
vestés
Ançois que vus à mei
parlés.
Je n'en voil pas, dist-ele,
iscir,
Que de mei vus puisiés
saisir;
N'ai cure de rostre parole,
Ne sui nient de vostre
escole.
Il li respunt, je sofferai,
Vostre despoulle garderai,
Desque vus isterés ça fors:
Bele , mut avés gent le
cors.
Qant ele voit qu'il veut
atendre,
E que ses dras ne li veut
rendre;
Séurté demande de lui
K'il ne li face nul anui.
Graelent l'a aséuré;
Sa chemise li a dunée:
Cele s'en ist de
maintenant,
Il li tint le mantel
devant,
Puis l’afula é si li rent.
Par la main senestre la prent,
Des autres dex l’a eslungié ;
D’amors l’a requise é proiié
E que delui face son dru.
E ele li a respundu :
Ge ! tu quiesrs grant utrage,
Ge ne te tieng noient pur sage,
Durement me doi merveiller,
Que m’oses de çou
araisnier.
Tu ne dois estre si hardis,
T’en sereis tost malbaillis ;
Jà n’afiert pas à tun
parage
Nule femme de mun lingnage.
Graelent la truve si fière
E bien entent que par proiiére
Ne fera point de son plaisir,
N’eil ne s’en veut ensi
partir :
En l’espése de la forest
A fet de li ce que li
plest.
Qant il en ot fet sun talent,
Merci li prie dolcement
Que vers lui ne soit trop irée,
Mais or soit et france et sénée,
Si li otroie sa druerie,
E il fera de li
s’Amie ;
Loialment é bien l’amera,
Jamés de li ne partira.
La Dameisele ot è entent
La parole de Graelent,
E voit qu'il est curteis è sage,
Buns Chevaliers è prox è
large,
E set se il départ de li,
Jamais n'aura si boin Ami,
S'amur li a bien otreié;
E il l'a ducement baisié.
A lui parole en itel guise:
Graelent, vus m'avés souprise,
Jeo vus amerai vraiement,
Mais une chose vus deffent,
Que ne dires parole aperte,
Dunt notre amurs seit
descuverte.
Jeo vus dunrai mult
richement
Deniers è dras, or è
argent,
Mult ert l'amurs bone entre
nus,
Nuit è jur g'irai aveuc
vus;
Dalés vus me verés aler,
A mei purrés rire et
parler,
N'aurés cunpaignun qui me
voie,
Ne qui jà sace qui je soie.
Graelent, vos estes loiaus
Prox è curtois et assés
biax:
Pur vus ving-jou à la
fontaine,
Pur vus souferai-jou grant
paine;
Bien savoie ceste aventure,
Mais or soiiés de grant
mesure.
Gardés que pas ne vus
vantés
De chose par qoi me perdés ;
Un an vus cunvenra, Amis,
Séjorner près de est païs :
Errer poés dex mois entiers,
Mais ça seit vostre repairiers,
Pur çou que j’aim ceste cuntrée.
Alés vus ent, none est sonée,
Mun mesage vus tramettrai,
Ma vulunté vus manderai.
Graelent prent à li cungié,
Ele l’acole et a baisié.
Il est à sun ostel venus,
De sun cheval est decendus.
En une chambre seus entra,
A la fenestre s’apoia,
De s’aventure mut pensis.
Vers le bos a turné sun
vis,
Un varlet vit venir errant
Desor un palefroi
anblant ;
Desi à l’ostel Graelent
En est venus q’ainc ne
descent.
Au Chevalier en est venus,
E il est contre lui
salus ;
Demande li dunt il
veneit :
Cum aveit nun é qui esteit.
Sire, dist-il ne dutez mie,
Jeo suis mésagés vostre
Amie,
Cest destrier par mei vus
enveie,
Ensanble od vus veut que
jeo seie :
Vos gages vus aquiterai,
De vostre Hostel garde
prendrai.
Qant Graelent ot la novele,
Qui mult li sanble boine é bele ;
Le Vallet baise boinement,
E puis ad reçut le présent,
Le destrier sos ciel n’a si
bel,
Ne minus corant, ne plus
isnel ;
En l’establepur sei le met,
E le cacéor au Varlet.
Cil a sa male destorsée,
En la canbre l’en a portée,
Puis l’a uverte é deffremée
Une grant coute en a
getée :
D’un riche paile ovrée fu
D’autre part d’un riche
boufu,
Met le sor le lit Graelent ;
Après mer sus or é argent,
Buins dras à sun Segnur vestir,
Après fait su oste venir,
Deniers li baille ad grant plenté,
Si li a dit è cumandé h
Que ses Sires ert aquités,
E ses hostez bien acnntés:
Gart qu’asses i ait a
mangier,
E s’en la vile a Chevalier
Qui séjorner voille tut
coi,
Q'il l'en amaint ensanle od
soi.
Li Hostes fu prex è
curteis,
E mult vaillant cumme
Burgeis:
Riche cunroi fist aturner,
Par la vile fet demander
Les Chevaliers mesaaisiés,
E les prisuns é les
croisiés;
A l'ostel Graelent les
maine,
Del' honerer forment se
paine,
Assés i eut joué la nuit
D'estrumens è d'autre
déduit.
Le jur fu Graelent haitiés,
E ricement apareilliés.
Grans duns duna as harpéors
As prisuns è as guoors;
N'aveit berguis en la cité
Qui li éust aveir presté,
Qui ne li doinst è face
honur,
Tant qu'il le tienent à
Seignur.
Desor est Graelent à aise,
Ne voit més rien qui li
déplaise;
S'Amie voit lés lui aler,
A li se puet rire et juer.
La nuit le sent de juste
lui,
Cument puet-il aveir anui ?
Graelent oire mult suvent;
El pais n'a turneiement,
Dunt il ne seit tus li
premiers,
Mut est amés des
Chevaliers.
Or a Graelent boine vie
E mult grant joie de
s'Amie;
Se ce li puet lunges durer,
Jà ne devreit-el demander.
Ensi fu bien un an entier,
Tant que li Reis dut
ostoier.
A Pentecuste chascun an
Semouneit ses Baruns par
ban,
Tus cex qui de lui bien
teneient,
E à sa Cort od lui
mangeient:
Serveient le par grant
amut.
Quant mengié aveient le
jur,
La Roïne faiseit munter
Sor un haut banc è deffubler,
Puis demandeit à tus
ensanble,
Segnur Barun , que vus
ensanble ?
A sous ciel plus bele
Roïne?
Pucele , Dame ne Mescine;
A tox le Conveneit loer,
É au Roi dire et afremer
K'il ne sevent nule si bele
Mescine, Dame ne Pucele:
N'i ot un seul ne le prisast,
E sa biaté ne li loast,
Fors Graelent qui s'en
taiseit,
A sei méisme surieit :
En sun cuer penseit à s'Amie,
Des autres teneit à folie
Ki de tutes parts
s'escrioient
E la Roïne si looient :
Sun cief ouvri, sun vis
baissa
E la Roïne l'esgarda,
Le Roi le mustra sun
Seignur,
Voiés, Sire, quès deshonur!
N'avez Barun ne m'ait loée,
Fors. Graelent qui m'a
gabée.
Bien sai qu'il m'a piéça haïe,
Jeo cuit qu'il a de moi
envie.
Li Rois apela Graelent,
Demanda li, oïant la gent,
Par la foi que il li
deveit,
Qui ses naturex hum esteit
Ne li celast, ains le
désist
Pur-qoi baisa sun cief et
rist.
Graelens respundi au Rei,
Sire, dit-il, entent à mei:
Uques mais hum de tun
parage
Ne fist tel fait ne tel folage ;
De ta femme fais mustrisun,
Qu’il n’a çaient un seul Barun,
Cui tu ne le faces loer,
Dient qu’il n’a sous ciel sa per :
Pur veir vus une nuvele,
On pue tassés truver plus bele.
li Reis l’oï, mult l’en pesa ;
Per sairement le cunjura
S’il en saveit nul plus
gente ;
Oil, dist-il, qui vaut tés trente.
La Roïne must s’en mari,
A sun Segnur cria merci,
K’au Chevalier face amener
Celi qu’il i oï loer,
E dunt i fait si grant vantance :
Entre-nos dex seit la mustrance ;
S’ele est si bele, quite en seit,
U se nén, fétes m’en dreit
Del’ mesdit é de la
blastenge.
Li Roi cumande k’on le prenge,
N’aura de lui amur ne pais,
De prisun n’istera jamais,
Se cele n’est avant mustrée
Que de biauté a tant loée.
Graelens est pris é tenus,
Mix le venist estree téus :
Al Rei a demandé respit,
Bien s’aperçeit qu’il a mesdit ;
S’Amie en cuide aveir perdue,
Dire é de mautalent tressue.
Jà est bien dreis que mal li tort,
Plusur l’en plaignent en la Cort.
Le jur eurt entur lui grant pressse,
Duq’à l’autre an li Reis le lesse,
Ke sa feste rasanblera ;
Tus ses amis i mandera,
E ses Baruns é ses Fievés.
Là seit Graelent amenés,
Celia maint ensanble od sei
Que tant loa devant le Rei :
S’ele si bele é si vaillans,
Bien li pura estre varans,
Quites en ert, rien n’i perdra ;
E s’el ne vient jugiés sera,
En la merci le Roi en iert,
Assés set çeu qu’il i affiert.
Graelens est de Cort partis
Tristes, coreçous é maris,
Muntés est sor un buin destrier,
A sun hostel va herbegier :
Sun Canbrelanc a demandé,
Mais il n’en a a mie truvé
Que s’Amie li eut tramis.
Or est Graelent entrepris,
Mix vaureit estre mors que vis.
En une chanbre s'est sul
mis,
A s’Amie crie merci,
Por Diu qu il puist parler
a li,
Ne li vaut rien , ni parlera,
Devant un an ne le verra,
Ne jà n'aura de li confort
Ains ert jugiés près de le
mort.
Graelens maine grant dolur
,
Il n'a repos ne nuit ne
jur,
Qant s’Amie ne puet aveir.
Sa vie met en noncaleir,
Q'ançois que li ans fust
passés,
Fu Graelens si aduilés,
Que il n'a force ne vertu
Ce dient cil qui l'unt véu
Merveille est qu'il a tant duré.
Al jur que li Rois ot numé,
Ke sa feste deveit tenir,
Li Keis a fait grant gent
venir.
Li Plege amainent Graelent
Devant le Rei en sun present.
Il li demande ù est s'Amie.
Sire , dist-il, nel' amain
mie,
Jeo ne la puis noient
avoir,
Faites de moi vostre
voloir.
Li Reis respunt : Dans
Graelent,
Trop parlates vialinement,
Vers la Roïne mespréistes,
E tus mes Baruns desdeistes :
Jamés d’autres ne mesdirés.
Qant de mes mains
départirés.
Li Reis parole hautement,
Segnur, dist-il, del’ jugement
Vus pri que ne le déportés
Selunc le dit q’oï avés,
ke Graelent oïant vus dist,
E ma Curt hunte me fist :
Ne m’aime pas de boine amur,
Qui ma femme dist deshonur.
Ki volentiers fiert vostre chien,
Jà mar querés qu’il vus aint bien.
Cil de la Curt sunt fors alé,
Al jugement sunt asanblés :
Une grande piéce sunt tut coi,
Qui n’i ot noise ni effroi
Mult lur poise del’ Chevalier,
S’il le vaulent par mal jugier.
Ains que nus dex mot i parlast,
Ne le parole racuntast,
Vint un vallés qui lor a
dit
Qu’ils atendissent un petit.
En la Cort vienent dex Puceles,
Al Roiame n’aveit plus beles ;
Al chevalier mult aiderunt
Si Diu plaist, sel’ délivrerunt.
Cil unt vulentiers atendu,
Ains que d’iloeuc soint méu,
Sunt les Dameiseles venues
De grant biauté é bien vestues :
Bien sunt en deus bliaus lacies,
Graisles furment é bien delgies.
De lur palefreis descendirent,
A dex Varlés tenir les firent :
En la sale vindrent au Rei.
Sire, dist l’une, entent à mei,
Ma Dameiselle nus cumande,
E pan nus dex vus pri et mande
C’un poi faites sufrir cest plait,
E qi’il n’i ait jugement fait :
Ele vient ci à toi parler
Pur le Chevalier délivrer.
Ains que cele éust dist son cunte
Eut la Roïne mut grant hunte ;
Ne demoura gaires après,
Devant le Rei en son palés
Vinrent dex autres mult plus gentes,
De colur blanches é rovantes,
Au Rei dient qu’il atendist
tant que lor Dameisele venist.
Mut furent celes esgardées,
E lor biauté de tuz loées :
De plus beles en i aveit
Que la Roïne n’en esteit.
E qant lor Dameisele vint,
Tote la Curt à li se tint :
Murt ert bele de grant manière,
A dox sanblant, od simple cière,
Biax ex, biax vis, bele façun,
En li n’a nient de
mesproisun.
Tot l’esgardèrent à merveille,
D’une porpre tute vermeille
A or brosdée estreitement,
Esteit vestue richement ;
Ses mantiax valeit un castel.
Sun palefroi ot buin et
bel :
Ses frains, sa sele é ses lorains,
Valoit mil livres de çartains.
Pur la véoir issent tut hors,
Sun vis loerent é sun cors,
E sun sanlant é sa faiture.
Ele ne vait grant aléure :
Devant le Roi vint à Cheval,
Nus ne li puet turner à mal ;
A pié descent emmi la place,
Sun palefrei pas n’i atace.
Au Roi parla curteisemenl ,
Sire, fait - ele, à moi
entent,
E vus trestout, Segnur
Barun,
Entendés ça à ma raisun.
Asés savés de Graelent
Qu'il dist au Roi devant sa
gent,
Au tans à se grant
asanblée,
Qant la Roïne fu mustrée,
Ke plus bele femme ot véue.
Ceste parole est bien séue,
Vérités est, il mesparla,
Puisque li Rois s'en
coreça;
Mais de ce dist-il vérité,
N'est nule de si grant
biauté
Que autre si bele ne seit:
Or esgardez, s en dites
dreit,
Se par moi s'en puet aquiter,
Li Rois li doit quite
clamer.
N'i ot tin seul, petit ne
grant,
Ki ne désist bien en oïant,
Qu'ensanble li a tel
Mescine,
Qui de biauté vaut la
Roïne ;
Li Rois méismes a jugié
Devant sa Cort è otroié
Que Graelent est aquités,
Bien doit estres quites
clamés.
Dementiers que li plais
dura,
Graelent pas ne s'ublia;
Sun blanc cheval fist amener ,
Od s'Amie s'en veut aler.
Quant ele ot fait cou
qu'ele quist,
E ot oï que li Cors dist,
Cungié demande et prent
del' Roi,
E munte sor sun palefroi:
De la sale se départi,
Ses Puceles énsanble od li.
Graelent munte et vait
après
Parmi la vile à grant
eslès;
Tuz-jurs li va merci
criant,
Ele ne respunt ne tant ne
quant.
Tant unt lor droit chemin
tenu,
Qu'il sunt à la forest
venu;
Parmi le bos lor voie
tinrent,
Desi qu'à le rivière vinrent,
Ki en une lande sorteit,
E parmi la forest coureit.
Mut en ert liave blanche et
bele,
Dedens se met la Dameisele:
Graelent i veut après aler
Mais ele li cumence à
crier:
Fui, Graelent, n'i entre
pas,
Se tu t'i mès, tu noieras.
Il ne se prent de ce regrt,
Après se met, trop li est tart :
L’eve li clot desuer le
frunt,
A grant paine resort à-munt ;
Mais ele l’a par la renne pris,
A terre l’a arière mis,
Puis li dit qu’il ne puet passer,
Ja tant ne sara pener,
Cummande li que voit arière.
Ele se met en la rivière,
Mais il ne puet mie sufrir
Que de lui le voie partir :
En l’eve entre tut à cheval,
L’unde l’emporte cuntreval ;
Départi l’a de sun estrier.
Graelent fu près de noilier,
Qant les Puceles s’escrièrent,
Damoisele, por Diu, merci,
Aiés pitié de vostre Ami ;
Véés, il noie à grant dolur.
A las ! mar vit unques le jur
Que vus primes à lui parlastes,
E vostre amur li octroiastes :
Dame, voiiés, l’unde l’enmaine,
Por Diu, c’or le jetés de
paine
Mut est grant dex s’il doit morir,
Coment le poent vos cœur sufrir ?
Trop par li estes ore dure,
Aidiés li, car en prenés cure.
Damoisele, vostre amis nie,
Soffrés qu’il ait unpeu
d’aie ;
Vus avés de lui grant pécié.
La Damoisele en ot pitié
De çon qu’ele les ot se plaindre,
Ne puet mais celer ne faindre.
Hastivement est returnée,
A la rivière en est alée,
Par les flancs saisist son Ami,
Si l’en amaine ensanble od li.
Qant d’autre part sunt arivés,
Ses dras mulliés li a osté,
De son mantel l’a afublé,
En sa terre l’en ad mené.
Encor dient cil du païs
Que Graelent i est tous vis.
Ses destriers qui d’eve eschapa,
Pur sun Segnur grant dol mena :
En la forest fist son retur,
Ne fu en pais ne nuit ne jur ;
Des pies grata, furnient
heni,
Par la cuntrée fu oï.
Prendre cuident è retenir,
Unques nus d’aus nel’ pot
saisir:
Il ne voleit nului atendre,
Nus ne le puet lacier ne
prendre.
Mut lunc-tans après loï-un
Chascun an en cele saisun ,
Que se Sire parti de li,
La noise et le friente, et
le cri
Ke li bons chevaus demenot
Pur sun Seignnr que perdu
ot.
L'aventure du bun destrier,
L'aventure du Chevalier
Cum il s'en ala od sa Mie,
Fu par tute Bretaigne oïe,
Un Lai en firent li Bretun
,
Graalent-Mor l'apela-un.
Marie de France - Lai de Graelent
Traduction française simplifiée
Je vais vous raconter l’aventure de Graelent telle que je l’ai
entendue ; la musique en est bonne
à retenir et le Lai mérite d’être raconté.
Graelent était né en Bretagne, d’une
famille illustre, et à une grande beauté, il joignait encore la droiture du
cœur. C’est pour cette raison qu’on l’avait nommé Graelent-Mor.
Le roi qui tenoit alors la Bretagne étant
entré en guerre avec les princes ses voisins, demanda un grand nombre de
chevaliers pour les retenir à son service. Graelent fut des premiers à se
ranger sous la bannière du roi. Celui-ci le retint à son service avec d'autant
plus de plaisir qu'il étoit beau chevalier; aussi lui donna-t-il des preuves
de son estime et de son amitié. De son côté, Graelent cherchoit à mériter les
bontés du monarque, soit en remportant le prix dans les joutes et les
tournois, soit en combattant les ennemis de son prince. Le bruit de tant de
mérite parvint bientôt jusqu'aux oreilles de la reine ; à force d'entendre
vanter le courage et la beauté du chevalier, elle prit de l'amour pour lui. Un
jour elle tire à part son chambellan : Parle-moi franchement, n'as-tu pas
souvent entendu parler du beau chevalier Graelent dont chacun fait l'éloge ?
Oui, ma dame, je sais qu'il est brave et courtois, aussi n'est-il personne qui
ne l'aime. La reine répondit sur le champ : Mon cœur depuis longtemps me parle
en sa faveur et je veux l'avoir pour ami. Va le trouver, dis-lui de se rendre
près de moi et que je veux lui abandonner mon amour. Ah! quel don précieux vous
lui faites, reprit le chambellan, je ne doute pas de la joie que lui causera
une nouvelle aussi flatteuse. Il n'est si bon abbé, s'il venoit à voir votre
beau visage, qui ne fût tenté de violer ses serments. Le chambellan part et se
rend chez le chevalier: après l'avoir salué, il s'acquitte de sa mission et le
prie de vouloir venir parler à la reine le plus promptement possible. Graelent
lui répondit : Allez m'annoncer, cher ami, je pars. Il s'apprête et monte sur
un beau cheval d'Afrique, suivi d'un seul chevalier. Arrivés au château, ils
descendent dans la salle et passèrent chez le roi avant que d'entrer dans les
appartements de la reine. Dès qu'ils paroissent, elle vient au devant d'eux,
puis serrant le chevalier dans ses bras, elle l'embrasse étroitement et le fait
asseoir à ses côtés, sur un tapis. Graelent répond avec modestie aux questions
qui lui sont faites et ne dit pas un mot qui dépasse les règles de la
bienséance. La reine, fort embarrassée de cette réserve, n’ose se résoudre à
l’aveu de ses sentiments. Enhardie par l’amour elle demande au chevalier s’il
avoit une mie, car sans doute il aimoit et devoit être bien aimé. Non,
dame ; je n’aime pas, parce que tenir les promesses d’amour n’est point
une frivolité. Il doit être vertueux celui qui s’entremet d’aimer. Plus de cinq
cents personnes parlent de ce tendre penchant, et toutes ignorent ce que c’est
qu’un véritable attachement. C’est plutôt une rage, une folie ; c’est la
paresse, la nonchalance, la fausseté, qui détruisent l’amour ; cette union
exige la chasteté en pensées, en paroles, en actions. Si l’un des amants est
fidèle, qu l’autre soit faux et jaloux, leur liaison mal assortie ne peut être
de longue durée. Le véritable amour, don du ciel, doit rester ignoré ; il
doit se communiquer de corps en corps, de cœur en coeur, autrement il ne seroit
d’aucun prix. Cicéron dans son traité de l'amitié, dit expressément : ce que
désire l'un des amants, doit être désiré par l'autre ; leur liaison devient
charmante dès qu'il en est ainsi. Mais si l'un veut et que l'autre ne veuille
pas il n'existe plus d'amour alors. Il
est aisé de faire une maîtresse, mais il est plus difficile de la conserver,
surtout, si de chaque côté, l'on n'apporte pas de la douceur, de la franchise
et de la régularité. L'amour ne doit jamais être souillé, son commerce demande
une si grande loyauté que je n'ai jamais osé m'en entremettre.
La reine écouta avec plaisir le discours du
chevalier qui lui paroissoit partager ses sentiments; il n'auroit pas ainsi
parlé, s'il n'avoit eu dessein d'aimer; oui, j'en suis certaine, Graelent est
un homme sage, aimable et courtois. Elle s'ouvre alors sans réserve au
chevalier et lui découvre sa passion. Ami, lui dit-elle, je vous aime
passionnément; et je vous l'avouerai même,
j'ai toujours éprouvé pour le roi un attachement très faible. Pour vous
mon amour est sincère, je vous accorde toute ma tendresse, soyez mon ami et moi
votre amie. Je vous remercie beaucoup, madame, de l'honneur que vous me faites
; je ne puis en profiter, puisque je suis à la solde du roi. En entrant à son
service, je lui promis foi et fidélité, je lui promis de défendre sa vie et son
honneur; j'ai renouvelé mon serment et jamais je ne le trahirai. A ces mots,
il salua la reine et prit congé d'elle.
En le voyant partir la princesse soupire,
devient triste et rêveuse; elle ne sait à quoi se résoudre et ne peut cependant
renoncer à lui. Pour chercher à l'attendrir, elle écrivoit au chevalier, lui
envoyoit de riches présents; mais Graelent refusa tout. Irritée de ses refus la
reine change son amour en haine; elle indispose le monarque son époux contre le
chevalier dont elle disoit sans cesse du mal. Tant que la guerre continua,
Graelent demeura dans le royaume; cependant il n'étoit point payé, sa solde lui
étoit retenue par les avis de la reine; elle conseilloit au monarque de ne rien
accorder au chevalier. On le tenoit dans une gêne aussi grande, pour qu'il lui
fût impossible d'aller servir ailleurs. Que va devenir Graelent? Il ne faut
pas s'étonner de sa tristesse, puisqu'il ne lui reste pour vendre ou pour
engager qu'un mauvais cheval de bagage de peu de valeur. Enfin le malheureux ne
pouvoit sortir de la ville, n'ayant point de monture.
Graelent n'espéroit aucun secours de
personne. Dans les beaux jours du mois de mai, son hôte s'étant levé de bon
matin, sortit avec sa femme pour se rendre à la ville et aller dîner chez un de
leurs voisins. Ils avoient laissé le chevalier seul à la maison sans écuyer,
sans domestique ou valet, à l'exception de leur fille, jeune personne fort
aimable. A l'heure du repas, elle alla parler à Graelent, le prier de se hâter
pour venir manger avec elle. Trop affligé pour prendre la moindre nourriture,
le chevalier appelle son écuyer, lui commande de seller et brider son cheval de
chasse et de le lui amener. J'irai me distraire dans la campagne, car je n'ai besoin
de rien. Seigneur, dit l'écuyer, vous n'avez plus de selle. Ami, reprit la
damoiselle, non-seulement je vous en prêterai une, mais encore je vous donnerai
une bonne bride. L'écuyer va chercher le cheval qu'il revêt de ses harnois.
Graelent monte et traverse la ville. La chabraque ou la couverture de son
coursier consistoit en une vieille peau qui, pour avoir trop servie, étoit dans
un fort mauvais état. Tous ceux qui le virent passer le huèrent et se moquèrent
de lui. Telle est la coutume parmi les gens du peuple, vous n'en trouverez
guères de polis. La mélancolie du chevalier l'empêche de faire attention aux
cris que faisoit naître la vétusté de son harnois. Il continue sa route, sort
de la ville, entre dans la forêt qui étoit traversée par une rivière sur les
bords de laquelle il se rendoit. Graelent marchoit depuis peu de temps dans le
bois, lorsque, au milieu d'un épais buisson, il aperçut une biche plus blanche
que la neige. La biche part, il la crie, la poursuit et il ne pourra pas
l'atteindre, quoiqu'il la suive de près. Elle conduit Graelent dans une prairie
arrosée par la-source d'une fontaine dont l'eau étoit claire et belle. Au bord,
se baignoit une jeune dame. Deux pucelles qui se tenoient près d'elle la
servoient et exécutoient ses ordres. Les vêtements qu'elle avoit quittés
étoient suspendus à un arbre. Dès que Graelent eut aperçu la beauté qui étoit
dans la fontaine, il ne songe plus à poursuivre la biche. Il admire sa taille
élancée, la blancheur de son teint, l'incarnat de ses joues, ses yeux riants,
la beauté de son front, enfin cet assemblage de perfections qui se rencontre
bien rarement. La jolie baigneuse de vouloit pas sortir de l’eau ; pour
l’y forcer, le chevalier va s’emparer de ses vêtements croyant pouvoir la
retenir par cette action. Les deux pucelles s’aperçoivent du dessein de
Graelent et ont peur. La dame l’appelle avec colère et lui dit :
Chevalier, laisse ces objets qui te rapporteroient peu de profit ; tu
commettrois une bien vilaine action, si tu les emportois et me laissois aller
toute nue. Rends-moi, je te prie, ma chemise ; quant au manteau qui est
très beau, tu peux le garder pour le vendre. Madame, répondit en riant le
chevalier, je ne suis pas fils de marchand ou de bourgeois ; il auroit même la valeur de deux ou trois
châteaux, que je ne l’emporterois pas. Sortez de l’eau, belle amie ; voici vos vêtements, habillez-vous , et
daignez venir me parler. Je ne veux pas en sortir, dit-elle ; je crains
trop qu vous ne vous empariez de ma personne ; je n’ai nul besoin de vos
beaux discours et ne suis point d votre école. Belle dame, reprit Graelent,
puisque vous ne voulez pas déférer à mes prières,je garderai vos
vêtements ; c’est fâcheux car vous avez un bien beau corps. La jeune
personne voyant que le chevalier attendoit sa sortie de l’eau, qu’à ce prix
seulement elle auroit ses vêtements, elle lui demande en grâce de la respecter
et de ne lui faire aucune insulte.Graelent la rassure à cet égard, lui présente
d’abord la chemise qu’elle passe avant de sortir de l’eau, puis lui tient le
manteau qu’il attacha lui-même. Lui tenant la main gauche, il l’éloigne de ses
deux compagnes ; il la prie et la requiert d’amour et sollicite la faveur
d’être son amant. La dame surprise répondit : Moi, ta maitresse ! En
vérité, cet excès de présomption me fait présumer que ta raison n’est pas
saine. Je dois être bien surprise de ce que tu m’as osé proposer. Tant de
hardiesse mériteroit une punition exemplaire. Il ne convient pas à un homme de
ton espèce, de porters ses vœux sur une femme de mon rang. La fierté du
caractère de la dame prouve à Graelent qu’il n’obtiendra rien de la dame par la
douceur ; et il ne veut pas se séparer d’elle avant d'avoir obtenu le don d'amoureuse merci.
L'ayant conduite dans l'épaisseur de la forêt, il ravit de force ce qu'on
refusoit à ses prières; à peine se fut-il rendu coupable, qu'il lui demanda
pardon; daignez' ne pas m'accabler de votre courroux, soyez assez bonne pour
m'accorder votre amour ; vous serez mon amie que j'aimerai et servirai
loyalement toute ma vie.
Pendant ce discours la belle dame
réfléchissoit que Graelent étoit honnête, sage, bon chevalier, hardi et
généreux. Si elle vient à le refuser, elle ne trouvera jamais un pareil amant;
elle se résout à lui accorder son amour et un baiser scella la réconciliation.
Avant de nous quitter, Graelent, daignez m'écouter. Vous m'avez surprise, et
malgré votre faute, je vous aimerai tendrement. Mais je vous défends de
prononcer un seul mot qui puisse faire connoître notre liaison. Je vous
donnerai de l'or, de l'argent, de riches vêtements, en abondance. Maintenant
que nous sommes l'un à l'autre, nuit et jour je serai près de vous; nous
pourrons causer et rire ensemble sans que personne ne me voie et ne sache qui
je suis. J'ai distingué vos qualités, car c'est pour vous que je suis venue à
la fontaine; et je savois d'avance ce qui devoit arriver. Je crains d'avoir à
me repentir de ce que j'ai fait; prenez bien garde à ne rien laisser
transpirer de ce qui nous est arrivé, sans quoi vous me perdriez pour toujours.
Il vous faudra séjourner un an près de ce canton; vous pourrez néanmoins vous
absenter pendant deux mois; mais, à votre retour, revenez ici; car j'aime
beaucoup ce pays. Adieu, cher ami, la nuit s'approche ; je vous ferai connoître
mes intentions par un message que je vous transmettrai.
Graelent prend congé de sa belle, et ne la
quitte qu'après l'avoir couverte de baisers; il retourne à son hôtel, descend
de cheval, et monte dans sa chambre, où il lui tarde d'être seul pour réfléchir
sur son aventure. S'étant mis à la fenêtre pour regarder de loin encore la
forêt témoin de son bonheur, il voit venir de son côté un varlet qui
conduisoit un superbe cheval. L'écuyer arrive à l'hôtel de Graelent, s'empresse
de descendre, de venir au-devant du chevalier et de lui présenter ses
salutations. Graelent demande au varlet son nom, sa qualité, et le lieu d'où il
venoit. Sire, n'en doutez pas, je suis messager de votre amie; elle me charge
de vous présenter ce beau coursier et m'a recommandé de demeurer avec vous. J'acquitterai
vos dettes et prendrai soin de votre maison. A cette nouvelle, Graelent ne se
sent pas de joie, il embrasse l'envoyé de sa mie et reçoit avec le plus grand
plaisir les présents que lui fait son amie. Vous n'avez jamais vu sous les
cieux un aussi beau palefroi, aussi vif et aussi bon coureur. Il en fera sa
monture ordinaire et abandonnera son cheval de chasse au varlet. L'écuyer monta
dans l'appartement la malle qu'il avoit apportée avec lui; l'ayant ouverte, il
en tira d'abord une très belle couverture d'une riche étoffe garnie de
fourrures, qu'il jeta sur le lit du chevalier, puis beaucoup d'or et d'argent,
et enfin un grand nombre de riches habits. Graelent fait ensuite venir son
hôte, lui témoigne sa reconnoissance ainsi qu'à ceux qui lui avoient rendu
quelques services. Il lui enjoint de tenir sa maison bien garnie de vivres et
termine par lui recommander d'amener chez lui tous les pauvres chevaliers qui
étoient dans la ville et qui voudroient le suivre. L'hôte, homme preux et
courtois, s'empresse de remplir les intentions de Graelent. Dès qu'il a fait
ses provisions , il va s'informer par la ville des chevaliens pauvres, des
prisonniers, des pèlerins et des croisés n puis les conduit à l'hôtel de
Graelent et met tous ses soins à les bien recevoir. La nuit se passoit aussi
agréablement que le jour, on avoit des
instruments, des danses et bien d'autres jeux encore. Le chevalier toujours
vêtu avec recherche, jouissoit du bien qu'il faisoit. Il donna de riches
présents aux ménestriers, aux joueurs d'instruments, aux prisonniers, et aux
jongleurs; enfin il récompensa généreusement les bourgeois de la cité dont il
avoit reçu quelques services. Aussi tous lui portoient autant d’honneur et de
respect qu’ils en auroient porté à leur seigneur. Graelent, au comble du
bonheur, n’aperçoit aucun objet qui puisse lui déplaire. Il peut voir sa mie
aussi souvent qu’il lui plait, rire et jouer avec elle. Comment pourroit-il
s’ennuyer la nuit puisqu’il la sent à ses cotés ? Malgré son êtat heureux,
le chevalier alloit souvent en voyage ;
il ne se donnoit pas de tournoi dans le pays où il ne se rendit
l’un des premiers, et où il ne remportât
le prix. Aussi était-il grandement estimé des chevaliers. Que Graelent est donc
fortuné ! Quelle joie ne ressent-il pas de sa mie ! Pareil bonheur ne
ne peut longuement durer, on n’ose pas même y croire.
Il ya avoit prés d’un an que le roi devait
lever des troupes ; et à chaque
année, à l’époque de la Pentecôte, le roi tenoit une cour plénière ; il
invitoit à cette fête ses barons, ses chevaliers, tous ceux enfin qui
relevoient de sa couronne lesquels
avient l’honneur de manger avec lui. Après le
repas, le monarque avoit établi une coutume bien singulière. Il faisoit
monter la reine sur une estrade ; puis on lui ôtoit son manteau, afin de
pouvoir admirer à son aise l’élégance de sa taille et de ses formes. Le monarque s’adressant ensuite à
l’assemblée, leur disoit : Seigneurs barons, que vous en semble ?
Avez-vous jamais vu sur terre une aussi belle reine ? Vous ne trouverez
pas dans le sexe un objet qui puisse lui
être comparé. Alors, tous de louer la souveraine. Plusieurs même, s’adressant
au roi, lui affirmèrent que sur terre,
il n’avoit paru une femme aussi belle que la sienne. Les barons dont
les esprits étoient échauffés faisoient tous l’éloge de la reine, à l’exeption
de Graelent qui ne dit pas un mot. Il sourioit même, parce qu’il songeoit à sa
mie et tenoit pour fous les barons qui s’extasioient sur une beauté très
ordinaire. Il avoit la tête baissée et ne regardoit point. L’œil jaloux de la
reine l’observoit. Voyez, dit-elle à son époux, voyez, sire, quel affront je
reçois. Il n’st aucun des convives qui ne m’ait donné des louanges, à
l'exception de Graelent qui semble se moquer de moi. Etoit-ce donc à tort, que
depuis longtemps, je me plaignois à vous de son ingratitude ? Le monarque
irrité l'appelle à lui aussitôt, et le somme par la foi qu'il lui a jurée,
puisqu'il est son homme naturel, de dire la raison de son silence et de ce ris
moqueur.
Le chevalier pria respectueusement le roi
de vouloir bien l'entendre. Sire, jamais homme de votre rang commit-il une
folie pareille à la vôtre? Comment ! Vous faites montre de votre femme et
commandez en quelque sorte les louanges de vos barons! Sous le ciel, disent-ils,
on ne trouveroit pas sa pareille? Eh bien ! Moi je vous préviens qu'on en peut
trouver de beaucoup plus belle. Le roi requiert le serment du chevalier, pour
savoir s'il parle sincèrement. Oui, sire, j'en connois une qui vaut trente fois
mieux que votre femme.
La reine en fureur s'adresse à son époux
pour obtenir la réparation de l'insulte qui vient de lui être faite; elle
demande que Graelent fasse venir la femme dont il a fait un si grand éloge et
tant vanté les attraits. Je veux lui être confrontée ; dans le cas où
Graelent auroit dit la vérité, il doit être absous ; mais dans le cas
contaire, vengez-moi de l’homme qui m’a si cruellement outragée. Le roi
ordonna que le chevalier soit arrêté ; il ne lui accordera pas la moindre
grâce et jamais il ne sortira de prison qu’il n’ait auparavant montré cette
beauté dont il a fait un si grand éloge. Graelent est détenu ; il eut
bien mieux fait de se taire ; il demande répit au monarque, parce qu’il
s’aperçoit bien qu’ila commis une faute. La crainte d’avoir perdu sa mie, le
fait trembler d’avance. Sa faute mérite un châtiment exemplaire ; plusieurs baron plaignent
son sort et s’empressent de lui porter des paroles de consolation. Le roi lui donne un an pour attendre son jugement ;
lors de sa cour plénière, à la Pentecôte, il mandera ses vassaux, ses barons et
ceux auxquels il a confié des fiefs. Graelent y sera amené par ceux qui
répondent de lui, et il y conduira la femme qu’il a tant louée. Si elle possède cette beauté
admirable, le chevalier peut être assuré d’être mis en liberté et de ne point
perdre les bonnes grâces de son suzerain. Mais dans le cas contraire, ou en
supposant que la dame si vantée ne vienne pas, le chevalier sera jugé et mis à
la disposition du monarque, lequel fera exécuter le jugement. Le chevalier
quitte la cour dans un état impossible à décrire ; il monte son bon
cheval, arrive à son hôtel où son premier soin est d’appeler l’écuyer que lui
avoit envoyé son amie. Jugez de sa peine, lorsqu’il ne le trouve point ;
dan son désespoir il appelle la mort à son secours. Seul dans une chambre
écartée, il demande pardon à sa mie, la prie au nom de Dieu de lui
pardonner ; mais la cruelle est inexorable, il ne la verra pas avant un
an, et il n’en recevra aucun secours, qu’après d’être sur le point d’être
condamné à mort.
Le grand chagrin que ressent le chevalier
de ce qu’il ne peut voir sa belle, fait qu’il n’a de repos ni jour ni
nuit. Peu lui importe de sa vie, d’après
une semblable perte. Avant que l'année fût écoulée, le malheureux, plongé dans
la douleur, avoit tellement perdu la force et le courage, que tous ses amis
s'étonnoient de ce qu'il pouvoit résister à une pareille situation. Enfin, au
jour assigné pour tenir cour plénière, le roi manda tous ceux qui relevoient
de sa couronne; les chevaliers qui s'étoient rendus cautions pour Graelent, le
conduisirent devant le roi qui lui dit : Où est votre amie ? Sire, répondit-il,
je ne l'amène point; et puisque cela est impossible, faites de moi votre
volonté. Seigneur Graelent, reprit le roi, vous .parlâtes d'une manière bien
vilaine, lorsque, pour mépriser la reine, vous avez donné un démenti à mes
barons. En sortant de mes mains, vous ne médirez plus d'aucune femme. Puis
s'adressant à l'assemblée, le monarque continua en ces termes : Seigueurs, je
vous prie de n'apporter aucun retard dans le jugement que vous allez prononcer.
Vous connoissez l'affront que ma fait l'accusé dans ma cour et en présence de
tous mes vassaux. Celui qui insulte ma femme, ne peut peut m'aimer ni me servir
loyalement Vous connoissez le proverbe : on ne croira jamais à l'amitié de
celui qui bat votre chien. Les vassaux se rendirent dans la salle destinée à
prononcer les jugements; et lorsqu'ils sont assis, ds restent longtemps sans
parler, même sans proférer un seul mot. Il leur peinoit d'a voir à juger un
brave chevalier. On n'avoit rien dit encore et on alloit commencer, lorsqu'un
écuyer vint prier l'assemblée de suspendre la séance. Seigneurs, il arrive à la
cour deux pucelles si belles, qu'on ne pourroit pas en rencontrer de semblables
dans le royaume. Il faut espérer, s'il plaît à Dieu, qu'elles seront utiles au
chevalier et qu'elles le délivreront. Les vassaux ont attendu volontiers
l'arrivée de ces demoiselles qui étoient d'une grande beauté et richement vêtues.
Un bliaud lacé faisoit ressortir l'élégance de leur taille. Elles descendent de
leurs palefrois qu'elles remettent aux écuyers, puis viennent devant le roi.
Sire, dit l'une, daigne m'entendre. Notre maîtresse nous a ordonné à toutes
deux de nous rendre ici, pour te prier de faire cesser les débats et de suspendre le prononcé du
jugement. Ma dame vient te parler en faveur de Graelent, qu’elle veut délivrer.
Avant que la pucelle eût cessé de parler, la reine fut très mécontente de ce
qui se passait Au bout de quelques instants, il arriva au palais deux autres
demoiselles encore plus jolies que les premières. Elles prient le roi de
vouloir bien attendre quelques instants encore, et le préviennent de la venue
prochaine de leur maitresse. Comme elles
furent regardées ! Les barons ne pouvaient tarir sur leur beauté dont la
reine n’avoit jamais approché. Mais ce fut bien autre chose lorsque la fée vint
à paroître. A son aspect, toute l’assemblée se leva ; son extrême beauté,
la douceur de ses traits, enfin ses yeux, sa figure, sa démarche, ne peuvent se
comparer. Toute l’assemblée étoit dans l’admiration. Elle étoit vétue très
richement ; son manteau d’une pourpre vermeille, brodé en or, valoit au
moins un château. Vanterai-je le palefroi qu’elle montoit, la selle, et tout le
harnois qui valoit certainement plus de mille livres. Dès qu’on apprit qu’elle
arrivoit, l’assemblée sortit pour aller au devant de la fée, et les barons ne
pouvoient pas tarir sur ses perfections. Elle arrive à cheval jusqu’au pied du
trône, et on ne peut l’en blâmer, puis elle descent et laisse son coursier en
liberté. La dame d’une manière fort gracieuse s’exprima en ces termes. Sire,
daigne m’entendre ; et vous aussi seigneurs barons. Vous connaissez le
motif de cette réunion ; c’est pour juger Graelent, qui parla publiquement
au roi lors de cette grande cour plénière, où la reine fut montrée et où son
époux la présenta comme la plus belle femme qui jamais eût été vue. Il est vrai
de dire qu’il parla mal puisqu’il a excité la colère de votre majesté. Mais il a dit la vérité en
avouant que nulle femme ne pouvoit m’être comparée relativement à la beauté.
Regardez-moi, seigneurs, donnez votre avis ; je pense qu’après l’avoir fait connoître,
Graelent doit être acquité et le roi doit lui accorder sa grâce. Tous les
barons d’un mouvement unanime, déclarèrent que la dame avoit raison et que ses
suivantes surpassoient la reine en
beauté. Le monarque lui-même, souscrivit
à cette décision et proclama que Graelent était acquité.
Pendant qu’on le justifioit, le chevelier
songeoit aux moyens de suivre sa mie ; dans cette intention, il se fait
amener son beau cheval blanc. La fée ayant rempli le but qu’elle s’étoit
proposé, demande et prend congé du roi, monte sur son cheval et part suivie de
ses pucelles. Elle traverse la ville au grand galop. Graelent court après sa
belle en lui demandant grâce ; mais la fée ne répond pas un mot et
continue sa route, sans vouloir donner la moindre attention aux prières de son
amant. A force de cheminer, la fée arrive à la forêt , et vient contre une
rivière dont les eaux étoient d’une transparence extrême ; elle prenoit
sa source dans une lande et alloit arroser une patrie du bois. La fée pousse
son cheval dans l’eau et le chevalier veut en faire de même. Retire-toi,
Graelent, lui dit la fée, fuis ; car tu es assuré, si tu entre dans l’eau
de te noyer ; il ne tient compte de cet avis et se précipite dans la
rivière. L'eau lui passe par-dessus la tête, et à peine pouvoit-on
l'apercevoir. Son amante saisit la rêne du cheval et conduit Graelent à terre ;
elle l'invite de nouveau à ne pas s'obstiner à la suivre et à s'éloigner, s'il
ne veut pas s'exposer à une mort inévitable. En achevant ces mots, elle pousse
son cheval dans la rivière; mais le chevalier ne peut supporter l'idée de
perdre sa mie. Il entre dans l'eau, le courant l'entraîne et lui fait vider les
étriers; c'en étoit fait de lui, si les suivantes de la fée n'avoient parlé en
sa faveur. Dame, au nom de Dieu, pardon, ayez pitié de votre amant; vous le voyez,
il est prêt à périr. Maudit soit le jour où vous lui parlâtes pour la première
fois, et où vous lui accordâtes Votre amour. Mais pour Dieu, le courant
l'entraîne et bientôt il ne sera plus temps. Ah ! Quel chagrin, s'il venoit à
mourir! Et comment votre cœur peut-il le permettre ? Dame, vous êtes trop
sévère, aidez-le donc, prenez-en soin, votre ami se noie, portez-lui secours,
malgré les torts qu'il a eus envers vous. De grâce laissez-vous attendrir et
pardonnez-lui sa faute. La dame touchée des prières de ses suivantes, et
d'ailleurs ne pouvant rester indifférente à la mort de son ami, court aussitôt
après Graelent, le saisit par le corps et l’emmène sur le rivage. Lorsqu'il
fut bien revenu à lui, on le fait changer de vêtements; et comme il avoit froid,
la fée le couvre de son manteau. Elle le conduisit dans sa terre, et les
habitants de la Bretagne assurent que le chevalier existe encore dans cette
terre.
Le bon cheval de Graelent s'échappa de la
rivière, et il eut bien du chagrin de ne pouvoir retrouver son maître. Il se
retira dans la forêt, et ne reposoit jamais, soit de jour soit de nuit. Il
frappoit la terre de ses pieds, il hennissoit si fortement qu'il fut entendu
par tous ceux du pays. Plusieurs qui avoient pensé pouvoir le prendre, n'en purent
jamais approcher. Il s'enfuyoit dès qu'il voyoit quelqu'un, dès-lors il
devenoit impossible de pouvoir s'en emparer. La tradition rapporte que chaque
année, ce cheval revenoit près de la rivière le jour où il avoit perdu son
maître; ne le retrouvant pas, il couroit çà et là, frappoit la terre de ses
pieds et hennissoit fortement.
L'aventure de Gracient qui s'en alla avec sa mie, et du fidèle coursier, fut chantée dans toute la Bretagne. Les Bretons en firent un Lai, que l'on appella le Lai de GraelentMor.
Lai
de l’Espine
Par Marie de France
Qui que
des Lais tigne à mensonge
Saciés je
nés tiens pas à songe ;
Les
aventures trépassées
Que
diversement ai contées,
Nés’ ai
pas dites sans garant ;
Les
estores en trai avant ;
Ki encore
sont à Carlion,
Ens le
Moustier Saint Aaron,
Et en
bretaigne sont séues,
Et en
plusiors lius connéues.
Pour chou
que les truis en mémore,
Vous wel
démontrer par estore,
De deus
Enfans une aventure,
Ki
toujours a été obscure.
En
Bretaigne ot un Damoisel
Preu et
courtois, et forment bel ;
Nés’
désoignant et fiex de Roi
Père et
Marastre ot desus soi.
Li Roi
l’ot cier que plus n’ot,
Et la
Roine mout l’amot.
De l’autre
part une Meschine,
D’autre
Signor et la Roine ;
Preus et
courtoise ert la Pucelle,
Et si
estoit mout jovencele,
Fille de
Roi et Roine,
La coulor ot bele et fine,
Andui furent de haut parage ;
N’estoient pas de viel éage ;
Li aisnés n’aveit que sept ans,
C’est cil ki estoit li plus grans.
Li doi enfans mout bel estoient,
Volontiers
ensemble vivoient,
En itel guise s’entramoient,
Que li uns d’aus riens ne valoit,
Si li autres dalés n’estoient ;
Ensi estoient ce me sanble,
Nourri trestout adés ensenble.
Ensenble aloient et voivoient,
Et cil ki garder les devoient,
De tout lor donnoient congié,
ne lor faisoient nul fourkié,
Ne de boire ne de manger,
Fors d’iax ensenble couchier,
Mais cho ne leur est pos en grée.
Tantos com furent de l’aé,
K’en soi le puist souffrir Nature,
En bien amer misent lor cure ;
Si fu li enfantis amours,
Kil orent manitenu tous-jours :
Une autre amouri herbeja
Que nature i apporta.
N’i a celui qui ne s’en sente,
Toute i
ont mise leur entente,
De lors
deduit à cou mener,
En iaxx baisier et acoler.
Tant les mena qu’al ciel del’tor,
Les joinst ensanble cel’ amor,
Et tous li corages d’arière,
Lor torna en autre manière,
Comme cascuns plus s’aperçut.
De tant en iax l’amors plus crut.
Mont s’entramoient loiament,
Q’il éussent tel essient
de bien lors amors à garder,
Com il
orent en iax amer.
A paines fussent dechéu
Mais tost furent aperchéu.
Ensi avint que li Dansiax,
Ki tant etoit et preus et biax,
Est venus de ribière un jor,
Mal ot cief por la calor.
En la cambre a recelée,
Por la noise et la criée,
Privéement ala couchier,
Por un poi la peine abrégier.
En ses cambre ot la Roine,
Ki moult bonement l’adoctrine.
Devant sa mère esoit sa due ;
Si comme ele sot sa venue,
Ni atent per ne compaignon,
ne cele dist ni o ne non,
En la cambre s’en vait tout droit,
U ses Amis el lit gisoit.
Il l’a liement rechéue,
Car el jour ne la plus véue.
Icele qui riens ne douta,
Après lui el lit se coucha ;
Cent fois le baise par douçour.
Trop par demeurent en la folour,
Car la Roïne s’aperçoit ;
En la cambre le sieut tou droit ;
Mont sovent ses pas i attient,
Ferméure ne le détient.
La cambre trueve deffremée,
Enes-le-pas est ens entrée,
Et vait avant s’es a trovés,
Là ù gisent entracolés ;
L'amour
connut tout en apert,
De coi li
uns à l'autre sert,
Mout fu
dolante la Roïne;
Par le
puins saisist la Meschine.
Le Roi le
Varlet gardera,
En sa
Court garder lé fera,
Ensi seront
bien desevré;
Esgardés
ke ce soit celé.
A-tant
laissent le parlement;
Mais cil
ki à duel faire entent,
Por nule
riens il ne demeure,
A sen père
vint à cele eure,
S'entendement
met à raison.
Sire,
fait-il, je quier un don;
Se de rien
me volés aidier,
Que vous
me faites Chevalier,
Car aler
veul en autre terre
En saudées
pour pris conquerre.
Tnerop ai
gaitié la cheminée,
S'en sai
mont mains férir d'espée.
Li Rois
pas ne l'en escondit,
Toute sa
requeste li fist;
Puis li a
dit que il séjourt,
Encore un
an dedenz sa Court;
Entretant
sive les tornois ,
Or avient
sovent en la terre
Aventure
ki le va querre.
Li
Damoisiaus li otroia ,
Qui
escondire ne l'osa.
En la
Court remest o son père,
E la
Meschine o sa mère,
Qui la laidist à cele fois;
Apriès l'a
mis en grant effrois,
Et le tint
en grand désépline;
Mout
sueffre paine la Meschine.
Li
Damoisiaus remest dolens,
Qant il oï
les batemens ,
La
désépline et le casti,
Que sa
mère fasoit por li.
Ne set que
fache ne que die,
Bien set
k'enfin ele est traie;
Et que il
est del' tout trais,
Car de
tout est à li fallis.
De s'Amie
fu anguissous ,
Et de
l'uevre plus vergoignous;
D'une
cambre n'ose issir fors,
A duel
faire livre sen cors.
Hélas,
fait-il, quesce ferai ?
Jà sans li
vivre ne porai !
Diex !
quel cure et quel péciés !
Com
folement me sui gaitips !
Certes se
je ne r'ai m'Amie
Bien por
li ne perdrai la vie.
Endementiers
quel duel fait,
La Roïne
au Roi s'en vait,
Ki jure et
dit comme Roïne,
E bien se
garde la Meschine
Que il o
nui fille ne voist,
Car autre
cose ne li loist,
C'a ma
fille ne voist parler,
Pensés de
votre fil garder ?
En la Cort
remest o son père,
Et la
Meschine o sa mère;
Mais endui
si gardé estoient
Parler
ensanble ne pooient,
Ne de
riens n'avoient loisir,
]Ne d'iax
véoir ne d'ia t oïr,
Par mésage ne par serjant.
Tant ala
la mort destraignant
Huit jours
devant le Saint Jehan ,
En méisme,
en icel an
C'on fist
del' Varlet Chevalier,
Li Rois
est venus de cachier.
Car ot
prise à grant fuison,
Et
volatile et venison;
La nuit
quant vint après souper,
Li Rois
s'asist por déporter,
Sor un
tapis devant le dois.
Ot lui
maint Chevalier cortois,
Et
ensanble o lui ses fis.
Le Lais
escoutent d'Aielis,
Que uns
Yrois doucement note
Mout le
sonne ens sa rote.
Apriès
celi d'autre commenche,
Nus d'iaus
ni noise ne ni tenche.
Le Lai lor
sone d'Orphéy,
Et qant
icel Lai ot feni,
Li
Chevalier après parlèrent;
Les
aventures racontèrent
Que
soventes fois sont venues
Et par
Bretaigne sont véues.
Entr'iaus
avoit une Meschine;
Ele dist
au gué de l'Espine.
En la nuit
de la Saint Jehan,
En avenoit
plus en tout l'an,
Mais jà
nus chouars Chevaliers,
Cele nuit
n'i iroit gaitier.
Li
Damoisiaus ot et entent
Que mont
ot en lui hardiement,
Icele nuit
fist à estrous,
Gaitier au
Gué Aventurous;
Et qant H
jors trait vers le soir
Li
Chevaliers ot bon espoir;
De toutes
armes est armés,
Sor un bon
cheval est montés,
l Droit au
Gué de l'Espine vait.
Et la
Damoisiele ke fait ?
Seule s'en entre en un vergier,
Por son
ami i molt proier,
Que sains
et sauf Diex le ramaint;
Giéte un
soupir et dont se plaint.
Puis s'est
assise sor une ente.
A soi
méisme se demente,
Et donques
dist : Père célestre,
Se onques
fu, ne jà puet estre,
Conques
avenist orement,
Et chou
c'on prie à nule gent,
Par coi
nus hom fust deshaitiés,
Biaux
Sire, prenge t'en pitiés
Que miens
Amis pd moi fust
Et jou od lui s'estre péust.
Eh Diex !
com seroie garie,
Nus ne set
com j'ai dure vie,
Son cief
couvri grant paour a
Li
Chevalier l'asséura.
Diva,
fait-il, por nient t'esfroies
Se est
cose ki parler doies
Séurement
parole à moi,
Por seul
tant que ferme te voi,
S'en Dieu
as "part soies séure
Mais que
me dies t'aventure ,
Par quel
guise et confaitcmenl,
Tu venis
chi si soutieumcnt.
La
Meschine l'aséura,
Ses sans
li mut, se li membra ,.;
Qu'ele
n'estoit pas el vergier;
Dont
apiele le Chevalier.
U sui-ge?
dont fait la Meschine?
Damoisele,
au Gué de l'Espine,
U il
avient maint aventure,
Une fois
bone, autre fois dure.
Hé Diex!
ce dist, com sui garie,
Sire, j'ai
esté votre Amie,
Diex a oïe
ma prière.
Ce fu
m'aventure première
Que la
nuit vint au Chevalier;
S'Amie le
court embracier,
Et il
après à pié descent;
Entre ses
bras souef le prent,
Par cent
fois baise la Meschine,
Et puis
l'assiet desous l'Espine.
Comment el
vergier s'endormist;
Et comment
il fu de-si là
Et comment
dormant le trova.
Quant il
ot trestout escouté,
Un regart
fist oltre le Gué,
Et voit
venir un Chevalier
Lance
levée por gnerroier.
Ses armes
sont toutes vermelles,
Et de
l'cheval les deus orelles;
Et li
autres cors fu tous blans,
Bien fu
estrois desos les flans,
Mais n'a
mie passé le Gué,
De l'autre
part s'est arresté.
Et li
Dansiaus dist à s'Amie
Que faire
vieut Chevalerie;
D'illuec
se part, pas ne se mueve,
S'autel
cheval sa-joste trueve,
Mais
primes pense à lui aidier;
De l'autre
part à l'estrivier,
Tant com
cheval puet randir.
Grant cols
se vont entreférir
Enson le
vermés des escus,
Qui tous
les ont frais et fendus.
Les hantes
furent de quartier,
Sans mal
metre et sans empirier;
Se se
versent endui el sablon,
Ni orent
per ne compaignon,
Le Gué
passent le prémerain:
Qant outre
furent 0 ciertain
Ne
l'araisone ne tant ne qant,
Mais de
jouster li font sanblant.
Li uns
d'iaus fu cois et riestis,
Li autres
est es armes mis.
Courtoisement
latent et biel
Por avoir
joste del' Dansiel;
Qant cil
les voit de tel mesure
Isne-le-pas
se raséure.
Et
entre-tant s'est porpensés
Por cho
vient-il gaitier au Gués
Por pris
et por honor conquerre.
Le vassal
est aies requerre,
Lance
baissié a l'escu pris,
El gravier
est contre lui mis.
Andui por
joindre ensanble meurent
Es lances
andui se rechéurent,
Si que de
lances font astieles,
Mais ne
widièrent pas les sieles.
Tant
furent fort li Chevalier
Aquastroné
sont li destrier,
Et cascuns
a mis pié à tiere
Ot les
bons brans se vont requerre.
Et
tous-jors l'aroit cras et biel,
Aine-mais
ne veistes plus isniel;
Mais ne
soies ja esbahis,
Por cho
qu'estes preus et hardis ,
Puisque le
frain l'aurois tolu,
Isnelement
l'aurois perdu.
Li
Damoisiax ot et entent
Qu'il
parole raisnablement;
Et se
c'est voirs que li destine
Aler en
wet à la Mesehine.
Mais
primes wet à lui joster
Plus biel
pora de lui sevrer.
Avec les
armes prent le regne
Et prent
une lanche de fraisne
Eslongiés
s'est del' Chevalier
Et
prendent le cors el gravier.
Por
asanbler ensanble poignent,
Les lances
baissent et eslongnent;
Desor les
escus à argent
Sentrefièrent
si fièrement,
Que tous
les ont frais et fendus,
Mais les
estrieis n'ont pas perdus.
Et qant se
sont si bien tenu
Si l'a le
Damoisiaus feru
Tant a
erré que vint au jor,
Et vint à
la Cort son Signor.
Li Rois le
voit et fu moult liés,
Mais de
chou s'est-il merveilliés,
Et cil a
prise la Mescine,
Sire est
endroit soi la Rome
Cel jor si
com j'oï conter
A fait li
Rois sa Cort mander,
Et ses
Barons et autre gent,
Por le
droit d'un commandement,
De deux
Barons qui se mêlèrent,
Et devant
le Roi s'accordèrent.
Oïant
toute cele asanblée
Li fu
l'aventure contée,
Comment
avint au Chevalier
Au Gué ù
il ala gaitier
Premièrement
de la Meschine
Qu'il l'a
trouva desous l'Espine
Puis des
joustes et del' cheval
Que il
gaaigna au vassal.
Li
Chevaliers et près et loing
Le mena
puis en maint besoin
Et
richement garder le fist,
Et la
Meschine à feme prist
Tant garda
et tint le destrier
Que la
Dame volt assaier.
Ce c'est
de cheval vérité,
Que son
Signor a tant gardé,
Marie de France - Lai de L’Espine
Traduction française simplifiée
Bien des gens regardent les Lais comme
des Fables. Je ne partage nullement cette opinion ; car toutes ces
anciennes aventures que j’ai diversement rapportées, je ne les ai jamais
écrites sans autorité. Les originaux sont déposés à Carlion, dans le monastère
de Saint-Aaron ; d’ailleurs, ces histoires sont connues dans la
Bretagne où elles sont chantées, et en bien d’autres lieux encore. Et puisque
ma mémoire me rappelle un nouveau sujet, je veux vous faire connaître, d’après
l’histoire, une aventure relative à deux jeunes enfants, qui est peu connue. En
Bretagne fut jadis un damoisel brave, doux et très-beau de figure. Il étoit
fils de roi et n'avoit plus besoin des soins qu'exige la première enfance. Il
n'avoit pour veiller sur lui que son père et une belle-mère. Tous deux
l'aimoient bien tendrement. De son côté la reine avoit d'un premier lit, une
demoiselle charmante, remplie de qualités aimables. La jouvencelle également
fille d'un roi, se faisoit remarquer par la beauté de ses attraits. Tous deux,
d'une haute naissance, étoient encore dans un âge bien tendre, puisque l'aîné,
le garçon, qui étoit le plus grand, n'avoit encore que sept ans. Ces deux
enfants s'aimoient si tendrement que rien ne leur faisoit plaisir, s'ils
n'étoient pas réunis. Ils prenoient ensemble leurs repas, alloient, venoient
et ne se quittoient jamais. Les gens chargés de les surveiller leur accordoient
la permission de faire tout ce qui leur plaisoit, à l'exception cependant de
coucher dans le même lit, chose qui n'auroit pas été convenable. Quand ces
enfants eurent atteint l'âge où les passions commencent à agir , ils
contractèrent une amitié qui, avec l'âge, devint beaucoup plus intime Cette
amotié d’enfance se changea en un violent amour ; ainsi l’ordonne nature
Au lieu de ces jeux innocents qui les avoient amusés, c’étoient des
caresses tendres et des baisers brûlants déjà pour les savourer avec plus de
liberté, ils savoient tromper les yeux de leurs surveillants leur amour
devint si vif, ils apportèrent si peu de prudence dans leurs démarches, que
bientôt leur passion fut connue de tout le monde, et que leur bonheur fut
troublé
Un jour que le jeune prince, si vaillant
et si beau, revenoit de la pêche, accablé de chaleur et de fatigue, il
se rendit dans une chambre écartée, afin de n’être pas dérangé par le bruit, et
se jeta sur un lit pour se reposer. Le reine étoit dans ses appartements
occupée à instruire la jeune personne ; sitôt que cette dernière est
instruite de l’arrivée de son ami, sans dire mot, et sans être accompagnée de
personne, elle se rend dans la chambre où reposait le prince. Il la reçut
avec d’autant plus de plaisir qu’il ne l’avoit point vue de la journée. La
jeune personne, fort innocente, ne croyant pas mal faire, s'assit près son ami,
puis se couche à ses côtés. Elle lui donne cent baisers délicieux;
malheureusement pour eux, nos deux amants restèrent trop longtemps dans cette
position. La reine s'étant aperçue de la disparition de sa fille, courut après
elle et la trouva bientôt, puisque la porte de la chambre n'étoit pas fermée.
En voyant ces deux amants étroitement serrés dans les bras l'un de l'autre,
elle connoît leur amour et se doute bien de ce qui venoit de se passer. La
reine irritée saisit sa fille par le bras, l'accable d'injures ; les deux
amants sont séparés, la jeune fille est étroitement renfermée, et le roi est
invité de faire veiller de près sur la conduite de son fils. Quel est le
chagrin des jeunes gens! Le prince ne pouvant supporter l'absence de son amie,
il prend en haine la maison paternelle et veut l'abandonner. Dans ce dessein il
va trouver le roi et lui parle en ces termes : Sire, je viens vous demander une
grâce, et j'ose espérer que vous ne me la refuserez pas. Je veux être armé
chevalier, je veux aller en pays étranger, j'entrerai au service d'un prince
pour remporter le prix des armes. Depuis trop long - temps j'habite votre
palais et je n'apprends point à me servir de mon épée. En lui accordant la
faveur qu'il sollicitoit, le roi invita son fils à séjourner encore une année à
sa cour, afin de suivre les tournois, de garder les pas d'armes, et courir les
aventures, qui étoient assez fréquentes dans son royaume. Le damoiseau se
rangeant à l'avis du roi, profita du conseil qu'il lui avoit donné, et il resta
à la cour. De son côté sa jeune amie, qui demeuroit avec sa mère, étoit chaque
jour injuriée, battue, maltraitée. Quel chagrin devoit éprouver le prince,
lorsqu'il entendoit le bruit des coups donnés à son amie, et les cris que lui
arrachoit la douleur. Il ne sait quel moyen employer pour empêcher ces mauvais
traitements dont il est l'unique cause. Les cris de sa maîtresse faisoient son
supplice; il fondoit en larmes dès qu'il les entendoit, et renfermé dans sa
chambre, il employoit à pleurer, des journées entières. Malheureux! se
disoit-il; comment ferai-je? Car je ne puis vivre sans l'objet de mes amours.
Oui, si je ne peux l'obtenir, j'en mourrai de douleur. Pendant que les choses
se passoient ainsi, la reine vint trouver son époux: Sire, dit-elle, je prends
le plus grand soin de ma fille, et veille à ce que votre fils soit éloigné
d'elle, car il n'a pas d'autre desir que de venir lui parler. Le malheureux
prince restoit donc auprès du roi, comme son amie restoit auprès de sa mère.
Ils étoient si étroitement surveillés, que, pendant un an, il leur fut
impossible de pouvoir communiquer, soit par lettres, soit par messages. Ils
étoient tenus si éloignés l'un de l'autre, qu'ils pouvaient à peine se voir et
par conséquent s'adresser la parole.
Au terme fixé et huit jours avant la Saint» Jean, le prince reçut la chevalerie. Le roi alla le lendemain à la chasse, où il prit une quantité extraordinaire de gibier. Le soir, après le souper, entouré de ses chevaliers et de son fils, il s'assied sur un tapis placé au bas du trône, pour s'amuser à écouter les ménestriers. L'assemblée entendit d'abord le Lai d'Alix ou d'Adélaïde, qui fut chanté avec beaucoup de grâce par un Irlandois, lequel s'accompagnoit d'une vielle. Après l'avoir achevé, il en recommença un autre que la société écouta fort attentivement, ainsi que le Lai d'Orphée par lequel il termina. Les chevaliers parlèrent ensuite entre eux, ils racontèrent les aventures fameuses arrivées dans la Bretagne, dont eux ou leurs pères avoient été les témoins ou les héros. Une jeune demoiselle rapporta que, chaque année, la veille de la Saint-Jean, il y avoit au gué de l'Épine, une aventure célèbre qui demandoit le plus grand courage, et que nul chevalier poltron n'avoit osé et n'oseroit jamais entreprendre. Le jeune prince, rempli de courage, ayant entendu le récit qui venoit d'être fait, pense que, puisqu'il a ceint l'épée et qu'il n'a pas encore eu l'occasion d'éprouver sa valeur, il doit tenter l'aventure et gagner ses éperons. Il se lève, demande la parole au roi et aux chevaliers et les prévient de son projet. Seigneurs, dit-il, je me vante que, dans la nuit indiquée par la demoiselle, je me rendrai au gué de l'Epine et tenterai l'aventure, quelles qu'en puissent être les suites. Les chevaliers louent la résolution du prince, mais le roi fut très alarmé de la demande de son fils. Il essaie en vain de le détourner d'un projet aussi dangereux; mais quand il vit que ses représentations étoient inutiles, il l'exhorta au moins à se montrer preux et hardi, et pria Dieu de bénir son entreprise. Cette nouvelle, répandue dans le château, parvint bientôt aux oreilles de la princesse. Elle tremble pour son amant, dont elle desire partager les dangers, et ne songe plus qu'aux moyens de s'échapper pour se rendre à l'endroit désigné. Quand vint le soir, le prince, qu'enflamme la vaillance, étant armé de toutes armes, monte sur son bon cheval et se rend droit au gué de l'Epine. Que fait pendant ce temps la pauvre jeune personne. Elle descend au verger, dans le dessein de prier le ciel d'être favorable à son amant, afin qu'il revienne sain et sauf. Assise sur le tronc d'un arbre, elle soupire, pleure et se plaint. Ah ! Père céleste, qui avez été et serez toujours, daignez écouter ma prière; aucune n'a été faite avec plus de ferveur, et même par l'être le plus infortuné. Beau sire Dieu; prenez pitié de moi; daignez permettre que je trouve mon amant, qu'il soit avec moi et moi avec lui. Dieu! combien je serois heureuse! Nul ne peut concevoir les tourments que j'endure, à l'exception de celui qui aimeroit et qui ne pourroit pas obtenir l'objet de son amour. Ainsi parlait la jeune personne qui étoit assise sur l'herbe nouvelle. On la cherche et on l'-appelle vainement au château, il est impossible de pouvoir la trouver. Enfoncée dans la réflexion, baignée de larmes, bourrelée de chagrins, tout entière à son amour, la jeune personne, appuyée sur le tronc d'un arbre, s'endort. Pendant son sommeil, la nuit semble faire place à l'aurore. Il n'y avoit pas longtemp qu’elle reposoit, lorsqu'elle se réveilla en sursaut pour se rendormir ensuite. Je ne saurois icivous expliquer comment il se fît que l'endroit où elle s'étoit arrêtée, se trouva être le gué de l'Epine, lieu où son tendre amant s'étoit déja rendu. Il y étoit depuis peu de temps ; venant près du buisson d'Épine , il voit la jeune personne qui, en s'éveillant , aperçoit un guerrier devant elle. Le saisissement, la frayeur, lui ôtent la parole et lui font couvrir le visage. Le chevalier s'empresse de la rassurer. Ne vous effrayez pas, madame, lui dit-il, je ne veux point vous faire peur; daignez m’apprendre comment il se fait qu'une personne de votre âge se trouve seule en ces lieux et à pareille heure. Veuillez me raconter votre aventure, m'expliquer par quel moyen, par quelle adresse il vous a été possible de vous rendre ici. La jeune personne alloit répondre, mais la crainte s'empare d'elle en pensant qu'elle n'étoit plus dans le verger du château. Pour s'en assurer, elle demande au chevalier. Où suis-je, lui dit-elle? Aimable damoiselle vous êtes au gué de l'Épine, lieu où il arrive des aventures tantôt agréables et tantôt malheureuses. Ah Dieu! Quel bonheur pour moi ! Sire, j'ai été votre amie. Dieu a exaucé ma prière. Ce fut la première aventure qu'il arriva pendant la nuit au chevalier. Il descend de cheval, court embrasser sa maîtresse, la prend entre ses bras, la couvre de baisers, puis la fait asseoir dessous le buisson d'Épine. La princesse raconte à son amant comment elle étoit descendue au verger, où, après avoir marché long-temps, elles'étoit endormie jusqu'à l'instant où il l'avoit trouvée. Tandis qu'il écoutoit sa maîtresse, le prince jette les yeux de l'autre côté de la rivière, et voit venir un chevalier qui, la lance levée, demandoit le combat. Il étoit couvert d'armes vermeilles, et son cheval entièrement blanc, étoit étroit dessous le flanc et parfaitement bien fait. Il s'arrête, mais sans traverser la rivière. Le damoiseau prévient son amie qu'il va combattre et que, pendant le temps du combat, elle ne sorte point de sa place. La princesse pensoit que si elle pouvoit_se procurer un cheval, elle pourroit soutenir son ami et veiller à sa défense. Les deux rivaux, après avoir pris carrière et piqué leurs chevaux, courent l'un sur l'autre avec impétuosité. Ils se portent de si terribles coups sur le haut des écus, qu'ils en sont bientôt fendus et brisés. A la seconde course, leurs lances sont réduites en éclats, sans que l'un d'eux soit blessé; mais tous deux, par la force du coup, sont renversés sur le sable. Ils n'avoient personne pour les relever et leur aider à remonter; mais enfin, à force de peine, ils parvinrent à se placer sur leurs chevaux. Dès qu'ils sont en selle, les combattants rapprochent leurs boucliers de la poitrine, et abaissent leurs lances de bois de frêne. Le damoiseau, honteux d'avoir été renversé devant sa maîtresse, songea se venger dans cette course, et à triompher. A la première attaque, leurs lances volent en éclats. Ils se portent des coups si terribles, que le chevalier aux armes vermeilles laisse tomber son bouclier. Encouragé par les regards de sa belle, le prince redouble d'efforts, renverse son ennemi, le contraint à vider les étriers, et s'empare de son cheval, qu'il retient par la bride.
Il
semble qu'il y ait ici une lacune dans le manuscrit ; car sitôt le combat
terminé avec le chevalier aux armes vermeilles, on voit le prince se mettre aux
prises avec un second dont l'arrivée n'est point annoncée.
Tous deux passèrent le gué, et le
damoiseau ne vit pas sans émotion que son dernier adversaire étoit beaucoup
plus fort que lui, et qu'il seroit infailliblement battu, si tous deux
venoient l'attaquer-à-la fois. Mais, en y réfléchissant, il ne peut supposer
que l'un veuille porter du secours à l'autre. Si l'un d'eux desire jouter, il
doit le faire d'une manière loyale, et pour lui même seulement. Etant remontés
tous les trois sur leurs coursiers, ils traversent la rivière; et dès qu'ils
ont atteint l'autre bord, un défi est proposé et accepté. L'un des chevaliers
se place pour mieux juger des coups, et les deux autres s'apprêtent en
attendant le combat. Le chevalier est bien satisfait d'avoir à jouter contre
le damoiseau dont il estime le courage, qui, de son côté, voyant les manières
nobles de ses adversaires, est entièrement rassuré au sujet des craintes qu'il
avoit conçues. Les deux chevaliers se doutent bien que le prince est venu
garder le pas d'armes, pour donner des preuves de son courage, et remporter le
prix décerné à la vaillance. Les combattants prennent leur écu, baissent la
lance, et courent l'un sur l'autre. Dans cette attaque, leurs lances volent en
éclats; mais ils ne quittèrent pas la selle, tant ils étoient bons chevaliers;
seulement la force du coup ébranla si fortement leurs chevaux, qu'ils furent
renversés. Ils mettent pied à terre et recommencent un combat terrible à
l'épée, qui dura jusqu'à ce que le prince eût blessé son adversaire. Le
chevalier, qui se tenoit à l'écart, vint alors séparer les combattants et
interrompre la bataille. Les deux rivaux mirent leur épée dans le fourreau; puis
le chevalier, s'adressant au prince, lui parla en ces termes : Ami, montez à
cheval et rompons encore une lance; puis ensuite nous partirons, car il ne sera
plus besoin de demeurer. D'ailleurs vous devez encore garder le pas d'armes
jusqu'à ce que le jour soit venu. Si par hasard, dans cette nouvelle joute,
vous veniez à perdre la vie ou à être dangereusement blessé, cela seroit bien
malheureux ; outre le prix que vous auriez perdu, on ne parleroit point de vos
hauts faits. Personne ne connoîtroit votre aventure qui resteroit ignorée à
jamais. Votre belle amie seroit emmenée par le vainqueur avec le bon cheval
castillan que vous avez conquis par votre courage. Outre la richesse de ses
harnois, dont on n'a jamais vu de pareils, vous possédez le coursier le plus
beau, le mieux fait; on ne pourroit en rencontrer un plus véloce à la course.
Ne soyez point surpris de mon discours, je sais que vous êtes courageux et
brave, j'aurois également pu perdre ce magnifique cheval. Le prince partagea
l'opinion du chevalier qui parloit d'une manière si sensée. Il eût bien voulu
aller parler à son amie, mais il préfère jouter avec son adversaire dont il lui
y tarde d'être séparé. Saisissant les rênes de son cheval, il prend une bonne
lance de frêne, puis s'éloigne du chevalier pour prendre carrière.
Les deux rivaux piquent des deux,
pour courir l'un sur l'autre; ils s'atteignent si rudement, que la force du
coup fait fendre leurs boucliers; aucun d'eux ne quitta les étriers, tant ils
étoient bons cavaliers. Le prince porta un si terrible coup à son adversaire,
qu'il eût été jeté à terre, si, dans sa chute, il ne s'étoit retenu au col du
cheval. Il s'éloigne pour laisser le temps à son rival de se remettre en selle;
au retour il le trouve prêt à fournir une nouvelle carrière. Les guerriers se
couvrent de leurs écus, tirent leurs épées, et se portent de si grands coups,
que les boucliers sont mis en pièces; mais aucun d'eux n'abandonne la selle. La
jeune personne spectatrice du combat, étoit dans un grand effroi pour son ami.
Dans son désespoir, elle crie miséricorde au chevalier, et le prie de cesser
un combat qui lui porte la mort dans le cœur. Le chevalier, homme aimable et
bien élevé, cessa aussitôt le combat et s'éloigna rapidement. Tous deux
quittant la place, traversent la rivière, et le prince s'empresse de se rendre
auprès de son amie qui étoit toute tremblante sous le Buisson d'Épine. La jeune
personne voyant arriver son amant, se lève à son approche et monte sur le bon
destrier de Castille qu'elle tenoit par la bride. Le jour étoit prêt à
paroître, le prince avoit terminé son entreprise ; alors les jeunes gens se
mettent en marche pour retourner à la cour, où ils arrivèrent dans la journée.
Le roi fit le plus grand accueil à son fils; mais une chose l'étonnoit beaucoup,
c'étoit de le voir revenir avec la fille de sa femme. Le jour même de l'arrivée
de son fils, le monarque manda à sa cour ses barons et ses hommes, à l'occasion
d'une contestation qui s'étoit élevée entre deux de ses vassaux, et qui fut
terminée à l'amiable. Le roi profita de la circonstance, pour raconter
l'aventure du jeune prince, lequel avoit été garder le pas d'armes au gué du
buisson d'épines; comment il y avoit trouvé la jeune personne; puis fit le
détail des combats qu'il avoit soutenus et du bon cheval qu'il avoit conquis
sur un des tenants.
Le prince, de loin ou de près,
eut toujours le plus grand soin de ce cheval qu'il commit à la garde de
plusieurs écuyers; il épousa peu de temps après sa tendre amie qui se servit
toujours du bon destrier. Ils le conservèrent longtemps encore; mais un jour
que le prince lui ôta sa bride, il mourut sur-le-champ. Les Bretons ont fait un
Lai de l'aventure que je viens de raconter. Ils n'ont pas regardé s'il falloit
l'appeler le Lai du Gué, parce que l'action s'y passe, ni même des deux jeunes
gens qui y jouent un si grand rôle. Ils l'ont simplement nommé le Lai de
l'Épine qui commence fort bien et finit mieux encore.
Table des matières – Numéros des Pages
11 - Introduction
N°1
27 - Lai de Guigemar
49 - Traduction française
N°2
59 - Lai d'Equitan
67 - Traduction française
N°3
73 - Lai du Fresne
87 - Traduction française
N°4
95 - Lai du Bisclavret
103
- Traduction française
N°5
109 - Lai de Lanval
125 - Traduction française
N°6
133 - Lai des deus Amanz
141 -
Traduction française
N°7
145 - Lai de Yonec (ou
Ywenec)
159 -
Traduction française
N°8
167 - Lai du Laüstic
(Rossignol)
173 - Traduction française
N°9
177 - Lai de Milun
191 - Traduction française
N°10
199 - Lai du Chaitivel (ou du malheureux)
205 - Traduction française
N°11
209 - Lai du Chevrefoil
213 -
Traduction française
N°12
215 - Lai d'Eliduc
245 - Traduction
française
N°13
261 - Lai de Graelent
281 - Traduction
française
N°14
291 - Lai de l’Espine
301 - Traduction
française